Charles BONN
Université Lumière-Lyon 2
L’émigration est une dimension essentielle de la Société maghrébine, et on s’attendrait donc à ce que les premiers textes de cette littérature, ceux dont la fonction était surtout de décrire l’univers maghrébin, lui consacrent une place correspondant à son importance. Et de fait ce thème est présent dès les premiers textes maghrébins reconnus comme tels, par exemple dans La Terre et le sang de Mouloud Feraoun en 1953, ou dans Les Boucs de Driss Chraïbi en 1955. Pourtant on s’aperçoit aisément que le développement conséquent de cette littérature à partir de ces premières années, et dans un contexte de guerre d’Algérie, va s’accompagner d’un silence notoire sur ce thème de société pourtant essentiel qu’est l’émigration. Il faudra en effet, après Les Boucs, attendre 1967 avec Le Polygone étoilé de Kateb Yacine, puis les années 1976-77, dans un contexte politique tout à fait différent, pour voir reparaître des textes notoires consacrés tout ou partie à l’émigration.
Plus encore : ces textes sont directement liés à des faits politiques précis : leur soudain foisonnement dans les années 75-77, qui voient paraître notamment Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boudjedra en 1975, La Réclusion solitaire de Tahar Ben Jelloun en 1976 et Habel de Mohammed Dib en 1977 peut être mis en rapport avec l’actualité politique franco-maghrébine, puisque le début des années 70 avait vu une multiplication des attentats racistes en France, et une réaction assez vive en Algérie. De la même façon on peut expliquer l’émergence de la littérature dite « de la 2e génération de l’émigration/immigration » en France au début des années 80 par l’actualité du débat sur l’immigration et de la montée du Front National, cependant que sa relative stagnation autour du changement de millénaire peut être également mise en parallèle avec l’effacement de ce même Front National de la scène politique. Et si on s’interroge sur les textes des années 50, on pourra souligner que Les Boucs, plus qu’un roman sur l’émigration, peut être lu comme une réponse de Driss Chraïbi au violent débat suscité par Le Passé simple l’année précédente, cependant que l’écriture des romans de Feraoun et de Kateb, malgré la date tardive de recomposition et de publication du Polygone étoilé, se fit pour une grande part à une époque où la littérature maghrébine n’était pas encore perçue comme une dynamique émergente globale et collective.
On peut donc bien dire que les rares romans importants de l’émigration sont en quelque sorte des réponses des écrivains bien après l’indépendance de leurs pays, à ce qu’on pourrait appeler une sommation par l’histoire : face au scandale du fait politique, l’écrivain censé représentatif de la communauté immigrée est quasiment mis en demeure par ses lecteurs de mettre en mots un vécu stupéfiant de cette communauté, afin de permettre à ces lecteurs d’en comprendre l’inédit.
Or c’est précisément lorsqu’il est sommé ainsi de trouver des mots nouveaux pour des vécus aphasiques, que l’écrivain va dans un premier temps décevoir l’attente par trop balisée à laquelle il doit répondre. Les grands textes qu’on vient de citer ne sont pas les descriptions du quotidien de l’immigré que les lecteurs attendent alors. D’emblée, ces écrivains déjà confirmés vont inventer un dire, plus : une poétique nouvelle pour cet espace de stupeur qu’est l’expérience de l’émigré, car elle n’a jamais été dite jusque là de l’intérieur. En ce sens l’analphabétisme du « héros » de Topographie idéale pour une agression caractérisée, qui brandit au nez de ses interlocuteurs pressés son adresse de destination rédigée ailleurs sur un papier-amulette que lui-même ne sait pas lire, est emblématique : les mots dont dépend la vie de l’émigré ne lui appartiennent pas, et l’écriture atypique du roman sera en partie l’expression de cette aphasie, comme le sont aussi l’écriture poétique de La Réclusion solitaire, tout comme l’extra-ordinaire des anecdotes extrêmes narrées par ces trois romans.
Dès lors la réponse de ces trois écrivains des années soixante-dix à l’attente de mots pour un vécu aphasique va développer une double dynamique : une marginalisation certaine par rapport à une attente stéréotypée (attente contradictoire d’un discours prévisible sur une réalité inédite), mais aussi un dire de la stupeur productif dans sa marginalité même. Car par définition les paroles pour une réalité jamais dite ne peuvent venir de discours déjà entendus et familiers. La productivité sémantique de ces trois grands textes viendra donc en partie de leur étrangeté, que les écrivains affichent avec ostentation, Boudjedra dans la structure arachnéenne de son récit, à l’image du labyrinthe du métro, Ben Jelloun dans l’extra-ordinaire suggestif de l’anecdote vraie narrée, Dib dans le déplacement de l’objet vers une réflexion plus vaste sur la vie, la folie, l’amour et l’écriture dont la marginalité d’un immigré atypique, même si elle y trouve sa signification la plus profonde, est d’abord le révélateur. La marginalité de l’immigré de ce fait n’est plus seulement sociale : le social n’est-il pas d’abord le fruit d’un discours, d’une catégorisation ? L’écrivain retrouve ainsi sa véritable fonction : celle d’inventeur des mots justes pour l’innommé. Il est chargé comme l’est Habel par l’Ange de la Mort dans le roman de Dib de « donner à chaque chose précisément un nom ». Et en même temps il quitte, comme Habel, le statut d’objet dans une parole qui ne lui appartient pas, pour devenir la métaphore de l’énonciation elle-même : C’est dans sa relation mortelle à l’écrivain Eric Merrain dont « les mots ne parlaient que de nous » mais qui en meurt, que Habel renverse le sens du dire, et se pose en même temps face à son frère qui l’a chassé vers l’insensé en possesseur d’un sens que son frère ne pourra jamais saisir parce qu’il est resté, n’a pas connu lui-même l’exil fécond de la ville autre et de la folie.
Eric Merrain comme le frère de Habel deviennent alors paroles inefficaces, parce que l’un et l’autre, en poussant Habel dans les chemins de l’in-sensé, hors des significations balisées, n’ont pas vu qu’ils le consacraient diseur. En effet seul l’in-sensé peut produire le sens nouveau. Habel – le fou – devient par son exil même la métaphore du pouvoir de dire et de nommer. Rompant avec tous les clichés d’un discours convenu élaboré ailleurs, l’émigré devient le lieu même du travail d’écrire. Et son exil, de géographique, devient l’exil hors de la norme d’un discours social, d’une doxa, ce qui est précisément la condition de l’écriture.
Reste que l’écriture ainsi définie comme exil suppose la norme d’un discours social, dans lequel les clichés fleurissent : sans eux en effet, et le balisage qu’ils apportent, la communication sociale serait erratique, à l’exemple du voyage de l’émigré de Topographie idéale…, et du poète. Mais inversement sans la norme, le banal, le reconnu, le localisé, auxquels la réalité vécue quotidiennement échappe mais qui la rendent habitable, l’exil n’en serait pas un. On est toujours exilé de quelque part. On est toujours le déviant d’une norme, sans laquelle la déviance n’en serait pas une. Or la déviance isole, alors que la norme socialise. L’exilé comme le poète sont nécessairement seuls, mais leur solitude n’est telle que par rapport à un groupe, sans lequel elle ne peut devenir signifiante. Le cliché, morphème de base du discours social, est indispensable pour qui veut s’en démarquer.
En ce qui concerne le dire de l’émigration/immigration, il convient donc de s’interroger à présent sur ce qui peut expliquer, partiellement au moins, ce long silence de la littérature maghrébine au stade le plus fécond de son émergence, et le surgissement presque concomitant dans les années 75 à 77, de romans importants dont l’émigration devient soudain le thème central, mais dans une écriture de la stupeur dont on vient de souligner l’inattendu.
On constate d’abord que la seconde moitié des années 70 est l’époque de la plus grande reconnaissance de la littérature maghrébine en tant que telle, particulièrement à travers quelques grandes figures emblématiques comme précisément Mohammed Dib, Tahar Ben Jelloun ou Rachid Boudjedra, mais aussi Kateb Yacine, Driss Chraïbi ou Mohammed Khaïr-Eddine. C’est aussi l’époque des campagnes d’intellectuels français pour la libération d’Abdellatif Laâbi. Puis du surgissement de nouvelles écritures comme celle d’Abdelwahab Meddeb, dont Talismano paraît en 1979. Autant dire que la littérature maghrébine est sortie de la période d’émergence qui la caractérisait jusque là. Ses grands écrivains deviennent des sortes de monstres sacrés qui, même s’ils sont perçus comme représentants les plus connus de l’ensemble de cette littérature, s’imposent simultanément comme des valeurs indépendantes de cette littérature en tant que groupe.
J’ai décrit ailleurs [2] le phénomène de « dissémination » dans la perception des plus grands écrivains maghrébins de cette époque, dissémination parallèle à une progressive dépolitisation des enjeux de la littérature qui est un phénomène global de notre époque, mais aussi à un aspect de ce que certains appellent aussi le post-modernisme. On peut se demander si cette apparition en cette époque d’apogée de la littérature maghrébine en tant que telle, d’écritures déviantes par rapport à ce qui était devenu en quelque sorte une norme littéraire de modernisme par la subversion des modèles littéraires occidentaux, n’est pas à mettre en rapport avec la soudaine prise en charge de l’émigré comme figure inclassable, non-signifiante dans un discours reposant encore sur un dialogue littéraire et culturel tendu entre les deux rives de la Méditerranée. Cette prise en charge dès lors ne serait possible que dans des textes ayant acquis une maturité suffisante pour s’affranchir de ce dialogue tendu entre deux discours politico-littéraires, indispensable à toute littérature émergente, mais moins pertinent lorsque certains auteurs ont acquis une reconnaissance suffisante pour s’en affranchir. Cette constatation cependant rend également plus facile d’expliquer partiellement l’absence du thème de l’émigration dans la dynamique d’émergence de cette littérature.
Ce silence me semble explicable en partie par ce que j’ai appelé la fonction productrice d’identité des littératures émergentes. Une littérature émergente est le plus souvent inséparable d’un espace culturel émergent, à la définition et à la reconnaissance duquel elle participe activement. Un espace culturel problématique, par exemple lorsqu’il est nié par un discours d’hégémonie comme le discours colonial, a besoin de preuves indiscutables pour affirmer son existence. Et la littérature écrite est probablement une des plus crédibles parmi ces preuves. Quels que soient par ailleurs les thèmes de société développés par les littératures émergentes, c’est d’abord l’existence reconnue de ces littératures elles-mêmes qui affirme aux yeux de tous l’existence de l’univers culturel – et politique – dont elles sont les représentantes. C’est ce que les linguistes appellent la fonction performative de ces textes : qui valent autant et plus dans ce contexte par le simple fait d’exister, que par les thèmes qu’ils véhiculent, et dont on reconnaît de plus en plus maintenant qu’ils ne sont pas nécessairement toujours une dénonciation de l’hégémonie coloniale.
La fonction performative d’une littérature émergente dans un contexte de mise en évidence d’un espace culturel nouveau rejoint ici une dimension symbolique dont l’efficacité est assez proche somme toute de celle du cliché. Lorsque j’interrogeais le public algérien au début des années 70 sur sa connaissance de sa littérature nationale [3], Mouloud Feraoun était l’auteur le plus connu, mais cité surtout par des personnes n’ayant lu aucun de ses textes. C’est-à-dire que la personne de l’écrivain algérien assassiné par l’OAS en 1962 fonctionnait comme une sorte de symbole identificatoire, l’essentiel étant l’existence même de l’écrivain et le symbolisme de cette existence et de ses aléas dans le contexte de la décolonisation. L’écrivain kabyle devenait de ce fait une sorte de signal de ralliement : sa fonction était comparable, somme toute, à celle du drapeau national récemment imposé à l’Histoire du monde.
La littérature nationale dans son ensemble fonctionnait alors comme un symbole comparable de rassemblement derrière les valeurs – vraies ou supposées – d’identité nationale émergente. Et parmi ces valeurs, celle de l’unité nationale contre le colonialisme est une de celles qu’on retrouve de la façon la plus récurrente dans la littérature semi-officielle et assez médiocre fleurissant à l’ombre du discours nationaliste de l’Algérie de Boumédiène dans ces mêmes années [4]. Or l’émigration, en créant une diaspora, est une faille dans ce discours nationaliste unitaire, non que les émigrés ne partagent pas cette idéologie, mais parce que leur éloignement géographique crée une rupture dans ce symbole identitaire puissant qu’est la carte du pays, souvent reproduite aussi, d’ailleurs, sur le drapeau. De plus l’éloignement de l’émigré et sa propre discrétion sur la réalité de sa vie quotidienne empêchent le discours nationaliste d’Etat de l’intégrer dans son système signifiant. La réalité têtue mais sous-décrite de l’émigré va donc participer à l’installation du discours nationaliste d’Etat dans une sorte d’utopie de plus en plus déconnectée du réel, où le cliché, d’abord moteur de participation collective à ce discours, va progressivement signer son éloignement tragique du réel vécu. Dans les deux cas l’exclusion de l’émigration du discours nationaliste participe de la dimension unitaire groupale de ce discours. On peut dire ainsi que si Feraoun parlait de l’émigration dans La Terre et le Sang, c’était avant l’assimilation de la littérature maghrébine à un discours d’affirmation nationaliste, à laquelle Feraoun comme Chraïbi n’ont jamais véritablement participé. Et que l’absence de ce thème dans les textes ultérieurs de cette littérature correspond à son fonctionnement performatif complémentaire du discours nationaliste, même lorsque les écrivains ne développent pas nécessairement des thèmes nationalistes.
Il est piquant de voir à ce propos que Topographie idéale pour une agression caractérisée, de Rachid Boudjedra, s’inscrit encore en 1975 dans la dynamique étatique qui conduisit le gouvernement de Boumédiène, en réponse à la vague d’attentats racistes du début des années 70 en France, à interdire purement et simplement l’émigration. Qui ne voit que cette interdiction, loin de venir en aide aux émigrés, ne pouvait que leur rendre la vie plus difficile encore, sans réduire du tout le flux migratoire réel ? L’interdit signe ici la coupure du discours étatique unitaire avec le réel, et inscrit au contraire ce discours dans un fonctionnement comparable à celui du cliché, lequel impose au réel une logique qui en est déconnectée, pour ne pas briser l’unanimité du groupe autour du discours qui le rassemble. Le roman de Boudjedra cite en toutes lettres, p. 225-226, le communiqué officiel de cette interdiction, datée du 20 septembre, pour enchaîner sur la phrase : « Et ce con qui s’amène le 26 ! », qu’on peut lire de ce fait de deux manières différentes. D’une part à la lettre : le « héros » est bien un « con » de ne pas tenir compte de l’actualité nationale. Mais inversement cette phrase peut être lue comme la manifestation même de l’exclusion de l’émigré des discours étatiques ici confondus, puisque cette phrase est dite par l’enquêteur : le policier français qui intègre donc le discours étatique algérien pour mieux exclure l’émigré comme hors-discours, et donc « con ». Une lecture rapide, ou « cliché », de ce roman, peut donc n’y voir qu’une dénonciation de l’émigration dans la droite ligne du discours nationaliste d’Etat que l’anecdote narrée semble justifier. Et le texte lourdement moralisant de la 4° de couverture va dans ce sens. Mais la dérive du roman par l’écriture, sans pour autant récuser l’allégeance de l’auteur à l’époque à ce discours [5], permet en même temps de pointer son inadéquation à la réalité aphasique de l’émigré qui en est l’objet.
A un niveau moindre, on peut voir une inadéquation comparable entre le discours-cliché, français cette fois, des éditeurs de Habel sur la 4° de couverture de ce roman, avec la réalité toute autre de ce dernier. La différence est cependant que Mohammed Dib n’est pour rien dans cette présentation pour le moins simpliste de son texte. Mais le passage du double discours de Boudjedra en 1975 à l’ambiguïté déviante de l’écriture de Dib en 1977 montre bien que ces écrivains ne peuvent véritablement assumer le dire sur l’émigré que lorsque leur consécration personnelle d’écrivain est suffisante pour les éloigner du fonctionnement groupal du cliché culturel ou politique dans les discours sociaux des deux côtés de la Méditerranée. Topographie idéale… n’est encore que le troisième roman de Rachid Boudjedra, à un moment où ceux de Dib ne se comptent déjà plus. En tout cas chez les deux écrivains, comme d’ailleurs chez Tahar Ben Jelloun, l’émigré devient un prétexte, on l’a vu, pour une représentation de l’écriture. Et ceci n’est possible que lorsque l’écrivain est assez consacré pour ne plus avoir à sacrifier à la dynamique groupale d’une écriture émergente. Une part non négligeable de la signifiance de Topographie… comme de Habel vient précisément du jeu de déstabilisation qu’ils introduisent par rapport à l’image cliché de l’émigré.
Pourtant cette mise à distance sera essentiellement assumée, dans les années qui suivent, par une nouvelle génération d’écrivains, proprement imprévus dans ce contexte discursif : les écrivains de ce qu’on appellera ensuite « la 2° génération de l’émigration », ou encore plus familièrement « Les Beurs ». Et parallèlement les écrivains consacrés dont on vient de parler abandonnent le thème de l’émigré, même s’ils y reviennent parfois de façon sporadique. Peut-être leur parole, plus préoccupée par l’assimilation entre la marge de l’émigré et celle de l’écriture, est-elle perçue alors par les lecteurs comme moins « représentative » que celle de cette nouvelle génération, qui défraye par ailleurs la chronique sociale française ? Et certes elle n’a pas la rugosité affichant sa non-littérarité d’une écriture comme celle de Mehdi Charef, dont on se hasardera à considérer Le Thé au Harem d’Archi Ahmed [6], paru en 1983 en même temps que la célèbre « Marche des Beurs », de Marseille à Paris, faisait soudain une irruption tonitruante dans un paysage médiatique, comme une sorte de texte fondateur.
Fondateur en effet, ce texte l’est d’abord par son image identitaire en rupture. Plus de héros unique, issu d’une culture maghrébine et exilé en France. Le héros est ici le groupe éclaté des copains de Madjid, même si celui-ci y tient un rôle prépondérant. Et ce groupe est d’abord pluriethnique. La définition identitaire, si tant est qu’il y en ait une, ne se fait plus, dès lors, par l’origine familiale individuelle, mais s’ancre dans un groupe pluriethnique de l’ici et maintenant de la cité, du béton qui dessine avant tout une absence culturelle. L’identité dans l’anonymat de ce béton n’a plus de repères, de marques culturelles. Plus encore : le titre du roman est un jeu parodique avec la tentation de définition identitaire par l’origine, puisque cette « bourde » apparemment arabe pour désigner le théorème d’Archimède, est commise par le copain Pat, dont la famille, certes magistralement absente, n’a en tout cas rien de maghrébin, et dont la seule culture est celle du cancre, c’est-à-dire celle de l’absence totale de culture de référence. Ce qui fait qu’il n’y a pas à proprement parler de définition identitaire dans ce roman de la carence. Car la définition identitaire n’a de sens qu’à l’extérieur de cet espace atypique, innommable, a-culturel qui surgit ici soudain. Et la fin de ce roman qui ne cherche à rien démontrer illustre bien cette absence de sens : Pat et Madjid se laissent prendre par la police parce que rien d’autre n’aurait davantage de sens. La signification est tout simplement absente, il n’y a pas de lieu du sens comme il n’y a pas de héros central.
Dès lors il n’y a pas non plus d’exil : alors que l’identité dans les discours extérieurs à cet espace se définissait par des lieux symboliques, il n’y a ici aucun lieu identitaire. On n’est exilé que par rapport à un lieu de référence. Les écrivains maghrébins reconnus peuvent développer le thème de l’exil, et le confronter avec leur variation personnelle sur le thème de l’exil de l’écriture. Ici, point d’exil car point de lieu de référence. Les clichés des lieux symboliques sur lesquels reposent les discours identitaires n’ont tout simplement plus de sens. C’est sans doute ce que de tels textes ont de plus insupportable pour ces discours. Et pourquoi cette expression dérange si profondément les conformismes culturels des deux côtés de la Méditerranée, car elle ne se contente pas de déstabiliser les discours identitaires collectifs : implicitement c’est peut-être le principe même de tels discours qui s’y trouve mis en question. D’où peut-être l’absence de cette nouvelle littérature inclassable des programmes d’enseignement et de recherche maghrébins, et la violence qui accueillit Azouz Begag lorsque je le fis intervenir en mars 2000 devant un groupe d’étudiants de magister algériens à l’université Lyon 2, qui le sommèrent (en vain…) de dire de quel côté de la Méditerranée il se situait [7]. Sa réponse par un cliché identitaire aurait pourtant été tellement rassurante, et aurait si bien permis d’éviter la réalité toute simple qu’il incarnait soudain devant eux…
Mais il est un autre aspect de ces nouveaux textes qui dérange quelque peu les discours identitaires : leur humour, souvent cocasse, et dont Azouz Begag est un assez bon représentant. On rit peu en effet dans les textes identitaires émergents, qui sont rarement drôles ! Et pourtant dans la littérature maghrébine une écriture fondatrice comme celle de Kateb est souvent cocasse elle aussi. Plus : c’est précisément par la déstabilisation qu’opèrent Nedjma ou Le Polygone étoilé sur les schémas identitaires consacrés que ces romans sont véritablement fondateurs. Mais s’agit-il encore de romans ? Nedjma en tout cas était fondateur, déjà, parce qu’il se situait radicalement en-dehors des clichés culturels de l’identité, mais aussi des clichés littéraires de la forme romanesque.
Or l’avènement de cette littérature dite « de la seconde génération » alors même qu’il est impossible justement d’y trouver une quelconque unité d’écriture et même de corpus, avait été préparé en 1978 par un curieux texte qui fut l’un des premiers écrits lisibles, non pas sur l’émigration/immigration, mais depuis cet espace : L’Homme qui enjamba la mer, de Mengouchi et Ramdane [8]. Déjà ce texte se signalait par une absence d’auteur unique identifiable en tant que tel. Mais de plus il était constitué surtout d’une suite d’anecdotes plus cocasses les unes que les autres, au milieu desquelles celle de l’arrivée du cadre du parti à la veille d’élections en Algérie mettait en scène l’échec des discours extérieurs devant la réalité beaucoup plus quotidienne, et même pas misérabiliste, de la vie de ces émigrés soudain découverts électeurs. Et là déjà la fin comico-fantastique récusait d’avance toute tentative de dégager un sens idéologique récupérable.
La caractéristique essentielle du premier roman de Mehdi Charef est bien également son absence de plaidoyer. C’est pourquoi on y trouve, par exemple, plusieurs épisodes à l’immoralité tranquille, comme celui qui nous enseigne la meilleure manière de voler un portefeuille dans le métro, ou celui encore qui montre comment prostituer sa copine dans les baraquements où logent les ouvriers d’un chantier, et bien d’autres. De tels épisodes pourraient être lus à la lumière du cliché raciste de l’immigré délinquant. Mais ici ils ne sont même pas une réponse ironique à ce cliché, ou un plaidoyer contre ce cliché : ils l’ignorent le plus tranquillement du monde, dans un a-moralisme qui situe le texte du roman en-dehors de tout plaidoyer.
L’humour qui caractérise bon nombre de ces textes apparaît ainsi comme une variante de cette absence de plaidoyer. Les littératures émergentes développent un plaidoyer crispé pour une reconnaissance dans un espace de lisibilité autre que celui dont elles sont issues. D’où en partie leur dimension parfois désespérément sérieuse. Car pour convaincre elles sont obligées de faire appel aux clichés les plus reconnus de l’espace de lisibilité auquel elles s’adressent. Les textes qu’on découvre ici ignorent souvent les clichés misérabilistes ou revendicatifs d’un tel plaidoyer, et jouent avec eux. C’est ainsi qu’on peut expliquer en partie l’a-moralisme de Mehdi Charef, la naïveté parfois désarmante d’Azouz Begag, ou encore le jeu fantastique de Farida Belghoul, à travers le discours enfantin délirant de son héroïne, avec les plus reconnaissables parmi les discours sur l’émigration/immigration, opposés à la parole caricaturée en cliché du père immigré. D’ailleurs ce jeu intertextuel sur lequel repose Georgette [9] fait précisément de ce roman, paru en 1986 en même temps que Le Gone du Chaâba d’Azouz Begag, un des meilleurs textes de cette jeune production. Et, nouveau paradoxe : dans ce contexte où on a pu s’interroger sur le bien-fondé de la littérarité, ce roman développe une qualité littéraire dont l’évidence même rend ce débat caduc. Georgette en ignorant ce débat comme le personnage éponyme ignore superbement la vieille dame qui l’affuble de ce prénom qui n’est pas le sien, le transforme par son ignorance même en cliché, à nouveau, parce que formulé en-dehors de cette réalité innommée dont le livre est issu quant à lui [10].
Les clichés évoqués ici étaient en grande partie ceux à travers lesquels passe la relation de l’écriture littéraire avec les discours identitaires des deux rives de la Méditerranée. La réalité de l’émigration-immigration est alors cette évidence qui fait éclater l’irréalisme des discours identitaires de clôture que Kateb déjà mettait à mal avec l’origine plurielle du personnage en partie symbolique de Nedjma elle-même.
Mécanisme privilégié de cet éclatement dans lequel une littérarité se fondait déjà chez Kateb, la ménippée instaure ainsi avec le cliché un affrontement ludique ou contrit, dont le thème de l’émigration permet une mise en évidence. L’émigration s’apparente ainsi, comme l’a bien compris Mohammed Dib surtout, à cette marge de l’écriture par rapport au discours social dans laquelle on définit, depuis Barthes ou Foucault entre autres, l’essence de la littérarité. Mais le cliché revisité par la ménippée, s’il signe l’irréalisme des discours de clôture, n’en est pas moins de ce fait un matériau indispensable à l’écriture pour affirmer par cette ménippée sa fondamentale et ludique gratuité.
[1] Il s’agit du texte réécrit d’une communication au colloque « Littérature maghrébine d’expression française entre clichés, lieux communs et originalité », Institut Bourguiba des langues vivantes, Tunis, 28-29 avril 2000. Le programme de ce colloque, dont les Actes sont en cours de publication, se trouve à l’adresse : http://www.limag.com/Bulletin/Bul20/ColloqueTunisCliches.htm
[2] Article « Postcolonialisme et reconnaissance des textes littéraires francophones », en cours de publication, sous la direction de Jean Bessière et Jean-Marc Moura.
[3] Charles Bonn : La Littérature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et discours d’idées, Sherbrooke, Naaman, 1974, p.197-202.
[4] Je l’avais décrite dans la deuxième partie, p. 97-151 de l’ouvrage que je viens de citer.
[5] Il l’a par exemple montrée en présentant plusieurs de ses romans comme écrits en arabe, puis traduits en français par un tiers, pour coller un temps à un discours officiel sur la langue. Et récusée selon une formulation qui paraîtra incongrue au non-initié lorsqu’il fait marquer en 1994 sur la page de titre de Timimoun, qu’on peut considérer par ailleurs comme son meilleur roman : « Texte français de l’auteur » !
[6] Paris, Mercure de France.
[7] L’épisode était d’autant plus intéressant qu’Azouz venait de publier aux éditions du Seuil le premier de ses romans dont l’action se passait entièrement en Algérie, Le Passeport.
[8] Paris, Verrier.
[9] Paris, Barrault.
[10] Le fait que Farida Belghoul n’ait écrit que ce roman est peut-être à lire dans la même optique : elle a écrit sans même s’en rendre compte, dirions-nous, un des meilleurs romans de ce corpus, puis s’est consacrée à nouveau à ses autres activités. Car s’installer en littérature serait encore s’installer dans le fonctionnement-cliché de représentations qui sont celles d’un autre espace : celui dont les textes émergents quêtaient la reconnaissance.