Le roman algérien de langue française comme toutes les nouvelles littératures issues de ce qu'une description socio-politique appellerait la périphérie par opposition au centre que représenteraient les pays industrialisés, est d'abord défini par son objet : il décrit cette périphérie qui lui donne son titre, son inscription dans une géographie de la littérature. Mais en même temps ce titre lui est donné depuis le centre : la reconnaissance d'un écrivain algérien en tant que tel se fait encore à Paris.
Car Paris est encore ce regard qui consacre. C'est à Paris que les meilleurs textes continuent d'être édités alors même que l'édition nationale dispose à présent de moyens considérables et met tous les ans en circulation une quantité de titres souvent plus importante que celle produite dans l'ancienne métropole. Mais les écrivains publiés à la S.N.E.D., puis à l'E.N.A.L. ne sont connus en Algérie-même qu'à partir du moment où ils ont publié en France. Le cas de Rachid Mimouni est à cet égard exemplaire. Or en termes de marché, les éditeurs français savent bien qu'à présent l'essentiel de leur tirage de romans algériens est vendu en Algérie. Ce qui n'empêche pas la création à Paris, grâce à des capitaux algériens et sous le contrôle de l'édition algérienne d'une maison d'éditions, Publisud, dont l'Algérie constitue à peu près le seul débouché et dont les productions ne diffèrent guère des textes publiés en Algérie même, « label parisien » en plus...
Cet apparent paradoxe souligne que le rôle de Paris dans la globalité du phénomène algérien de production romanesque n'est pas seulement de consacrer, marquant en cela qu'il ne suffit pas de créer des structures économiques d'édition décolonisée pour décoloniser la littérature nationale. Certes j'ai montré ailleurs que les romans publiés à la S.N.E.D. au nom d'une idéologie proclamée d'anti-impérialisme culturel trahissent en fait, par exemple dans leurs références culturelles et leur jeu métaphorique, une dépendance bien plus grande par rapport aux modèles descriptifs ou narratifs français, que les textes algériens publiés en France qui savent mieux les subvertir. Cette dépendance déplace ainsi ce que j'appelle le lieu d'énonciation de la production romanesque sur le sol national, de la périphérie qu'elle décrit et pour laquelle elle est censée se dire, au centre que restent encore les capitales littéraires occidentales. Le lieu d'énonciation est l'espace culturel par rapport aux critères de lisibilité duquel un texte s'écrit. Et pour cette production contrôlée par une idéologie se déclamant de l'anti-impérialisme, comme peut-être pour l'idéologie qui le sous-tend, le lieu d'énonciation reste l'ancienne métropole.
La dépendance du discours littéraire comme du discours idéologique algériens par rapport à cette ancienne métropole dont ils affirment haut et fort vouloir se démarquer peut être analysée en la mettant en regard avec les contradictions du groupe social qu'ils représentent, et qui sont celles aussi du pouvoir en place. Mais là n'est pas mon propos, et il me semble qu'on peut aller plus loin en s'interrogeant sur la nature même des discours concernés : n'y a-t-il pas contradiction entre le désir de dire le lieu à partir duquel on définira l'identité, et la nature des textes retenus pour le faire ?
Ni le discours romanesque ni le discours idéologique algériens, qu'ils soient de langue française ou de langue arabe, ne sont en effet issus de cet espace qu'ils prétendent nommer. Les fondements des idéologies modernistes dans les catégories desquelles le genre romanesque prend une signification ont été élaborés en Europe au XIXe siècle. Et c'est à la même époque, toujours en Europe, que le genre romanesque a connu l'extraordinaire développement que l'on sait. Mais si l'idéologie a trouvé dans le monde arabe un terrain prodigieusement fécond, il n'en est pas de même pour le genre romanesque, de quelque langue qu'il soit. Car son implantation a toujours été subordonnée à celle de l'idéologie, de laquelle il est perçu comme dépendant.
Le développement autonome d'une forme romanesque par rapport à une visée idéologique est inconcevable, certes, parce que le roman n'a pas de tradition dans la littérature arabe. Mais il l'est aussi et surtout parce qu'il est perçu dès le départ comme une annexe du discours idéologique, à l'usage de la lecture occidentale en dialogue avec laquelle l'idéologie moderniste se constitue. Un des rôles du roman est en quelque sorte, par l'image de littérarité qu'il apporte, de rendre crédible une parole arabe qui pour entrer dans un dialogue idéologique mondial s'est séparée de sa tradition littéraire propre, non lisible dans les termes de ce dialogue idéologique. Le roman sert d'intermédiaire, d'adjuvant dans la prise de participation du dire idéologique arabe (et plus particulièrement algérien) dans le débat idéologique mondial.
Mais précisément ce débat n'est pas localisé géographiquement. Il ne peut l'être qu'en termes de centre et de périphérie. Plus : ce débat est la caractéristique même du centre, seul « lieu » où il peut se dérouler. Ce débat est le centre, et en tant que tel il n'a pas de lieu déterminé, car toute localisation précise d'une parole la rejette vers la périphérie, en détermine la perception à partir de la localisation de son objet, et la transforme finalement en objet. Toute idéologie, même nationaliste, vise à la généralité de ses catégories, de ses valeurs, de ses normes. L'idéologie nationaliste affirme la nation « à la face du monde » avant que de l'énoncer dans la clôture de son propre lieu. Et elle subordonnera ensuite tous les dires propres au lieu qu'elle proclame à la nécessité de cette proclamation : elle les fera signifier par rapport au centre, ou disparaître.
II y a donc bien une contradiction inhérente à l'affirmation idéologique de la nation : l'espace géographique de celle-ci ne peut se dire que dans un langage non-localisé. Celui de l'« évidence ». De la valeur idéologique généralisable. La nation n'existe que dans un langage planétaire. Et en même temps elle gomme tous les langages locaux traditionnels de son espace référentiel, en tant que non assimilables comme modalités du dire à la généralité du débat idéologique dans le cadre duquel la nation se définit.
La nation n'a que peu de points communs, par exemple avec la conception de l'espace-localisation selon l'oralité traditionnelle. Concept issu d'un langage planétaire qui aspire à l'évidence, la nation est aussi, comme les catégories de ce langage planétaire de l'idéologie, un concept historiquement datable, comme l'écrit qui la définit et dont elle est inséparable. L'évidence de l'écrit comme de l'idéologie est telle par rapport à une intelligibilité du moment historique, et non par rapport à l'intelligibilité localisée de la communication orale. Le lieu de l'oralité comme sa temporalité sont circonscrits par le cercle des personnes concrètes entre lesquelles, et entre lesquelles seulement, le message oral prend sens. L'écrit et l'historicité planétaire, systèmes d'intelligibilité du discours idéologique comme du discours romanesque, ne peuvent donc conférer aux dires traditionnels du lieu, quand ils ne les ignorent pas purement et simplement, que le statut d'objet [1]. Accepter les dires traditionnels du lieu comme instance sujet dans la description du lieu serait à la fois manifester la localisation usurpée d'un dire idéologique du lieu, et demander à ces dires traditionnels de se situer dans une intelligibilité généralisable en contradiction radicale avec leur fonctionnement, avec leur localisation.
Mais cette ubiquité de la lisibilité romanesque doit sans cesse se camoufler si elle ne veut pas apparaître bien vite comme une annulation du projet romanesque de nomination du lieu. Car nul n'entre dans la communication culturelle maghrébine s'il ne décline d'abord qui il est. Tout dire du lieu y est ainsi obligé, pour une acceptabilité problématique, de montrer d'où il s'énonce, même si cette indication, comme c'est le cas pour le roman, ne peut être fournie.
Ce paradoxe amènera l'écriture romanesque maghrébine à multiplier les indicateurs visibles de sa non-insertion dans un dire descriptif français. Ainsi, la « syntaxe terroriste » de certains, la perturbation systématique des catégories signifiantes de la langue française qui fut prônée vers les années 70 dans la revue marocaine Souffles [2], à laquelle participaient des Algériens comme Rachid Boudjedra. Qui ne voit à présent que ces indicateurs emblématiques fonctionnent comme autant d'alibis idéologiques dans un débat qui dépasse l'idéologie ? En nommant idéologiquement l'altérité dont on prétend se démarquer, on camoufle l'altérité fondamentale de l'écriture romanesque, sans laquelle elle ne pourrait pas dire le lieu dont elle se réclame.
L'être ne peut être dit que depuis la différence. Et cependant l'écriture romanesque est elle aussi un emblème. Le lieu culturel « Algérie » existe en partie parce que la littérature algérienne s'est imposée. Dès lors, même s'il s'agit peut-être d'une contradiction avec ce qui vient d'être dit, on ne peut éviter de parler de roman algérien, et d'interroger celui-ci sur le désir contradictoire de localisation qui le sous-tend.
Comment une écriture produit-elle sa localisation, c'est-à-dire la double inscription historique et spatiale de son signifiant ? Quels sont la double inscription historique et spatiale de son signifiant ?
Quels sont les espaces dont elle se réclame contre sa dilution dans des lieux d'énonciation qui ne lui appartiennent pas ? Quels sont les espaces qu'elle produit, au-delà des facilités ambiguës de la description depuis un lieu d'énonciation non maîtrisé ?
Le roman algérien est né d'une entreprise de description. Ses premiers textes, dans les années 50, sont ce qu'on a appelé des « romans ethnographiques ». Ils décrivent l'espace national, et le nomment de ce fait, rendant du coup possible l'idée de nation algérienne. Ils font exister cet espace sous nos yeux, devant notre regard extérieur dont ils sollicitent une reconnaissance. Reconnaissance qui n'est pas tant celle d'une écriture, que celle de la réalité de cet espace qu'ils décrivent, comme de sa spécificité.
Cet espace sera celui des origines et d'une unité primordiale plus ou moins rompue par la Cité étrangère. Et c'est pourtant dans les codes de cette même Cité que cet espace originel à proclamer doit prendre sens. La description de cet espace dans ce contexte de lecture soulignera donc ce qui y est différent par rapport aux normes de la Cité étrangère. Dans cette démarche à la fois temporelle et spatiale qu'est pour lui la création, l'homme du Tiers-Monde retrouve son identité perdue par un retour à la terre et à l'enfance qui lui est le plus souvent liée. L'espace de l'adolescence et surtout l'espace adulte, pour le garçon au moins, est toujours un espace autre.
La « Terre » au sens large où on l'entend ici, est l'espace maternel, celui des racines. Cet espace maternel peut se retrouver dans un cadre citadin, mais il ne participe jamais à l'espace ni au temps de la Cité. L'enfance et cet espace ainsi défini échappent ontologiquement à ce temps étranger auquel ils n'ont jamais participé.
Et pourtant la littérature algérienne est souvent une littérature d'errance, de déracinement, d'aliénation. « L'histoire, (pour le colonisé Jean Amrouche), est celle d'une séparation d'avec sa culture première, d'avec la mère, d'avec soi-même, dit Aimé Césaire [3]. Nedjma se termine sur la séparation des quatre héros. « Si Mourad était là, ils pourraient prendre les quatre points cardinaux ; ils pourraient s'en tenir chacun à une direction précise. Mais Mourad n'est pas là. Ils songent à Mourad » [4]. Eternellement condamnés à l'absence, de l'un d'eux, de Nedjma, ou du père, ils finissent par se dissiper sur la route, et se confondre avec elle.
Dans cette Cité mondiale que sont les pays industrialisés ou leur culture pour le « païen » du Tiers-Monde [5], celui-ci se sent en trop. Passager clandestin, dira Kateb Yacine. Il ne sera jamais citoyen. L'horloge de la gare de Bône ne bat pas au rythme de son cœur. Même lorsqu'il semble le plus intégré à son univers culturel d'adoption, comme le héros de Malek Haddad dans Le Quai aux fleurs ne répond plus [6], il n'y a pas, en fait, de rupture entre lui, sa terre natale, et sa mère, toujours liés, centres de son existence véritable, pulsation profonde de son être. Le cordon ombilical n'est pas rompu.
Car la seule vie véritable est celle de la terre. « Lorsque le Kabyle revient dans sa montagne après une longue absence, dit Feraoun, le temps qu'il a passé ailleurs ne lui apparaît plus que comme un rêve. Le rêve peut être bon ou mauvais, mais la réalité, il ne la retrouve que chez lui, dans sa maison, dans son village ».
Dans tout le passage dont ces phrases sont extraites, nous assistons à la fossilisation du rêve d'ailleurs qu'est devenu le séjour en France de l'émigré, dès le premier jour de son retour.
Les maisons d'Ighil-Nezman, en perpétuelle transformation, et n'abritant en général qu'une ou deux générations de suite, ne figent-elles pas, dans leur immobilité morte, les fiers immeubles européens ? « Nulle part on ne trouve (à Ighil-Nezman) une oeuvre d'homme solide ou grandiose, compliquée ou belle, capable de défier les siècles et de témoigner d'un admirable passé » [7]. Quel que soit le temps qu'on y passe, quelle que soit par ailleurs la réussite, matérielle ou sentimentale, que l'on peut y trouver, la Cité est irréelle. La véritable épouse est celle qu'on a quittée sur la terre natale. Si la fêlure, la rupture s'installent dans ce « noyau de l'être » [8], la vie se meurt d'elle-même. Pourquoi Malek Haddad nous décrirait-il physiquement Khaled sautant du train, puisqu'il a déjà cessé d'exister en apprenant, par le journal, la trahison de l'épouse au village ?
Terre et Cité sont donc deux univers complémentaires à un certain point de vue, mais qui, de fait, s'ignorent. Mokrane meurt, dans La Colline oubliée [9], parce que toute tentative d'harmoniser ces deux univers est nécessairement vouée à l'échec. La seule harmonie possible est la mort, mélodieuse et éblouie, dans la neige du col de Tizi N'Koulal. Mort-retrouvailles d'un personnage séparé à la fois du monde nouveau, dont il vient d'abandonner la camionnette, et du monde ancien que les valeurs qu'il porte désormais en lui l'empêchent de rejoindre. Et tout aussi séparé, le héros des Chemins qui montent [10], chez Feraoun, ne peut rejoindre Dehbia. Ses contradictions profondes l'acculent lui aussi à la mort.
La mère (ou l'épouse-sœur du village), et la terre, sont les garantes de l'ancienne loi. Mais aussi celles de l'éternel recommencement qu'elles symbolisent. Introduire le devenir chez elles est briser leur intégrité. Le temps de la tradition est celui d'une répétition infinie des mêmes rites, dont la raison d'être est de préserver le clan, la communauté, même s'il faut sacrifier l'individu. Le temps de la Cité amène avec lui l'affirmation de la discontinuité, de la rupture.
Confondues avec la terre des collines kabyles d'où elles se répondent dans la nuit, les mères de La Colline oubliée sont les premières touchées par le départ des fils pour la guerre, intrusion brutale de la Cité dans leur espace. Quand la Cité envahit le règne des valeurs de l'ombre dont elles sont les garantes, leur mélopée funèbre [11] est le jaillissement du tragique, si celui-ci naît, selon la formule de Jean Duvignaud [12], de la rencontre du monde nouveau et du monde ancien, du supplice des dieux campagnards sur la scène urbaine. N'est-ce pas à ce supplice que nous assistons au cinéma dans Le Vent des Aurès, où une mère montagnarde affronte, offrant une poule dérisoire, son seul langage, les quolibets des soldats et les barbelés du camp où son fils est prisonnier, jusqu'à mourir ignorée dans la nuit ?
Ainsi se dégage dans la littérature algérienne d'expression française cet affrontement fondamental de la Terre, mère ou épouse, et de la Cité. Quelles sont les valeurs essentielles de cette « Terre » pour le passager clandestin de la Cité mondiale ? Quelles images éveille-t-elle dans cette profondeur de l'Enfance où Bachelard situe sa Poétique de la rêverie ? Quelles forces y puise-t-il, quel illustre fondateur va-t-il y chercher pour affronter la cité hostile et désirée ? Il est peut-être temps de préciser ici que si l'opposition Terre-Cité recouvre le plus souvent celle de la campagne et de la ville, le jeune citadin Omar, dans La Grande Maison de Mohammed Dib [13], n'en vit pas moins de la même manière ce dualisme, cette exclusion. Dans la ville où ils vivent, les habitants de Dar Sbitar forment un univers clos. La vraie Cité, celle de la place de la Mairie de Tlemcen que l'enfant ne fait jamais que traverser, ne leur appartient pas. Clivage colonial, certes, mais qui subsiste toujours dans les villes du Maghreb indépendant entre un univers traditionnel et celui de la modernité, l'un et l'autre géographiquement délimités.
Par « Terre », j'entends donc ce qui est enraciné, tout le monde traditionnel, celui de l'ancienne loi dont les mères sont les gardiennes, même dans les orgueilleux HLM du «Plan de Constantine». La « Terre » est donc aussi l'espace maternel, espace-temps qui préexiste à celui des religions, et même de l'islam, si l'on en croit Nabile Farès. Le grand mérite de Farès est de souligner la dimension poétique de ce chant d'immobilité, antérieur à toutes les Cités, à toutes les religions, à tous les esclavages, qu'est l'espace maternel de la terre, dont la a loi » préexistante à toutes les lois, est le fondement même de notre vie, de toute vie :
Car de cette loi, nul ne pouvait dire la naissance, si elle était liée à certaines légendes où l'habitant premier renie l'occupant dans l'isolement de son rapt, sans même savoir si son mouvement est dû à la blessure orgueilleuse ou au cri d'une terre en âge d'être pleine, ou si, du plus lointain des nuits par lesquelles l'amour oeuvre dans la patience des meurtres (...), elle n'était (cette loi), que l'activité d'une certaine force de la terre où, à notre insu et d'une manière intarissable, se nourrissent nos âmes [14].
Ce – discours antérieur à moi, préformé dans un passé lointain, mais vivant en moi », cette « voix des ancêtres » que Jean Amrouche et Kateb Yacine vont écouter à sa source, sont Irréductibles à la modernité de quelque Cité que ce soit. Antériorité é la fois spatiale et temporelle, cette « Terre » plus mythique que réelle est cependant seule à pouvoir conférer une légitimité. L'Espace maternel est plus cette « loi – fondamentale qu'on vient de décrire, qu'une « Terre » géographiquement délimitée. Il est une instance de légitimation. II est violence première qui subvertit toute Cité, tout dire historiquement daté.
Cette a-temporalité de l'Espace maternel, qui ne l'empêche pas d'être violence historique quand l'heure en est venue, ne peut être décrite par un discours idéologique. Le rôle proclamé de ce discours n'est-il pas au contraire d'introduire l'Histoire dans cet espace qui apparemment l'ignore ? Et cependant il sollicite de cette antériorité sa propre légitimation. Comme si le dire historique de l'idéologie ne pouvait signifier, être efficace, que par la caution de cette antériorité.
Ne pouvant décrire cet espace a-temporel dont il tire sa légitimité, le dire historique de l'idéologie cède en quelque sorte cette fonction à la parole littéraire. Comme si celle-ci représentait une autre instance de légitimation. Comme si le fonctionnement de la littérature se situait en-dehors de cette rationalité déductive de l'idéologie qui l'empêche d'appréhender l'irrationnel fondamental de la Terre. Aussi très vite les créateurs vont-ils abandonner la facile transparence scolaire de leurs premières descriptions pour aller au-devant de l'image vécue, pour en révéler l'imprévisible. Le chant d'immobilité de la Terre ne peut être décrit par les mécanismes déductifs de l'Idéologie. Et cependant la violence ontologique de ce chant peut seule conférer à cette idéologie la légitimité nécessaire à son efficacité, à sa crédibilité.
En fait, la véritable conquête du lieu se fait à travers l'écriture. On pourra donc dégager une relation complexe entre la ville espace de signifiance de l'écriture, non-lieu d'où se dit le lieu, et l'écriture comme seul lieu véritable de l'être. L'écriture devient ainsi extensive, corps, origine, densité, face à la transparence de la ville, irréalité meurtrière et néanmoins système de langages. Mais comme la ville, l'écriture éclate dans l'impossibilité de sa propre saisie. A la limite, on pourrait dire que le désir de localisation serait une nécessité de l'écriture à trouver corps, à être réellement. Espace de la communication écrite et de son intelligibilité généralisable, la ville-ubiquité participe à la nature de l'écriture, mais ne peut lui fournir ce corps qu'elle désire, et qui serait d'ailleurs la morts de l'écriture, dans la confusion du signifiant et du signifié dont toute écriture littéraire porte en elle la mortelle nostalgie.
C'est bien, par contre, dans cette intelligibilité généralisable qu'évoluent l'affirmation idéologique de la nation et son corollaire la description romanesque. L'une et l'autre sont langages citadins. Non pas de telle ou telle ville, comme Paris ou Alger. Mais de l'espace non-localisé d'une communication éminemment urbaine que constituent cette intelligibilité généralisable et cette historicité planétaire dont on vient de parler. L'évidence n'a pas de nom, ni de lieu. Nommer-localiser est désigner l'objet non évident d'un dire depuis des catégories évidentes, et donc non localisées. Paris est encore pour le roman algérien comme pour le dire idéologique (algérien ou français confondus dans cette commune représentation), cet espace de l'évidence à partir duquel l'Algérie peut être décrite, devenir lieu-objet. Mais si pour l'analyse socio-politique il s'agit de la capitale nommée de l'ancien colon, avec tous les phénomènes de dépendance qui en découlent, la localisation des dires du lieu que je tente ici y verra surtout l'espace non nommé, non singularisé de l'évidence, depuis lequel seulement peut se dire le lieu. On peut donc parler d'un espace urbain de la communication littéraire sur l'Algérie, qui sera la ville en général, et que l'on retrouvera en tout lieu où fonctionne cette communication littéraire. Si l'on devine Paris ou Alger, parfois nommées, dans ce que représente la ville pour le roman algérien, la ville y sera le plus souvent l'espace de la différence, depuis lequel seulement peut se dire le lieu emblématique de l'identité.
Pourtant la ville est aussi. bien souvent objet, « thème », dans cette écriture comme dans celle de l'idéologie. C'est alors qu'on pourra faire la différence entre Paris, capitale de l'altérité par excellence tout en étant parfois objet de désir, et Alger au statut ambigu, ou Constantine lieu identitaire plus univoque. Mais cette étude des représentations de telle ou telle ville dans le roman algérien ne peut, à mon sens, faire oublier que l'écriture romanesque est par nature écriture citadine. Interroger la ville dans le roman algérien est donc interroger l'écriture même de ce roman en la spatialité de son énonciation. Et cette spatialité sera non-lieu ou ubiquité, alors même que le roman se construit autour du désir de dire le lieu.
La ville, pour le romancier algérien d'avant l'indépendance, est ressentie comme le domaine de l'« Autre », comme étrangère. Elle représente l'altérité, symbolisée dans Nedjma par l'horloge de la gare de Bône, devant qui nul ne lève la tête et qui introduit un temps autre, celui de l'Histoire, dans le temps cyclique de l'espace traditionnel. Et dans ces romans la ville devient souvent monstrueuse excroissance, qui dévore ses habitants, comme dans Qui se souvient de la mer [15], et dont la présence prolongée après l'Indépendance est considérée par le Muezzin de Mourad Bourboune comme une trahison : « On nous avait promis de la raser à l'arriver, de déterrer ses fondations, de l'ensemencer de sel selon le rite des grands âges : faire place nette au sanctuaire du nouveau culte. On a menti. On ne l'a pas fait. On triche » [16]. Malgré sa réussite tant sociale que sentimentale en France, le héros du Quai aux fleurs ne répond plus de Malek Haddad se jette du train en marche lorsqu'il apprend la trahison de l'épouse restée au village (et derrière elle, de la patrie, que représente aussi Ourida ?). Bien des romans plus récents nous montrent, dans la ville, des personnages directement issus de la terre, mais dont la seule présence opaque et drue frappe le paysage urbain d'une soudaine et irrémédiable irréalité honteuse. Ce sont, entre autres chez Dib, le « type » du premier chapitre de Qui se souvient de la mer ou Lâbane de Dieu en Barbarie [17], ou chez Farès oncle Saddek dans Yahia, pas de chance.
Sous toutes ces formes, l'ailleurs est d'autant plus réel,
face à la ville, qu'il est le lieu véritable, originel. Ainsi c'est la ville où
l'on se trouve (et dans laquelle l'écriture romanesque signifie), qui devient
un ailleurs, car sa caractéristique essentielle est l'absence du lieu qu'elle
désigne. Le vrai lieu du héros de Malek Haddad est le village où l'épouse le
trahit (en fait de « village », il s'agit de Constantine : ville
réelle en géographie, Constantine est cependant l'ailleurs pour la ville non
nommée que décrit mon analyse). Toute l’intrigue de Dieu en Barbarie est la quête
Impossible et vaine du lieu originel, à travers la ville (algérienne
pourtant), par Kamel Waëd. Or ce lieu n'existe pas, ou alors il est au-delà du
rempart que Kamel ne franchira jamais. Dans la ville, le lieu n'existe pas. La
ville est absence. Et lorsqu'elle devient l'ensemble de « ce monde », c'est-à-dire
la modernité dans laquelle nous vivons tous, Nabile Farès peut affirmer dans
l’« inscription » du Champ des
Oliviers : « Exil de la pierre en ce monde. Où l'homme tue.
Faisant voler la pierre, ou l'argile, là, au-dessus de nous, pour dire :
Aucun lieu en ce monde... Aucun lieu... Que cette déflagration meurtrière de
votre terre » [18].
Car la ville est également meurtre. Elle est cette « déflagration meurtrière de votre terre » par laquelle s'inscrit la blessure de la modernité. Séparation, arrachement mais aussi répression, physique ou langagière, la modernité est mort du lieu. Elle est éclatement puisqu'elle provoque la séparation des quatre amis à la fin de Nedjma, en fait des « passagers clandestins » aux quatre points cardinaux de l'espace planétaire qu'elle investit. Elle sépare de l'unité originelle et force à la migration les émigrés du Muezzin qui « bâtissent, rebâtissent des maisons pour les autres » et « habitent l'ailleurs » (p.72), ou Abdenouar dont tout le récit, dans Mémoire de l'absent de Farès s'adressera à Jidda, la vieille, proche de la terre et communiquant par d'autres langages que les mots, ou à Kahena la reine des Aurès, toutes deux oblitérées par l'écriture de la ville [19].
La ville est donc non-lieu absolu de la modernité, dont elle installe les langages meurtriers. Plus : elle devient ces langages meurtriers. C'est pourquoi elle est ressentie comme blessure. La localisation est en partie le désir d'effacer cette blessure, de faire comme si l'arrachement du lieu où vivre ne s'était pas produit. L'entreprise la plus évidente dans le sens est celle d'Ali Boumahdi définitivement coupé de son lieu, le village des asphodèles (qui est également le titre du roman) [20] puisqu'il vit en France : son récit est une tentative désespérée et parfois pathétique de faire revivre un monde totalement mort, de résorber la rupture spatiale de l'Histoire, la profonde déchirure. Boumahdi renoue avec la description ethnographique telle que Feraoun l'avait inaugurée vingt ans plus tôt, et que l'on croyait morte. Mais son écriture est appel désespéré du lieu, depuis la ville-absence de l'écriture romanesque, alors que celle de Feraoun était revendication d'existence dans le regard de l'« autre », et finalement désir de s'intégrer dans 1a ville (la culture de l'« autre ») après reconnaissance par celle-ci. On ne peut donc véritablement parler de localisation chez Feraoun, dont le désir serait plutôt de passer du statut de lieu-objet à celui d'évidence «humaniste » généralisable. Boumahdi au contraire illustre fort bien la tension nostalgique, le désir contenus dans cette notion de localisation, et l'une des écritures qu'elle peut supposer.
Toute autre est la localisation telle que l'illustre Kateb Yacine. Point de description du lieu chez lui, ou si peu. Le Nadhor n'a pas valeur en lui-même, comme Berrouaghia chez Boumahdi. II a surtout valeur culturelle car il abrite l'Ancêtre, le Fondateur de la tribu, personnage mythique mais seul lieu véritable. Le Nadhor est spatialité inséparable de la signifiance mythique. Il ne vit que par elle, mais inversement il lui donne corps, ou plutôt direction. Cet aspect culturel de la localisation dans les romans algériens explique aussi pourquoi on y trouve si peu de descriptions du rapport productif de l'homme et de se terre, qui est dans d'autres littératures une sorte de parcours obligé des «romans de la terre ». Et c'est aussi pourquoi la localisation peut s'y faire au sein même de la ville, tout en étant en rupture avec elle. C'est «Dar Sbitar », la «grande maison » de Dib, îlot culturel différent dans une ville qui appartient aux autres. C'est la ville des profondeurs, la mer, ou le personnage de Nafissa dans Qui se souvient de la mer. C'est Clos-Salembler « banlieue terrible » dans Mémoire de l'Absent.
Cette localisation culturelle, qu'elle soit terrienne ou citadine, s'est transformée dans l'Histoire en Révolution. L'Ancêtre est, dès le départ, un mythe mobilisateur contre la ville symbole de l'«autre ». Face à la ville-blessure, avant ou après l'Indépendance, le seul lieu possible est l'envahissement de la ville, sa conquête ou sa négation. Le lieu occulté par la ville devient dévoration de la ville. Chez Farès, l'ogresse du Champ des Oliviers est dévoration. Clos-Salembier «descend vers la ville par tous les côtés » pour en faire « le lieu sauvage immérité d'une meurtrière liberté » (p. 16). Le Muezzin de Bourboune commence « le combat contre la ville », pendant que les fellahs de Dieu en Barbarie se préparent à envahir les métropoles du monde entier.
L'idéologie rejoint ainsi la violence de la terre contre la ville lorsqu'elle fait de cette ville le symbole d'un système colonial. L'idéologie tiers-mondiste algérienne, à la suite de Fanon, est volontiers agraire, du moins au niveau de ses déclarations de principes. Le thème de la prise de la ville y sera donc particulièrement mobilisateur, peut-être parce qu'il rejoint une des structures les plus secrètes de l'imaginaire collectif. Structure profondément irrationnelle et tragique, comme le montre le mythe d'Abou Yezid. Si la ville peut être investie violemment par le rapt, prise et possédée, elle finit par retourner cette violence contre son ravisseur, qui fera ainsi figure d'éternel perdant et rêvera toujours de nouvelle violence. Pour la prise de la ville, le projet historique de l'idéologie et la polyphonie mythique de l'écriture ont signé un pacte éphémère. Car l'enjeu de la ville, pour l'idéologie, est le pouvoir qui y réside. La Terre comme l'écriture sont au-delà, ou plutôt en-deçà de ce pouvoir daté.
Les historiens insistent sur le fait que, contrairement à ce qui s'est passé au Maroc ou en Tunisie, il n'y a presque pas en Algérie de tradition urbaine [21], cependant que dans son analyse de la révolution algérienne, Frantz Fanon considère la ville comme une « notion commerciale héritée de la période coloniale » [22], la révolution concernant avant tout, pour lui, les campagnes déshéritées, l’« intérieur ». Cette image, que l'on trouve aussi dans les textes de la Soummam ou le Programme de Tripoli, restera en partie celle des instances politiques de l'Algérie indépendante. Le Président Boumediène ne considère-t-il par les masses rurales comme : le « porte-flambeau de la révolution », alors que les villes, pour le programme de Tripoli, sont porteuses « d'esprit petit-bourgeois », et drainent « les concepts les plus frelatés de la civilisation occidentale » [23] ?
La ville est donc étrangère, frelatée, irréelle dans les textes fondamentaux de l'idéologie politique de la révolution algérienne. Et c'est bien ainsi qu'elle apparaît également dans bien des textes littéraires. Qu'on se souvienne de la description de Bône dans Nedjma. On a vu d'autres romans d'avant 1962 se contenter d'ignorer la ville, en situant toute leur action en-dehors d'elle : dans les villages kabyles de Mammeri ou Feraoun, ou encore à Bni Boublen, le village de L'Incendie de Dib. Dès ces premiers textes, la ville est blessure, et sur ce point déjà la création littéraire apporte une dimension de plus, peut-être parce que ces structures implicites sont davantage son objet spécifique, alors que dans le discours idéologique elles sont référence, et non objet. L'intrusion des valeurs urbaines, qui sont ici celles de la guerre, dans l'univers de continuité cyclique de La Colline oubliée installe la rupture, l'éclatement et la mort. La ville n'est rien en elle-même et n'est donc pas un lieu, mais elle apporte avec elle la mort du lieu.
Cependant, si la ville est altérité blessante et rupture, elle est également altérité désirée, parce que féminisée, sexualisée. La description de l'image poétique, ici, va ouvrir la voie à celle du puissant moteur d'énergie révolutionnaire que fut le symbole de la prise de la ville.
La ville, lieu d’une puissance qui nous annihile, est en
même temps un espace féminin à prendre, à violer. « Ville » signifie
d’abord celle du colon, irréelle parce qu’étrangère, mais à cause de cette
étrangeté même elle est la fête, elle suggère la transgression et elle est
femme. Femme « toujours fuyante en sa lasciveté, tardant à se pâmer, prise
aux cheveux et confondue dans l’ascension solaire », dit Kateb [24].
Le psychanalyste verra là sans peine un désir mythique et compensatoire de
disposer d'une puissance cosmique dont le colonisé se sent plus que tout autre
spolié. Fanon donnera à l'analyse psychanalytique sa dimension
politique : « Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon
est un regard de luxure, un regard d'envie. Rêves de possession. Tous les modes
de possession : s'asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du
colon, avec sa femme si possible » [25]. II n'y a plus qu'un pas à franchir pour faire
de la ville le symbole du pouvoir, et de sa conquête la prise du pouvoir
proprement dite. Ce que verront les politologues, entre autres Bruno
Etienne [26]. Avant lui, Berque avait su décrire dans la
fête de la prise de la ville à la fois la dimension politique et la dimension
ludique [27].
* *
*
L'ennui est que cette prise du pouvoir dans et par la ville ne peut être faite que par une classe dirigeante. La ville ne peut être à tous. Elle installe le clivage social ; elle est une fois de plus lieu de séparation et, comme telle, de blessure. L'exode rural envahit la ville d'une population marginale dont les valeurs ne pourront jamais être les valeurs urbaines et dont le nombre, si l'on n'y met un frein, finira par détruire de fait l'espace et les valeurs urbains à quoi la classe dirigeante s'est assimilée. Pour les ruraux qui désirent eux aussi, quoique sur un registre moins objectivé que celui de la classe dirigeante, prendre la ville, la ville est déjà occupée par ceux qui ont su l'utiliser. Si sociologues et économistes décrivent à l'aide de chiffres souvent effrayants ce flux migratoire des campagnes vers les villes et les mesures du pouvoir pour l'enrayer, l'écrivain, quant à lui, donnera à ce phénomène sa pleine dimension planétaire, celle de la mort de ce que nous appelons peut-être un peu trop hâtivement la « civilisation », dont Mohammed Dib nous montre la fragilité et aussi le factice dans Dieu en Barbarie, Le Maître de Chasse ou Habel [28].
La prise de la ville, moteur symbolique de la Révolution tant qu'elle se constitue en mythe à partir d'un manque collectif unanime, désigne les limites d'un discours lorsqu'elle se heurte à la réalité urbaine majeure, qui est la séparation. Celle des remparts qui entourent la ville de Kamel, le héros de Dib. Celle, aussi, de l'« ethnophobie » que Bruno Etienne décrit parmi les mécanismes de défense de la société urbaine. Dans les deux cas, le discours qui fonde la ville après l'avoir prise est en question, radicalement. Il n'en a pas moins partagé avec ['écriture une création mythique particulièrement productrice de sens. Mais contrairement à l'écriture qui sollicite la prolifération sémantique du mythe, le discours va craindre d'être débordé par celle prolifération ; dont il a pourtant été nourri.
Remettre en question le discours idéologique, non à cause de son contenu révolutionnaire, ou se réclamant de la révolution, mais parce qu'il est discours, et en tant que tel trahison du vécu, c'est bien entendu contester la légitimité de la ville elle-même. Car la ville est toute entière création de ce discours qui en prend possession, l'assume, puis l'aménage.
Ce discours organise l'espace urbain, puis l'espace rural
lui-même, selon les normes de sa propre rationalité, qui doit souvent beaucoup
à celle de l'« Autre n.
Et cet « Autre » ressemble beaucoup, justement, au colon, dont la
ville n'était pas tellement dissemblable de celle qu'on nous propose. N'est-ce
pas ce que dénonce le héros du roman de Bourboune, Le Muezzin, pour qui
la révolution n'est pas achevée tant que la ville, une fois prise, subsiste
encore ? Les textes littéraires, principalement ceux postérieurs à
l'Indépendance, soulignent presque tous l'illégitimité et la fausseté de la
ville, où pourtant se tient le pouvoir. On sait comme chez Boudjedra la ville
est le lieu du mensonge et de la tricherie des pères et du clan. Mais chez
Bourboune les images sont bien plus fortes : c'est la ville « fausse
couche, ville bâtarde affalée sur le lieu d'irruption de la vraie ville ». Cette ville fait des
marginaux de ceux-là qui ont permis de la prendre, et qui deviennent « la
cohorte des éclopés, les vaincus de l'espérance, les parias de la gloire, les
détruits par leur propre victoire : déchets dans un monde qu'ils ont fait
naître » [29].
Le discours politique ne dit pas directement, bien sûr, cette illégitimité de la ville : ne cherche-t-il pas au contraire à faire de la ville le témoin pleinement assimilé de sa réussite, puisque la Charte nationale propose de faire de la capitale « un symbole de la souveraineté nationale, et une grande métropole économique d'un pays en plein développement » ? Mais ce discours n'en est pas moins porteur implicitement, on s'en est aperçu, d'une mythologie collective où la ville, surtout dans le contexte historique de l'Algérie, n'est pas véritablement légitime, ou du moins ne l'est pas encore.
La légitimité politique est localisée hors de la ville, qui cependant est le siège du pouvoir. Le pouvoir cherchera donc à se légitimer en soulignant ses liens prioritaires avec les campagnes, où il serait dangereux pour lui qu'un autre groupe puisse lui voler sa crédibilité. Mais en même temps la ville est à la fois le lieu de son espoir économique, fondé en grande partie sur l'industrialisation, et de sa reconnaissance par l'extérieur, par ces « autres » du regard de qui la classe dirigeante, comme Kamal Waëd dans les romans de Dib, ne saurait se défaire alors que ce même Kamal ne sait, dans Dieu en Barbarie, franchir le mur d'enceinte qui le sépare des campagnes menaçantes. Et cependant ces campagnes, lieu de ses lointaines origines occultées à cause du regard de l'« autre », sont le seul garant de sa propre vérité, dont il se prive du même coup. Se protégeant contre elles, Kamal se protège contre lui-même Il vit déjà sa mort.
Le texte littéraire, ici, dit ce que seule l'analyse des non-dits du texte politique permet d'y déceler. Il est par rapport au discours politique l'envers, la profondeur onirique en fonction de laquelle ce discours, sans le dire, se construit. Sans se prendre au contenu du discours politique, il le désigne néanmoins comme un discours s'enroulant autour d'un centre vide dont seul le créateur tient la clé. Il en désigne la transparence, dont il est lui-même l'opacité qui seule peut lui donner vie, réalité. Le texte littéraire est capable de fonder la légitimité du discours en lui donnant vie. Mais il désigne la béance de ce discours, et en ce sens il en est la mort. C'est pourquoi le discours idéologique ne peut avoir avec lui qu'un rapport mortel.
Le temps citadin est la blessure essentielle, dont beaucoup de textes littéraires se font l'écho. Le discours politique ne peut que manquer le dire de cette blessure, dans la mesure où il est tout entier projeté à partir d'une temporalité historique, vers une positivité. La parole, et surtout celle qui aménage un espace en fonction d'un but (le mieux-être, la justice sociale, ou tout simplement le profit) est action, tension vers un ailleurs, discours qui distrait de l'être même, en son essence première et dénudée. Le Maître de Chasse, où l'un des personnages découvre : « Ne rien faire, est-ce trop nous demander ? » (p.79), est précisément le roman de la mort de toute parole d'édification, comme de toute parole, devant la nudité essentielle des Ouled Salem.
La rupture entre le
discours idéologique sur la ville et le niveau le plus profond de la création
devient ainsi irrémédiable, scellée par la fusillade que dirigent, dans Le
Maître de Chasse, les tenants du discours citadin contre ceux qui sont
allés trop loin dans l'interrogation. Le discours idéologique peut ignorer ceux
qui n'ont jamais parlé son langage, et se conforter à l'idée qu'il le leur fera
partager un jour, puisque c'est la voie du progrès. Mais il ne peut tolérer
celui qui lui tourne le dos, surtout si ce n'est même pas pour affirmer une
autre vérité que la sienne. Le scandale n'est-il pas surtout de ne rien
affirmer ? C'est en ce sens que tout créateur est, proprement, un
scandale. L'écriture est subversion, ruine du discours par l'intérieur, et non
par l'affirmation finalement rassurante d'un discours contraire qui n'en
serait pas moins discours.
Aussi le discours
idéologique ira-t-il de plus en plus vers une légitimation du modèle urbain,
qui préside à toute la Révolution agraire. Celle-ci n'est-elle pas en grande
partie une tentative d'urbanisation des campagnes, d'ailleurs nommément
réclamée par la Charte nationale de 1976 (p. 14) ? Parmi les textes officiels analysés, la Charte de
1976 va le plus ostensiblement dans ce sens, mais dès le texte de la Soummam de
1956, pourtant le plus officiellement ruraliste de tous
les discours algériens, l'innovation politique vient toujours de la ville,
puisque c'est « la présence d'éléments citadins politiquement mûrs (qui) a
permis la politisation des régions retardataires a, selon l'analyse que fait le congrès du
développement de la révolution. Entre les deux textes, Leca montre que la
légitimité révolutionnaire paysanne régresse progressivement au profit de la
ville.
Aucun texte littéraire
récent ne donne de la ville cette image positive que le discours politique
développe progressivement comme un futur radieux. Si ce, discours projette
dans l'avenir une gigantesque Alger – Megalopolis [30], le texte littéraire montre dans cet espace
utopique une ville sans mémoire. L'idéologie dessine une utopie urbaine d'où le
passé est exclu.
Dans. cette Société
globale de plus en plus dominée par les valeurs urbaines, nous dit Leca, ces
valeurs ne sont pas portées par des couches citadines anciennes et dotées d'une
tradition culturelle propre. C'est l'Etat qui prétend développer à la fois la
ville et la campagne « par le haut » : la nouvelle image de la ville
est inséparable de l'image que l'Etat veut donner de lui-même et de la Société.
L'Etat est constructeur de la nation et accoucheur de la Société civile dans la
Charte nationale. Au lieu d'être le produit d'une Société ou d'un groupe
d'intérêts, l'Etat produit lui-même sa Société. Il n'a donc pas d'origine, du
moins avouée, et c'est bien la honte de Kamal Waëd chez Dib. Seul le texte
littéraire dévoile cette ville sans mémoire, et le discours idéologique qui la
produit, dans leur nudité. Kamal n'a pas plus de racines, de mémoire que la
ville dont il a fait son seul espace, réduit aux lieux mêmes de sa fonction
dans Le Maître de Chasse. L'un et l'autre (le personnage comme la ville
avec qui il se fond) ne pourront qu'exercer une violence aussi grande que celle
par laquelle ils se sont vidés d'eux-mêmes, sur ces « mendiants de Dieu » qui prétendent retrouver une mémoire immémoriale,
hors du temps. Et c'est également une ville sans mémoire qui expulse Arfia à
l'asile de fous dans La Danse du Roi.
Cette ville sans mémoire
est bien, cependant, le lieu d'une violence dont on peut suivre la crispation
progressive chez Dib, et qui est chez Farès celle du discours étatique
lui-même. Car ce discours « mange dans la main d'un autre », parce qu'il
s'est vidé de ce qui pourrait lui donner vie autre que répressive : « Si
le discours étatique est un lieu vide, il s'inscrit dans la réalité d'un lieu
de meurtre : la ville, corps écran de sa transparence meurtrière », dit le
texte en rupture de L'Exil et le désarroi, cependant que dans Un
Passager de l'Occident le paganisme est ce que la Société algérienne bureaucratique
et technocratique « est et n'est pas », ce qu'il
lui est insupportable de reconnaître comme tel. Mais aussi une instance
enfouie, un contenu à propos duquel Farès développe un jeu de réponses entre
contenants et contenus qui débouche sur la césure, l'éclatement et le meurtre.
Le paganisme est l'explosion d'un contenu enfoui éclatant son
contenant-simulacre.
Si la ville est,
implicitement, sans mémoire dans le schéma idéologique, c'est en partie parce
qu'elle y est perçue abstraitement comme une entité unique et homogène, que
l'on oppose à tel autre type (la campagne) supposé homogène lui aussi. Elle
est davantage un modèle de civilisation qu'une réalité précisément vécue. Or,
la ville maghrébine est plus que toute autre plusieurs villes juxtaposées ou
imbriquées, et à fonctions culturelles différentes, souvent opposées. Même si
les villes anciennes en Algérie ont été en grande partie détruites par la
colonisation et continuent de l'être sous prétexte d'assainissement, la ville
en tant que modèle de civilisation a toujours son envers, qui est soit la
vieille ville d'avant la colonisation (la casbah d'Alger par exemple), soit
tout simplement l'intérieur des maisons, univers parallèle et radicalement
opposé à celui de la rue, univers qui se voudrait havre d'intimité,
clôture maternelle s'il n'était en général surpeuplé. Le modèle idéologique
reproduit la ville européenne, que sa mémoire a déserté puisque les « autres »
sont partis. Seuls, des textes littéraires soulignent la chaude épaisseur de
l'ancienne ville où Lâbane court se réfugier, chercher – mais il est trop tard
car son être est déjà séparé – l'« opacité en pleine lumière », le « noyau de
pierre et de soleil, noir au milieu, concentré dans toute sa dureté ». (Le Maitre
de Chasse, p. 25).
Lorsqu'il découvre ainsi l'envers de la ville, lorsqu'il en conjugue l'opacité avec la transparence de la ville nouvelle, le texte littéraire écrit, à proprement parler, la ville même. La ville, d'ensemble unique, homogène et abstrait qu'elle était dans le discours idéologique, devient écriture, vit dans et par l'écriture qui matérialise son envers. On le voit par exemple dans Le Muezzin de Mourad Bourboune, ou encore chez Boudjedra dans tel passage de La Répudiation ou de L’Insolation.
La mémoire, chez Bourboune, est une mise en perspective du présent et de sa blessure. Elle est retour avant la rupture. Au-delà du souvenir, le creusement ultime du muezzin le ramène à la matrice originelle, seule capable de nier la ville. Car elle est mort et liberté à la fois, et la ville-fausse couche des édificateurs, dans sa transparence, est répression mortelle, ruais qui ne dit jamais la mort. « Le bonheur, c'est la mémoire désormais » (p. 47). Mais la mémoire installe aussi l'écriture du livre dans la rupture, par rapport cette fois à un discours d'édification dont il ne peut être que la mauvaise conscience. Et elle l'installe aussi dans le silence obstiné que le discours idéologique construit autour de cette parole pour s'en défendre.
Silence mortel dont ce discours entoure également une autre parole de rupture : celle de Nabile Farès. Et là encore le meurtre de da transparence du discours contenu dans cette écriture vient en partie de ce qu'elle fait siennes dans le chant la mémoire, et la mort que toute mémoire contient. Une écriture qui. s'installe dans sa propre mort est inévitablement meurtre du discours parallèle qui élude la mémoire comme la mort.
* *
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Cette notion de mémoire, dont le corollaire est un face-à-face avec la mort, une angoisse existentielle dont seul le créateur peut rendre compte parce qu'il ne craint pas d inscrire sa propre mort dans le déroulement même de son écriture, est certainement ce qui différencie le plus l'écriture et le discours à propos de la vIlle. Elle est également le point sur lequel l'analyse du littéraire et celle du politologue divergeront. La mémoire et la mort n'existent dans le discours idéologique comme dans son analyse que s'ils sont comptabilisables. On assiste alors à une mémoire historique dont on a assez montré qu'elle tendait vers une « objectivité » toujours fuyante, et de toute manière située hors du propos littéraire : cette « objectivité » discutable est en effet une superstructure, un élément de discours, une confiscation. La. mémoire historique n'est « objective » qu'à l'intérieur d'un discours historique donné, et le discours historique auquel nous assistons ici a pour fonction essentielle de conférer une légitimité au discours idéologique, mais à partir de ce discours même à quoi il ramène. Au contraire de ce schéma tautologique, la mémoire qui nous occupe dans les textes littéraires est existentielle. Son épaisseur ne connaît pas l'«objectivité », parce qu'elle lui préexiste.
Cependant cette mémoire dessine un espace : cet espace où le temps historique est inconnu, espace que j'appellerai Espace maternel plus qu'espace terrien, pour l'opposer, non plus à la ville comme unité géographique, mais à la Cité et à son discours, c'est-à-dire à l'ensemble des valeurs urbaines dont le discours idéologique dessine le contour. L'opposition, en effet, n'est pas forcément signifiante entre les deux espaces, au sens géographique du terme, mais entre deux mentalités fondamentalement irréconciliables que sépare surtout la notion de temps. La mémoire dont je parlais plus haut échappe au temps historique, et inversement le discours idéologique qui mise sur l'Histoire, sur un progrès inscrit dans le temps, dans un déroulement vectoriel, ignore toute mémoire non confisquée. L'espace tel qu'il est délimité par le discours idéologique en termes quantifiables (ville d'un côté, campagne de l'autre), est une construction discursive qui ne correspond pas à la réalité vécue.
C'est pourquoi la référence à Ibn Khaldûn dont se réclame Leca dans son analyse de la séparation des lieux de pouvoir (l'espace urbain) et des lieux de légitimité (espace rural, puis espace urbain) me semble quelque peu artificielle. Si un certain nombre des personnalités émettrices du discours idéologique connaissent Ibn Khaldûn, le discours idéologique, lui, ne le connaît pas, car sa référence n'est pas la ville d'Ibn Khaldûn au XIVe siècle, dont il ne subsiste rien, mais bien, mythiquement, la ville de l'Autre, la ville européenne.
La plupart des études sociologiques de l'espace algérien montrent bien l'urbanisation progressive des campagnes, mais aussi une tendance à la ruralisation de l'espace urbain du fait de l'exode rural. On peut donc opposer, non pas un espace urbain lieu du pouvoir à un espace rural lieu de la légitimité, mais tout simplement un espace de pouvoir que j'appellerais Cité, et un espace d'origine que j'appellerais Espace maternel.
Cette séparation abolirait en effet celle entre la ville et la campagne, qui n'est qu'approximativement exacte, en ce qu'elle ne recouvre qu'un vécu de surface. Elle aurait l'avantage de ne pas exclure la ville de l'espace d'origine, où elle peut avoir partiellement sa place, la ville étant toujours un espace double. De cet espace double une partie est montrée : c'est la façade du pouvoir devant l'Autre, l'Occident, référence toujours présente ; l'autre partie, cachée, est souvent le lieu du pouvoir réel même si elle n'en est pas la légitimité.
Cette séparation aurait l'avantage, surtout, de faire intervenir la notion de mémoire, si présente dans les oeuvres littéraires, et dont j'ai montré l'absence de formulation, tant dans le discours idéologique que dans son analyse. Or, le concept de mémoire – collective –, peut beaucoup plus facilement intégrer une structure fondamentale de l'imaginaire collectif qu'un concept théorique se parant d'Ibn Khaldûn que l'imaginaire collectif ne connaît pas. De plus, ce même concept de mémoire, dans la mesure où il s'oppose au discours commémoratif de l'Histoire officielle (L'Histoire de l'Algérie n’en est qu'à ses débuts), permettrait de dégager une image collective de la ville plus vraie que celle du discours idéologique, et de rendre compte dans une certaine mesure de la profondeur des niveaux de signification de l'écriture créatrice.
[1] Y compris lorsque l'écriture romanesque prétend recourir à des procédés narratifs ou stylistiques puisés dans la tradition orale. Ces procédés, qui enrichissent certes l'écriture romanesque, y sont cependant dans un lieu qui ne sera jamais le leur. Ils y sont en représentation. Ce qui ne les empêche pas d'y participer à l'élaboration souvent féconde d'une autre forme d'expression, mais qui restera romanesque. C'est un peu ce que Bakhtine nomme le plurilinguisme, ou le carnaval.
[2] Voir le dossier « Littérature maghrébine actuelle et francophonie », Souffles (Rabat), n° 18, mars-avril 1970, p. 36.
[3] Présence africaine, 2° trimestre 1963, p. 188.
[4]
KATEB (Yacine), Nedjma. Paris, Le Seuil, 1956, p. 256.
[5] Au sens étymologique du terme « païen : le Tiers-Monde ne tend-il pas comme le montre Jacques Barque dans L'Orient second p. 210, à devenir la « campagne mondiale », ou encore ce qu'une analyse plus récente appellerait la « périphérie », par rapport au centre que seraient les Sociétés industrialisées et urbaines ?
[7] FERAOUN, Mouloud. La Terre et le Sang. Paris, Le Seuil, 1953, pp. 12-13.
[8] L’expression est de Jean DUVIGNAUD, Chebika. Paris, Gallimard, 1968.
[9] MAMMERI, Mouloud. La Colline oubliée. Paris, Plon, 1952.
[10] FERAOUN, Mouloud. Les Chemins qui montent. Paris, Le Seuil, 1957.
[11] La Colline oubliée, pp. 42-44.
[12] Spectacle et Société. Denoël-Gonthier, Paris, coll. Médiations, 1970.
[13] DIB (Mohammed), La Grande Maison. Paris, Le Seuil, 1952.
[14] FARES (Nabile), Yahia, pas de chance. Paris, Le Seuil, 1970, pp. 51-52.
[15] DIB (Mohammed), Qui se souvient de la mer. Paris, Le Seuil, 1962.
[16] BOURBOUNE, Mourad, Le Muezzin. Paris, Christian Bourgois, 1968.
[17] DIB (Mohammed), Dieu en Barbarie. Paris, Le Seuil, 1970.
[18] FARES (Nabile), Le Champ des Oliviers. Paris, Le Seuil, 1972, Couverture.
[19] FARES (Habile), Mémoire de l'Absent. Paris, Le Seuil, 1974.
[20] BOUMAHDI (Ali), Le Village des asphodèles. Paris, Laffont, 1970.
[21] SANSON (Henri), . « Prise de la ville, prise du pouvoir ». Villes et Sociétés au Maghreb. Recueil collectif. Paris, CNRS, 1974, pp. 21-28.
[22] FANON (Frantz), Les Damnés de la terre. Paris, Maspéro, 1961.
[23] LECA (Jean), Villes et système politique. L'image de la ville dans le discours officiel algérien. ms. dactyl., 31 p., à paraître.
[24] Nedjma, p. 70.
[25] Les Damnés de la terre, p. 8.
[26] ETIENNE (Bruno), « Le flou urbain ». Villes et Sociétés au Maghreb. op. cit., pp. 29-38.
[27] BEROUE (Jacques), Dépossession du monde. Paris, Le Seuil, 1964.
[28] DIB (Mohammed), Dieu en Barbarie, op. cit., Le Maître de Chasse. Paris, Le Seuil, 1973, Habel. Paris, Le Seuil, 1977.
[29] BOURBOUNE (Mourad), Le Muezzin. op. Cit.
[30] Le gigantisme de réalisations comme l'hôtel Aurassi, ou le métro en construction, en est une illustration.