CHAPITRE 2 :
QUELLE PAROLE POUR QUEL ESPACE ?

De l'espace dont ils se réclament, le dire littéraire et le dis­cours idéologique donnent donc des images souvent divergentes. Leur but en effet n'est pas le même. Leur nature de discours non plus. Ces quelques observations nous auront permis de montrer qu'on ne peut parler d'un espace sans parler du langage qui le décrit, qui lui donne un sens. Tout espace est à lire avant d'être. Tout espace est d'abord représentation d'espace, projection depuis le dire qui le nomme. La description précède en quelque sorte son objet [1]. Un espace ne peut avoir de sens qu'à travers une grille de déchiffrement : celle-là même de la description qui le prend pour objet.

Mais le langage qui décrit l'espace d'identité est lui-même en situation spatiale signifiante. On a déjà vu que les descriptions de l'espace national évoquées jusqu'ici ne sont pas gratuites : elles sont manifestation de l'être emblématique de cet espace, contre un dire étranger niant cette dimension emblématique. Dans cette relation dialogique avec d'autres dires de cet espace, le dire na­tional d'un espace emblématique développe une communication elle-même spatiale. Ce dire est adressé au dire étranger, lui-même situé ailleurs. Mais la lettre ouverte à une reconnaissance de leur espace par une lecture étrangère que sont ces descriptions ins­talle une autre dépendance : dans l'acte même par lequel je t'ob­lige à reconnaître que mon espace a un sens, c'est de toi encore que je sollicite les concepts pour définir ce sens. On ne peut obte­nir une reconnaissance par l'Autre qu'en disant sa propre Identité différente à travers un code de lisibilité forgé par cet Autre. Et le pouvoir sur l'espace décrit n'appartient-il pas en dernier recours à celui qui maîtrise le code de déchiffrement de cet espace ?

Certes, l'existence d'écrivains maghrébins, revendiquant leur identité spécifique, est reconnue par tous. Mais, même si l'on refu­se de réduire le problème à la question bien limitée et toujours insoluble de la langue d'expression (arabe ou français), n'est-on pas en droit de poser une question plus pertinente, qui concerne aussi bien les écrivains de langue arabe que ceux de langue fran­çaise : les modèles narratifs comme les pôles d'énonciation de leur communication littéraire sont-ils véritablement maîtrisés par ces écrivains depuis et dans l'espace culturel d'identification dont ils se réclament ?

PARIS-CONSTANTINE-PARIS

Le lieu culturel auquel se rattachent de toute évidence ces schémas de déchiffrement de quelque espace que ce soit, est Paris. Paris est en même temps la ville étrangère par excellence, le symbole de l'aliénation culturelle et politique, et ce lieu qui fas­cine, qui poursuit. Comment se défaire d'un lieu politiquement hon­ni, et dont on emprunte cependant le langage, les concepts et les modèles ? Comment affirmer une culture nationale dans une langue dont le symbole culturel par excellence est Paris ? Peut-être en lui opposant d'autres symboles culturels prestigieux, et d'abord ses propres villes emblématiques. Face au symbolisme de Paris, Constantine, capitale de Ben Badis, deviendra donc un symbole culturel arabo-islamique valorisé, à forte dimension mythique. La description de Constantine devra opposer aux prestiges de la Dif­férence parisienne, ceux de l'Identité proclamée haut et fort par le Verbe sacré qui semble avoir trouvé dans cette ville un de ses lieux d'élection.

Pourtant, c'est bien souvent lorsqu'on oppose à Paris devenue le symbole de la Différence la description de villes emblématiques de l'identité, que la fascination de Paris va se révéler plus encore. Comme si soudain l'Identique ne pouvait se définir que par rapport et contre la Différence, et devenait de ce fait à son tour Différence, ou signe inefficace. Car Paris possède ce pouvoir diabolique de renverser le miroir en me le tendant, ce qui fait qu'à l'infini au lieu de moi c'est encore Paris que je vois.

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On a vu plus haut que le roman algérien oppose le plus sou­vent à la ville en général, symbole d'altérité, une légitimité essen­tiellement terrienne. C'est un des points par lesquels il se diffé­rencie le plus de ses voisins marocain et tunisien, beaucoup plus citadins que lui. En Algérie, le symbole d'identité, comme de légi­timité révolutionnaire, est le fellah, dont l'opacité symbolique est aussi fondamentale violence contre la ville. Comme si l'identité, plus encore que par l'opacité terrienne qui n'en est qu'un agent, n'était donnée que par le geste même dans lequel la ville est dé­truite. « L'Apocalypse et les vérités élémentaires» qu'attend le muez­zin de Bourboune [2], la destruction finale de la ville enfin recou­verte par la mer chez Dib [3]. II faudra donc attendre Nedjma (1956) de Kateb pour que la ville emblématique par excellence qu'est Cons­tantine prenne enfin sa pleine dimension mythique. Lorsque Ra­chid, par exemple, y arrive semi-clandestinement (pp. 153-156), n'est-il pas aussitôt comme escorté, tant par les Numides dont l'antique Cirta fut la capitale, que par les victimes du Dey, et sur­tout par le conquérant français, Lamoricière, « la hache d'une main et le sabre de l'autre » ? De telles arrivées démultiplicatrices de souvenirs individuels et collectifs enchevêtrés sont nombreuses dans ces romans, où elles se dessinent d'abord comme un vivant contrepoint à l'exil parisien.

Souvent les villes d'origine sont évoquées contre Paris depuis Paris même, dans le déchirement de l'exil. La description de l'arri­vée à Paris du narrateur du Quai aux fleurs ne répond plus de Malek Haddad est suivie aussitôt d'un second chapitre développant le souvenir de Constantine. Et tout au long du roman l'association Ourida (l'épouse) – patrie – Constantine constitue une sorte de faisceau mythique qui permet à ce narrateur, Khaled, de s'absenter de Paris où il vit : « Paris devint la place vide et Ourida le bout du chemin » (p. 48). Constantine – Ourida – Patrie est bien d'abord vécue et décrite comme un emblème dans ce roman.

C'est encore le symbole d'identité représenté par la ville de Ben Badis que semble poursuivre l'inénarrable voyage à Constan­tine du Scribe dans L'Insolation de Rachid Boudjedra [4]. II recher­che, certes, une femme que cette ville enferme, mais c'est une femme devenue littéraire en se fondant dans ces murs qui sont d'abord Verbe immémorial. Seule Constantine en effet peut cacher en ses murs la fiancée inaccessible qui est devenue en y pénétrant celle de toute la tradition poétique arabe. Car cette ville semble s'identifier à la musique andalouse dont elle est le bastion, et n'exister que par les chants du poète Omar, repris par Oum Kal­thoum, ou encore par ceux du conteur (pp. 151 à 156).

Et pourtant ces villes-emblèmes que le roman algérien oppose à Paris, villes parmi lesquelles Constantine tient la place la plus importante parce qu'elle est à la fois la patrie de Ben Badis et le symbole de la grandeur andalouse, ne sont curieusement décrites que dans l'arrivée ou le passage du narrateur en leurs murs, ou encore comme absences. Paris est au contraire bien souvent le lieu où se tisse, même si elle est marquée du sceau de l'exil, une épaisseur de vie quotidienne visible aussi bien dans les romans de Malek Haddad que chez Bourboune. Le muezzin est marcheur infa­tigable à Paris. Il traverse Alger comme un météore avant de se perdre dans les sables du Grand Erg. Quant à Khaled Ben Tobbal chez Malek Haddad, il ne peut rejoindre Constantine-Ourida que dans la mort. Est-ce à dire que ces villes emblématiques sont des miroirs en trompe-l’œil ?

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C'est bien en tout cas ce qui ressort sur le mode burlesque du pèlerinage à Constantine du « Scribe » de L'Insolation. Ni la fian­cée impossible, ni la mémoire falsifiée ne peuvent plus être attein­tes dans cette ville. L'équipée y finit dérisoirement au bordel, par la tétée d'une bouteille de vin dans les bras d'une putain. Figure maternelle grotesque, cette dernière représente certes l'origine et la mémoire, mais aussi la parodie féroce de tout discours d'iden­tité. La ville emblématique est caverne de l'impuissance, en l'ab­sence de toute figure virile de la loi, de toute légitimité révolu­tionnaire. Le récit, figé en cette ville « écrasante », finit par y nier la réalité même de son objet, tout comme le récit officiel de la Révolution en falsifie et en irréalise la mémoire. Aussi ne restera­-t-il plus en dernier recours qu'à dépouiller la putain maternelle en qui la ville s'était fondue.

Car la ville emblématique que l'on opposait à la ville sans nom dont l'étranger avait imposé la blessure, n'est le plus souvent qu'un leurre. La ville-mémoire n'existe que projetée depuis l'ail­leurs : depuis Paris ou depuis la ville sans nom de l'Autre ou du Clan. L'arrivée en ses murs en fait presque aussitôt disparaître l'il­lusion. « De la ville elle-même, il ne me restait plus rien ». (p. 189), dira le Scribe retourné à l'hôpital. Dans La Danse du Roi de Dib, le « portail croulant de vieillesse, mangé de vers et de moisissures, dans sa prétention surannée tirée d'un lointain passé de dignité et attestée par les grandes ferrures qui le bardaient » (p. 204) vers lequel tend l'itinéraire des personnages, s'ouvre tout aussi parodi­quement, au petit matin, sur le vide. « L'authentique a péri étouffé », constate le muezzin de Bourboune avant de disparaître. L'identité semble bien ne pouvoir être vécue que depuis la Différence, com­me désir qui vit de sa non-réalisation. Si cette différence disparaît, si le lieu devient celui de l'Identique, l'Ancêtre fondateur de toute façon sera encore absent de la ville emblématique désespérément veuve. Et ce sera la stupeur d'une promiscuité fœtale, « l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus, sans grande science et forts de ce royaume hypothétique », dont parle Le Poly­gone étoilé de Kateb.

En l'absence du Fondateur ennemi irréductible de toutes les villes, la ville emblématique à l'identité illusoire se révèlera autant femme que ne l'était Paris, ou plus généralement la ville de l'Au­tre. Mais alors que la ville étrangère, comme la femme étrangère avec qui elle se confond, est objet de désir et de rapt, transparen­ce agressive mais lumineuse, la ville de l'Identique est le lieu d'un irrémédiable enfermement dans l'obscur. Au royaume de l'Identique, la ville-mère éternellement désertée par l'Ancêtre devient ogresse, putain, araignée. Symbole de Constantine encore, une autre prin­cesse-prostituée, Moutt, est tout ceci à la fois dans Le Polygone étoilé. La ville-emblème y devient un « château suspendu à un ca­ble (...) initiatique », où la couche de Moutt est le « suaire » dans lequel vous attend la « fleur vivante, carnassière » : « arrivé là, on vous étrangle ». Il est permis de voir, dans ces conditions, plus qu'une simple farce dans le « retour à l'intestin natal » du pensionnaire de Moutt, « l'interminable vers des soliloques de midi » : « Encore un peu, et il était libre. Ce n'est pas aujourd'hui que le ver soli­taire aura une femme et des enfants ». (pp.72-74) !

Avec, hélas, moins de verdeur et moins de force corrosive, quelques oeuvres publiées en Algérie développent un peu lourde­ment le thème de Constantine ville-prostituée. Ce thème est deve­nu du coup une sorte de cliché littéraire, pour ne pas dire de signe de reconnaissance d'un dire semi-oppositionnel. On peut citer ainsi en français La Mante religieuse de Jamel AI !-Khodja, dont le titre n'est qu'une métaphore pour désigner la ville de Ben Badis, et en arabe Le Séisme (Ez-Zlizel), de Tahar Ouettar [5]. Ces deux romans sont des itinéraires imprécatoires dans la ville fermée sur ses pro­pres symboles. Ville condamnée à une « grande violence » désirée, et pourtant toujours différée, comme si la fixité du temps y dévoi­lait l'impuissance du Verbe. Ce dévoilement de l'impuissance du Verbe est cependant le projet même de Ouettar : son roman met en évidence la duplicité et l'auto-destruction du discours coranique face à la réalité de la Révolution agraire. Que l'on partage ou non l'idéologie de l'auteur, que l'on accepte ou non la surcharge sym­bolique de la fin du roman, digne des grands moments du « réa­lisme socialiste », on ne peut rester insensible à cette sorte d'hal­lucination qui traverse le texte, et qui s'impose par la distanciation même qu'introduit l'écriture. Dans cette distanciation par rapport à nous et à l'idéologie de l'auteur, Cheikh Boularouah, anti-héros par excellence, n'en a pas moins une dimension tragique : celle précisément de cette ville avec laquelle son dire comme son iden­tité se confondent, et sur laquelle il appelle cependant sans fin la fureur divine. Jamel Ali-Khodja quant à lui est plus maladroit, et c'est en partie parce que le discours de son narrateur, errant comme Cheikh Boularouah à travers la ville « monstre aux seins meurtris, à la bouche sale et à l'haleine puante » (p. 5), n'est pas distancié comme chez l'écrivain de langue arabe. Au contraire le narrateur et l'auteur, ici, ne font qu'un. Du coup l'imprécation, qui chez Ouettar était tragique parce que mise en spectacle, tourne chez Ali-Khodja à l'emphase, cependant, dit-il lui-même, que « Paris battait la mesure » (p.77). Dans l'un et l'autre de ces deux romans cependant, le cliché de la ville corrompue débouche sur un désir d'Apocalypse qui me semble être l'une des dimensions les plus religieusement enracinées de cette perception de la ville emblé­matique, et pourtant « beauté et purulence malsaine », selon la phrase-leitmotiv d'Ali-Khodja. Désir d'Apocalypse que Mourad Bour­boune disait cependant déjà, quelques années plus tôt, avec une richesse bien plus grande. La ville emblématique, dont la souillure semble liée à son veuvage, contient-elle en elle-même, comme l'imprécation religieuse qu'elle symbolise, sa propre mort ?

On peut ainsi se demander, à un niveau d'analyse thématique globale, si la ville emblématique que le roman algérien oppose à la fascination de Paris ou de la ville étrangère remplit bien son rôle. Cette ville fausse-couche, putain, dévoreuse, mante religieuse, est le contraire de l'emblème valorisé, glorifié que l'on s'attendrait à voir opposer à la ville étrangère. Est-ce parce que face à la séduc­tion de celle-ci, elle n'a point à dresser d'ancêtre glorieux et viril ? En Algérie les fondateurs semblent bien délaisser la ville, quand ils ne la détruisent pas purement et simplement, en une Apocalypse qui deviendrait dès lors la seule définition possible de l'identité profonde ? Quelle que soit l'épaisseur culturelle qu'elle manifeste, la ville, même emblématique, pourrait donc bien n'être appelée qu'à sa destruction par le dire d'identité qui la prend pour symbole.

Encore faut-il que la terreur qu'entraîne si l'on y réfléchit bien cette définition de l'identité par la destruction même de tous ses symboles soit pleinement assumée, loin des garde-fous commodes d'un exotisme ou d'une auto-justification forgés ailleurs. Si l'écri­ture romanesque ne trouve en la ville emblématique qu'une ban­nière veuve, son dire lui-même ne pourrait-il pas se substituer, pour répondre aux exigences de la modernité, à une ville du Ver­be qui ne remplit plus son rôle de nomination de l'être ? Mais peut-être l'échec d'un dire identitaire de la ville emblématique est-­il contenu dans l'énonciation de la parole romanesque qui le convo­que en un lieu où il ne peut être que signes inefficaces ?

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Car toute description d'un lieu emblématique d'identité est tributaire du langage par lequel elle se fait. Et par langage, ici, il ne s'agit pas d'entendre langue. La question n'est pas d'écrire en arabe ou en français, mais, dans chacune de ces deux langues, de maîtriser les références culturelles à partir desquelles et par les­quelles se fait la description. Décrire Constantine, la Casbah d'Al­ger ou la vieille ville de Tlemcen à travers des schémas et réfé­rences forgés à Paris ou par rapport à Paris, est mettre ces villes emblématiques au pouvoir d'une description dont le véritable lieu culturel, et donc le véritable lieu d'énonciation, est Paris. Et ceci est vrai quelle que soit la langue qu'on utilise, et quel que soit également le projet idéologique d'opposition au pouvoir culturel de Paris qui justifie la description.

La nomination de l'identité à travers les villes emblématiques qu'on vient de citer est de toute manière tributaire, jusqu'ici, de l'édition parisienne. Certes la SNED, devenue ENAL depuis peu, prend de plus en plus le relais de cette édition parisienne, du moins au niveau des moyens matériels considérables dont elle dispose à présent pour une édition nationale. Mais pourquoi les écrivains, et pas seulement ceux que lient encore d'anciens contrats, choisissent-ils l'édition parisienne ? Pourquoi un écrivain qui contrôle en partie l'édition nationale, comme c'est le cas pour Rachid Boudjedra, préfère-t-il publier ses propres livres chez De­noël ? Pourquoi Rachid Mimouni, dont le premier roman est paru à la SNED,publie-t-il le second, d'ailleurs bien meilleur, chez Robert Laffont ? Pourquoi ce dernier éditeur, qui n'était pourtant pas un habitué de ce domaine littéraire, s'y intéresse-t-il soudain ? Pour­quoi Sindbad et l'Harmattan développent-ils leur édition littéraire algérienne, en période de « crise », alors même que l'ENAL dispose de moyens si considérables ? Pourquoi l'édition algérienne elle­-même soutient-elle à Paris une nouvelle maison d'édition, Publisud, qui s'est montée grâce à son appui ?

Ces questions amènent plus globalement à en poser une au­tre, que posait déjà Abdelkebir Khatibi dans la première étude sociologique du roman maghrébin [6] : quel est le public à qui ces textes s'adressent ? Quelle est la lecture en fonction de laquelle s exhibent et décrivent des villes emblématiques comme Constantine ?

La réponse n'est pas simple, et il faut se garder ici de toute démagogie. Le développement de l'édition littéraire maghrébine à Paris est en grande partie tributaire de sa diffusion par Alger. Et le grand nombre d'étudiants maghrébins en France fournit sans doute un public appréciable, même s'il est indéniable que la gauche française continue à acheter ces livres et à en parler, au nom d'anciennes solidarités toujours vivaces. Je voudrais donc poser la question à un autre niveau que simplement quantitatif : la nationalité du lecteur et l'espace géographique de diffusion m'inté­ressent moins ici que le mécanisme de la lecture, ou plus précisément de la « commande » implicite en fonction de laquelle produi­sent plus ou moins consciemment les écrivains.

Le fait que Paris apparaisse toujours comme le lieu de la consécration pour un romancier algérien est moins anodin qu'il n'y paraît. Il me semble en effet qu'en plus des circuits d'édition ou de la valorisation de telle capitale culturelle, cette focalisation du fonctionnement romanesque algérien soit liée au genre même du roman : Stendhal Balzac, Flaubert ou Zola ne décrivaient-ils pas déjà en partie la Province pour un lecteur parisien, ou pour des lecteurs provinciaux dont les valeurs culturelles étaient parisien­nes ? Le roman, en quelque pays que ce soit et quel que soit son objet, est une parole citadine. Or le concept de roman algérien, plus que tel ou tel roman, s'est forgé à Paris dans les années 1950, alors qu'il n'y avait pas de véritable tradition romanesque maghré­bine. Khatibi a montré que ce roman servait alors d'alibi à une gauche française favorable à l'indépendance de l'Algérie. Aussi les textes descriptifs de ces premières années empruntaient-ils tout naturellement à cette gauche française ses modèles de descrip­tion, et donc ses codes de déchiffrement d'une réalité algérienne du coup distanciée dans le code même qui voulait manifester sa présence. L'objet d'une description ne peut se manifester qu'à travers les codes dont cette description fait partie. Dès lors l'image produite révèlera nécessairement, à l'examen, une dépendance par rapport à ce code et à ses valeurs.

Les meilleurs romanciers ont très vite réagi contre cette dé­pendance, et Nedjma en particulier peut apparaître, dès 1956 alors même que le Nouveau Roman faisait la même opération dans un autre espace référentiel, comme la ruine de la description roma­nesque traditionnelle. Cette opération de dynamitage par l'inté­rieur se poursuit jusqu'à ses extrêmes limites dans Le Polygone étoilé. Il est un autre dynamitage possible de cette dépendance par rapport à des modèles de description : c'est leur répétition carna­valesque dans les meilleurs textes de Boudjedra, Bourboune ou Farès, dont Le Passager de l'Occident, par exemple [7], fournira une illustration parlante. D'ailleurs le carnaval n'est-il pas aussi une manière de rejoindre l'essence même du roman, tel que Bakhtine le définit à partir du dialogisme qui selon lui constitue la carac­téristique majeure du genre ? Cette mise en spectacle des langa­ges sur soi qu'avait déjà amorcée Nedjma est de plus la manière la plus sûre, à la fois de mettre en question leur pouvoir aliénant, et de s'approprier le fonctionnement romanesque même. Le pouvoir corrosif du roman sur les langages univoques qu'avait mis en évi­dence Bakhtine se retourne ainsi contre les discours clos sur l'Identité, qu'ils soient tenus depuis l'intérieur ou depuis l'exté­rieur de celle-ci.

Mais une telle maîtrise suppose une mise à distance critique des modèles culturels liés à l'Histoire du genre romanesque. Or, c'est bien de ces modèles culturels que bien des romanciers mala­droits, y compris de langue arabe, recherchent encore la caution, ne serait-ce par exemple que dans le fonctionnement métaphorique de leur écriture. Ou encore dans les références culturelles non distanciées qu'elle exhibe comme autant de marques d'allégeance.

De par le dialogisme par lequel, comme l'a montré Bakhtine, le roman se constitue en tant que tel, il ne pourra jamais éviter la Différence, d'ailleurs inscrite dans toute modernité, dans toute perception historique du temps. C'est probablement la raison essentielle pour laquelle le recours emblématique à des villes de l'Identité, contre la Différence parisienne, manifeste le plus sou­vent son échec dans l'écriture romanesque algérienne. Le roman détruit, de par sa nature de genre littéraire, les symboles de l'iden­tique que seule la présence obsédante et incontournable de la Différence avait fait brandir.

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Je me propose donc d'affiner une approche idéologique du fonctionnement littéraire, en m'interrogeant sur ce que j'appelle les lieux d'énonciation de trois textes essentiels rattachés un peu hâtivement par les historiens de la littérature maghrébine à ce « courant ethnographique » tant décrié des années 50 : Le Fils du Pauvre de Mouloud Feraoun (1950), Le Sommeil du Juste de Mou­Loud Mammeri (1955), et L'Incendie de Mohammed Dib (1954) [8]. On sait que les romans ethnographiques, et surtout La Colline ou­bliée de Mouloud Mammeri (1952) [9] étaient violemment attaqués par des intellectuels nationalistes qui leur reprochaient de faire le jeu de la colonisation. M.C. Sahli n'intitulait-il pas son article sur ce dernier roman « La colline du reniement » ? Cette attaque idéologique manque cependant son but parce qu'elle se place sur un plan non littéraire, et ne voit dans les romans que des contenus et non des écritures.

La critique actuelle abandonne de plus en plus les descrip­tions souvent simplistes de contenus idéologiques pour considérer le fonctionnement textuel des romans, et particulièrement le ren­versement des pôles du « Même » et de l'« Autre », dans l'énon­ciation. Il me semble cependant qu'une interrogation relativement souple sur les lieux d'énonciation tels que les textes les laissent entrevoir permet d'échapper à ce que certaines approches stricte­ment sémiotiques peuvent avoir parfois de rigide, même lorsqu'el­les ne ressemblent pas à de simples applications mécaniques de recettes. Car ce n'est pas en le soumettant à des grilles de lec­ture préétablies que l'on peut rendre compte, me semble-t-il, de la dynamique spatio-temporelle propre à chaque texte. La littérarité d'un texte, même si l'outil sémiologique permet de s'en approcher, réside d'abord, pour moi, dans l'aspect irréductible de ce texte à tout autre. Le débat idéologique nécessaire gagnera cependant en précision si l'on découvre, pour des textes dont l'objet est, entre autres, l'affirmation d'une identité, en fonction de quel code cultu­rel et littéraire ils se placent.

La question que je pose ainsi, et à laquelle chacun des trois textes décrits répondra différemment, est donc multiple, et une à la fois : Quel est leur allocutaire implicite, c'est-à-dire à qui s'ad­ressent-ils ? Mais aussi par qui cherchent-ils à être reconnus com­me textes, c'est-à-dire comme parole littérairement productrice ? Où se situe la productivité sémiotique par laquelle ils deviennent oeuvres littéraires au sens plein du terme ? Quel est leur rapport sémiologique avec l'espace dont ils sont censés être la parole ? Comment font-ils résonner cet espace, et où ? On s'aperçoit ainsi que le lieu d'énonciation d'un texte ne se réduit pas à l'identité nationale du scripteur, ou même du destinataire-lecteur, à quoi trop de débats superficiels le limitent : il s'inscrit dans l'épaisseur même du signifiant.

LES LIEUX D'ENONCIATION

On ne sera pas étonné de découvrir que des trois romans convoqués ici, celui qui récuse le moins l'aliénation de son lieu d'énonciation soit également celui qui prétend à la plus grande transparence de son signifiant : Le Fils du pauvre. A cet égard, la préface du roman est claire : il ne s'agit surtout pas, pour Fou­roulou Menrad, de faire œuvre littéraire. Son entreprise d'écriture, d'ailleurs abandonnée tant sa modestie est grande, ne se justifie à ses yeux que par un intérêt documentaire. Ainsi se développe un projet d'écriture qui nie sa propre énonciation pour ne se récla­mer que de l'intérêt de son référent, duquel l'authenticité est pro­clamée.

L'écrivain livre sa biographie exemplaire comme objet à une lecture extérieure, laquelle en retour doit en consacrer l'intérêt référentiel. Et il nie son propre travail d'écrivain dans l'illusion référentielle qu'induit la fiction du cahier d'écolier. Fiction réfé­rentielle que renforce le dédoublement grammatical introduit par le métalangage du chapitre 1 (en italiques), ou celui, encore, de la deuxième partie. Dans ce métalangage, l'écrivain, certes, parle en son nom propre de Fouroulou Menrad désigné à la troisième per­sonne (alors que dans le « cahier », Menrad respecte le « pacte référentiel » de l'autobiographie en parlant à la première personne). Mais il se désigne lui-même comme une stricte transparence : « le narrateur » a « eu connaissance » du gros cahier d'écolier de Menrad Fouroulou, et « le propose au lecteur » (p. 95).

A quel lecteur ? Ce métatexte ne le précise pas, comme s'il s'agissait d'une évidence. On ne s'interroge pas ici sur ce pôle d'énonciation essentiel qu'est le destinataire. Cependant, le récit de Fouroulou commence, comme tout bon récit réaliste, par une description du lieu de l'action, lieu-objet qui va se confondre avec cette action représentative. Or, cette description est faite du point de vue d'un visiteur extérieur : « le touriste qui ose pénétrer en Kabylie », lequel sert même de prétexte à cette description, puis­que ces mots sont les premiers du « cahier ». Le a touriste », le « visiteur » ou le destinataire du roman sont une seule et même personne : celle-là même dont les catégories culturelles comme le langage vont servir à agencer la description, tout comme à ac­créditer la transparence du genre littéraire.

Le roman réaliste postule une transparence, une neutralité du signifiant qui sont camouflage d'une collusion de l'énonciateur et du destinataire dont le langage commun devient celui de l'évi­dence, face à un objet de la description qui, seul, est en question.

On peut dire ainsi que l'énonciateur et le destinataire sont tous deux sujets, dans un procès signifiant dont l'objet est la Kaby­lie, cependant que la langue est le français, – « langue » étant pris ici au sens le plus large : celui d'un système de références logi­ques et culturelles.

Références désignées dans l'exergue des deux parties du roman : une citation de Tchekhov, à la p. 7, une autre de Michelet, p. 93. Les « grands auteurs » légitiment ainsi le texte. Or, l'exer­gue, ici, peut se lire comme dialogue intertextuel avec un autre contexte culturel. C'est une caution de littérarité sollicitée d'un autre système culturel, par un texte en situation propitiatoire : le lieu où l'on décide de cette littérarité est ailleurs.

Mais les références culturelles étrangères, qui situent le lieu d'énonciation du Fils du pauvre dans un humanisme de bon ton bien proche en réalité de nos « humanités » bien françaises, se retrouvent tout au long du texte, et particulièrement dans son fonc­tionnement métaphorique. Ainsi, les héros des poèmes kabyles sont-ils « aussi rusés qu'Ulysse, aussi fiers que Tartarin, aussi mai­gres que Don Quichotte » (p.15), alors que le gros propriétaire kabyle est, lui, « pareil au financier de la fable (p.16). Et s'il faut expliquer comment la famille de Fouroulou cache sa division, on a recours à Molière : « Je te pardonne, à charge que tu mourras, dit Géronte à Scapin » (p.61).

Car la vraie référence est ici celle de l'École française, à la fois modèle, but et sanction. Modèle de narration dont on vient de voir quelques aspects. But de l'itinéraire de Fouroulou, dont le récit s'arrête à la veille du concours d'entrée à l'École Normale, dont dépendent véritablement l'être ou le non-être, pour lesquels ce concours représente « la dernière carte (p.131). Sanction du travail de Fouroulou, certes, mais aussi du roman autobiographi­que, qui ne peut aller au-delà de ce concours auquel il semble donc mener, et qui devient de ce fait celui de la reconnaissance de l'écri­ture. Écriture mise sur le même plan, dans le premier chapitre, que les examens, qu'elle remplace : « Après avoir renoncé aux examens, [Menrad] a voulu écrire. Il a cru pouvoir écrire » (p. 10). Écriture directement liée à la promotion sociale du narrateur, et qui devient le dire de l'extase : « Il a pu étudier, conquérir un dip­lôme, arracher les siens à la gêne. C'est comme pour s'excuser de cette chance qu'il a écrit ce livre », dit encore le texte de couver­ture, cependant que la première page du roman montre Menrad en Kabylie « au milieu des aveugles » (p. 9) dont il est issu. Dès lors, peut-il y avoir énonciation autre que celle dont Fouroulou a eu l'éblouissante révélation à son entrée au collège, et pour la­quelle « son cœur déborde de reconnaissance » (p. 121) ?

Aussi le retournement du regard exotique des touristes qu'an­nonce le narrateur du chapitre 1 (« Mille pardons à tous les tou­ristes. C'est parce que vous passez en touristes que vous décou­vrez ces merveilles et cette poésie ») n'en est pas véritablement un. En plaidant pour plus de réalisme au nom de la seule banalité du référent, le narrateur ne sort pas de l'illusion réaliste. Il la ren­force au contraire, en consolidant le point de vue choisi, qui est celui du visiteur, même rectifié : « Cependant nous imaginons très bien l'impression insignifiante que laisse sur le visiteur le plus complaisant la vue de nos pauvres villages e (p. 12) : c'est toujours de ce visiteur que la caution et le jugement sont sollicités. Et c'est également de ce dernier que sera satisfaite la curiosité ethnogra­phique, puisque le roman commence par des descriptions « stan­dard » de la maison riche-type, puis de la maison pauvre-type, mai­sons-type dont l'anonymat est souligné pour les faire entrer comme exemples dans la généralité d'un discours ethnographique (pp. 16­-18). De la même façon, le discours ethnographique intervient sou­vent dans le récit singulier pour en généraliser le sens. Ainsi, lors de la querelle entre les deux familles, passe-t-on de l'épisode particulier au trait ethnographique général, dont le destinataire est, de toute évidence, l'étranger.

Face à tous ces indicateurs de l'énonciation française du Fils du pauvre, comment se manifeste l'identité nationale de l'énoncia­teur ? Bien discrètement, puisqu'on a vu comme Feraoun ici est tantôt Fouroulou Menrad, objet d'une lecture de sa biographie exemplaire par un discours aux catégories étrangères, tantôt le narrateur qui ne s'interpose entre Fouroulou et nous que pour dési­gner davantage sa propre transparence. Or, cette transparence du signifiant ne l'est que par rapport à la lecture d'Européens qui chercheront à travers ce texte son référent exotique, mais ne s'ar­rêteront pas à son écriture, dans la mesure où celle-ci, étant issue de leur univers culturel familier, ne peut être exotique, ne peut qu'être prêtée à un témoin susceptible de l'utiliser pour déchiffrer à notre usage un univers qui nous serait sans cela resté étranger.

Témoin dont la parole participera nécessairement du lieu cul­turel où elle sera ainsi reçue, même s'il se dédouble pour se pren­dre lui-même comme objet exemplaire d'une description ethno­graphique dont le sens cependant dépasse la particularité de son « cas » individuel. On ne sera donc pas étonné de ne trouver le mot « Algérie », dans la fin du Fils du pauvre, que lorsque Fourou­lou envisage de la quitter, à la dernière page. Ailleurs, il ne s'agit que de « Kabylie », ce qui est peut-être plus exact pour un discours ethnographique, mais le discours ethnographique ignore le nationa­lisme, c'est-à-dire l'historicité d'un aspect de son objet.

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Cinq ans plus tard, Le Sommeil du juste de Mouloud Mamme­ri assume au contraire cette historicité, et inscrit un propos nette­ment plus politique. L'Algérie est bien présente en tant que telle d'un bout à l'autre de ce roman dont le cadre est en partie la Kaby­lie, et l'écrivain aussi kabyle que Feraoun. Et comme pour souli­gner que l'Histoire est à la lutte nationale et non plus régionale, quand on lui demande de quelle tribu il est, Lounas, initiateur de Sliman, répond : « Je suis Algérien », ce dont Sliman souligne la nouveauté en commentant : « Comme si c'était une réponse » (p. 71).

Dans l'itinéraire d'Arezki, frère de Sliman et personnage le plus suivi par le romancier dont une critique historique ne manque­ra pas de souligner qu'il se retrouve quelque peu en lui, on peut voir cependant une sorte d'envers de celui de Fouroulou Menrad. Si Menrad, émerveillé, nous abandonne à la veille du concours, Arezki, au contraire, prend à parti le piège d'un discours scolaire français qui a fait de lui une victime dupée, discours dont l'huma­nisme affiché ignore tout simplement l'existence des « IMANN » (« Indigènes musulmans d'Algérie non naturalisés »), c'est-à-dire leur refusa la possibilité d'un langage. A l'idéal humaniste désin­carné, Le Sommeil du juste oppose le démenti d'une double réalité qui soudain produit sa parole : la Kabylie et ses haines tribales d'une part, l'injustice et l'absurdité manifestées dans la guerre de l'autre.

Or, cette revendication d'une parole de la réalité face au ca­mouflage humaniste s'accompagne d'un épaississement du signifiant qui perd ici la transparence par laquelle Le Fils du pauvre favorisait l'illusion référentielle. Les lettres d'Arezki à Poiré et au juge inscrivent dans le récit une forme autre : rupture de la linéa­rité du récit, parallèle à la rupture du lieu d'énonciation qu'elle tente de signifier. Poiré et le juge sont les signes vivants du dis­cours humaniste par rapport auquel Arezki instaure ici doublement un recul : dans la critique que contiennent ses lettres, certes, mais aussi dans sa manifestation par la distance spatiale que suppose la lettre, d'un lieu d'énonciation matériellement autre. Surtout, la lettre instaure le dialogisme, et se met du même coup elle-même en représentation formelle dans le récit, au moment ou elle met en question le discours humaniste qui représentait dans Le Fils du pauvre l'évidence. Discours dans le récit, elle est l'inverse du méta­langage dans lequel Feraoun englobait le récit de Fouroulou. Là où le métalangage de Feraoun installait le contact avec le destinataire, c'est-à-dire avec le discours humaniste, la lettre d'Arezki signifie une prise de distance. Elle notifie, sinon un lieu d'énonciation autre, du moins sa nécessité. Et c'est bien ce que manifestera égale­ment la rupture du récit romanesque en deux récits parallèles, celui de Sliman et celui d'Arezki, les deux frères dont la formation est différente, ce qui instaure un autre dialogisme entre ces ré­cits. Dialogisme évocateur, lui aussi, de lieux d'énonciation diffé­rents.

L'entreprise reste cependant limitée par son projet lui-même. Lettre ouverte à l'humanisme occidental, Le Sommeil du juste brise peut-être l'universalité supposée de l'espace de formulation de celui-ci, mais n'installe pas pour autant un lieu d'énonciation autre. Le dialogue d'Arezki comme du narrateur se fait exclusivement avec cet humanisme, même lorsqu'il s'agit de décrire l'univers de Sliman. Bien plus, la fin du roman va dégager un bien curieux détournement du récit en un sens ambigu : il s'agit du jugement par la justice française du meurtre de Toudert par Mohand, le frère aîné d'Arezki. Or, ce procès sera présenté hors de toute vraisem­blance comme celui de la tentative d'Arezki de pénétrer la culture française : « Vous aurez fait ce qu'on attendait de vous », écrit Arezki au juge ; « à la porte du clos où, malgré les pancartes et les palissades, je voulais entrer, vous avez fait bonne garde ». Ce refus de laisser pénétrer l'IMANN Arezki sur le lieu d'énonciation de cet humanisme devient, en fin de compte, le reproche majeur de cette lettre à l'humanisme qu'est tout le roman. L'alternative reste, à tout prendre, celle du Fils du pauvre : l'assimilation par la culture européenne ou la non-existence. Le dire reste le mono­pole des valeurs universalisantes de l'humanisme, du milieu des­quelles s'élève la voix du narrateur, même si elle en souligne la duplicité.

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L'Incendie de Mohammed Dib n'échappe pas à l'ambiguïté des lieux d'énonciation propre au roman réaliste dont il suit en partie le modèle narratif. Comme Le Fils du pauvre, L'Incendie commence par nous décrire le paysage dans lequel l'action va se situer, et les fellahs apparaîtront d'abord comme un « continent oublié », où « la civilisation n'a jamais existé ». C'est-à-dire que d'emblée sera soulignée la différence par rapport à un modèle inhérent au lan­gage de la description, et qui est l'univers de « la civilisation ». L'objet sera ainsi décrit dans sa différence référentielle, mais au moyen d'un signifiant dont le fonctionnement métaphorique ne craint pas l'usage d'un vocabulaire issu de cultures plus livresques, lorsqu'il parle de l'araire du laboureur (pp. 8 et 54), ou compare Omar à un jeune sylphe (p. 27).

Cependant, ces clichés littéraires d'un genre hérité vont ici se revêtir d'une signification nouvelle. D'abord au moyen de ce que j'appelle la « tension didactique » du roman, procédé par lequel l'écrivain, pour faire jaillir une parole paysanne inouïe du lieu réfé­rentiel, d'espace objet devenu espace sujet, s'appuie paradoxale­ment sur une formulation ostensiblement conventionnelle. Il répu­die ainsi toute tentation de réalisme fidèle dans la reproduction d'un langage paysan. D'ailleurs cette reproduction aurait été de toute façon impossible en français, et dans un roman. Or, pour que cette « tension didactique » produise un effet maximal, il faut que la parole paysanne dont on va voir le surgissement provienne d'un espace dont on aura montré tout d'abord que la « civilisation » n'y a jamais soupçonné seulement une parole. Le retournement de l'espace objet en espace sujet sera ici montré dans son utopie même, que désigne l'artificiel exhibé des dialogues. La convention de certaines formulations sera donc là pour souligner implicite­ment cette rupture entre la parole montrée, et l'écriture qui tente de la signifier. L'artifice « réaliste » est ainsi à la fois désigné, et utilisé comme tel. La transparence illusoire du signifiant roma­nesque devient donc vacillante. Et ce vacillement, au lieu de la tension du Fils du pauvre ou du Sommeil du juste vers une recon­naissance de sa propre parole dans le discours du lecteur, va per­mettre le surgissement de paroles autres.

Mais L’Incendie va plus loin qu'une simple représentation de la parole paysanne en son surgissement : c'est bien cette dernière qui semble y produire, non seulement l'action, mais le récit lui­-même. II n'y a à proprement parler aucune action véritable dans L'Incendie tant que la parole paysanne n'est pas arrivée à un stade de politisation suffisante. C'est pourquoi les chapitres V à XV mon­trent essentiellement la progression de cette politisation, de « conversation » en « conversation ». Et c'est pourquoi, au contraire, une fois l'action proprement dite commencée, nous n'aurons plus que deux conversations de fellahs (ch. XX et XXIII), toutes deux directement liées aux faits. Ces conversations culminent au cha­pitre XV, où elles sont à proprement parler l'action politique essen­tielle. Elles sont et elles font l'action.

Or, elles sont et elles font aussi le récit, puisqu'elles sont rarement annoncées, présentées dans le récit du narrateur ano­nyme. Bien au contraire, ce sont elles qui amènent et produisent souvent ce récit, lequel s'inscrit parfois dans le droit fil d'une conversation de paysans qui semble l'avoir amené, et dont il n'est plus alors que le prolongement naturel (p. ex. ch. 36 et 41). On en arrive ainsi non seulement à un renversement des pôles du « Mê­me » et de l'« Autre » dans le signifié diégétique, mais à un renver­sement apparent des rôles du personnage (intradiégétique) locu­teur, et du narrateur extradiégétique. Renversement dans lequel la parole romanesque est donc produite et signifiée, contre toute « logique », par la parole paysanne utopique qu'elle était censée « représenter ».

Cette créativité historique conférée soudain à une parole paysanne passée du statut d'objet d'un discours romanesque à celui de sujet remet en question la non-historicité supposée de l'espace traditionnel. Dib renverse le postulat du dépérissement de l'espace traditionnel au contact de la créativité d'un espace historique autre, dépérissement dont La Colline oubliée de Mouloud Mammeri avait montré la résonance tragique. Là où La Colline oubliée faisait surgir la face cachée de la Société traditionnelle au moment où, soudain, son espace ne lui appartenait plus, L'Incendie au contraire fait surgir les colons, jusque-là cachés dans leurs fermes lointaines, lorsque l'événement déstabilise l'espace colonial, lequel est ainsi en question, objet dans un dire historique qui n'est plus le sien.

Car c'est la Terre elle-même qui parle ici chez ces paysans dans le langage de qui « il fallait compter avec tout ce qui les en­tourait » : la matérialité de leur espace de travail comme de rêve­rie (p. 109). Le langage de la nature accompagne toujours, au sens musical du terme, le progrès politique des « conversations » de paysans. Inversement leur voix même n'est-elle pas parfois « de pierres remuées » (p. 40). D'ailleurs l'espace tout entier lorsqu'il est décrit, l'est sous la forme d'un entrecroisement de voix, là en­core saisies dans leur matérialité (voir p. ex. le début du chap. 2, p. 16). Dans L'Incendie, l'espace parle, avant les idées, avant un discours qui lui serait superposé.

Cette réflexion sur la prolifération des signifiants comme de leurs lieux d'énonciation dans L'Incendie nous aura ainsi permis de souligner qu'il ne suffit pas de réduire le roman à sa tentative, pourtant réelle, de retournement de la problématique du « Même » et de l'« Autre » : encore faut-il montrer que dès L'Incendie, Dib récuse une simple interversion dualiste des indicateurs spatiaux affichés, si le discours nouveau ainsi produit doit amener une raré­faction des signifiants. Or, son oeuvre ultérieure ne cessera de dénoncer cette raréfaction des signifiants vers quoi tend un dis­cours idéologique. La transparence de L'Incendie est en fait effa­cement. Convention assumée d'un réalisme romanesque, mais pour permettre une multiplication de paroles autres que celles du véhi­cule romanesque réaliste qui leur donne un lieu où s'épanouir.

Inventer un dire de l'Histoire pour un espace qu'une parole de pouvoir étrangère en avait privé signifie donc avant tout remet­tre en question le rapport de la parole et de l'espace qu'elle signi­fie. La sécurité fallacieuse de la transparence affichée d'un dire ethnographique lui venait de son postulat descriptif : l'objet était toujours l'autre d'une parole qui ne remettait en question, ni la suprématie de son point de vue de seule énonciation autorisée, ni la nature, la spatialité de son énonciation même. Parole reposant sur la distance infranchissable, à cause d'une nature supposée dif­férente, entre son dire et l'espace « représenté » par ce dire. La production d'une parole nouvelle et inouïe de l'espace comme de l'action d'Algérie devait nécessairement passer par un vacillement de cette limite. Vacillement inventé en partie par L'Incendie, dont le titre acquiert ainsi une signification symbolique de plus. Or, ce vacillement n'est-il pas, depuis, devenu l'un des lieux de prédi­lection pour une parole maghrébine qu'il ne cesse de féconder ?

L'EXOTISME RETOURNE, ET RETROUVE

Ecrits depuis un espace « exotique », les meilleurs romans algériens de langue française sont, dès les débuts, tentative de mi­se en question de la parole étrangère sur soi. Tentative de défini­tion autonome de son propre espace, et d'historicisation de cet espace, que la description exotique figeait au contraire hors du temps, comme si l'Histoire ne concernait que les Sociétés dans lesquelles les romans exotiques sont édités et lus, et non celles qui leur fournissent souvent des décors bien commodes. Or, c'est bien, entre autres, à travers un certain nombre de clichés, que le regard exotique, en littérature, fige son objet. Il est donc bien nor­mal que les écrivains algériens aient très vite ressenti le besoin de retourner ces clichés à travers l'attente desquels aujourd'hui encore des lecteurs, même bien intentionnés dans leur désir d'al­ler à la rencontre de la différence, enlèvent en toute inconscience aux créateurs issus de cette différence la maîtrise de l'énonciation, c'est-à-dire la possibilité d'inventer un langage échappant à une lecture stéréotypée de son objet.

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On vient de voir que la jeune critique de cette littérature a décrit récemment comment des textes comme L'Incendie de Mo­hammed Dib retournent les polarités du « Même » et de l'« Autre » telles que le roman colonial les présentait. Pour simplifier, on peut dire que dans les romans coloniaux les principaux protagonistes de l'action étaient européens et formaient le pôle du « Même » où se concentrait l'essentiel de l'action, et en tout cas le point de vue duquel elle était décrite. Les « indigènes » n'y étaient qu'objet ou décor de cette action. Certains des premiers romans algériens inversent tout naturellement cette polarisation, et la signification politique implicite. Je me demande cependant si cette inversion du point de vue suffit pour inventer un autre langage que celui de l'exotisme ainsi retourné ? Retourner un schéma descriptif en en conservant la structure, mais à l'envers, est-il vraiment s'en libé­rer ? Retourner le dire de l'Autre est-il affirmer un dire autonome ? Ces écrivains ne doivent-ils pas leur impact à une attitude plus complexe vis-à-vis du schéma descriptif de l'exotisme, que ce sim­ple retournement mécanique qui se transformerait vite en recette ?

J'ai montré que Mohammed Dib en tout cas dépasse dans L'Incendie ce seul retournement, pour manifester par le biais de conventions affichées d'écriture le surgissement à venir de langa­ges non attendus. II me semble cependant que Kateb Yacine est bien le plus novateur des romanciers d'avant l'Indépendance. Nedj­ma (1956) est un roman polyphonique où l'abandon des normes traditionnelles de la narration « réaliste », récusées à la môme époque par les théoriciens du « Nouveau Roman » en France (chro­nologie, réalisme, 3° personne, unité plus ou moins grande du point de vue narratif) permet la mise en spectacle des différents langa­ges de l'être ou de l'identité, mais aussi la manifestation en creux de l'absence d'une parole de la nation. Parole à inventer puisque Nedjma (qui signifie en arabe l'étoile, le symbole de la nation à venir) est le seul personnage essentiel du roman à ne jamais être locutrice de l'une des séquences la concernant, alors que les qua­tre amis, locuteurs de la plupart des récits du roman, la placent bien souvent au centre de ceux-ci, comme de leur propre quête. Le creux de la parole-Nedjma dans le roman qui porte son nom est donc bien celui d'un langage encore absent de l'espace de la nation à venir. Langage désiré de ce fait, en ce qui lui seul pourra un jour faire passer cet espace du statut d'objet exotique d'un dire anthro­pologique étranger, à celui de sujet actif de sa propre parole.

Et pourtant Nedjma renverse, aussi, le rapport du Même et de l'Autre en posant comme exotique l'univers colonial, dès lors transformé en objet d'une description dont le sujet – le locuteur – est alternativement l'un ou l'autre des quatre amis, considérés pourtant comme « indigènes » ou « autres » dans le dire colonial. On se souvient des descriptions de l'école française par Mustapha ou Lakhdar, ou encore par l'auteur se plaçant de leur point de vue. Mais le morceau d'anthologie de ce procédé est certainement la description carnavalesque – et tragique à la fois – du mariage de M. Ricard. On m'objectera qu'en fait de retournement des pôles de l'énonciation exotique, il s'agit tout simplement d'une description réaliste tirant progressivement vers la farce tragique. Or, il me semble que dans Nedjma c'est ce réalisme dans le récit des rap­ports des quatre amis avec l'univers des colons, qui désigne le dire exotique. Car on s'aperçoit aisément que par leur réalisme « traditionnel », ces séquences se différencient de l'écriture du reste du roman. D'ailleurs ce sont les séquences où le locuteur est le plus souvent l'auteur, narrateur anonyme, alors que les qua­tre amis sont davantage locuteurs dans les autres parties du ro­man. Ces récits limpides, ce réalisme transparent semblent bien réservés, dans Nedjma, à la description de l'univers des colons depuis la différence qu'y installent par leur présence insolite les quatre amis, un peu à la manière du Huron connu. Or les romans exotiques – du moins les romans coloniaux par rapport auxquels on a pu lire le texte algérien –, ne sont-ils pas le plus souvent des récits linéaires exhibant leur décor différent à travers la transpa­rence même de leur narration ? Cette opposition de deux registres dans l'écriture de Kateb semble bien, ainsi, désigner la description exotique comme l'une de ses cibles.

Cependant derrière le roman exotique on voit aussi que le principe même du roman réaliste, descriptif, en tant que genre im­porté, est remis en question par le travail textuel de Kateb. Dès lors, l'entreprise subversive de l'écrivain dans les formes impor­tées qu'il est bien obligé d'endosser fait d'une pierre deux coups : retournement de la visée exotique par l'inversion des rôles, mais aussi assimilation du roman réaliste en général, que reproduisent plus naïvement Feraoun en Algérie, ou Sefrioui au Maroc, à un modèle littéraire particulièrement aliénant pour ceux qui en sont l'objet « différent ».

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Pour Mourad Bourboune, douze ans plus tard, la situation his­torique n'est plus la même que lorsque Kateb écrivait Nedjma. L'action révolutionnaire, en conférant au pays son indépendance, l'a mis en position de tenir lui-même son propre langage de l'être, répudiant de ce fait le dire forgé ailleurs d'un exotisme dans le­quel on ne se reconnaît pas. C'est pourquoi Le Muezzin (1968) sera à la fois mise en spectacle de ce dire de l'exotisme par la parole étrangère, et vérification iconoclaste des langages dits nationaux ou spécifiques, à la lumière de cette distanciation par le dire de l'exotisme. Pluralité des points de vues que favorise le constant déplacement du lieu d'où la parole du narrateur est proférée (Paris d'abord, puis Alger, puis la Casbah d'Alger ou « envers de la colo­nie »).

La représentation parodique des clichés exotiques forgés par les Européens sur l'Islam se trouve par exemple dans la descrip­tion de la mosquée de Paris, « mosquée excentrique hantée par de blondes Scandinaves traînant derrière elles les effluves de leur sexe aseptisé et une meute d'étudiants maghrébins qui, pour l'oc­casion, leur récitent du Omar Khayyam » (p. 27). Le retournement de la curiosité exotique des touristes se fait ici, par le dévoie­ment de la visée mystique vers sa seule dimension sexuelle, le corps comme la différence ethnique fonctionnant comme autant de ménippéennes ruptures. Mais la transformation du touriste curieux d'une différence-objet, en objet corporel le plus souvent grotesque, sous le regard de ceux qu'il croit regarder est un thème connu. Plus pertinente, et d'un comique féroce et tendre à la fois, me semble la description de Greta, la parisienne « de gauche » qui emmène le narrateur à la Coupole « prendre un verre » alors qu'il tire clandestinement les tracts du maquis. Et surtout la manière dont elle le présente à ses amis : « Je vous présente Rifah, un des derniers représentants de la pensée primitive et magique, et bègue comme il se doit » (p. 22), ou encore son désir d'aller en Kabylie apprendre le tissage et la poterie.

L'essentiel, du point de vue de cette distance qu'installe le regard exotique d'avec son objet, dans Le Muezzin, est cependant la représentation des langages du pouvoir algérien actuel comme langages exotiques, et, comme tels, usurpés.

Or, il est significatif que cette usurpation ne soit pas seule­ment dénoncée comme falsification politique d'une « Révolution tombée aux mains des avorteurs », mais comme la reprise de cli­chés du discours exotique de la spécificité arabo-musulmane aux fins de camouflage du réel. Car ce que l'usurpation a stoppé, c'est bien l'invention de l'être que visait la Révolution. Tout retour à une identité arabo-musulmane d'avant la conquête, et qui ne se définit elle-même qu'à partir des descriptions figées de l'anthropo­logie coloniale ou des guides touristiques fabriqués ailleurs, est donc ici autant que chez Kateb « garage de la mort lente », langage de la stagnation et du mensonge : « Marre des fantasias, du rahat­loukoum, du mouton de l'Aïd, du rodéo berbère, du couscous-mé­choui, de l'Assemblée des Sages du village où des sociologues profonds et de passage découvrent leur nombre d'or, marre des vierges voilées et de l'amputation des prépuces. Qu'on leur donne une tête, deux bras, deux jambes, un truc, et qu'ils cessent de pas­ser par toutes les couleurs de l'Etat-Civil spécifique » (p. 78). C'est pourquoi Saïd Ramiz, le Muezzin bègue et athée, projettera d'abord, cependant que les dignitaires échangent des propos grotesques sur les « affaires Corantes », de dynamiter la grande Mosquée : ce symbole d'identité religieuse exotique et figée où le « pays coup de trique vers le paradis obligatoire (...) retrouve dans son rectum l'odeur d'un pet centrentenaire » (p. 183) n'a-t-il pas, an­cienne Mosquée devenue cathédrale, été légué par « le bon car­dinal » ?

Cependant dynamiter la mosquée et tous les langages falsifiés qu'elle symbolise serait encore une entreprise se réclamant du sens, c'est-à-dire de la cohérence d'un langage « récupérable ». Violenter le symbole d'un dire de l'identité élaboré avec les mots mêmes d'un discours de l'exotisme est finalement faire le jeu de ce discours. Désignant sa cible, la violence du Muezzin serait pri­sonnière du langage dont cette cible n'est que le symbole déri­soire. C'est pourquoi le délire iconoclaste de Ramiz, qui est aussi le texte même du roman, se perdra volontairement dans les sables du grand Erg, se transformera en une parole sans lieu : ainsi seule­ment deviendra-t-il possible d'échapper au dialogue piégé entre le lieu d'énonciation et l'espace objet de cette énonciation, dialo­gue qui fonde le dire de l'exotisme. L'« encre épileptique » de ce roman qui n'en est pas un est d'abord l'installation d'une absence. Cette parole sans lieu dessine son creux dans la texture même de tous les dires usurpés du lieu comme de l'être spécifiques.

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Si la parole de Bourboune, ainsi, subvertit toute nomination usurpée de l'identité dans la différence, catégories toutes deux héritées d'un discours de l'exotique forgé ailleurs, si elle s'installe dans l'absence et dans sa propre dilution, celle de Rachid Bou­djedra au contraire s'installe dans cette différence même, et la revendique pour la subvertir parfois, mais aussi bien souvent pour s'y complaire narcissiquement. On a l'impression chez lui que l'être ne peut être donné que par l'affirmation agressive de cette différence au moyen des termes mêmes dans lesquels le discours de l'exotisme l'a définie. Ce faisant ne manifeste-t-il pas, du même coup, sa dépendance d’énonciateur par rapport aux définitions de cette différence que donne le dire occidental de l'exotisme ?

La Répudiation (1969) se pose d'emblée comme un récit à l'amante étrangère, dans une relation d'amour et de haine dont l'outrance même du texte manifeste toute l'ambiguïté. Le récit, ici, est totalement dépendant de la présence désirée et haïe de Céline, mais en même temps il exhibe d'abord, dans son contenu comme dans l'agressivité de son débit, les marques d'une diffé­rence radicale. C'est pourquoi le premier des récits à Céline est celui, boursouflé jusqu'au carnaval, du Ramadhan. C'est-à-dire de l'un des rites qui marquent le plus la différence culturelle des deux amants, tout en étant l'un des objets de prédilection de la descrip­tion exotique. Or ce récit du Ramadhan est dit, comme la plus grande partie du roman, à l'imparfait itératif qui fige le temps de l'histoire hors d'une historicité qui est au contraire celle de la réception de ce récit, par Céline, certes, mais surtout par les lec­teurs du roman. Le récit devient ainsi description, qui installe son objet dans une temporalité autre que celle de la lecture par laquelle se réalise à proprement parler l'énonciation du roman. Le jeu avec la temporalité dans la succession des récits-souvenirs de La Ré­pudiation pervertit la chronologie pour installer une répétition qui est l'une des caractéristiques essentielles du temps exotique. Et cette caractéristique marque précisément la différence de l'objet exotique par rapport à l'histoire datable (celle du voyage et des aventures de l'explorateur européen par exemple) qui prend cet objet exotique pour décor ou pour but de découverte. L'histoire datable, dans La Répudiation, c'est à la fois l'écoute par Céline et la lecture par le lecteur extérieur, différent et nécessaire. Mais le narrateur, à la différence du narrateur du roman exotique, fait ici partie du décor-objet (le récit itératif de ses souvenirs «typiques.), et son existence même dépend de sa lecture, depuis sa Différen­ce, par l'Autre : Céline. ou le lecteur.

II y a donc bien enfermement de sa parole, chez Boudjedra, dans la clôture d'un dire « spécifique » qui n'existe que par une écoute ou une lecture depuis une Différence. Or, ce retranchement dans le spécifique, s'il est annoncé emblématiquement par le sym­bole culturel qu'est le Ramadhan, se développe dans cette cons­tante de l'œuvre de Boudjedra qu'est l'enfermement, non seule­ment culturel, mais spatial, dans la Différence. Les récits de La Répudiation sont faits dans une chambre qui figure une sorte de camp retranché contre la ville qui l'entoure, puis dans la prison, clôture radicale d'une marginalité de plus en plus affirmée vers la fin du roman. De plus ils évoquent essentiellement, dans le souve­nir, une autre clôture : celle de la maison familiale, ou celle encore de cette autre maison du père où Rachid fait l'amour à Zoubida. Et à propos de la marâtre-amante le narrateur projette une autre clôture : celle d'un inceste purement fantasmatique puisque Zou­bida n'est ni sa mère ni sa sœur.

Le récit de L'Insolation (1972) s'inscrit, quant à lui, dans la clôture de l'hôpital psychiatrique et figure également l'arrêt du temps dans une sorte d'espace fœtal, clin d'œil explicite à la psy­chanalyse, lecture historiquement datée s'il en est, par rapport à laquelle le récit ostentatoire s'écrit. Qu'on se reporte par exemple à la scène des latrines du ch. 6 : « Je me sens libre dans cette sorte de poche où je retrouve comme une conscience d'avant ma naissance où, fœtus, je voguais dans le ventre de ma mère qui venait d'être violée. » Au-delà d'une provocation un peu facile, l'écriture, ici, non seulement se place en situation d'objet pour une lecture psychanalytique elle-même ludique, mais joue avec une clôture dans laquelle elle désigne parodiquement sa propre nais­sance : « Dans cette ambiance ouatée, je retrouve ma fonction primordiale de scribe. Alors là, j'en remplis des pages ! Le papier me manque pour tout dire. C'est l'extase » (p. 119).

Même clôture exotique, encore, que celle de l'émigré perdu dans le dédale du métro parisien et du point de vue de qui se fait le récit de Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975) dans une double lecture sociologique et sémiologique, tou­tes deux historiques par rapport au temps de la Différence du « Pi­ton » natal. Et même clôture exotique du « cas » de ce petit fonc­tionnaire de L'Escargot entêté (1977) dans une lecture psychana­lytique à nouveau. Quant aux 1001 années de la nostalgie (1979), le titre même du roman n'est-il pas déjà l'annonce de la mise en représentation de l'un des récits emblématiques de l'identité selon l'exotisme, les Mille et une nuits ? Ce texte emblématique d'une identité culturelle arabe devient ainsi objet dans l'espace différent d'une écriture qui doit beaucoup, au demeurant, à celle de Gabriel Garcia Marquez.

Dans tous les cas, les romans de Boudjedra s'écrivent en rap­port avec une lecture qui, pour ainsi dire, leur préexiste, et sur laquelle on reviendra au chapitre suivant. Lecture – commande qui installe cette écriture dans un statut d'objet prévisible qui était déjà celui de l'écriture exotique [10].

Et pourtant, de l'intérieur de cette clôture exotique, ces tex­tes dénoncent parfois comme celui de Bourboune le regard exo­tique aliénant, même et surtout lorsqu'il est repris par le discours officiel national de l'Identité « spécifique ». On a trop développé, dans de nombreuses études de contenu, la charge explicite des deux premiers romans de Boudjedra contre le système patriarcal à base religieuse. N'est-on pas allé jusqu'à présenter ces textes comme de véritables brûlots au service d'une libération de la fem­me arabe ? Qui ne voit cependant que ce dernier thème est d'abord un de ceux qui dominent une description de cette Société arabe selon des critères qui sont ceux d'une idéologie occidentale, la­quelle s'attache en priorité à ce qui constitue la différence – exo­tique – des sociétés décrites comme objet par rapport à la sienne propre ?

Est-ce à dire que la parole spécifique dans laquelle l'auteur s'est enfermé, si elle n'est suscitée que par une lecture extérieure, choisit de préférence la lecture extérieure qui la condamnera le plus sûrement à n'être que bouffonnerie inefficace ? Quoiqu'il en soit l'écrivain aura eu du moins le mérite de poser implicitement la question essentielle : une parole issue d'un espace exotique peut-elle être autre chose qu'un avatar du dire de l'exotisme ? L'exotisme cessera-t-il un jour d'être ce regard à la fois haï et iné­vitable par rapport auquel et dans le champ duquel le roman algé­rien est toujours plus ou moins condamné à résonner ?

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Le retournement du regard exotique dans lequel le roman ma­ghrébin s'est constitué n'est donc pas entreprise facile, même s'il a été réclamé dès les débuts de cette littérature par le célèbre article de Mostefa Lacheraf sur La Colline oubliée. Pour combien de temps l'écrivain maghrébin, qu'il soit de langue française ou de langue arabe, est-il encore condamné à répéter la phrase d'Abdel­kebir Khatibi dans La Mémoire tatouée : « Quand je danse devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel, ô faiseur de signes hagards » [11]. Sar­tre disait il y a longtemps dans un tout autre contexte : « L'enfer, c'est les autres ». Mais n'est-ce pas seulement dans le jeu dont nous développons les variantes à l'infini, avec ce regard de l'Autre à la fois détesté et désiré, que nous constituons, tous, notre être au monde comme à la dignité ? Dès lors, l'exotisme comme son retournement ont-ils encore un sens ?

 

 



[1] On en trouvera une illustration pluridisciplinaire, dans un projet essen­tiellement géographique, dans le recueil collectif du CIEREC (Université de Saint-Etienne), Lire le paysage, lire les paysages. Saint-Etienne, 1984, 314 p.

[2] BOURBOUNE (Mourad). Le Muezzin. Paris, Christian Bourgols, 1968, p. 76.

[3] DIB (Mohammed). Qui se souvient de la mer. Paris, Le Seuil, 1962, p. 187

[4] BOUDJEDRA (Rachid). L'insolation. Paris, Denoël 1972.

[5] ALI-KHODJA (Jamel), La Mante religieuse. Alger, SNED, 1976. OUETTAR (Tahar), Ez-Zilzel (Le Séisme). Traduction française de Mar­cel BOIS. Alger, SNED, 1977.

[6] KHATIBI (Abdelkebir), Le Roman maghrébin. Paris, Maspéro, 1968.

[7] FARES (Habile), Un Passager de l'Occident. Paris, Le Seuil, 1971. Pour une description du carnaval chez Kateb, Bourboune, Boudjedra et Farès, on se reportera à ma thèse de Doctorat d'Etat, Le Roman algérien contemporain de langue française. Espaces de l'énonciation et productivité des récits. Université de Bordeaux-III, 1982, tome 3, pp. 621-856, et tome 4, pp. 930-948.

[8] Publiés respectivement au Seuil pour Feraoun, chez Plon pour Mouloud Mammeri et au Seuil pour Dib.

[9] Paris, Plon.

[10] J'ai développé cet aspect dans un article: - La lecture de la littérature algérienne par la gauche française : le « cas • Boudjedra ». Peuples méditerranéens (Paris), no 25, oct.-déc. 1983, pp. 3-10.

[11] KHATIBI (Abdelkebir), La Mémoire tatouée. Paris, Denoël, 1971, p. 188.