Charles Bonn
Publié en 1975 [1] après une très longue période de quasi-silence de la littérature maghrébine francophone sur cette donnée sociale fondamentale de la Société maghrébine qu’est l’émigration [2], Topographie idéale pour une agression caractérisée a pu être lu comme la première réponse d’un écrivain algérien à la vague d’attentats racistes dont étaient victimes en France les Immigrés algériens au début des années 70, suite entre autres à la nationalisation des pétroles en Algérie. J’avais lu cette vague d’attentats comme une sommation par le réel à des écrivains qui dans ces années 70 étaient déjà bien plus préoccupés par des problématiques d’écriture familières à des écrivains confirmés, que par une dynamique collective en vue de la reconnaissance du courant littéraire et culturel qu’ils représentaient. Et j’avais montré aussi que la réponse que donnaient leurs textes (Ce roman de Boudjedra fut suivi en 1976 par La Réclusion solitaire de Tahar Ben Jelloun, et en 1977 par Habel, de Mohammed Dib, après quoi il faut attendre les années 80 pour voir émerger avec Mehdi Charef ce que certains ont appelé une littérature « de la deuxième génération de l’émigration/immigration ») fut non seulement peu fournie quantitativement, mais décevante pour un public attendant de ces textes une description de la Société immigrée, alors que les écrivains qu’on vient de nommer préféraient prendre la marginalité sociale de l’émigré comme prétexte, entre autres, pour représenter la marginalité de l’écriture littéraire par rapport à ce que Foucault appelait le Discours social.
Pour une grande partie des émigrés économiques du monde entier, qui sont le plus souvent d’origine rurale, l’immigration [3] est aussi découverte de l’espace urbain, dans sa double étrangeté : étrangeté d’une culture qui n’est pas la leur puisqu’ils changent de civilisation, et qui les accueille le plus souvent dans des villes ou leurs banlieues. Mais étrangeté aussi de l’espace urbain pour le rural, de quelque pays que soit la ville dans laquelle il pénètre pour la première fois, et dont les prestiges comme les risques hantent son imaginaire. Dans la littérature algérienne francophone, l’opposition par l’imaginaire collectif de l’espace rural et de l’espace urbain était un thème récurrent de ses premiers romans, des années cinquante aux années soixante-dix. Cette opposition y rejoignait d’ailleurs en partie la séparation sexuelle traditionnelle des espaces, où la ville est perçue comme un espace ouvert et souvent étranger, ou pour le moins étrange, et donc réservé aux hommes, alors que la terre est l’espace du familier, du local, qui rejoint la clôture sur l’intime de l’espace féminin. Ma première approche de cette littérature [4] était en partie construite autour de ces deux oppositions parallèles, même si j’ai montré depuis que si l’espace rural ou l’espace maternel s’opposent en effet le plus souvent à la ville, qu’ils tendent même souvent à annihiler, le présupposé anthropologique d’une inscription dans l’histoire et le politique réservée à l’espace urbain est très souvent contredite par les textes littéraires, et particulièrement par Nedjma, de Kateb Yacine [5], où les personnages ruraux, Lakhdar et surtout Mustapha, sont les seuls politisés, alors que Mourad, Rachid et Nedjma elle-même, sont empêchés d’agir par le poids écrasant de la longue et séculaire culture citadine qu’ils incarnent, et qui les condamne à se perdre dans l’irréalité. Et de plus ces personnages ruraux sont les seuls dont l’enfance nous est racontée, alors que Mourad et Rachid semblent ne pas avoir eu d’enfance. J’aurais tendance à présent à penser que si la rencontre avec la ville pour le rural est de l’ordre de l’historique, est la conséquence d’événements d’ordre politique, l’espace urbain, et alors même que l’assassinat du héros de Topographie… peut être lu, comme le racisme, de manière éminemment politique, n’est pas vécu comme politique, mais comme étrange, comme indéchiffrable, ou produisant des déchiffrements inattendus. Or le politique suppose la lisibilité, et les déchiffrements attendus dans une logique de discours… Et il suppose l’historicité, et donc une perception précise du temps, dont on verra qu’elle est soit absente soit faussée dans Topographie…
Quoiqu’il en soit l’espace urbain, dans ce roman comme dans beaucoup d’autres romans d’écrivains du Tiers-Monde, rejoint par son étrangeté, sa distance, son illisibilité le dépaysement de l’émigré. Dans la ville comme dans le dépaysement, le déplacement suppose la distance, la perte d’un lieu d’intimité, de proximité de l’être, et cette distance comme cette perte, on le verra, sont peut-être à rapprocher de la marge dans laquelle se développe l’écriture depuis cette rupture avec le discours social décrite par Barthes pour les écritures de la fin du XIXème siècle en France, et qui fonde la modernité de l’artiste. Il convient certes de préciser ici que dans la littérature maghrébine l’étrangeté de la ville ne s’oppose pas toujours à la familiarité de l’espace rural perdu [6], et que cette opposition peut s’y trouver au sein même de la ville, chez des écrivains citadins comme Dib qui dans Dieu en Barbarie [7] oppose la transparence meurtrière de la ville européenne, où Lâbane dans son rêve obsédant se fait vider de son sang par des infirmières toutes de blanc vêtues, à l’obscurité chaude et rassurante de la ville traditionnelle, qui le réconforte par l’opacité de ses ruelles et de ses boutiques sombres. Opposition reprise, pour rester parmi les écrivains les plus connus, par Ben Jelloun dans Harrouda [8], entre l’opacité rassurante et la couleur de la vieille ville de Fès, de la mère et des artisans, et la blancheur du vêtement des notables, et plus encore la transparence synonyme de « syllabes voilées » de Tanger, ville du passage et du mensonge. Mais le « héros » sans nom de Topographie… est un rural, et l’opposition ville/campagne rejoint dans ce roman celle entre dépaysement et familiarité : son absence de nom elle-même est entrée dans la transparence de l’anonymat, comparable à celle de Lâbane vidé de son sang dont je viens de parler. Or Lâbane est lui aussi un rural perdu à la ville, et toute l’aventure du groupe dont il fait partie dans Dieu en Barbarie et dans Le Maître de Chasse [9] sera une entreprise de négation, tragiquement impossible, de la ville et de sa transparence meurtrière. Impossible ? A la fin de Dieu en Barbarie Madjar ne prédit-il pas qu’un jour les « fellahs » du Monde entier « camper(ont) sur la place de la Concorde, dans Hyde Park et Broadway » [10] et rendront au Monde l’innocence dont ces villes prestigieuses l’ont privé depuis trop longtemps ? Dans Topographie… au contraire, l’homme à la valise se fait broyer, sans que sa mort dessine un avenir comme celle de Madjar dans Le Maître de chasse.
Ce préalable était peut-être nécessaire pour situer la problématique spatiale de Topographie… comme l’écriture qui en est indissociable dans une opposition entre la familiarité et la distance, indispensable au surgissement de l’écriture. Le héros sans nom de ce roman se perd dans les entrailles de la ville (le métro) pour les transformer à son insu en l’écriture-même, tout comme à la fin du Polygone étoilé [11] Kateb nous raconte son entrée dans la gueule du loup de la langue française et la perte tragique de sa mère qui en est inséparable, comme étant l’origine même de sa vocation d’écrivain. La distance, l’objectivation du personnage par l’écriture de Topographie… est une manière de représenter la perte, d’installer la distance citadine comme condition même de l’écriture, et de l’émigration. L’émigration, dès lors, n’est-elle pas une métaphore de l’écriture ?
D’emblée, l’écriture de ce roman installe la distance (selon un procédé que ne renieraient certes pas les Nouveaux Romanciers comme Claude Simon dont Boudjedra revendique d’ailleurs la filiation), et d’abord par son péritexte.
Le titre du roman comme son organisation déconcertent. Ce titre ostensiblement long et « caractérisé » semble nous dire : « Ce roman n’est pas un roman ». Qu’est-ce, alors ? Une « topographie » ? Ce terme comme celui d’« agression caractérisée » relèvent d’un autre registre : celui de l’enquête, et de fait l’ enquête policière est une des dynamiques du roman. Mais a-t-on vu pour autant des romans policiers ayant un titre pareil ? Et même s’il y a un meurtre, objet de l’enquête, qu’est-ce, d’ailleurs, que cette enquête plus ou moins ridicule dans laquelle il n’est peut-être même pas question de rechercher l’assassin, ce qui est normalement la base même de l’enquête des romans policiers ? Surtout, « topographie » renvoie à la description précise d’un espace, urbain en l’occurrence : l’écriture ici renvoie bien à la spatialité urbaine, en l’occurrence celle, inquiétante, de ce labyrinthe qu’est le métro. Mais là, qui ne voit que « Topographie » comme le labyrinthe renvoient à leur tour à des souvenirs mythologiques, même si à côté de Thésée notre homme à la valise fait bien piètre figure ! Plus encore, n’est-ce pas Alain Robbe-Grillet qui publiait en 1959 son roman Dans le Labyrinthe, et l’année après la parution de Topographie…, Topologie d’une cité fantôme (1976), et si ce titre trop ressemblant au nôtre ne peut donc pas avoir servi de modèle, le même Robbe-Grillet ne publiait-il pas en 1970 Projet pour une révolution à New York ? Et la même année 1970, La Guerre, de J.M.G. Le Clézio ne développe-t-il pas dans un registre agressif comparable du titre, une mise en cause radicale de la ville moderne et de sa déshumanisation ? Dans le roman algérien cette même contestation de la modernité citadine se retrouve par exemple chez Mohammed Dib, et particulièrement dans Dieu en Barbarie et Le Maître de chasse, en 1970 encore, et en 1973 [12]. Il y aurait certainement d’autres réminiscences intertextuelles du même ordre à trouver pour le titre et le labyrinthe où la mort guette, topos éminemment littéraire : d’ailleurs la ville-labyrinthe n’est-elle pas également depuis toujours un des thèmes de prédilection du roman policier, dont Topographie… reprend, même si c’est un peu en le parodiant, le principe de l’enquête sur un meurtre ? L’essentiel était de montrer que le titre, mettant à distance le personnage et son aventure, installe l’intrigue dans la spatialité urbaine, et que cette spatialité elle-même est d’emblée littéraire, désignation de la littérature comme fonctionnement spatial.
De la même manière que le titre, la « numérotation » des chapitres déconcerte, tout en s’inscrivant ostensiblement dans la spatialité. Les chapitres du roman s’intitulent en effet successivement « ligne 5 » (p. 7-53 [7-55]), « ligne 1 » (p. 55-98 [57-102]), « ligne 12 » (p. 99-150 [103-156]), « ligne 13 » (p. 151-195 [157-202]) et, ultime clin d’œil, « ligne 13 bis » (p. 197-253 [203-250]). Là encore, l’incongru, l’inattendu met à distance, confère à cette « numérotation » une étrangeté comparable à celle de cet espace même pour le voyageur, mais dont la dimension ludique désigne en partie l’écriture, dont elle souligne la gratuité. D’ailleurs derrière les lignes du métro, ne peut-on voir aussi une allusion ludique aux lignes de l’écriture, les lignes désignant cette fois directement l’activité de l’écrivain, présent ainsi dans la matérialité de son texte alors qu’au contraire, contrairement à la plupart des autres romanciers, il ne se retrouve guère dans son personnage, du moins pas dans son personnage-principal, personnage-prétexte ? Or cette liberté d’écrire ainsi exhibée est précisément indissociable encore une fois d’une spatialité citadine. Car la gratuité ici est fausse : la « ligne 13 bis » existe bel et bien, et le réel dès lors est indissociable de la gratuité ludique de l’écriture, qui inversement se coule en quelque sorte dans le plan d’un métro parisien bien réel. L’espace est cette dimension par laquelle le réel devient écriture, et réciproquement. Et cette perturbation des distinctions habituelles entre réalité et langage participe bien entendu à cette mise à distance par le péritexte, qui s’oppose à la familiarité de l’espace perdu du Piton pour le voyageur. La mise à distance pose doublement l’écriture ainsi que l’émigration comme spatialité.
Cette prééminence de la spatialité se fait au détriment de la temporalité linéaire du récit, tout comme la numérotation des chapitres/lignes du métro n’était pas successive. Le roman fait donc alterner le récit-description du personnage égaré dans le métro avant son assassinat, et l’enquête, logiquement ultérieure, du flic en chef. La temporalité est donc au moins double, et ce dédoublement de la temporalité va de pair avec un dédoublement du point de vue, dont on verra qu’il se transforme bientôt en démultiplication des points de vue puisqu’on a aussi les récits de différents autres personnages. Ce dédoublement de la temporalité et cette démultiplication des points de vue sont une autre manière de diluer la temporalité dans la spatialité. De plus l’histoire de l’errance du personnage comme celle de l’enquête du flic en chef ne sont pas chronologiques. L’arrivée du personnage à Paris ne nous est, ainsi, racontée qu’à la fin du roman, et la répétitivité de ses déplacements dans l’espace le plus important du roman dilue encore plus le temps, qui semble de ce fait arrêté.
A leur tour, la répétition temporelle et l’impression de temps arrêté se retrouvent dans l’écriture, à travers ses différents leitmotive : le retour régulier à la description du plan du métro (le plan est par ailleurs une écriture de l’espace, qui sert aussi de lien entre Paris, où on en trouve dans les stations par lesquelles passe l’itinéraire du personnage, et le Piton où les « laskars » y suivent cet itinéraire à distance), ou celui de la gamine du Piton écrivant, encore, le papier-sésame dont l’écriture permettra le déplacement du voyageur, p. ex. p. 183 [190]. Et cet arrêt du temps par la répétition de séquences est renforcé par le style propre à Boudjedra tout fait de très longues phrases sans ponctuation accentuant l’impression pour le lecteur d’être enfermé dans un espace infernal, sans sortie autre que la mort, qui est également celui de l’histoire. Phrases dont la construction même, ainsi, développe une spatialité propre en arrêtant pour ainsi dire le temps qui ne peut plus déboucher sur autre chose que la mort, puisque l’espace du texte comme celui du métro est un labyrinthe infernal.
Le lecteur comme le personnage est donc pris au piège infernal de l’étrangeté, qui est en partie celle de la non-localisation citadine, de la distance d’une écriture citadine spatialisée d’avec le familier : familier, connu qu’ont confisqué les laskars revenus au Piton, et qui seuls savent, ce qui leur permet de qualifier le voyageur de « ce con qui… ». Dans l’espace citadin et son étrangeté tout objet a une signification autre que celle que le voyageur, par ailleurs analphabète, lui prête. L’analphabétisme du personnage participe de son étrangeté dans la ville : il devient personnage tragique parce que la ville suppose un savoir qui n’est pas le sien, et ce savoir est en grande partie celui qui concerne l’écriture, indissociable de ce fait de l’espace de la ville et de la distance qu’il exhibe avec le personnage. Opposée au familier, l’écriture de l’altérité et de l’espace citadin inscrit le tragique par la distance qu’elle instaure.
« L’effet de réel » sur lequel repose l’écriture du roman réaliste consiste à rendre les personnages les plus réels possibles, à les faire exister, pour ainsi dire, vraiment, au plus proche de nous lecteurs. Effet de réel produit par la puissance du récit. Et le personnage participe grandement à cet effet de réel : n’est-ce pas souvent un personnage, dans lequel l’auteur se projette plus ou moins, qui même lorsque le roman, à l’instar de Manhattan Transfer de Dos Passos, nous décrit dans des récits apparemment éclatés une ville plus ou moins atomisée, oppose à cette atomisation une continuité, une intériorité, une mémoire qu’on peut par moments encore retrouver chez Jimmy ou Ellen de l’écrivain américain ? Par ailleurs dans le contexte d’une littérature émergente dans lequel s’inscrit le roman de Boudjedra, le récit romanesque, parallèlement à la revendication politique mais par sa seule existence de récit plus que par l’idéologie qu’il véhicule, a pour fonction de conférer une identité. C’est dans la mesure où je suis capable de me raconter que j’existe, que j’ai une identité aux yeux des autres comme de moi-même par ricochet. D’où la saturation du roman Nedjma, de Kateb Yacine, par les récits, et leur mise en abyme qui pose la question même de la possibilité de raconter ou non, et ses conséquences sur l’identité. C’est en partie par la saturation narrative que pratique Nedjma au détriment de la description, qui y est absente, que ce roman est producteur d’une identité collective, même si la dimension tragique y est également essentielle.
Dans Topographie… le personnage est constamment distancié, vu à travers le regard des autres, ou à travers des descriptions s’attachant à des objets qui au lieu d’être les accessoires de sa personne, sont ce dont le personnage devient un accessoire. Ainsi de la valise dès les premières lignes du roman, qui focalise toute l’attention et derrière laquelle son propriétaire n’apparaîtra, timidement et accessoirement, que bien après :
Ligne 5
Le plus remarquable, ce n'était pas la valise en carton-pâte bouilli qu'il portait presque toujours à la main gauche (l'enquête prouvera plus tard qu'il n'avait jamais été gaucher) avec le bras quelque peu en avant de telle façon qu'à chaque détour de couloir ou à chaque tournant d'escalier mécanique, on la voyait apparaître - bourrée à craquer, avachie et au bout de son vieillissement avec sa peau tavelée de centaines de rides, créant une sorte de topographie savante à force de ténuité menant vers une abstraction de mauvais aloi pour une valise aussi malmenée d'autant plus que ses ferrures rouillées donnaient à sa clôture une fragilité supplémentaire - précédant le corps de son propriétaire ou plus exactement le bras de ce dernier, de quelques secondes poussives paraissant des minutes fabuleusement longues à ceux qui, soit par inadvertance, soit par curiosité, la voyaient apparaître suspendue en l'air […] (p. 7 [7]).
C’est certes une constante de l’écriture de Boudjedra depuis ses premiers romans, comme La Répudiation (1969), que ces descriptions d’objets se substituant, dans des phrases extrêmement longues, au récit. Mais dans Topographie… le procédé est plus systématique, au point, dans son insistance, de finir par faire apparaître ce procédé comme le véritable objet de la description, qui noie ainsi ses objets-prétextes comme elle se substitue littéralement au récit. D’ailleurs la description commence, non par la mise en place de l’objet, mais par sa négation, dans la formule « ce n’était pas » de la première ligne. Non seulement le personnage, au lieu d’être créé sous nos yeux par le récit qui lui donne corps, est ici supprimé comme sujet pour n’être plus que l’accessoire de sa valise, mais la valise elle-même commence par être niée avant même d’être décrite, d’avoir un corps.
Cette annulation de la réalité de l’objet comme du récit lui-même par la description hypertrophiée est certes cohérente littérairement avec le modèle du Nouveau Roman, et particulièrement de Claude Simon dont Boudjedra ne manque pas de se réclamer. Mais elle est cohérente aussi avec cette étrangeté dont je parlais plus haut, et que produit la mise à distance. L’espace citadin comme celui de l’altérité est celui de la perte de réalité, à travers une description qui fait semblant de s’attacher aux objets pour mieux les irréaliser dans leur réapparition lancinante et répétitive. Car l’essentiel est peut-être le regard plus que l’objet regardé [13], même si cet objet semble occuper tout l’espace romanesque par sa seule apparence et non sa fonction d’intermédiaire pour la compréhension d’un personnage comme chez Balzac ou Zola. L’objet ici n’est qu’une image sans signification, même si sa description semble se présenter comme recherche de cette signification, alors qu’elle se contente de se représenter elle-même en train de jouer à chercher une signification qui n’a de toute façon aucune importance.
Or cette perte de la profondeur, ou de la signification de l’objet qui se réduit à n’être plus qu’une simple surface, qu’un prétexte pour la mise en scène par l’écriture, de ses propres procédés, fait de cette dernière le simulacre qu’y voyait déjà Deleuze, et qui se confond avec le simulacre, l’absence de profondeur comme de sens, à quoi se réduisent la ville et l’altérité, dans leur commune étrangeté qui est aussi celle de l’écriture. Écriture qui dès lors affiche sa singularité, confondue avec le simulacre visuel de la ville : par les répétitions descriptives déjà nommées, par la prolifération de parenthèses qui sont autant de mises à distances supplémentaires de l’objet de la description ou du récit, mais aussi par sa transformation en objet purement visuel sur les affiches, l’écriture, après avoir transformé ses objets en simulacres sans profondeur, s’exhibe elle-même comme image distanciée, indépendante d’une signification qui à la limite n’est même plus nécessaire. Non seulement l’objet du regard, mais le regard lui-même devient objet distancié et in-signifiant.
Si on revient maintenant au programme thématique auquel ce roman est censé répondre dans l’attente des lecteurs de l’époque : témoigner sur la situation dramatique de l’immigration maghrébine en France, on s’aperçoit donc qu’il y a en quelque sorte tromperie, et en tout cas esquive. Censé rendre présente sous nos yeux la réalité vécue de l’émigration, prise ici sous l’angle particulièrement significatif des difficultés de l’arrivée de l’émigré en pays étranger, le texte au contraire la met à distance, à travers ce personnage non-nommé, si ce n’est « l’autre », ou « ce type », ou plus courtoisement « le voyageur ». Et à travers ce personnage qui n’en est plus véritablement un, c’est toute l’émigration qui est ainsi mise à distance : les rares passages du roman qui la décrivent ne s’appuient guère sur le vécu de ce personnage censé la représenter, mais sur les souvenirs des « laskars » revenus au pays. De plus ces souvenirs n’en sont même plus, puisque les « laskars » parlent des émigrés comme si eux-mêmes n’étaient plus concernés. Et là encore la mise à distance fige le temps, dans une longue phrase dont le verbe principal est à l’infinitif précédé d’un « À » qui ne raccorde à rien, et la répétition de la formule « avec leurs… », centrée d’abord comme le roman davantage sur des objets apparemment secondaires que sur les personnes auxquelles ces objets appartiennent, et qui en deviennent donc les accessoires :
À vivre dans des bidonvilles avec leur tôle ondulée
fissurée et dégoulinante de pluie ininterrompue comme si elle faisait exprès de
tomber beaucoup plus abondamment et beaucoup plus fort qu'ailleurs, que sur les
quartiers chics, par exemple, ou la banlieue résidentielle coincée entre bois
et étang, mirage affleurant, flou et tremblé, sur les affiches de publicité VOTRE MAISON DE CAMPAGNE VOUS
ATTEND, ALLEZ LA VISITER DÈS CE WEEK-END !); avec leurs bicoques
recouvertes de papier goudronné tramé en papier à cigarette au bout de quelques
heures de pluie diluvienne ou de quelques jours de crachin interminable; avec
leurs toits toujours en train de se décoller et qu'il faut amarrer à l'aide de
grosses pierres afin qu'ils tiennent une nuit, le temps d'épuiser les
cauchemars et de se remettre au travail; avec leurs portes et leurs fenêtres
attachées avec des bouts de ficelles, des fils de fer, des épingles à linge, du
papier collant, etc.;
(…)
avec leurs cohortes de fantômes calamiteux, grincheux et mal réveillés de 4
heures du matin, marchant à la queue leu leu avec des précautions de sioux
allant pointer à l'usine située à l'autre bout du monde; avec leur toux
explosant dans les bouches écarlates rouge-garance-clinquant à cause des
zébrures faisant des cratères dans les poumons rafistolés tous les ans par des
infirmières inattentives à la détresse fulgurante des galetas catapultés par la
mémoire brisée et rêche à l'heure qu'il est; avec leurs odeurs de thé frelaté,
de houblon acide et entrecuisse nauséabond, se mêlant au milieu des carrefours
en plaques solides et douloureuses; avec leurs gosses scrofuleux fourvoyant
leur malice dans les dédales de la mythologie assimilationniste; avec leurs
charlatans aux testicules moites dés que le temps est plus tiède que d'habitude;
avec les tireurs de cartes et de tarots taraudant de leurs insanités les masses
nostalgiques d'un retour hypothétique; (p. 143 et 145 [149-152]). [14]
La répétition obsédante de la formule « avec leurs… souligne la dimension de catalogue parfaitement impersonnel, déshabité de la description. Et de même la ville est déshabitée par ces émigrés qui en sont séparés, précisément, par leurs accessoires ici énumérés dans leur dimension la plus incongrue.
Or cette mise à distance collective des émigrés par les « laskars » permet la représentation scénique de leur sacrifice tragique par l’intermédiaire d’une publicité, quintessence du simulacre urbain, de l’image sans profondeur dans la ville : leur sacrifice collectif, pourtant décrit en des termes assez hallucinants, devient ainsi, par sa mise à distance, une condition pour le bon fonctionnement du simulacre urbain de la publicité TEFAL :
Mais il n'y a pas que lui (QUAND UNE TOMATE VA AU FOUR ELLE RISQUE D’'Y LAISSER SA
PEAU), d'autres étaient tombés, dans un grand cri, d'échafaudages très
hauts, les yeux cernés par l'horreur du vide, frileux avant la chute, tout
visqueux après, dans une explosion de lumière alors qu'il pleut qu'il pleut sur
les gens, sur les madriers sur les supports aériens et sveltes, sur les ballots
de fil de fer, sur la terre glaise, sur les engins lugubres, mais il pleut
toujours et la violence primitive cède à la langueur mêlant peu à peu l'eau et
le sang giclant du crâne,
(…)
Puis d'autres encore qui y ont laissé leurs yeux, leurs jambes, leurs
testicules, leurs cervelles et qu'on enferme dans des asiles, des prisons, des
corsets métalliques, des prothèses en plastique, et qui y perdent leurs peaux
bouillies par l'acide corrosif ou brûlées dans les fours (QUAND UNE TOMATE VA
AU FOUR ELLE RISQUE D'Y LAISSER SA PEAU. TEFAL ! POUR TOUT RÉUSSIR,
DESSUS-DESSOUS) à gaz, à charbon, à mazout, à pétrole, à chaux, à huiles
lourdes, à arcs, a induction, etc. Et d'autres encore malmenés, écrasés, assassinés,
déportés, ravalés, renvoyés, méprisés, haïs, brimés, exécutés, exacerbés,
mutilés, noyés... (p.
80-81 [83-84]). [15]
Le sacrifice collectif des immigrés qu’en 1955 déjà Driss Chraïbi nommait Les Boucs dès le titre du roman [16] qu’il voulut consacrer alors à l’émigration, est toujours distancié, dans son horreur même, et cette distanciation est bien le propre du simulacre urbain.
Or cette déréalisation de l’immigration dans l'espace urbain tient en partie à l’altérité radicale des immigrés, issus d’une autre civilisation et le plus souvent ruraux, dans cet espace. Elle tient au fait que la familiarité à laquelle ils étaient habitués avec une civilisation terrienne où chacun a son identité reconnue par tout le groupe, dont il est indissociable, est ici remplacée par l’anonymat, l’étrangeté urbaine déjà décrite plus haut. C’est probablement une des raisons de l’impossibilité pour une littérature émergente comme l’a été longtemps la littérature algérienne francophone, de décrire cette émigration, dont l’anonymat urbain était en contradiction avec une dynamique d’affirmation identitaire par la fonction performative des récits romanesques.
Pourtant l’épaisseur terrienne, rugueuse, opaque des immigrés n’est pas complètement diluée dans la transparence citadine. De même qu’on a pu voir que dans cette ville l’immigré jouait parfois un rôle de bouc émissaire, fonction qui est de toute évidence en partie la sienne dans son meurtre que raconte Topographie…, on peut approfondir maintenant cette notion de tragique qu’on vient d’évoquer. Car après tout Topographie… est essentiellement l’histoire d’un sacrifice humain, dont la gratuité apparente interroge. Mon propos n’est pas cependant de développer une réflexion sociologique sur l’immigré comme bouc émissaire. Ce qui m’intéresse est son positionnement littéraire, dans une approche de l’écriture comme spatialité. C’est ici que la réflexion théorique sur la tragédie, et particulièrement la tragédie grecque, va nous être utile. On sait que la tragédie grecque est née en même temps que la démocratie, elle-même liée à la naissance de la ville : Athènes, bouleversement total du mode de communication traditionnel, en ce que l’espace, d’objet, y devient langage. La ville est un monde où l’espace est composé par le langage, et où s’invente la représentation, la mise en scène des rôles sociaux comme de l’ancien monde qu’on a quitté pour construire cet espace essentiellement langagier. Dans cet espace théâtralisé, la tragédie pourra naître de la représentation, sur la scène urbaine, des anciens dieux campagnards dont la perte est irréversible. La théâtralité naît de la perte : celle d’une opacité terrienne révolue, celle d’une familiarité avec la terre, transformée sur la scène urbaine en étrangeté pourtant si proche, si reconnaissable :
La ville (chez les Grecs) convoque les dieux anciens, ceux qui hantèrent le monde rural et qui hantent encore les esprits. Elle les représente, elle les supplicie en scène avec ce trouble plaisir qu’on éprouve collectivement à voir souffrir et à anéantir ce qui profondément encore nous attache. La tragédie et le théâtre commencèrent peut-être avec la mise en scène urbaine des dieux campagnards,
nous dit Jean Duvignaud dans Spectacle et Société [17], et il continue avec cette magistrale formule : « La tragédie commence quand le ciel se vide » [18]. La mise à distance de l’émigration, réifiée, transformée en objet sans profondeur dans la représentation urbaine, qu’on vient de voir, participe de cette laïcisation par la tragédie. Et en même temps la ville se construit sur la perte d’un espace ancien et familier. Espace de la ruralité et des anciens dieux campagnards. Espace de la mémoire, même si elle n’est pas forcément historique, mais qui s’oppose à la ville amnésique, tournée vers un futur incertain en ignorant l’épaisseur du familier, de l’éprouvé. Là encore, qu’on se souvienne de la description magistrale de Bône dans Nedjma de Kateb,
la ville décomposée en îles architecturales, en oubliettes de cristal, en minarets d’acier repliés au cœur des navires (…) en vitrines royales reflétant les costumes irréalisables de quelque siècle futur, en squares sévères dont semblent absents les hommes, les faiseurs de route et de trains, entrevus de très loin dans la tranquille rapidité du convoi, derrière les moteurs maîtres de la route augmentant leur vitesse d’un poids humain sinistrement abdiqué (…) [19]
ou au cinéma de
l’inhumanité de Metropolis, de Fritz Lang, dès 1926.
La structure de Topographie… est en partie une structure tragique, entre autres dans les annonces
de la mort du personnage qui en ponctuent le texte dès la description
liminaire, évoquée plus haut, où de toute évidence le personnage n’est pas à sa
place dans cet espace qui n’est pas le sien, tout en étant exposé aux regards
citadins dans son étrangeté. La théâtralité tragique commence dès la première
page par la « mise en scène urbaine » d’une familiarité campagnarde
qui y devient étrange, et suscite les regards par son irrégularité. D’ailleurs
l’espace du métro où le personnage se perd est bien un labyrinthe infernal, où
la mort est camouflée derrière les affiches publicitaires et les machines à
sous qui l’annoncent :
D’autant plus que la perplexité l’enfonçait dans des profondeurs hallucinantes. Perplexe, il l’était ! Déjà, à porter dans sa tête toute cette nomenclature rigide et hermétiquement stratifiée, cela lui donnait le goût de l’avant-mort. (p. 39 [40-41]).
« Avant-mort »
qu’annonce aussi la brutale irruption de la lumière à la station Bastille [20]. Comme pour une descente aux Enfers
d’ailleurs, le personnage est muni d’un précieux Sésame : le papier écrit
par une fillette du Piton, qu’il exhibe à la face de toutes les personnes
auxquelles il demande son chemin, et qui figure bien aussi l’obole des morts à
Charon le passeur. Et c’est bien un rôle de passeur que celui de la jeune fille
Céline (« Aline ? ») qui le guide doucement vers le lieu même où
il sera exécuté.
Pour ce qui est du
sacrifice proprement dit, outre son érotisation toute théâtrale lorsqu’il est
narré (p. 153 [159-160]), on constatera qu’il est en quelque sorte déterminé de
loin, depuis le Piton, par les « laskars » qui l’avaient prévu, tout
comme le sacrifice du héros de la tragédie grecque est déterminé en-dehors de
lui par les dieux ou par la lourde hérédité qui pèse sur lui. D’ailleurs le
meurtre du personnage ne vise-t-il pas à lui faire assumer le « malheur du
sang quasiment inscrit dans son code génétique si ce n’est dans le code des
autres restés là-bas » (p. 159 [166]) ? La malédiction est bel et
bien collective, impersonnelle. Et elle préfigure celle que deux ans plus tard
Mohammed Dib dans un roman citadin comparable représentera à travers l’individu
rossé dans les chiottes d’un café parisien et gisant dans la pisse, auquel
Habel s’assimile en reprenant pour lui le nom générique d’Ismaël [21] :
Et c’est là. Ça s’allonge d’un coup aux pieds d’Habel. Et c’est le drôle d’individu qu’il avait vu, (…) se faire rosser à mort dans les toilettes d’un café (…). Mais c’est Habel aussi. Il se voit – dans un fulgurant accès de lucidité – lui-même, il se découvre lui-même étendu à la place du type. À sa place ? Il n’y a jamais eu personne d’autre, que lui Habel, à cette place ! Lui. Lui. Lui. Et personne d’autre. Il s’appelle Habel et il est étalé dans les chiottes. Il avait dit que son nom était Ismaël et il est effondré dans de la pisse. Il avait dit ça – que n’avait-il pas dit – et les anonymes défécations d’une métropole l’entourent et le prennent à la gorge sous des guirlandes de graffiti obscènes. C’est la réponse de l’ange ? [22]
Élément clé de la tragédie, cette prédétermination s’inscrit, on l’a vu, dans une théâtralité propre à la ville, espace des images et des regards. Si le sacrifice est spectacle tragique, il suppose des voyeurs-exécutants. Autant que par les couteaux de ses assassins, c’est par les regards que les citadins portent sur lui que l’immigré de Topographie… est sacrifié, par « la foule qui porte à la place des yeux, des ganglions buboniques l’atteignant, lui, comme un laser (Light Amplification by stimulated Emission of Radiations) dont les rayons vont le délester, une à une, de toutes ses cellules corrodées et à jamais détruites » (p. 150 [156]). Car le sacrifice ne vaut que s’il est vu, et la marche du personnage vers la mort s’entoure d’une cohorte de voyeurs, parmi lesquels, même à distance, les « laskars » ne sont pas les moindres, eux qui suivent de loin cet itinéraire sur un plan du métro parisien, « à la manière du voyeur » (p. 216 [223]), voyeur qu’est également, derrière eux, le lecteur même du roman.
Or parmi ces
voyeurs il en est un dont le rôle est particulièrement ambigu, suspect pour les
flics parce qu’il parle trop bien, double et traître de la victime, peut-être
comme chez Dib Habel l’est de l’individu rossé dans les chiottes, lui à qui
l’Ange de la mort a confié pour tâche de « donner à chaque chose
précisément un nom » : comme Habel, ce personnage qui s’assimile et
trahit à la fois n’est-il pas aussi une projection de l’écrivain ? Et s’il
est enfermé par les flics, n’est-il pas lui aussi, non seulement celui qui
prête son pouvoir d’écrire à l’analphabète, mais celui dont le dédoublement va
jusqu’à partager son sacrifice ? La ville-simulacre et transparence
meurtrière est espace de paroles, et si l’immigré y est sacrifié comme image,
l’écrivain, lui, l’est en tant que maître provisoire de cette parole, comme le pharmakos des Grecs était affublé pour un temps limité avant son sacrifice des
pouvoirs du roi :
Un peu comme l’autre, enfermé depuis plusieurs
jours dans sa cellule : « Mais pourquoi l’aurais-je tué ? Il ne
savait pas lire et je lisais à sa place, avec ses yeux. Il ne savait pas écrire
et j’écrivais à sa place, avec sa propre main. Il ne savait pas s’orienter et
je l’ai guidé avec son propre discernement. Je ne l’ai pas aidé : je me
suis mêlé à lui et dédoublé en lui. Pourquoi l’aurais-je tué avec une telle
cruauté ? » (p. 222 [228-229])
Lorsque deux pages plus loin le flic dit de ce double ambigu « il parle trop bien. Qui est ce qui lui a appris à parler comme moi et vous ? », nous avons déjà compris qu’il s’agit de l’écrivain, et en même temps du lecteur-voyeur que nous sommes : la scène tragique de la ville est aussi celle de l’écriture.
Le sacrifice de
l’émigré dans la transparence de la ville-système de signes et simulacre induit
donc bien un dédoublement de la victime dans l’écrivain, ou réciproquement. La
description de l’émigration/immigration, comme c’était le cas dès 1955 avec Les Boucs [23] de Driss Chraïbi, devient le prétexte à une
représentation de l’écriture, phénomène qu’on retrouvera deux ans après Topographie…, dans Habel de Mohammed Dib, cependant que comme on l’a
déjà vu, les 20 ans qui séparent Les
Boucs de Topographie… n’ont vu paraître que très peu de romans algériens mettant en scène
l’émigration, l’exception la plus notable étant encore Le Polygone étoilé de Kateb en 1967. Et certes la marginalité
de l’immigré dans la société « d’accueil », son incongruité tragique
comparable à celle des anciens dieux grecs sacrifiés sur la scène urbaine chez
Duvignaud, y sont peut-être comparables à cette « césure » [24] dans laquelle est installé le créateur dans
les sociétés occidentales depuis la fin du 19ème siècle, et dans
laquelle on a pu voir une des marques de la modernité : le sacrifice de
l’artiste lui confère des pouvoirs royaux, ou divins.
Pourtant dans Topographie… le sacrifice ne semble guère glorifier ce personnage qu’on a vu
s’instaurer comme double lisant et écrivant de l’immigré sacrifié, comme Habel
s’instaurait double de l’individu rossé dans les chiottes. Le travail
d’écriture est bien représenté dans ce roman, comme il le sera deux ans plus
tard dans Habel, mais il subit par le biais de l’ironie une
mise à distance qui récuse à l’avance la glorification des pouvoirs de la
parole, y-compris par la folie, qui sera l’un des thèmes majeurs du roman de
Mohammed Dib.
L’ironie, ici,
porte dès le début du roman sur l’écriture qui n’intéresse personne, d’autant
plus qu’il s’agit, emballant les objets dans la valise du personnage,
d’articles en arabe sur du « papier journal comme écrit à l’envers, à moins
que ce ne fût tout simplement une écriture peu connue dans le pays où se passe
la scène et qui n’intéresse personne dans toute la station » (p. 12 [12]).
L’écriture comme la valise partage avec le propriétaire de cette dernière la
même incongruité et le même désintérêt, tout en étant d’abord objet de regards
et non de compréhension, de sens.
D’ailleurs
l’écriture de Topographie…, telle qu’elle se représente elle-même,
est-elle moins incongrue, particulièrement dans son abus des digressions
comparable à la direction inhabituelle de l’écriture du journal dans la
valise ? Nous pouvons la trouver représentée dans ce récit fait au flic
qui se fâche devant son aspect inhabituel, « disant mais qu’est-ce que
cette histoire de rance ? Cela ne tient pas debout (…) de toute manière
c’est une digression ou alors une fausse piste » (p. 45).
Incompréhensible, hors-sujet, déroutante [25], l’écriture de ce roman, comme
l’adresse-sésame du papier griffonné par une fillette du Piton se dilue et
s’efface à mesure que progresse le récit. Le lecteur européen à qui s’adresse
surtout le roman sera donc dans une situation comparable à celle des personnes
croisées dans le métro auxquelles l’homme à la valise fait lire son papier comme l’écrivain fait lire son roman. :
Avec l’adresse qui commence à devenir illisible
comme si la feuille sur laquelle elle a été écrite, un jour mémorable, là-bas,
au Piton, avait mariné dans une solution de formol et de sueur décapant les
signes nécessitant maintenant non une lecture, mais un décodage à partir
d’éléments qu’il va falloir lentement accumuler, et, la mémoire aidant,
l’éventuel lecteur saura retrouver le message, à moins que doté d’une faculté
d’imagination trop débordante, il n’en rajoute… (p.
117 [121-122]).
Si le roman, de plus, est comme on l’a déjà vu, en partie un roman policier grâce à l’enquête du « flic en chef » pour retrouver les assassins, et même si on a vu que cette enquête y était, comme le genre du roman policier, tournée en dérision, il n’empêche que cette enquête est aussi, essentiellement, une lecture de divers témoignages, qui fonctionne dès lors comme une sorte de double de notre propre lecture, celle de lecteurs ordinaires découvrant cette histoire incongrue, plus dans sa forme que dans son objet, avec une stupéfaction comparable à celle de l’enquêteur. L’enquête elle aussi distanciée s’offre donc comme un véritable objet par son écriture même à notre regard de voyeurs.
Premier roman d’un écrivain algérien reconnu à répondre, en 1975, à la sommation adressée à la fiction littéraire par la réalité d’une vague d’attentats racistes qui interpelle le public comme les pouvoirs des deux côtés de la Méditerranée [26], Topographie… ne peut donc pas être considéré comme une réponse à l’attente documentaire ou de témoignage que l’actualité avait suscitée dans le public ; et à laquelle répondait fort bien la nouvelle de Raymond Jean, La Ligne 12, publiée deux ans plus tôt [27] chez un éditeur pourtant connu pour qui un immigré était nécessairement analphabète. N’était-ce pas ce que supposait la même année 1973 le récit d’un certain Ahmed (prénom générique désignant comme Mohammed – mais il paraissait la même année chez Denoël un Journal de Mohammed qui était de la même veine – l’ensemble des arabes, et non un écrivain ayant à ce titre une identité personnelle), récit enregistré au magnétophone dans un style volontairement oral et incorrect, pour « faire authentique », et dont le titre est à lui seul un programme de non-littérarité : Une vie d’Algérien, est-ce que ça fait un livre que les gens vont lire ? Topographie… montre d’ailleurs à travers le personnage de l’écrivain dont on vient de parler et sa perception par le « flic en chef » (« il parle trop et trop bien qui est-ce qui lui a appris à parler comme moi et vous ? », p. 224 [231]) combien alors, avant que Tahar Ben Jelloun à partir de 1976 ne soit officiellement consacré comme tel par Le Monde, l’immigration ne pouvait pas être dite par un écrivain de même origine.
Se réclamant ostensiblement d’une écriture littéraire, parfois difficile, Topographie… ne répond guère à ce programme documentaire à un premier niveau, même si les descriptions du quotidien de l’immigration y sont crues. Car pour atteindre à cette description, il faut en quelque sorte y enjamber la mise à distance qu’on a vu cette écriture particulière mettre en place. C’est à dire que pour découvrir la réalité de l’immigration, il faut d’abord y accepter l’étrangeté d’une écriture, qui se confond avec l’étrangeté de l’immigré dans le regard des citadins. L’exil de l’émigré et la césure de l’écriture par rapport à la norme sociale s’échangent ainsi. Et le paradoxe veut que ce soit précisément dans ce contexte de déni de littérarité à l’immigré « authentique » que je viens de souligner. Ce n’est donc pas pour rien que l’écrivain-double du personnage sacrifié dans ce roman s’accuse de l’avoir trahi. Mais la trahison, comme le montrait déjà Jean Genêt, n’est-elle pas inhérente à la littérarité ? Ce n’est que parce qu’il trahit l’attente sociale que l’écrivain peut la faire évoluer. Ce n’est que dans l’écart mis en avant par l’esthétique de la réception face à un horizon d’attente qui sans cela serait figé, qu’il est créateur.
Roman de l’émigration/immigration ou roman de l’écriture ? Certainement les deux à la fois. Mais il convient de noter que cette assimilation n’est possible que grâce à une représentation de l’écriture comme spatialisée. L’écriture ne se confond pas seulement avec le personnage distancié de l’immigré : ses lignes se confondent avec les lignes du métro qui donnent leurs titres aux chapitres du roman. L’étrangeté de la ville pour l’immigré ou celle de l’écriture se confondent, tout comme cette écriture se confondait déjà avec le personnage de l’immigré. D’ailleurs on a vu que le titre même du roman en soulignait la spatialité citadine de l’écriture.
Dès lors, dans sa spatialisation, l’écriture du roman est bien également une « parole déplacée » dans l’univers a-priori non-littéraire de l’immigré, au même titre que l’immigré lui-même est, dans tous les sens du mot, « déplacé », pas à sa place, dérangeant, objet incongru d’un regard qui le distancie. La différence cependant est peut-être que pour le roman cette incongruité de son écriture « déplacée » la transforme en intéressante expérience littéraire, qui intègre l’écriture dans la spatialité comme peu d’autres textes le font, alors que pour l’immigré analphabète elle le conduit à la mort, dans ce sacrifice sans lequel le roman, sans doute, n’existerait pas.
[1] Les références de pages renvoient à cette première édition. Mais elles sont suivies entre crochets de l’indication des pages de la réédition récente en Folio, numéro 1766, 1996.
[2] J’ai proposé une analyse de ce silence paradoxal dans plusieurs articles et communications, dont : « Le voyage innommable et le lieu du dire: émigration et errance de la littérature maghrébine francophone. », Revue de Littérature comparée, Paris, n° 269 :1, Janvier-mars 1994, p. 47-59, accessible sur Internet à l’adresse : http://www.limag.com/Textes/Bonn/TOMEMIG.htm, ou encore : « L’exil et la quête d’identité, fausses portes pour une approche des littératures de l’émigration ? », in Gafaiti, Hafid (Dir.). Cultures transnationales en France. Des « Beurs » aux… ?, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 37-54. Lisible sur Internet à l’adresse : http://www.limag.com/Textes/Bonn/EmigrTunisGafaiti.htm.
[3] Faut-il préciser qu’on utilise le terme d’émigration si l’on se place du point de vue du pays dit « d’origine », et celui d’immigration si l’on se place du point de vue du pays dit « d’accueil » ?
[4] Charles Bonn, La Littérature algérienne de langue française et ses lectures, Ottawa, Naaman, 1974. Voir en particulier la première partie : « Structures profondes de l’imagination créatrice : Espace maternel et Cité », pp. 25-94 : http://www.limag.com//Textes/Bonn/LaLitt/LaLitt1.htm.
[5] Paris, Le Seuil, 1956.
[6] Jacques Cabau ne fait-il pas de la Prairie perdue le schéma organisateur central du roman américain ? (« En perdant la Prairie, l’Amérique a perdu son idéal. Paradoxe puritain dont naît la littérature et meurt le libéralisme américain. Sur ce thème de l’innocence perdue, le Nouveau Monde s’est donné une épopée que lui envie l’Ancien : le roman américain. », dit-il pour présenter son étude : La Prairie perdue. Histoire du roman américain. Paris, Le Seuil, Coll. Pierres vives, 1966.) L’innocence perdue est sans doute un thème lié à ce puritanisme américain et qu’on retrouve dans Manhattan Transfer de Dos Passos entre autres. Ce thème est moins prégnant dans la littérature maghrébine, qui ne raisonne pas en termes de culpabilité, de faute, mais en termes de perte de toute évidence. A la place de la perte de l’innocence, j’y verrai plutôt la perte du fusionnel, et l’instauration de la distance. Mais le psychanalyste nous dira certes que c’est bien la même chose…
[7] Paris, Le Seuil, 1970.
[8] Paris, Denoël, 1973.
[9] Paris, Le Seuil, 1973.
[10] p. 202.
[11] Paris, Le Seuil, 1967.
[12] Paris, Le Seuil.
[13] Le « Nouveau Roman » n’a-t-il pas été qualifié également d’« École du Regard » ?
[14] On pourra établir un parallèle entre ce passage et le début du Muezzin (Paris, Christian Bourgois, 1968) de Mourad Bourboune, p. 72-73. Du point de vue d’une écriture de la ville ce roman est d’ailleurs particulièrement intéressant.
[15] Là encore on peut suggérer un parallèle entre ce passage et les premières lignes du Polygone étoilé (Paris, Le Seuil, 1967) de Kateb Yacine (p. 7 : « Ils étaient tombés dans un grand cri, les yeux fermés. Ils se sentirent aussitôt prisonniers. Puis ce fut la lumière, et des êtres rigides, de haute taille, s’emparaient d’eux régulièrement… »), ou plus récemment les premières lignes également du Désert sans détour (Paris, Sindbad, 1992) de Mohammed Dib : dans tous les cas (et on pourrait en citer bien d’autres), il s’agit du sacrifice d’une mémoire ancienne, déracinée, sur la scène de la modernité citadine.
[16] Paris, Denoël. Le bouc émissaire, faut-il le rappeler, est une des dimensions essentielles de la tragédie grecque.
[17] Paris, Denoël/Gonthier, coll.
Médiations, 1970, p. 41.
[18] Id., p. 43.
[19] Kateb, Yacine, Nedjma, Paris, Le Seuil, 1956, p. 69.
[20] (p. 37-38). D’ailleurs la prise de la Bastille en 1789 n’annonçait-elle pas déjà elle aussi le supplice d’un ancien roi sur la scène urbaine de la République française ?
[21] Fils d’Abraham et ancêtre des Bédouins. Habel ne connaît pas le nom de cet individu, mais lui attribue celui d’Ismaël pour ensuite le partager avec lui.
[22] Mohammed Dib, Habel, Paris, Le Seuil, 1977, p. 134.
[23] Paris, Denoël.
[24] Le mot est d’Anne Roche, dans : Gérard Delfau et Anne Roche, Histoire, littérature, Paris, Le Seuil, « Pierres vives », 1977.
[25] « fausse piste » : encore la spatialité de l’écriture, qu’on trouvait déjà dans les lignes du métro et le mauvais sens de l’écriture du journal.
[26] La réponse du gouvernement algérien, citée dans le roman p. 225-226 [233-234], signale par ailleurs l’impuissance d’un discours nationaliste d’État à prendre en charge la réalité éclatée de l’émigration, car un discours nationaliste suppose la référence à un territoire emblématique, ce que l’absence des émigrés annule, spatialement : en interdisant l’émigration, ce gouvernement ne la réduisit guère. Bien plus : il créa à ses ressortissants expatriés ou en voie d’expatriation des difficultés supplémentaires, puisque cette interdiction signifia la suppression des organismes publics qui aidaient, administrativement, les candidats au départ.
[27] Paris, Le Seuil, 1973.