Littérature comparée et francophonie :
un mariage à risques ?

Charles BONN,
Université Paris 13

Comparatisme et francophonie sont deux approches relativement récentes du fait littéraire, qui n'ont pas encore réussi, depuis un demi-siècle environ, à délimiter et imposer leurs marques dans le champ universitaire français ou maghrébin, alors que dans la plupart des universités d'autres pays industrialisés que la France leur existence institutionnelle est le plus souvent de l'ordre de l'évidence. De plus, ces deux disciplines qui partagent dans le champ universitaire franco-maghrébin une même suspicion, laquelle devrait les amener à se rapprocher l'une de l'autre, entretiennent au contraire entre elles tout un faisceau de malentendus qui ne les servent ni l'une ni l'autre, mais sont probablement une des marques les plus sûres de la difficulté qu'elles connaissent toutes deux pour se définir elles-mêmes. Car elles ont chacune une histoire institutionnelle ou politique qui semble bien les empêcher de connaître, en France et dans les pays anciennement colonisés par la France, le développement épistémologique auquel elles pourraient logiquement atteindre.

Ainsi au Maroc, où les recherches sur les littératures francophones, particulièrement maghrébines, sont très développées, ces recherches se font le plus souvent dans un dialogue exclusif entre textes francophones et modèles de lecture ignorant la mise en situation des littératures francophones par rapport à d'autres littératures. Les travaux comparatistes y sont extrêmement rares, et la discipline “Littérature comparée” y est encore presque inconnue. En France le comparatisme littéraire a peu à peu conquis une reconnaissance relative, mais n'a toujours pas défini ce qui le différencie de l'étude des littératures étrangères, classées par “aires linguistiques”. Ainsi bien des “comparatistes” ne sont bien souvent que des spécialistes d'une de ces aires linguistiques, spécialistes dont on se demande quelle est leur différence avec les chercheurs ou enseignants de langues et littératures étrangères, si ce n'est peut-être une pratique moins attestée de la langue de référence. Les cours dispensés dans les universités sur les questions comparatistes d'agrégation, qui supposeraient en toute logique une problématique d'ensemble de la question, sont dispersés entre des spécialistes d'“aires linguistiques” traitant chacun du seul auteur de sa compétence, sans aucune concertation ni réflexion commune : ces cours sont ainsi, qu'on le veuille ou non, la négation du comparatisme, même dans sa définition la plus traditionnelle. Pourtant ce cloisonnement du comparatisme français entre “aires linguistiques” étanches et monolingues n'empêche pas l'institution comparatiste (par exemple les commissions du CNU) d'exclure le plus souvent les spécialistes de Francophonie sous prétexte que ne travaillant que sur des textes de langue française ils relèvent de la littérature française. Or, à tort ou à raison, la francophonie se définit le plus souvent en se différenciant de la littérature française, ce qui permet parallèlement aux commissions de littérature française de la tenir dans une exclusion tout aussi profonde.

Ces frilosités des deux champs disciplinaires concernés ne sont pas faites pour favoriser leur développement. S'accrochant l'une et l'autre à des définitions de champs figées parce que limitées à des marqueurs “objectifs” comme la langue, l'ancienneté ou la “centralité” d'une histoire littéraire, la discipline “Littérature comparée” comme la discipline “Littérature francophone” se privent de ce qui justifie précisément leur existence : la prise en considération de champs culturels et littéraires nouveaux, dont l'intérêt théorique réside dans le fait que leur description ne peut se faire dans les grilles des approches universitaires consacrées. Si en effet ces nouveaux domaines de connaissance pouvaient être décrits par les grilles éprouvées de la description littéraire traditionnelle, on ne verrait pas de quel intérêt serait la création de disciplines nouvelles.

On voudrait donc insérer en ouverture de ce volume, et avant qu’Abdallah Mdarhri-Alaoui qui l'organisa ne développe la problématique plus précise de ce colloque, un plaidoyer pour une double, ou triple reconnaissance : reconnaissance par l'institution littéraire en général de champs littéraires peu étudiés jusqu'ici, ou marginalisés lorsqu'ils le sont. Mais aussi reconnaissance par les spécialistes de littérature comparée ou de littérature francophone de ce que leur discipline est indissociable de ces nouveaux champs d'expression, non pas à travers les grilles d'approche éprouvées de disciplines plus consacrées, mais parce que ces aires culturelles problématiques rendent ces grilles caduques, et obligent celui qui les décrit à repenser sa propre démarche comme sa discipline. Car cette problématique est bien ce qui peut apparaître comme le point commun de toutes les communications de ce colloque, peut-être parce que sa délocalisation par rapport aux centres habituels des définitions identitaires et disciplinaires le prédisposait à ce redimensionnement des perspectives ?

Grâce peut-être à sa délocalisation, la Francophonie, précisément parce qu'aucune de ses définitions n'est satisfaisante, peut devenir ainsi un de ces objets problématiques qui permettent seuls à la recherche de progresser, au lieu de répéter sans fin les mêmes confortables certitudes, particulièrement lorsqu'il s'agit, comme ici, de définitions identitaires lourdement chargées d'histoire. Mais en même temps, si la Francophonie est un objet permettant par son aspect problématique à la Littérature générale et comparée de se repenser comme discipline sortant de la sclérose où l'étanchéité des “aires linguistiques” l'enlise le plus souvent, elle ne peut jouer ce rôle que si elle-même repense sa définition hors de cadres géographiques rigides. La Francophonie n'est pas seulement l'expression de langue française hors de France : elle comporte aussi un ensemble d'expressions de langue française comme celle de l'Immigration par exemple, dont la présence à l'intérieur même de l'hexagone oblige la définition de l'identité française à vaciller. L'étrangeté dont la Francophonie est un des vecteurs n'est pas seulement à l'extérieur des frontières : elle est aussi à l'intérieur du champ culturel de l'identité française qu'elle dynamite, rendant la séparation entre littérature française et littérature francophone aussi caduque que celle entre “aires linguistiques”. Mais cette déstabilisation généralisée est le seul moyen, selon nous, d'appréhender une réalité identitaire perpétuellement mouvante, et de donner à nos disciplines le moyen de leur efficacité.

Littérature générale et comparée et aires culturelles problématiques

Discipline récente qui n'a toujours pas délimité nettement son domaine par rapport à la littérature française d'une part, et aux langues et cultures étrangères de l'autre, la littérature générale et comparée se justifie comme description de la rencontre entre les cultures, mais aussi du surgissement de cultures débordant les cadres identitaires institués. La comparaison entre littératures différentes peut affiner, par exemple, l'étude des sources et influences d'un écrivain. Mais ce faisant elle ne fait que perfectionner des études qui se font de toute manière à l'intérieur des descriptions littéraires “nationales”, dont la littérature générale et comparée ne serait qu'une annexe si elle se limitait à ces approches. Quel que soit l'intérêt de ce type d'études qui font souvent la gloire de notre discipline, elles supposent que les identités culturelles que l'on compare, entre lesquelles on décrit les échanges, sont fixes, “naturelles”, et stabilisées par des “aires linguistiques”, nettement délimitées.

Une telle conception des identités culturelles est de plus en plus battue en brèche par la réalité vécue des sociétés auxquelles elle fait référence. L'évolution historique, politique et économique de ces dernières décennies nous a imposé de prendre en considération des espaces culturels mouvants : non seulement des populations privées de leur territoire d'origine pour des raisons politiques ou économiques (mais aussi culturelles) sont déplacées ou dispersées dans des espaces d'accueil aux cultures souvent différentes, mais de plus la pérennisation de ces états de faits produit des mécanismes identitaires nouveaux. A partir de la seconde ou de la troisième génération les populations déplacées, si elles se perçoivent encore différentes de l'espace d'accueil, se reconnaissent moins que leurs aînées dans l'espace d'origine par rapport auquel on continue à les définir. Quant aux populations d'accueil, la différence présente dans leur espace les amène nécessairement à se redéfinir, ne serait-ce qu'en acceptant ou en refusant cette multiplicité.

C'est ici que les langages institués pour la définition et la production de l'identité révèlent bien vite leur inefficacité. Certes, la réponse à ce défi appartient peut-être davantage aux anthropologues qu'aux “littéraires”. Mais on nous a appris à définir la littérature comme l'emblème par excellence d'une culture. Et ces situations socioculturelles jusqu'ici peu décrites par l'institution universitaire manifestent non seulement la fragilité des étiquettes nationales traditionnellement utilisées pour la description des littératures, mais peut-être bien aussi celle du concept de littérature lui-même. Les romans produits depuis quelques années par ce qu'on appelle la “deuxième génération de l'Immigration” nous obligent, si nous voulons en rendre compte, à abandonner nos critères habituels de description et de jugement des textes à partir d'une tradition instituée de la “littérature”. Ou alors nous décidons à priori que l'objet n'est pas pertinent, et nous nous privons peut-être de la possibilité d'analyser une littérature en son surgissement, en ce qu'elle a de plus vivant et de plus réel. Mais si nous pensons que la littérature générale et comparée se doit de décrire les expressions qui échappent aux définitions “nationales” des littératures, nous serons obligés de reconsidérer, à la fois notre conception de ce qui est ou n'est pas “littérature”, et le langage que nous utilisons pour décrire notre objet aléatoire.

L'adjectif “générale” fort heureusement ajouté à “comparée” dans le libellé de notre discipline va se révéler efficace ici, non seulement pour nous permettre de rendre compte de ces objets culturels nouveaux que nous impose la mutation sociale, mais aussi pour permettre à notre discipline d'affirmer un domaine sur lequel elle ne soit plus considérée comme cette annexe de l'étude des littératures dites “nationales” qu'elle paraît être encore pour certains. Comparer, à partir d'un thème ou d'un mouvement, littérature française et allemande par exemple, suppose une définition de la littérarité évidente dans chacune des aires culturelles envisagées. La description d'aires culturelles problématiques au contraire, en ce qu'elle relativise le concept même d'aire culturelle, rejoint aussi une mise en question des limites du langage littéraire en tant que tel. Elle participe donc à cette réflexion sur la littérarité en général que suppose le terme de “littérature générale”.

Que ce soit du point de vue des espaces culturels ou du celui des langages qu'elle étudie, l'un des points forts de la littérature générale et comparée en tant que discipline universitaire est peut-être, ainsi, le fait de réfléchir sur les limites des langages dont elle examine la rencontre, comme du langage universitaire en général qui les décrit. L'introduction dans nos programmes, et surtout dans les programmes de l'enseignement secondaire, d'aires culturelles considérées comme problématiques, aura eu pour le moins l'avantage de nous en faire prendre conscience même si elle ne fut pas suivie de beaucoup d’effets.

“Aires linguistiques” et “cultures d'origine de l'Immigration” : où la nomination empêche d'appréhender son objet

Les littératures francophones du Sud sont le plus souvent assimilées en France aux “cultures d'origine de l'Immigration”. On reviendra plus loin sur ce que la définition culturelle de l'Immigration que ce terme suppose peut avoir d'inadéquat. Acceptons-en provisoirement la fiction commode, pour l'inventaire qui suit.

Les “pays d'origine de l'Immigration” en France, ce n'est un secret pour personne, sont essentiellement méditerranéens ou africains. On inclut ici le Portugal dans l'aire méditerranéenne, et l'on sait qu'après le Maghreb, le Portugal est le deuxième pays d'émigration vers la France. Force est de constater que l'enseignement comparatiste, et plus généralement littéraire français n'a pas beaucoup intégré ces aires culturelles dans ses domaines d'études. L'enseignement comparatiste, dans les universités françaises, est majoritairement centré sur l'Europe du Nord et l'Amérique. Il ignore pratiquement le Tiers-Monde, comme si l'intérêt d'une littérature moderne était lié au développement économique du pays dont elle se réclame. On en arrive ainsi au paradoxe que l'introduction d'un auteur africain à l'Agrégation de 1987 se fasse en littérature française.

D'ailleurs le choix de Senghor n'est-il pas également celui du plus “acceptable” de ces nouveaux venus dans le champ littéraire et universitaire français auquel il appartient “de plein droit” par sa formation d'agrégé comme par la politique culturelle qui fut la sienne au Sénégal ? On peut ainsi soutenir que même issues d'un espace géographiquement excentré, l'œuvre comme la personne du Président Senghor ont participé au contraire au renforcement de cette image dominante de la cohérence supposée de l'aire linguistique francophone, dont son amitié avec Georges Pompidou est une illustration anecdotique non négligeable. La définition officielle d'une Francophonie développant par-delà les frontières l'universalité d'un humanisme dont la capitale ne peut être que Paris, relayée par de périodiques sommets décentrés des chefs d'Etats francophones, rejoint ainsi la définition monolithique d'aires linguistiques supposées cohérentes dénoncée plus haut dans la pratique comparatiste.

Cette référence de l'institution universitaire à des aires culturelles définies à partir d'étiquettes linguistiques a pour conséquence une mise à distance, par l'obstacle de la langue, des “aires” non francophones comme des immigrés qui en sont issus, et qui sont pourtant une partie non négligeable de la Société française. L'étiquette linguistique, dans la mesure où elle suppose des frontières géographiques et culturelles à l' “aire” qu'elle désigne, suppose aussi une technicité linguistique de la relation du chercheur à une “aire” autre que la sienne. Cette technicité raréfiera de ce fait cette relation, et empêchera de concevoir – a fortiori de décrire – ces espaces culturels nouveaux que l'actualité de toute manière produit. Elle multiplie donc les obstacles entre communautés pourtant présentes l'une à l'autre, et se servant bien souvent de fait de la même langue : celle du pays “d'accueil”, en l'occurrence le français. Elle crée l'étranger dans le différent, en empêchant le développement d'un langage de l'être avec ses différences dont notre Société est faite, avec ou sans Immigration. Le rôle de la littérature comparée n'est-il pas en grande partie l'invention de ce langage de l'être-avec, lequel, par-delà des visées généreuses qui ne sont pas notre propos, permettrait du moins à la description universitaire de ne pas tourner le dos à la réalité ?

Ce déni de la réalité vécue actuelle par la référence à une étiquette linguistique est particulièrement visible lorsqu'il s'agit de “pays d'origine de l'Immigration” ayant connu une histoire littéraire trop prestigieuse dont l'éclat empêchera parfois d'envisager la culture d'origine réelle de ces immigrés. Ainsi l'enseignement du grec ancien freine-t-il plus ou moins celui du grec moderne et des réalités de vie actuelles de ce pays. Et de même l'enseignement de l'arabe, à force d'érudition sur le Coran ou la littérature des “grands siècles”, abandonne la réalité arabe actuelle aux sociologues, géographes et politologues, et aux anthropologues les réalités culturelles spécifiquement maghrébines : ne peut-il y avoir de littérature que distincte des réalités vécues actuellement, dans les sociétés méditerranéennes ? Ou alors y a-t-il antinomie entre la littérature comme expression prestigieuse, et la réalité triviale du sous-développement, ou de l'émigration ? Quoiqu'il en soit, la notion d'aire linguistique ne fonctionne-t-elle pas, ici encore, comme une sorte de garde-fou ?

Si l'étude des “cultures d'origine de l'Immigration” est oblitérée par la fixité et l'étiquette linguistique des “aires linguistiques”, elle l'est donc aussi par les clivages entre disciplines. Le domaine qui nous préoccupe ici signale plus qu'un autre des espaces culturels qui risquent d'échapper définitivement à l'étude littéraire, et de la marginaliser, si cette dernière ne tient pas compte de l'apport des sciences sociales. Mais inversement l'anthropologie d'une part, et les recherches sur la pédagogie du français langue étrangère de l'autre, ont parfois tendance aussi à se priver de l'outil irremplaçable de reformulation de leur objet que peut être pour eux l'approche littéraire lorsqu'elle est créatrice de concepts, et non pas seulement dénotative. Les “cultures d'origine de l'Immigration” sont un espace culturel non tant sous-décrit que mal décrit, parce que découpé entre disciplines étanches.

Francophonie et paternalisme

C'est l'une des raisons du malentendu qui entoure l'existence même de littératures actuelles, souvent de langue française, au Maghreb, en Afrique ou dans l'Emigration : ces espaces sont considérés comme relevant de l'anthropologie, ou de l'ethnographie, et dès lors on conçoit mal qu'ils puissent produire des littératures. Comme si la partition des langages universitaires pour décrire des espaces culturels produisait leurs objets au lieu de se contenter de les décrire. Cette détermination à priori du contenu de ces espaces, par leur répartition culturelle entre les langages universitaires de leur description, se retrouve dans l'attitude des lecteurs vis à vis des littératures maghrébines ou africaines : celles-ci sont dans ce cas limitées à une fonction de document sur leur société pour des lecteurs français. C'est-à-dire qu'elles ne sont susceptibles que d'une lecture sociologique, et qu'on leur refuse le plus souvent la possibilité même d'une recherche proprement littéraire. La répartition des espaces culturels entre disciplines descriptives distinctes aboutit ainsi en matière de lecture de littérature à ce qu'il faut bien appeler un paternalisme. Or, ce paternalisme n'est-il pas le même que celui qui a présidé à cette répartition, comme il est également celui qui limite aux espaces européens et nord-américains les champs d'étude de littérature générale et comparée ?

Ces littératures sont, de plus, victimes d'un autre malentendu, qui conforte dans une certaine mesure celui qu'on vient de signaler : il s'agit du concept de francophonie, qui concerne aussi bien l'expression maghrébine, que l'expression africaine, que l'expression de l'Immigration elle-même. La langue française, on l'a déjà vu, est un outil d'expression commode, tant pour l'Immigration méditerranéenne et africaine en France, que pour les écrivains des “cultures d'origine” de cette Immigration. Et de fait l'expression littéraire de langue française se développe rapidement dans tous ces espaces. Ce développement de littératures de langue française souvent d'excellente qualité devrait faciliter la prise en compte par la description universitaire, de la dimension littéraire de ces espaces, et il est de fait que la plupart des lieux universitaires, de plus en plus nombreux, qui les accueillent ont pu se développer essentiellement en jouant sur cette étiquette de la Francophonie chère à plus d'une politique ministérielle. Mais outre qu'elle met l'accent sur une sectorisation par étiquettes linguistiques dont on a vu les méfaits, et qui recouvre ici une “aire culturelle” à la cohérence encore plus contestable que celles dénoncées plus haut, cette notion de Francophonie, pour être crédible, doit revêtir une dimension militante qui ne peut que choquer certains, par exemple ceux pour qui le français, même s'ils l'utilisent quotidiennement pour de tout autres raisons, reste encore la langue de l'ancien colon.

Certes le choix d'une langue, dans des espaces bilingues comme le Maghreb ou à un moindre degré l'Immigration maghrébine, n'est jamais neutre. Mais la complexité même de ses motivations, dont la plupart ne sont significatives qu'à l'intérieur de ces espaces culturels, ne peut nullement s'accommoder d'un militantisme francophone dont la dimension idéologique est définie ailleurs que dans ces espaces, dont elle tend à gommer la diversité. Enfin, pour en revenir à la problématique propre à notre discipline, la littérature générale et comparée, la Francophonie est également, lue à travers le prisme réducteur des aires linguistiques, un domaine dont le comparatiste peu sûr de son propre statut universitaire ne saura guère s'il relève, ou non, de sa compétence. Après tout, lui objectera-t-on, vous comparez quelle langue à quelle langue ? Une fois de plus le raisonnement par aires linguistiques aura ainsi éliminé un espace culturel problématique, et pourtant essentiel du fait même qu'il est problématique.

Tous ces malentendus que soulève l'étude comparatiste des “cultures d'origine de l'Immigration” s'ajoutent, enfin, à celui de la formulation même de son objet : l'espace culturel de l'Immigration ne peut pas se définir uniquement par son origine, ou ses origines, même si elles restent le plus souvent une référence identitaire parmi d'autres dans le vécu immigré. Mais parallèlement à l'observation sociologique, plusieurs des textes littéraires de la “deuxième génération de l'Immigration”, ou les nombreux groupes de rock ou de rap qui en sont issus, montrent que cette “deuxième génération” se définit plus par une culture de banlieue urbaine où les nationalités des parents sont mêlées, que par une “culture d'origine” mythifiée que la “deuxième génération” n'a souvent pas connue, à supposer même que ce soit véritablement celle de ses parents.

Car dans les pays anciennement colonisés la culture est un enjeu politique trop important pour que les États ne soient pas tentés d'en donner une définition quelque peu partiale. Tout État postule en effet implicitement ou explicitement l'unité de la culture nationale, et ceci est vrai tout autant pour la France que pour les “pays d'origine de l'Immigration”. Il aura donc tendance à opposer culture nationale et culture étrangère, en supposant l'unité interne de chacun de ces concepts. Or, toute polémique mise à part, la réalité ne montre-t-elle pas que toutes les sociétés méditerranéennes sont multiculturelles ? Ce qui fait que définir l'Immigration à partir de sa culture dite “d'origine” est d'abord nier la différence à l'intérieur de notre propre culture, différence que l'Immigration n'est pas seule à représenter, mais par rapport à laquelle elle peut servir de prétexte, soit pour l'accepter, soit pour la refuser dans une affirmation de sa propre culture comme univoque. En ce sens le terme même d'interculturalité est dangereux, en ce qu'il suppose une relation entre des cultures elles-mêmes cohérentes : on en revient à l'irréalisme de la notion d'aire culturelle. De ce fait le comparatisme entre “aires culturelles” risquerait fort d'être vain s'il se refusait à admettre les différences internes à chacune de ces “aires culturelles”, y compris les différences qui rendent parfois caduques les limites supposées de ces mêmes “aires culturelles”. Tout espace culturel suppose plusieurs langages différents en son sein, et le comparatisme devra également s'exercer entre ces différents langages dans un même espace.

Quel enseignement comparatiste ?

Ces réserves étant faites en ce qui concerne la réduction des Immigrations à une définition par leurs origines, réelles ou reconstruites par les discours culturels dominants, il n'en reste pas moins nécessaire de développer l'enseignement et la recherche concernant ces cultures dites d'origine de l'Immigration. Car ces cultures ne sont pas seulement des systèmes de référence, parmi d'autres, plus ou moins valorisés par les immigrés et plus ou moins intégrés par eux, selon les générations et les individus, dans leur auto-définition identitaire. Elles sont aussi ce que viennent lire dans l'Université française un très grand nombre d'étudiants chercheurs issus des pays dits “d'origine de l'Immigration”. Ces étudiants sont en fait, ne serait-ce que parce qu'ils viennent de les quitter, bien plus proches de ces “pays d'origine de l'Immigration” que de nombreux immigrés, avec lesquels ils ont parfois du mal à dialoguer, car leurs expériences sont très différentes. Ces étudiants ont, en particulier, les plus grandes difficultés à comprendre que pour les jeunes de la “deuxième génération” le pays dit “d'origine”, que parfois ils n'ont jamais vu, ne représente plus la référence identitaire unique.

Ces étudiants demandent à l'Université française, dont ils fréquentent essentiellement le troisième cycle, un langage de la mondialité pour définir leur identité nationale vis à vis de l'extérieur. Ils sollicitent en fait par là cette vocation à un dire de l'universel qui est implicite dans le mot même d'Université. Dire de l'Universel ressenti un peu comme une caution, comme une évaluation du local au regard du général. Les départements littéraires des universités françaises connaissent ainsi une prolifération de propositions de thèses sur leur culture d'origine (cette fois les guillemets ne s'imposent plus), thèses pour lesquelles ces étudiants viennent chercher des directeurs. Or bien souvent ces derniers ne connaissent pas l'espace décrit et ne savent pas même que le sujet qu'on leur propose a déjà été traité… Ce qui fait que des universités maghrébines font parfois soutenir une deuxième fois les thèses françaises trop dévaluées de candidats à un poste d'enseignant dans leurs murs. Certes, cette dévaluation est un peu celle d'un grand nombre de doctorats récents, mais elle est sérieusement aggravée dans ce domaine du fait du très petit nombre de directeurs de recherches reconnus, et du paternalisme de l'institution universitaire devant un espace culturel considéré souvent encore comme mineur.

Il y a donc urgence, tant par rapport à la présence de l'Immigration dans la société française, que par rapport à celle d'étudiants très nombreux issus des “pays d'origine de l'Immigration”, que plus généralement par rapport à la réalité plurielle du monde dans lequel nous vivons, de développer l'enseignement et la recherche comparatistes sur ces domaines dont l'ignorance par notre discipline ne pourrait qu'aggraver sa marginalisation. Plus que l'anthropologie, la Francophonie, l'enseignement des langues dites “d'origine” ou la didactique du français langue étrangère, qui risquent d'enfermer les “cultures d'origine de l'Immigration” dans les ghettos de leurs spécialités respectives, la littérature générale et comparée est la seule discipline qui soit à même, par sa nature de langage de l'entre-deux, de reconnaître et de décrire ces espaces culturels jusqu'ici délaissés comme langages émergents. Elle devra bien entendu pour ce faire être associée à ces disciplines auxquelles on vient artificiellement de l'opposer, et desquelles elle est complémentaire. Mais ceci n'est possible que si elle abandonne pour cela la perspective étroite des “aires linguistiques” dans laquelle on l'enferme trop souvent. Elle devra donner moins d'importance à des étiquettes linguistiques qui en l'occurrence ne correspondent pas toujours à la réalité de ces espaces culturels mouvants, réfractaires à la plupart des modes de description consacrés. Elle devra aussi mettre en question son propre langage face à ces espaces problématiques. N'avancer qu'en ayant à l'esprit le fait que le sujet qui décrit est ici perpétuellement concerné par l'objet et les présupposés implicites de la description qu'il pratique.