Charles Bonn
Lyon 2
Réception
et théorie postcoloniale
L’effet
anthologique, les manifestes et les revues
La
réception universitaire, ou l’accompagnement théorique
Les premiers centres maghrébins
Spécialisation
et dissémination éditoriales
Quelle
« scénographie externe » ?
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cours de Charles Bonn
S'il voulait dépasser honnêtement les garde-fous d'un paternalisme ambigu, le critique étranger que je suis s’est trouvé longtemps, face à la littérature maghrébine de langue française, dans une situation paradoxale. Car nul n'entrait ici s'il ne déclinait qui il est. L'observateur ne pouvait rester neutre. Il était aussitôt interpellé, le plus souvent avec véhémence : la parole dont il est question n’était-elle pas, en effet, celle dans laquelle sous votre regard, le mien, et tous ceux qui sur nous en cet instant se braquent, l'être même se jouait ?
Dès ses débuts en tant que phénomène de groupe, qu’on peut situer dans les premières années cinquante, la littérature maghrébine de langue française dit l'être au moyen d’une parole qui s'insurge contre la langue par laquelle elle est obligée de passer, tout en sollicitant de cette langue et de son lieu une reconnaissance infinie, dont le désir ne cesse d'être insatisfait. Le critique étranger censé représenter cette langue et son regard est alors celui qu'on récuse, qu'on tue et qu'on séduit, infiniment. Il est le miroir qu'on déteste et qu'on chérit, indispensable et honni, mais dont l'être tout entier est engagé dans son entreprise. « Quand je danse devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon peuple », dit Abdelkebir Khatibi, « sache que cette danse est de désir mortel » [1]! C’est dans cet espace d’une danse que ma pudibonde éducation alsacienne ne m’avait guère préparé à vivre, moi qui n’ai même pas fait mon service militaire en Algérie comme une grande partie de ma classe d’âge, que je me suis très vite retrouvé projeté lorsque j’ai commencé à étudier cette littérature, au tout début des années 70. Or si mon parcours de critique croise parfois encore des psychodrames intéressants, j’ai l’impression depuis quelques années que les inévitables malentendus qui subsistent là comme ailleurs sont moins le fait d’une inquiétude identitaire collective face à mon image d’« Autre », issu de plus de l’ancienne puissance colonisatrice, que de problématiques personnelles auxquelles tout un chacun se trouve confronté dans tous les pays du Monde.
Cette mise en situation du critique étranger que je suis permet de souligner que les textes d’écrivains maghrébins n’ont longtemps pas été lus ni écrits de la même manière qu’on lisait ou écrivait des textes d’auteurs français, ou allemands ou italiens : les littératures des pays anciennement colonisés par la France sont des littératures émergentes, dans un contexte de décolonisation auquel elles doivent à la fois leur promotion et leur semi-stagnation. Promotion parce que l'actualité soudaine des régions géo-politiques auxquelles elles appartiennent les a fait bénéficier d'une attention plus grande du public. Semi-stagnation parce que ce même public les a souvent installées dans une dépendance par rapport à cette actualité qui a rendu plus difficile leur reconnaissance comme littératures à part entière plutôt que comme simples témoignages ou documents de circonstance.
On sait que cette relation crispée des littératures de pays anciennement colonisés avec l’espace de leur reconnaissance, qui est aussi souvent celui de l’ancienne puissance colonisatrice (et qui l’était encore plus aux débuts de ces littératures, en période coloniale proprement dite), fait l’objet depuis quelques années aux Etats-Unis principalement de ce qu’on appelle maintenant les « Postcolonial studies ». Selon cette approche, la littérature « postcoloniale » n’est pas seulement la littérature postérieure à la colonisation, mais toute littérature issue d’espaces géographiques colonisés ou décolonisés, s’écrivant dans une relation privilégiée avec l’espace du colonisateur ou de l’ancien colonisateur :
Ce que ces littératures ont en commun au-delà des spécificités régionales, est d’avoir émergé dans leur forme présente de l’expérience de la colonisation et de s’être affirmées en mettant l’accent sur la tension avec le pouvoir colonial, et en insistant sur leurs différences par rapport aux assertions du centre impérial. [2]
Dès lors le terme
de postcolonial doit s’entendre spatialement et non plus chronologiquement. La
littérature « postcoloniale » ainsi définie n’est donc pas délimitée
par la seule référence à la période coloniale, mais principalement par une scénographie, un mode d’écriture particulier essentiellement préoccupé de
construire dans l’exhibition formelle ses relations au milieu dont il naît, au
regard sur cet espace dont elle sollicite et violente à la fois la
reconnaissance. Par cette scénographie interne rejetant ostensiblement la
lisibilité selon les codes de la puissance coloniale tout en les sollicitant
par cette violence même, le texte postcolonial a plus qu’un autre une fonction
performative : celle de se créer un espace de signification reposant en
grande partie sur le refus exhibé de la signification dominante. C’est ainsi
que Frantz Fanon voyait dans le style heurté de l’intellectuel colonisé une
manière de sortir de la « culture blanche » [3], et j’ai moi-même montré la fonction
fondatrice de la violence formelle dans Nedjma de Kateb Yacine, et
la complémentarité chez l’écrivain algérien entre subversion de la forme
romanesque et théâtralité : les personnages du roman Nedjma ne deviennent des militants, c’est-à-dire n’acquièrent un sens, que
dans le cycle tragique du Cercle
des représailles, même si ce sens
finit par être récusé par la tragédie-même.
A la suite des
théoriciens américains, Jean-Marc Moura recense, dans le chapitre le plus
intéressant de son livre sur Littératures
francophones et théorie postcoloniale [4], les principales « Poétiques »
postcoloniales francophones par lesquelles passe cette scénographie. On pourra
peut-être trouver contradictoire l’association sous ce même titre entre des
« scénographies » de violence formelle qui récusent entre autres le
principe même de la description, code de transparence « dominant »
s’il en est, et la « définition forte de l’espace d’énonciation » [5] qui se réduit soudain à la description
d’espaces originaires emblématiques certes, mais au moyen de codes répondant à
une attente descriptive des pays dominants : l’essentiel reste bien que la
description elle-même participe ici de la théâtralisation, ne serait-ce que
parce qu’elle passe par le langage du mythe, comme c’est le cas chez Kateb pour
l’épopée des Keblouti, et même dans l’évocation de la société berbère par
Mammeri.
Même si, comme on
le verra plus loin, j’ai une certaine réticence face à cette nouvelle théorie
américaine à la mode, qui ne fait somme toute que reprendre en partie ce que
Fanon développait déjà fort bien dès la fin des années cinquante, et dans une
certaine mesure aussi Jean-Paul Sartre dans son « Orphée noir »,
préface à l’Anthologie de la
nouvelle poésie nègre et malgache
de Senghor dès 1948 [6], il me semble qu’elle apporte quelques
concepts qui peuvent être utiles pour une mise en perspective de la réception
de la littérature maghrébine, perçue comme le contexte dynamique de son
émergence. Et parmi ceux-ci, celui de scénographie, que Moura
reprend d’ailleurs plutôt à Maingueneau [7], me semble particulièrement pertinent, en
ce qu’il invite à ne pas se contenter de décrire les éléments quantifiables de
la réception extérieurs à l’œuvre, mais à s’attacher au contraire à montrer
comment l’œuvre postcoloniale plus qu’une autre :
s’assigne elle-même [sa] situation d’énonciation (situation que l’œuvre présuppose et qu’en retour elle valide), et dont l’ensemble des signes dans l’œuvre peut être appelé la scénographie. Celle-ci articule l’œuvre et le monde et constitue l’inscription légitimante d’un texte. Par la scénographie l’œuvre définit les statuts d’énonciateur et de coénonciateur, l’espace et le temps à partir desquels se développe l’énonciation qu’elle se suppose. La scénographie est elle-même dominée par la scène littéraire, qui confère à l’œuvre son cadre pragmatique, associant une position d’‘auteur’ et une position de ‘public’, et imposant le rituel discursif propre à tel genre. [8]
L’articulation de
ce concept de scénographie, dont la « danse » décrite plus haut peut
être lue comme un des « rituels », avec la dynamique d’émergence que
j’ai déjà souvent décrite me semble assez pertinente, dans la mesure où une
littérature émergente est en situation de quémander en quelque sorte son
existence, son identité à une reconnaissance qui se trouve nécessairement
ailleurs, et vis-à-vis de laquelle elle développe donc une relation de
dépendance et de séduction vitales. On peut dire ainsi, toujours avec Moura,
que pour les littératures émergentes plus que pour les littératures
institutionnalisées, « la littérature est un discours dont l’identité se
constitue à travers la négociation de son droit à venir au monde, à énoncer
comme il le fait. »
Le présent article
s’inscrit dans une entreprise plus vaste d’évaluation du bien-fondé de cette
« théorie postcoloniale » pour la description de l’émergence, puis du
fonctionnement sémantique de la littérature maghrébine francophone. Il
constitue le premier temps de cette réflexion, qui porte sur ce que Moura
appelle la « scénographie externe » des littératures francophones
selon son utilisation de cette théorie. Je me propose donc dans ce premier
temps de voir en quoi cette « théorie postcoloniale » peut nous aider
à décrire plus finement qu’on ne l’a fait jusqu’ici les mécanismes de cette
réception bien particulière, baignée d’éléments non-littéraires mais dont la
scénographie fait appel à la séduction, qui est celle de la littérature
maghrébine francophone. Or la séduction n’est-elle pas une des dimensions
essentielles de la communication littéraire en général ? Le plus simple
pour y parvenir sera de reprendre un à un les différents aspects de cette
« scénographie externe », selon Jean-Marc Moura, mais en en modifiant
l’ordre, pour une clarté plus grande de l’exposé. Par ailleurs je réserverai
pour l’article sur la « scénographie interne » mes observations sur
« l’effet anthropologique », que Moura décrit dans sa
« scénographie externe ».
Toutes les littératures émergentes fondent en partie leur dynamique de surgissement sur les anthologies. Ces dernières, produites le plus souvent dans le Centre, où la reconnaissance de ces nouvelles littératures périphériques doit nécessairement s’opérer, vont permettre aux littératures émergentes de se constituer en ensembles. Toute littérature en tant qu’entité suppose la réunion de plusieurs écrivains, entre lesquels ont peut dégager un certain nombre de caractéristiques communes, quelle que soit l’originalité irréductible de chacun. L’anthologie permet de dessiner ce groupe, de l’offrir à la visibilité « universelle », et ce, même si auparavant certains écrivains se sont déjà manifestés en tant qu’individualités fortes dans le cadre de cet espace nouveau non encore défini.
Comme toutes les littératures francophones, la littérature maghrébine émergente s’est en partie imposée par des anthologies, encore que ces dernières soient ici moins nombreuses et moins significatives que dans le domaine de la littérature africaine, où on sait l’impact colossal qu’eurent l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor et sa préface bien connue par Jean-Paul Sartre en 1948. [9] Pour le Maghreb les anthologies significatives sont postérieures à la fin de la guerre d’Algérie, même si la première d’entre elles, Espoir et parole, de Denise Barrat [10], est entièrement consacrée à des textes poétiques suscités par cette dernière, et manifeste de ce fait le lien très étroit entre la reconnaissance d’une littérature algérienne, et l’événement de la guerre d’Algérie. L’anthologie, ici, répond à l’événement. Elle ne le crée pas, comme le fit celle de Senghor pour la négritude. Du moins pas dans un premier temps, car le débat l’année suivante autour de l’Anthologie d’Albert Memmi va révéler un tout autre mécanisme collectif.
L’anthologie participe à la délimitation du champ définitionnel d’une littérature émergente. Liée de trop près à l’événement politique, celle de Denise Barrat ne prétendait pas rendre compte de l’ensemble de la littérature maghrébine. Celle publiée en 1964 par le groupe des premiers chercheurs sur la littérature maghrébine regroupés à l’École Pratique des Hautes Études (actuellement EHESS) autour d’Albert Memmi, et sous la direction de ce dernier, qui en composa aussi l’importante introduction, marque la première tentative de délimitation conséquente du « corpus ». Publiée par Présence Africaine, cette Anthologie des écrivains maghrébins d’expression française [11] marque également les débuts de la recherche universitaire sur ce « corpus », puisque l’EPHE fut le premier lieu universitaire français à accueillir les chercheurs sur cet objet littéraire encore bien problématique : n’est-il pas significatif que même si le directeur de cette équipe est aussi un écrivain, le laboratoire ait été un laboratoire d’Anthropologie, et non de littérature ? La scénographie, ici, joue pleinement son rôle : être ou ne pas être cité dans cette Anthologie va apparaître comme une entrée en littérature et une consécration/délimitation du groupe émergent « écrivains maghrébins », comme le titre l’indique.
Aussi, outre les protestations des écrivains musulmans non retenus, pourrons-nous nous intéresser ici à celles des écrivains « pieds-noirs ». La polémique sur la définition du « corpus » fut vive : fallait-il être arabo-musulman pour être considéré comme écrivain « maghrébin », et les écrivains d’origine européenne, nés pourtant au Maghreb où leur famille était installée souvent depuis plusieurs générations n’avaient-ils pas droit à l’étiquette ? Albert Memmi répondit en publiant quelques années plus tard chez le même éditeur une Anthologie des écrivains français du Maghreb [12], qui ne mettait pas un terme, cependant, à cette épineuse question de la délimitation du corpus qui agite toujours encore la critique sur la littérature du Maghreb : faut-il, par exemple, inclure dans cette dernière, non seulement la littérature judéo-maghrébine, mais encore, plus récemment, la littérature dite « beur », ou encore « de la 2ème génération de l’émigration/immigration » ? Et par ailleurs l’Anthologie des écrivains maghrébins d’expression arabe annoncée comme à paraître dans le volume de 1969 ne vit jamais le jour, alors que ce corpus était bien plus facile à délimiter. Quoiqu’il en soit, que ce débat, et les exclusions qu’il suppose, ait pu avoir lieu montre bien en effet cette « scénographie » collective dont l’effet anthropologique est une des dynamiques.
Cette question insoluble du corpus n’était d’ailleurs plus la question centrale de la première anthologie à vocation vraiment universitaire de La Poésie algérienne d’expression française de 1945 à 1965, publiée en 1967 par Jamel-Eddine Bencheikh et Jacqueline Levi-Valensi, sous le titre Diwan algérien [13], laquelle consacrait cependant la reconnaissance de cette littérature comme objet d’études universitaires, cependant qu’à la même époque de fort bouillonnement intellectuel et politique qui va voir également au Maroc la naissance de la revue Souffles, paraissent en Algérie des recueils plus rudimentaires, ronéotypés, autour d’abord de l’Union nationale des étudiants algériens, puis de Jean Sénac, dont l’émission radiophonique « Poésie sur tous les fronts » jouait un rôle important de cristallisation d’une parole non-officielle et vivante [14].
Car l’effet anthologique fonctionne à deux niveaux : il s’agit d’abord d’un manifeste. L’Anthologie fait exister le groupe d’écritures qu’elle rassemble, en en permettant un accès facile au public. Mais il s’agit également, surtout dans ce contexte d’émergence d’un « objet » nouveau, d’un discours d’accompagnement universitaire, qui joue aussi quelque part un rôle de caution, ou d’introducteur. Le discours universitaire fait ici exister son objet, et fonctionne en partie comme un garant extérieur, dont la neutralité supposée [15] est un gage d’universalité. Le manifeste au contraire s’inscrit vigoureusement dans l’instant et semble récuser la pérennité apparente du discours universitaire. Cependant il participe de la même démarche d’accompagnement théorique propre à toutes les émergences littéraires, y-compris en Europe : souvenons-nous du théâtre romantique en France, dont on peut dire avec le recul que les préfaces furent souvent plus importantes que les pièces elles-mêmes : qui joue encore Hernani ou Cromwell, alors que leurs préfaces et leurs « batailles » ont marqué l’histoire littéraire française ? Et le Nouveau Roman aussi n’est-il pas en partie un vaste manifeste ?
La fonction de manifeste était d’ailleurs présente, on l’a vu, dans tout le débat qui entoura la célèbre Anthologie… d’Albert Memmi, alors même que les auteurs de cette anthologie étaient essentiellement des universitaires. De même les recueils ronéotypés de la jeune poésie algérienne diffusés en 1966 par l’Union nationale des étudiants algériens le furent dans un cadre universitaire, dont se réclame d’ailleurs le titre du second recueil : Connaissance de la poésie algérienne. Il en sera de même en 1970 pour le recueil Eclatez l’aube [16], et même de l’Anthologie de Jean Sénac, qui s’accompagne d’une conséquente introduction, ou encore, en 1976, de la célèbre anthologie de Tahar Ben Jelloun, La Mémoire future. Anthologie de la nouvelle poésie du Maroc [17]. Et en 1981 celle de Jean Déjeux, Jeunes Poètes algériens [18] répond au même schéma, tout comme en 1982 en Italie Le Rose del deserto [19], qui associe un volume d’études à un volume d’anthologie, cependant qu’en 1984 c’est encore une universitaire, Hédia Khadar, qui publie l’une des premières Anthologie(s) de la poésie tunisienne de langue française [20]. On pourrait continuer l’énumération, sans pour autant quitter le cadre chronologique de ces années d’émergence [21].
On peut aussi s’interroger sur le fait que la plupart de ces anthologies-manifestes (sauf celle d’Albert Memmi) concernent davantage la poésie que le roman, pourtant genre dominant de cette littérature : est-ce dû uniquement au fait que le poème est en général un texte plus court, et donc plus facile à publier dans cet environnement ? Ou bien, comme on s’en aperçoit en regardant ces poèmes de plus près, ne faut-il pas voir là une caractéristique du discours poétique lui-même, volontiers plus programmatique, plus monologique que le discours romanesque dont on sait depuis Bakhtine le plurivocalisme ? Ceci se vérifiait dès 1948 avec l’Anthologie de Senghor, inséparable de l’Orphée noir de Sartre qui lui servait d’introduction : discours universitaire ou idéologique et poésie émergente (« nouvelle », dit le titre) ont ici partie liée par nature, en quelque sorte. Le roman en tant que tel ne fera l’objet d’une anthologie notoire qu’en 1986 [22], c’est-à-dire lorsque cette dynamique de l’émergence, au discours nécessairement groupal et monologique, sera terminée.
Quoiqu’il en soit cette fonction de manifeste, éminemment performative cette fois, où poésie émergente, discours universitaire et engagement politique sont inséparables, dans une dynamique éminemment collective, se retrouve bien entendu dans les revues. Les revues sont le lieu de prédilection des émergences littéraires, en ce qu’elles supposent une création collective, tout en permettant une relative souplesse, indispensable aux émergences de concepts nouveaux.
Dès avant l’indépendance des pays du Maghreb des revues littéraires françaises furent le lieu de la rencontre féconde qui devait permettre l’émergence d’une littérature d’écrivains musulmans. Certaines de ces revues étaient d’ailleurs issues des milieux intellectuels français résistants durant la guerre de 1939-45. Beaucoup furent éphémères, comme Soleil, fondée par Jean Sénac, qui ne dura que de 1950 à 1952, plus que Terrasses, fondé par le même Jean Sénac en 1953, et qui ne publia qu’un seul mais combien précieux numéro. Un peu plus tôt déjà Forge (Alger), Cahiers littéraires nord-africains, dirigé par Louis Julia, Emmanuel Roblès, El Boudali Safir ne connut également que six numéros, de 1946 à 1947, et dut s’arrêter du fait de ses liens difficiles avec Alger républicain, journal progressiste dans la mouvance du Parti communiste algérien et auquel participèrent entre autres Dib et Kateb. Simoun (Oran), fondé en 1952 par Jean-Michel Guirao, dura, contre vents et marées pendant toute la période de la guerre d’Algérie, jusqu’en 1961, et publia à côté de ceux de Camus, Roblès, Sénac ou Pélégri des textes de Feraoun, Lacheraf, Dib, Taos Amrouche, Djamila Debèche, Malek Ouary, Noureddine Aba, Kateb Yacine, El Boudali Safir et bien d’autres. Publiée à Meknès de 1956 à 1962, puis à Paris jusqu’en 1967, Confluent fut un de lieu de rencontre entre intellectuels des trois pays du Maghreb, tant créateurs que critiques. [23] Ces revues littéraires parfois éphémères étaient d’ailleurs accompagnées par des revues plus savantes, dont certaines sont devenues de véritables institutions, comme IBLA en Tunisie, que dirige toujours Jean Fontaine, ou Aguedal au Maroc ou Libyca en Algérie (jusqu’en 1979), relayée à Paris par Awal à partir de 1983, sous la direction de Mouloud Mammeri, puis de Tassadit Yacine, ou encore l’incontournable Annuaire de l’Afrique du Nord et la non moins incontournable Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, devenue Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée. On ne parlera pas ici cependant de ces revues savantes dont la fonction, outre qu’elles sont réservées à des cercles plus restreints de chercheurs, n’est pas de promouvoir une littérature émergente, mais de la décrire, avec des délais de publication leur enlevant toute chance de créer l’événement…
Si avant les indépendances les revues étaient le plus souvent des espaces de dialogue entre communautés française et musulmane, dans le cadre duquel se fit grandement l’émergence de cette nouvelle littérature, elles furent tout naturellement ancrées davantage dans l’actualité des nouveaux pays indépendants par la suite, tout en ne rompant pas avec leur rôle essentiel d’espace de passage entre les deux rives de la Méditerranée. Il faut ici rendre hommage d’abord à la fonction bienveillante d’aîné de Présence africaine, qui fut d’ailleurs l’éditeur des deux premières Anthologies d’Albert Memmi. Mais l’impact le plus important après les Indépendances fut sans nul doute celui de la revue Souffles, animée de 1966 à 1971 par un groupe de poètes et de militants dont le plus connu fut Abdellatif Laâbi. Même si sa radicalisation politique fut progressive, Souffles alliait d’emblée modernité littéraire et rupture politique, et c’est sans doute cette alliance, très attendue à l’époque des années 70, qui expliqua son impact comme sa brutale disparition, puisque après l’interdiction de la revue ses deux principaux dirigeants, Abdellatif Laâbi et Abraham Serfaty, furent emprisonnés pour de longues années et ne durent leur libération qu’à des campagnes internationales d’intellectuels, qui furent cependant plus efficaces pour le premier que pour le second, parce qu’à la différence de Serfaty et malgré son engagement, Laâbi était davantage perçu comme poète. Cette libération en deux temps signale cependant le lien entre poésie et engagement, dont on verra qu’il représente une dimension essentielle de cette époque, et une caractéristique aussi de la « scénographie postcoloniale ».
Cette dernière est en effet présente de façon explicite dans les textes théoriques dont la revue ne se prive pas, et qui désigne l’adversaire politique à une échelle bien plus vaste que la simple contestation politique interne au Maroc : c’est bien de l’Impérialisme qu’il s’agit, particulièrement dans ce dossier essentiel de mars-avril 1970 (n° 18) intitulé « Nous et la Francophonie » [24], dans lequel les attaques contre la politique francophone sont parfois dures, même si on fait la part des choses en ce qui concerne un certain jargon idéologique de l’époque. Or ce parti-pris politique et le jargon même dont il se sert sont bien des éléments essentiels de cette scénographie postcoloniale, tout comme ils sont sans doute aussi ce qui explique pourquoi, à une lecture actuelle, et peut-être surtout pour les lecteurs de ma génération qui y ont participé, ces débats semblent aussi datés maintenant.
Cette « scénographie » éminemment idéologique (plus que vraiment politique, diront même certains…) explique aussi le succès bien moindre de revues pourtant produites dans le même cercle intellectuel et artistique comme Intégral (13 numéros, de 1971 à 1977), dont le projet était davantage esthétique, peut-être également parce qu’après l’interdiction brutale de Souffles la contestation politique devenait plus difficile au Maroc. Ceci n’empêcha pas cependant la création par Omar El Malki de la revue Pro-C, au titre malicieusement ambigu, puisque s’il disait officiellement « Pro-Culture », il pouvait être lu également comme « Procès », allusion aux procès d’opposants qui meublaient l’actualité politique marocaine. Pro-C (12 numéros, de 1973 à 1978), malgré sa publication artisanale et irrégulière, ou ses numéros parfois non-datés, n’en fut pas moins un lieu de rencontre fécond entre créateurs et universitaires, et si la politique était loin d’en être absente, on peut y lire surtout la trace de l’institutionnalisation universitaire progressive de cette littérature de moins en moins « émergente » de ce fait : le dernier numéro, consacré tout entier à Abdelkébir Khatibi, avec une non moins malicieuse préface de Roland Barthes intitulée « Ce que je dois à Khatibi », en est une belle illustration.
En Tunisie la revue la plus importante de ces années 70 fut Alif, fondée en 1971 par Jacqueline Daoud et Lorand Gaspar, mais dont la qualité d’impression même, jointe au fait qu’elle ne publiait qu’environ un numéro par an, dans une présentation matérielle l’apparentant davantage à un livre qu’à une revue, fit une publication plutôt confidentielle, dont le projet, malgré le patronage de Fanon revendiqué par le premier numéro [25] et la table-ronde sur le bilinguisme par laquelle s’en ouvrait ce même numéro programmatique, comme en écho au dossier cité de Souffles l’année précédente, ne parut pas évident. Certes, la Méditerranéïté était convoquée avec le second numéro (1972) portant sur Georges Séféris, mais quel que soit l’intérêt du troisième numéro (1973) sur les écrivains d’Asie centrale, le lien avec une littérature maghrébine émergente s’y distendait de plus en plus. Alif devint ainsi peu à peu une revue poétique internationale, mais à diffusion confidentielle. D’ailleurs la Tunisie était peut-être également celui des trois pays du Maghreb où une littérature nationale de langue française avait le plus de mal à émerger, en grande partie parce que la littérature de langue arabe y était encore bien plus importante, et que l’exiguïté du pays obligeait en quelque sorte à cette internationalisation qu’on vient d’observer avec Alif.
Le cas de l’Algérie est assez intéressant à examiner, car l’édition y est dans ces années 60 et 70 monopole d’Etat. Cet appui officiel permettra durant plusieurs années la publication de la revue Promesses (19 numéros recensés, de 1969 à 1974 [26]), dirigée par Malek Haddad, mais sous l’égide du Ministère de l’Information et de la Culture, dont l’écrivain devenu personnage officiel occupait une des directions. Or malgré son titre, la revue publiait surtout une littérature de commande, fortement coupée des attentes véritables, au nom d’une « authenticité » programmée qui ne fit guère recette : les numéros de la revue restaient désespérément sur les rayons des librairies d’Etat, cependant que tous les volumes importés (par erreur ?) de l’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne de Jean Sénac en 1971 s’arrachèrent en un seul jour. Et que l’émission radiophonique « Poésie sur tous les fronts » que Sénac consacrait à cette jeune poésie connut un retentissement énorme, cependant que les jeunes écrivains algériens les plus prometteurs publiaient déjà dans Souffles, Pro-C ou Alif.
En fait ce rôle de promotion par le périodique fut tenu un temps en Algérie par l’hebdomadaire Algérie-Actualité, qui tout en étant contrôlé par le pouvoir, publiait dans ses suppléments culturels des nouvelles beaucoup plus fidèles que celles de Promesses aux aspirations des jeunes. Et c’est peut-être une des caractéristiques les plus frappantes pour le visiteur étranger, de la presse maghrébine, que cette présence de textes littéraires, de qualité certes souvent bien inégale, dans les pages culturelles de très nombreux périodiques. On veut y voir le signe, à la fois d’une banalisation et d’une attente. On attend de la littérature une réponse aux difficultés, aux frustrations du quotidien. Et c’est pourquoi peut-être elle est inséparable de ce lieu banalisé qu’est la page culturelle d’un périodique. Les revues quant à elles touchent peut-être davantage un public à mi-chemin entre le littéraire et l’universitaire, et en tant que telles elles ne peuvent pas fonctionner dans la clôture d’un espace uniquement national. Et c’est pourquoi également, d’une part, les revues non-maghrébines tiennent une place si importante pour la diffusion et la reconnaissance de la littérature qui nous occupe, et d’autre part fonctionnent davantage comme des livres indépendants. Dans toute émergence d’une nouvelle littérature, le numéro spécial d’une revue dont le lieu d’édition est finalement moins important que l’événement que constitue ce volume singulier, joue un rôle essentiel. La régularité de publication d’une revue liée à un champ littéraire suppose que ce champ soit déjà reconnu. Elle ne constitue plus cet événement qui seul, me semble-t-il, est fondateur.
Parmi ces numéros spéciaux, signalons, par ordre chronologique, celui de Liberté (Montréal) n° 75, octobre 1971, « A la recherche d’une Algérie », celui de L’Esprit créateur (University of Kansas, puis de Louisiana State), n° 12/4, Hiver 1972, « Francophone Literature of North Africa », et n° 1, Printemps 1986, « Maghrebine Literature of French Expression », d’Europe (Paris) sur la littérature algérienne en 1976 (n° 567-568, juillet-août), sur la littérature marocaine en 1979 (n° 602-603, juin-juillet) et sur la littérature tunisienne en 1987 (n° 702, octobre), celui de la Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée en 1976 sur « Ecritures et oralité au Maghreb », celui, au retentissement important, des Temps modernes, (n° 375 bis, « du Maghreb », octobre 1977), celui d’Oeuvres et critiques (Paris), N° 4,2, hiver 1979, de Dérives (Montréal), n° 49, 1985, « Mouloud Mammeri, langues et langages d’Algérie », de Peuples méditerranéens (Paris), n° 30, janvier-mars 1985, « Itinéraires d’écritures », de Notre Librairie, n° 72 bis et 72 ter, 1986, « Littératures nationales », ainsi que 95 et 96, 1988, « Dialogue Maghreb-Afrique Noire », celui d’Horizons maghrébins (Toulouse), n° 11, 1987, « Ecriture maghrébine et identités », de Lettre internationale, n° 19, 1988-89 sur « Thèmes arabes », du Magazine littéraire (n° 251) la même année 1988 sur « Ecrivains arabes d’aujourd’hui », de Kalima (Casablanca), n° 1, 1988, intitulé « Regards sur la culture marocaine », de Nouvelles du Sud (Ivry), n° 11, 1989, sur « Ecrivains marocains de langue française entre la marginalité et l’identité nouvelle ».
Ces numéros spéciaux jouèrent un rôle important dans l’émergence de la littérature maghrébine, au niveau d’une réception à la fois « grand public » et plus universitaire. Ils accompagnèrent l’installation progressive de cette littérature comme objet d’études dans les universités, tant au Maghreb qu’à l’étranger. Ils permirent aussi la mise en place d’un certain nombre de revues universitaires reconnues, plus spécifiquement consacrées, soit à la littérature maghrébine francophone, soit plus globalement à la littérature francophone, et dont on n’a pas de ce fait signalé ci-dessus les numéros spéciaux. On citera ici essentiellement Présence francophone, créée en 1970 par Antoine Naaman à l’Université de Sherbrooke (Québec), où elle fut publiée jusqu’à sa récente reprise par Ambroise Kom à Holy Cross College (Worcester, MA, USA), et qui en est à son 57ème numéro. Ou encore Itinéraires et contacts de cultures (Université Paris 13), qui a publié depuis 1982 une trentaine de volumes, dont les deux tiers consacrés à la littérature maghrébine. Plus artisanale mais presque aussi constante fut longtemps, sous la houlette d’Eric Sellin à Temple University (Philadelphie), CELFAN Review : plus d’une vingtaine de cahiers, de 1981 à 1992. Et depuis quelques années Marc Gontard publie à l’Université de Rennes 2 la revue Plurial, dont j’ai recensé 6 numéros, de 1986 à 1997. Il faut signaler aussi, même si elle est moins universitaire, la courageuse entreprise de Lucette Heller-Goldenberg qui publie seule à Cologne la très belle collection des Cahiers d’études maghrébines (15 numéros parus, de 1989 à 2001), dans laquelle, à côté de quelques études, on trouve des interviews et des textes d’écrivains, et de nombreux documents d’origines diverses, sous une présentation graphique très agréable.
Ce renforcement progressif de la réception universitaire se retrouve surtout, bien sûr, dans l’évolution d’Etudes littéraires maghrébines, que j’ai longtemps impulsé moi-même depuis l’Université Paris 13 où je dirigeais également Itinéraires et contacts de cultures. Au départ, en 1989, il s’agissait d’un simple bulletin de liaison d’une association de chercheurs qui venait de se créer, la Coordination internationale des chercheurs sur les littératures du Maghreb (CICLIM). Et en même temps d’une collection de recueils d’articles critiques, du même nom, aux Editions L’Harmattan. Mais le développement parallèle de la banque de données Limag, programme principal de cette association, et surtout la création du site www.limag.com en 1998 rendirent peu à peu les bibliographies du bulletin redondantes, puisqu’elles étaient disponibles et mises à jour sur Internet. Enfin, le Bulletin initial avait dans l’intervalle bien grossi, et publiait de plus en plus d’articles de fond. Il a donc été décidé après le 21ème numéro d’Études littéraires maghrébines en 2000, de remplacer cette publication par une véritable revue scientifique, Expressions maghrébines, dirigée par Alec Hargreaves à Tallahassee University (Floride), et dont le premier numéro paraîtra en 2002.
Les revues et leur évolution soulignent donc l’installation progressive de la littérature maghrébine comme objet d’études « banalisé » dans les universités. Certes, l’université est également espace de scénographies multiples ( !!!). Mais son discours n’en est pas moins un discours descriptif, analytique, avant d’être une parole performative. Le dire universitaire suppose un minimum de recul critique. Il consacre son objet, il ne le promeut pas. Aussi peut-on affirmer que la multiplication des lieux universitaires français où s’enseignent les littératures francophones et plus spécialement maghrébines correspond bien à cette « banalisation », que je qualifierai plus loin de « postmoderne ». Il n’y a plus rien de « subversif », comme c’était le cas dans les années 70 ou 80, à parler de littérature maghrébine dans des universités françaises [27]. Ceci est dû en partie à l’arrivée de plusieurs enseignants algériens fuyant le terrorisme au début des années 90, et au renouvellement progressif des générations : les nouveaux enseignants des universités françaises font partie d’une génération trop jeune pour avoir connu la guerre d’Algérie. Mais aussi à la convergence entre la postmodernité dans laquelle nous vivons, et la sortie des littératures francophones, et plus particulièrement maghrébines, d’une dynamique d’ émergence. Un survol des principaux lieux et des principales époques de cette réception universitaire peut donc se révéler instructif ici.
Comme on l’a montré plus haut à propos des premières Anthologies de la littérature maghrébine, les recherches sur la littérature maghrébine de langue française ont commencé dès la fin de la guerre d'Algérie à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (Actuellement EHESS). Autour d'Albert Memmi s'y étaient réunis alors Jean Déjeux, Jacqueline Arnaud, Jamal-Eddine Bencheikh, Arlette Roth, Abdelkebir Khatibi, cependant que le séminaire de Germaine Tillion y drainait en même temps les chercheurs sur la tradition orale. Ces groupes plus ou moins informels fournirent l'essentiel des premières publications sur cette littérature: les deux Anthologies[28] chez Présence africaine, le Diwan algérien[29] chez Hachette, l'ouvrage de Jean Déjeux sur La Poésie algérienne[30] chez Mouton, puis la série d'ouvrages de la célèbre collection verte de Maspéro, également dirigée par Albert Memmi: Le Théâtre algérien d'Arlette Roth, Le Roman maghrébin d'Abdelkebir Khatibi, l'Histoire de ma vie de F.A.M. Amrouche, Culture et enseignement en Algérie et au Maghreb d'Abdallah Mazouni, Enfants d'hier de Nefissa Zerdoumi, L'Algérie, nation et Société de Mostefa Lacheraf, Les Isefra de Si Mohand de Mouloud Mammeri, Le Conte kabyle de Camille Lacoste-Dujardin[31], et bien d'autres, auxquels il faudrait joindre les ouvrages publiés par Maspéro dans d'autres collections.
Ces débuts de la recherche sur le domaine qui nous intéresse s'inscrivaient dans une double dynamique. D'une part celle de l'actualité politique: la fin de la guerre d'Algérie, puis les événements de mai 1968, alors que se dessinait déjà la désillusion des indépendances, créaient un intérêt certain pour la culture maghrébine chez les intellectuels français "de gauche", dont Maspéro était devenu l'éditeur-symbole. Dans la célèbre cave de sa librairie se retrouvaient tous les opposants du Tiers-Monde autour d'une accumulation indescriptible de leurs périodiques interdits. Mais les événements de Palestine devaient assez vite éclater cette belle effervescence. Eclatement dont les traces éditoriales les plus connues dont les deux essais contradictoires: Juifs et arabes[32] de Memmi, et Vomito blanco[33] de Khatibi
A la dynamique politique venait s'ajouter celle des sciences humaines alors en plein essor. La plupart de ces travaux s'inscrivaient dans une optique sociologique ou anthropologique qui était à la fois celle de directeurs universitaires comme Albert Memmi, et celle de l'opinion publique qui attendait surtout une information sur des Sociétés nouvellement promues productrices de culture. Or la conjonction du politique et du sociologique devait bientôt éclater elle aussi dans une dénonciation par de jeunes universitaires arabes du paternalisme inhérent selon eux à l'anthropologie et à l'orientalisme. On se mit alors à revendiquer une appropriation des codes de description de l'Histoire et de la culture maghrébines par les maghrébins eux-mêmes. Et en même temps d'autres voix, comme celle de J.E. Bencheikh par exemple, dénonçaient ce "tout sociologique" de l'approche des textes littéraires maghrébins, pour réclamer la prise en compte de leur dimension proprement littéraire. Ne considérer les textes maghrébins que comme des documents sur leur Société n'était-il pas dans une certaine mesure leur dénier implicitement l'invention formelle et la maturité littéraire ?
L'arrivée au début des années 70 des premières promotions
de jeunes licenciés des universités maghrébines, naturellement tentés par
l'étude de leurs littératures nationales, et l'intérêt qui se développe en
même temps au Québec et en France pour la francophonie suscitèrent l'apparition
de lieux de travail nouveaux. Prenant le relais de l'EPHE, les centres aixois
s'ouvrirent à cette littérature: la Revue
de l'Occident musulman et de
la Méditerranée publia la première grande bibliographie de Jean
Déjeux[34]
et, sous le titre Ecritures et oralité
au Maghreb[35], les
Actes partiels d'un colloque que j'avais organisé à Constantine[36];
l'Annuaire de l'Afrique du Nord
quant à lui publia un ensemble d'articles sur "Questions culturelles au
Maghreb" rassemblé par J.C. Vatin[37],
prélude à une rubrique bibliographique sur la littérature maghrébine qui reste
encore à ce jour une référence indispensable. Et dans le même temps le CRESM
proposait aux chercheurs le fonds documentaire le plus fourni. Au Québec,
Antoine Naaman créait à Sherbrooke le CELEF et la revue Présence francophone, et
publiait successivement le manuel de Déjeux sur la Littérature maghrébine de langue française[38] et
mon premier livre sur La littérature algérienne de langue française et ses lectures[39].
A l'Université de Paris-Nord (Paris-13), Jeanne-Lydie Goré créait en 1972 le
Centre d'études francophones, dont le colloque de 1973 fut la première vraie
rencontre des spécialistes de plus en plus nombreux des littératures
maghrébines. A l'Université de Bordeaux-III, Guy Turbet-Delof créait quant à
lui le CELMA, lequel accueillit très vite un nombre significatif de chercheurs
et sut utiliser les relations déjà anciennes entre l'Université de Bordeaux et
celle de Rabat. Puis la Faculté des Lettres d'Aix en Provence accueillit à son
tour à partir de 1975 des thèses de qualité sous la direction de Raymond Jean,
Anne Roche et Antoine Raybaud, puis de Jean Molino. Une convention avec la
Faculté des Lettres de Fès stimula également les recherches particulièrement
riches de l'Université de Provence. Malheureusement les départs successifs
de Guy Turbet-Delof de Bordeaux, puis d'Antoine Raybaud d'Aix, devaient
ralentir cette dynamique dans ces deux universités, où cependant elle n'est
pas morte, grâce à Jacques Noiray pour Bordeaux et Anne Roche pour Aix. Deux
nouvelles universités prennent depuis quelques années le relais: il s'agit
d’abord de Rennes-2, où Marc Gontard fait un travail important pour animer le
CELICIF (Centre d'études des littératures et civilisations francophones), secondé
entre autres par Albert Bensoussan, André Calmès et Bernard Hue. Il y dirige
également des thèses, et anime la revue Plurial. Il s’agit depuis moins longtemps de la
nouvelle Université de Cergy-Pontoise, où autour de Bernard Mouralis et Romuald
Fonkoua pour les littératures africaines, et de Christiane Achour pour la
littérature maghrébine, une équipe de « francophonistes » solide a vu
le jour et s’est affirmée dans la seconde moitié des années 90.
Bien avant cette période récente cependant l'attrait de Paris devait être le plus fort pour les chercheurs maghrébins. Déjà Jean Levaillant, Roger Fayolle, Claude Duchet et Denise Brahimi y dirigeaient des thèses chacun dans son institution respective. Par ailleurs à Créteil (Université Paris 12) le CERCLEF, animé par Robert Jouanny et Jacques Chevrier, offrait une structure puissante, tournée cependant davantage vers l'Afrique noire que vers le Maghreb. Mais la nomination de Jacqueline Arnaud à l'Université Paris-Nord (Paris-13), puis la soutenance de sa thèse[40], première thèse d'Etat sur la littérature maghrébine de langue française, allaient permettre la création du premier DEA d'études littéraires maghrébines et attirer de plus en plus de chercheurs au Centre d'études littéraires francophones qu'elle dirigeait désormais après le départ de Mme Goré à l'Université Paris-4. Jacqueline Arnaud donna de plus pour un temps un véritable contenu à la convention déjà ancienne entre son université et celle de Constantine. Elle commença également à constituer à la bibliothèque de l'UPN un fonds documentaire fort utile. A partir de 1985 le DEA d'études littéraires maghrébines devait se fondre dans un DEA plus vaste de "littératures d'expression française" délivré conjointement sous double sceau avec l'Université Paris-4, où s'en tiennent encore les séminaires et où est entreposée pour l'instant la bibliothèque privée de Jacqueline, décédée en 1987 alors qu'elle venait enfin d'obtenir la transformation de son poste en poste de professeur.
L'action de Jacqueline Arnaud se développait aussi, du fait de ses relations personnelles avec les universitaires maghrébins, en continuité avec les premières initiatives maghrébines d'envergure. La création à Constantine dès 1973 du CELSoLMUC[41] et l'organisation en 1974 d'un important colloque sur "Littératures et expression populaire au Maghreb actuel" étaient probablement prématurées et trop ambitieuses. Le colloque fut interdit, entraînant le CELSoLMUC dans son échec, et pendant plusieurs années le travail des universitaires algériens fut difficile, limité et confidentiel, faute de soutien et de publications. Le département des langues romanes d'Alger fit paraître cependant des actes de colloques sous forme ronéotée, en 1977, 1978 et 1979[42]. Ce n'est que vers 1980 environ que l'Université d'Alger en particulier vit se constituer diverses équipes de travail, animées entre autres par Christiane Achour, et surtout Naget Khadda.. Ainsi, la revue Kalim sortait son premier n° (polycopié), en 1980. Elle est à présent publiée par l'OPU, depuis son n° 6 (1985) consacré à Mohammed Dib. Dans la même période, la soutenance de thèse de 3° cycle de Zineb Ali-Benali, l'arrivée de Mohammed Ismail Abdoun, le passage de Nabile Farès, puis les soutenances de DEA, parmi d'autres, de Beïda Chikhi, Afifa Bererhi, Janine Fève, Farida Boualit, Myriem Cadi, Ouarda Himeur, Malika Hadj-Naceur devaient donner à cette université le groupe de spécialistes le plus important, groupe qui fut fort heureusement complété encore en 1986 par l'arrivée de Yamilé Ghebalou et de Fewzia Sari. Cette équipe, qui a bénéficié un temps d’une avantageuse convention avec l’Université Paris-13, devait pourtant progressivement se désagréger durant les années 90, du fait de la situation politique, certes, mais surtout de départs et de dissensions entre personnes qui lui furent fatales.
C’est à Oran que sous l'impulsion d'Abdelkader Djeghloul la première structure de recherche algérienne importante devait se mettre en place au début des années 1980. Équipe pluridisciplinaire à vocation surtout documentaire, le CRIDSSH, transformé récemment en URASC, puis en CRASC, a apporté une assise certaine à la recherche algérienne. Avec sa collaboration, l'Institut des langues vivantes étrangères de l'Université d'Oran à organisé plusieurs colloques, dus entre autres au dynamisme de Zoubida Hagani (décédée depuis) et Hadj Miliani: celui de 1984 sur "Le Patrimoine maghrébin et ses écritures" et celui de 1987 sur "Ecriture et méditerranéité" en sont les plus connus. Le CRASC est resté la principale structure de recherches en sciences humaines en Algérie, et sa revue Insaniyat est à présent incontournable.
Le Maroc a compté très vite un grand nombre de chercheurs sur les littératures maghrébines, et les thèses soutenues en France par des chercheurs marocains sont probablement les plus nombreuses à ce jour. L'enseignement sur les littératures maghrébines s'est également développé assez rapidement dans les facultés marocaines, dès le milieu des années 70. Certains ont parlé d'une "École de Fès": le terme est exagéré, même si plusieurs des premiers chercheurs marocains sur ces littératures sont fassis. Citons Abderrahmane Tenkoul, Lahcène Mouzouni, Rachid Benhaddou, qui formèrent un temps avec Marc Gontard et moi-même une équipe assez soudée mais éphémère. Cependant Rabat connaissait depuis longtemps les enseignements et les recherches de M'Hamed Alaoui Abdellaoui, d'Abdelkebir Khatibi, d'Abdelfatah Kilito, d'Abdallah Bounfour, et bientôt y arrivaient à leur tour Abdallah Mdarhri-Alaoui et Abdallah Memmes, cependant que de nouvelles facultés allaient bénéficier de la présence active de Kacem Basfao et Anissa Chami pour Casa 1, de Rachida Bousta pour Marrakech, de Mustapha Bencheikh pour Kénitra, de Lahcène Azerki pour Meknès, et de beaucoup d'autres.
La coordination institutionnelle entre ces chercheurs isolés devait se mettre en place ensuite. L'année 1986 connut deux colloques importants, tous deux à Casablanca. Le premier, à la Faculté des Lettres 2 en mars, porta sur la littérature marocaine contemporaine. Le second, à la Faculté des Lettres 1, concrétisa la constitution de l'EPRI, "équipe pluridisciplinaire de recherches sur l'imaginaire". En même temps que l'EPRI à Casa 1, se créait à Rabat le GEM, "Groupe d'études maghrébines", ouvert aux chercheurs sur les littératures maghrébines de toutes les facultés marocaines. Depuis 1988 le GEM multiplie les efforts pour une coordination des chercheurs, non seulement à l'échelle du Maroc, mais à celle de tout le Maghreb. Il est à l'origine d'une Coordination internationale mise en place début 1989, dont le Bureau comprend un représentant de chaque pays du Maghreb ainsi qu'un représentant de l'Université de Paris-Nord. Pour la première fois, cette coordination déplace au Maghreb proprement dit le centre névralgique des recherches sur les littératures maghrébines, cependant que l'Université Paris-Nord lui a fourni longtemps [43] le relais indispensable avec l'extérieur, et avec les ressources documentaires ou informatiques disponibles à Paris.
Même si on s'y refuse à maintenir la dépendance jusqu'ici habituelle des chercheurs maghrébins par rapport au centre que constituent encore pour eux les universités françaises, le Centre d'Etudes littéraires francophones et comparées (CELFC) de l'Université Paris-Nord a donc joué dans cette coordination un rôle non négligeable. Il était déjà devenu grâce à Jacqueline Arnaud le lieu le plus important en France pour l'enseignement et les recherches sur les littératures maghrébines de langue française. Après le décès de Jacqueline j’ai tenté de le développer, et crois avoir réussi à le faire durant les douze années de ma direction, de 1987 à 1999. Retourné à Lyon (mais pas dans la même université) en 1999, je crée plus timidement quelques enseignements dans ce domaine, où je continue cependant à diriger un assez grand nombre de thèses.
Il fallait ensuite offrir aux chercheurs des structures de travail répondant aux difficultés qu'entraîne pour eux leur dispersion. Créée par Jacqueline Arnaud et Jean-Louis Joubert, la revue Itinéraires et contacts de cultures établissait depuis 1976 un lien précieux. Les colloques organisés par le Centre y ont été publiés, et particulièrement celui que j'organisai à sa mémoire en décembre 1987[44]. Malheureusement là encore l'actualité politique devait rattraper le travail des chercheurs puisqu'un autre colloque de grandes dimensions consacré, en janvier 1991, aux rencontres d'espaces et de langages dont les littératures du Maghreb (tant la littérature maghrébine proprement dite, que la littérature coloniale, toutes les littératures qui prennent le Maghreb pour objet, ou encore la toute jeune littérature de la deuxième génération d'émigrés maghrébins en France et en Belgique) a dû être annulé par nous-mêmes du fait de la guerre du Golfe. D’autres colloques ont eu lieu régulièrement par la suite, dans le cadre des conventions internationales entre l’équipe que je dirigeais à Paris 13 et plusieurs universités du Maghreb.
Ces conventions, financées par les accords de coopération entre la France et chacun des pays concernés, permettent l'échange de documents, l'organisation de séjours d'études, de stages et de colloques. Surtout, elles ont permis la mise en place d'une banque de données documentaire, « Limag », répertoriant aussi bien les travaux de recherches en cours ou soutenus, que les livres publiés, que les articles ou textes courts des auteurs ou des critiques, ou encore les essais sur des domaines voisins des littératures proprement dites. Cette banque de données est régulièrement mise à jour, et comporte en 2002 plus de 70 000 notices, diffusées sous forme d’un CD-Rom qui peut être installé sur n’importe quel PC. Parallèlement à cette banque de données, un site Internet a été créé (www.limag.com), qui propose des dossiers bibliographiques, des textes (thèses, articles, livres parfois) et un forum d’échange permanent entre les chercheurs.
On sait que grâce au dynamisme d'Antoine Naaman le CELEF de
l'Université de Sherbrooke (Québec) a été dès 1970 l'un des lieux les plus
importants de la recherche sur les littératures maghrébines de langue
française, que la revue Présence
francophone et les éditions Naaman ont beaucoup contribué à diffuser. A la
même époque l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA) bénéficiait des
enseignements de Hassan El Nouty, puis de Josette Bryson et de Aïda Bamya.
Cette dernière soutint en 1971 à
Londres (SOAS) l'une des premières thèses portant à la fois sur la littérature
algérienne de langue française et celle de langue arabe. Un peu plus tard Gabriel
Asfar créa un programme à Princeton, Isaac Yétiv à Akron, Hedi Bouraoui à Toronto,
Gilles Charpentier à Laval, Jacqueline Leiner et Bernard Arésu à Seattle, Evelyne
Accad à Champaign (Illinois), Mildred Mortimer en Pennsylvanie, Anne Lippert
à Northern Ohio, Georges Joyaux à Michigan State University. Un rôle important
fut tenu aussi pendant longtemps par Eric Sellin, qui créa à Philadelphie le
CELFAN, et a publié longtemps sa revue CELFAN
Studies.
Le départ de ce
dernier en Louisiane et le décès d’Antoine Naaman devaient cependant marquer
une période de recul aux Etats-Unis, coïncidant peut-être avec la fin, là
aussi, d’une période d’ »émergence ». CELFAN Studies a cessé de
paraître [45], et Présence francophone,
après une période de grandes difficultés, a été repris à Worcester (MA) par
Ambroise Kom. Mais cette « éclipse » momentanée de ces deux lieux
privilégiés pour ces recherches, cependant qu’en littérature africaine la revue
Research in African Literatures (Ohio State University) s’imposait de plus
en plus, a coïncidé avec un éclatement géographique de ces lieux de la
recherche sur les littératures francophones du Maghreb à travers tout le
territoire américain, accompagné par la délocalisation des congrès du
CIEF [46], qui se tiennent à chaque fois dans des
villes étrangères différentes et développent des ateliers de plus en plus
nombreux sur ces littératures, permettant aux chercheurs isolés de se
rencontrer, puis de communiquer leurs travaux par Internet, symbole s’il en est
d’une délocalisation en laquelle on veut voir une des marques de notre
post-modernité.
Cette
délocalisation, accompagnée par une perte quasi-générale de la perspective
« Littérature francophone », le plus souvent subordonnée aux
« postcolonial studies », est somme toute comparable à la dispersion
entre universités qu’on observe en France ces dernières années, même si Paris
13 et Bordeaux 3 ont été longtemps des universités privilégiées pour les études
francophones : la plupart des universités françaises, même celles qui y
furent longtemps les plus réticentes, proposent maintenant des auteurs
maghrébins dans leurs programmes d’enseignement. Mais elle correspond également
avec un changement de perspective théorique. Les études francophones ont
toujours été marginales aux États-Unis, du moins dans une pleine reconnaissance
du fait littéraire. Et au Québec l’entreprise d’Antoine Naaman s’appuyait sur
une dynamique de militantisme francophone qui apparaît à présent quelque peu
datée, même si elle a beaucoup contribué à l’émergence d’une reconnaissance
universitaire de ces littératures. La disparition relative de cette perspective
d’engagement de l’objet « francophonie » pour lui-même va de pair
avec cette dispersion déjà signalée plus haut. Il n’y a plus de lieu privilégié
de la francophonie outre-atlantique, mais une pluralité d’universités dans
lesquelles les littératures francophones sont abordées, non pas pour
elles-mêmes, ni même pour la langue dont elles se servent, encore qu’elles
constituent parfois un support non-négligeable pour l’approche de cette
dernière, mais dans le cadre de perspectives plus socio-politiques que
littéraires. Ce furent d’abord les études féminines. Puis les études sur les
minorités, perçues essentiellement à partir d’une géo-politique interne aux USA
pour ces dernières. Ces deux perspectives toujours vivaces expliquent en partie
le succès d’Assia Djebar, à qui étaient consacrées près d’un tiers des communications
du colloque de Toronto sur la littérature algérienne en 1999 [47], et celui d’Azouz Begag [48]. Il faut dans ce contexte reconnaître aux
« Post-colonial studies », nées au début des années 90 et dont la
mode s’amplifie en ce moment, le mérite de dépasser en partie ces approches
subordonnant le littéraire au socio-politique, pour aborder enfin les textes
qui nous occupent dans une perspective plus littéraire [49].
Les pays de l’Est furent longtemps, avant l’écroulement du bloc soviétique, un espace privilégié des études sur ces littératures. Mais on ne sera pas étonné d’y découvrir que la perspective y fut presque exclusivement celle d’un « engagement » tiers-mondiste assez stéréotypé. Parmi les chercheurs soviétiques citons Victor Balachov, Irina Nikiforova, Svetlana Projoguina ou Galina Djougachvili. Chez les soviétiques comme chez les américains, la distance semblait alors favoriser une sorte de globalisation géographique africaine, liée à un tiers-mondisme ou à des mouvements féministes très ancrés dans les perspectives idéologiques de l'époque. Depuis, les critiques plus rares redécouvrent l’approche longtemps proscrite de Bakhtine, et tentent une théorisation parfois intéressante [50]
Les universités d'Afrique noire francophone ont été longtemps, contre toute logique, le parent pauvre de cette recherche sur les littératures maghrébines, alors même que des enseignements sur les littératures africaines étaient dispensés dans certaines facultés du Maghreb. On croit voir là un reste de dominance de l'ancienne « Métropole » sur le système universitaire africain: l'université africaine la plus importante, mais aussi la plus proche du système universitaire français, celle de Dakar, a reproduit ainsi pendant longtemps l'attitude quelque peu frileuse des universités françaises face à la littérature maghrébine. Et si cette situation est en train de changer en ce moment, c'est dans le contexte d'une volonté explicite de rupture de la dépendance culturelle d'avec la France: l'introduction des littératures maghrébines à Dakar se fait donc à travers des accords directs avec des universités maghrébines. Dans les autres universités africaines francophones, il faut signaler surtout des initiatives individuelles, comme celle déjà ancienne d'Isaac-Célestin Tchého [51] à Yaoundé (Cameroun). Par ailleurs depuis quelques années le département de français de l'Université de Nouakchott (Mauritanie) développe cet enseignement auquel le prédestinait en quelque sorte sa situation géographique, en parallèle avec celui de la littérature africaine, introduisant de ce fait d'intéressantes perspectives comparatistes. Ces dernières sont également développées à l'École Normale Supérieure de Bamako (Mali), ainsi qu'à Brazzaville, Libreville et Cotonou.
Cette dynamique africaine, mises à part quelques initiatives isolées, est donc encore un phénomène récent. Mais il est intéressant de remarquer que si en Afrique aussi l'introduction des littératures maghrébines répond souvent à une perspective idéologique, il s'agit là de s'inclure et de se trouver soi-même dans cette élaboration d'un espace littéraire décolonisé commun. La différence exotique qui commandait certaines projections idéologiques européennes ou américaines des années 70 est ainsi gommée, et une véritable communication littéraire pourra ainsi se développer peut-être dans l'avenir.
Rappelons enfin que l’Australie elle-même connut dans les années 80 un enseignement et des recherches sur les littératures du Maghreb, autour d’Anne-Marie Nisbet et Jean Chaussivert, mais que cette expérience semble à présent avoir fait long feu.
Les chercheurs européens non-français sont nombreux, même si très souvent leurs travaux partent d’une optique très sociologique, dans laquelle les thèmes de la femme ou de l’émigré sont prédominants. Mais là aussi des universités ont joué un temps un rôle moteur très important, particulièrement en Italie, en Allemagne et en Angleterre.
En Italie il y eut d’abord celle de Padoue, où Giuliana Toso-Rodinis et Majid El Houssi avaient constitué autour d'eux une équipe au dynamisme tel qu'elle essaime depuis dans toute l'Italie. Cette équipe s'est d'abord manifestée par la publication d'importants recueils collectifs, Le rose del deserto[52] en 1978 et 1982, Il Banchetto magrebino[53] en 1981, puis par l'organisation en 1983 du plus important Congrès mondial des littératures de langue française[54] tenu jusque là, et dans lequel le Maghreb tenait la vedette avec 26 communications sur un total de 63. Depuis, les équipes de recherche sur les littératures francophones, et plus particulièrement maghrébines se multiplient en Italie, par exemple à Naples, à Bologne, à Turin, à Palerme. Si bien qu'en 1986 se tint à Catane un autre colloque essentiel, consacré cette fois aux « Littératures et civilisations des pays africains de langue française », dont l'organisatrice fut Maria-Teresa Puleio, fortement épaulée par l'équipe de Padoue, et particulièrement Majid El Houssi. Le départ de ce dernier à Ancône devait cependant très vite ralentir les activités de Padoue, et accompagna là aussi une dissémination, liée également aux déplacements de quelques personnes particulièrement convaincues, comme Anna-Maria Mangia à Lecce, Rosalia Bivona à Palerme, et surtout Anna Zoppelari à Trieste.
Cette prééminence de l'Italie et l'attention particulière qui s'y manifeste pour la littérarité des textes maghrébins s'expliquent peut-être par une dynamique méditerranéenne. On s'étonne cependant de ne pas encore trouver cette dynamique en Espagne, même s’il faut y saluer surtout le très beau travail de Marta Segarra à Barcelone [55], ainsi que ceux d’Immaculada Linares à Valence et plus récemment de Leonor Merino à Madrid.
D'autres pays d'Europe cependant s'intéressent depuis peu à ce domaine, même si c'est, comme le plus souvent en situation de commencement, à partir d'un questionnement sociologique. Il s'agit en l'occurrence pour la Belgique, l'Allemagne et l'Angleterre, comme pour la France, des interrogations que l'immigration conduit ces Sociétés à développer sur leur propre identité actuelle, dont leur tradition littéraire apparaît de plus en plus coupée. Pour la Belgique, le colloque Ecritures et approches interculturelles[56] organisé à Bruxelles en 1987 par la Ligue de l'Enseignement et la Société belge des professeurs de français, semble avoir lancé un mouvement dans l'enseignement secondaire, qui se développe parallèlement au travail du professeur Jacques Marx à l'ULB, cependant que le groupe des jeunes écrivains de la « deuxième génération » d'immigrés maghrébins est de plus en plus actif. L'Immigration est également le thème de prédilection de jeunes chercheurs belges et allemands inscrits ou en cours d'inscription sous ma direction, à Paris-13 puis à Lyon 2. Les uns et les autres s'intéressent au « roman beur », alors qu'il y a quelques années des programmes comme celui de Gerhard Schneider et Raïmund Rütten à Francfort portaient sur la guerre d'Algérie ou la décolonisation. Mais d'autres travaux littéraires se développent en Allemagne, par exemple à Heidelberg autour d'Arnold Rothe, Suzanne Heiler et Regina Keil, à Cologne autour de Lucette Heller, à Würzburg avec Ernstpeter Ruhe. De 1992 à 1996 enfin l'Institut de Romanistique de l'Université de Heidelberg a été associé avec le Centre d'Etudes littéraires francophones et comparées de l'Université de Paris-Nord dans un programme de recherches commun Procope, financé par la Communauté Européenne, sur « La littérature francophone du Maghreb et de l'émigration maghrébine: l'Espace du texte et celui de sa réception ». Dans le cadre de ce programme un important colloque sur la littérature maghrébine francophone a été organisé à Heidelberg en octobre 1993 [57].
L'Angleterre enfin a développé depuis vingt ans des recherches qui semblaient jusque là limitées à la SOAS (School for Oriental and African Studies), où Robin Ostle a longtemps professé sur le roman arabe. Cette institution continue à s'intéresser au roman maghrébin, par exemple dans les recherches de Mme Abu-Haider, mais les autres facultés londoniennes se tournent de plus en plus vers le Maghreb. Ce fut le cas à Kingston College pour Colette Smith qui soutint sa thèse sur les représentations littéraires de la guerre d'Algérie, à University College pour Jill Taylor qui s'intéresse à « langue et langage dans la littérature maghrébine », et surtout à Polytechnics of Central London, devenue depuis University of Westminster, où Françoise Little travaille sur la littérature féministe, et Ethel Tolansky sur la poésie maghrébine depuis 1968, cependant que cette dynamique équipe publie régulièrement un précieux Bulletin of Francophone Africa. Enfin, Alec Hargreaves, avant d’être nommé en 2001 à Florida State University où il trouve enfin les moyens de son dynamisme, développait à Loughborough un programme de recherches sur les écritures migrantes dont l’apport fut fondamental.
Les pays du Nord enfin connaissent depuis une quinzaine d’années des enseignements et des recherches tout à fait intéressants. Si dans les années soixante-dix Marie-Alice Séférian faisait œuvre de pionnière à Copenhague, le relais a été pris à Oslo, avec une grande exigence qualitative, sous la houlette de Karin Holter, mais aussi à Amsterdam, où Ieme Van der Poel développe depuis peu des enseignements novateurs.
Si donc l’université, particulièrement française, a longtemps hésité avant de reconnaître cet objet problématique que représente la littérature maghrébine francophone, comme plus globalement peut-être toutes les littératures dites « émergentes », force est de constater qu’elle est passée par des phases comparables à celles de la réception littéraire « en général » par rapport à ces littératures. D’ailleurs tout le monde s’accorde pour dire que la réception universitaire est un élément fondamental pour le mécanisme global de l’énonciation de ces littératures. En ce qui concerne les littératures du Maghreb, ne dit-on pas que leur « accompagnement » critique peut sembler parfois plus important, en volume, que les textes sur lesquels il porte ? On se trouve donc bien dans le domaine universitaire face à une « scénographie » comparable à celle qu’on a pu observer avec « l’effet anthologique », et qu’on observera plus bas avec « l’effet anthropologique » : plus qu’une autre, une littérature « émergente » ou « mineure » s’énonce en dialogue avec sa réception. Certains, comme Jean Déjeux, ne disaient-ils pas, oralement, que des auteurs comme Khatibi ou Meddeb, tous deux universitaires par ailleurs, écrivaient parfois en fonction de problématiques posées plus souvent à l’université que chez les lecteurs « de base » ? Quoiqu’il en soit l’université apparaît bien ici comme une scène privilégiée pour ces littératures, et en tout cas comme un lieu de consécration incontournable.
Mais cette scène évolue. Si elle a d’abord développé une perception anthropologique, conforme à la place grandissante en son sein des Sciences humaines à partir de la fin des années soixante, elle a été ensuite sensible aux sirènes de la francophonie, ne serait-ce que parce que ces dernières faisaient miroiter des appuis politiques vite décevants… Ces deux premières approches, on l’a vu, ont d’abord créé pour ces littératures quelques lieux-scènes privilégiés, participant à la centralité de dires idéologiques forts. Pourtant la fin du « tout idéologique », au moins dans les universités françaises et maghrébines, que vinrent conforter dans les années 80 un développement de l’horreur en Algérie, mais aussi en Afrique, que les vieux schémas idéologiques ne pouvaient plus expliquer, ainsi que l’arrivée d’universitaires fuyant les pays touchés, ont permis depuis une vingtaine d’années une dissémination, tant géographique que méthodologique, de la lecture de ces textes. Le dialogue entre les textes et leur lecture devenait de moins en moins un dialogue-mise en scène entre les deux rives de la Méditerranée. D’ailleurs la production littéraire issue de ce qu’on a appelé la « deuxième génération de l’Immigration » ne venait-elle pas à point nommé briser la bipolarisation spatiale indispensable à cette scénographie ? La dissémination postmoderne, même contenue aux États-Unis par de nouveaux classements idéologiques comme les études féminines ou celles de diverses minorités, introduisait la faille, le doute identitaire dans les deux pôles mêmes de ce dialogue-scénographie qui devenait de ce fait de moins en moins « post-colonial », en ce sens que l’entité « colonisateur » comme l’entité « colonisé » devenaient des cadres vides, ou s’annulant eux-mêmes dans leurs propres contradictions internes. La scénographie postcoloniale suppose un face à face d’identités aisément définissables. La dissémination postmoderne se situe d’abord à l’intérieur même de ces identités : le dire identitaire se mord la queue !
Autre lieu privilégié de cette scénographie, l’édition a connu une évolution tout à fait comparable. Dès sa thèse de 1965, la première sur Le Roman maghrébin [58], Abdelkébir Khatibi soulignait que les débuts de la littérature maghrébine francophone dans les années cinquante s’appuyaient en France comme au Maghreb sur des groupes d’intellectuels français qu’on nommait alors « chrétiens de gauche », et dont les lieux d’expression privilégiés étaient l’hebdomadaire Témoignage chrétien, la revue Esprit et les éditions du Seuil, puis que ces courants teintés de « personnalisme » furent rejoints progressivement dans leur contestation du colonialisme par une gauche de plus en plus large, ce qui fait que les éditions du Seuil, longtemps pionnières, furent progressivement rejointes par Plon dès 1952 et Denoël en 1954, puis par Julliard en 1957, ainsi que par Maspéro qui privilégiait cependant l’essai ou le témoignage plus directement idéologique, cependant que se développaient les hebdomadaires anticolonialistes comme L’Express, puis France-Observateur, qui deviendra Le Nouvel Observateur, ou plus littéraires comme Les Lettres françaises. Il y avait bien là une sorte de regroupement éditorial qui inscrivait les premiers textes maghrébins, même si ce n’était pas leur propos essentiel, dans une « mouvance » anticolonialiste.
Cette image a servi au début la diffusion, puis desservi la reconnaissance littéraire de textes subordonnés par la réception à une fonction de témoignage transparent, là où les écrivains avaient cependant des visées beaucoup plus littéraires. Elle a longtemps contribué à la réticence de l’Université, traumatisée par la Guerre d’Algérie à laquelle ces éditeurs comme les écrivains qu’ils publiaient étaient attachés dans l’opinion. Elle a également retardé la reconnaissance de ces textes par les grands prix littéraires, les cantonnant à des prix plus militants, qui ne « faisaient pas vendre »…
Si la production maghrébine réelle, à partir des années 70, ne se place plus depuis longtemps dans une perspective de revendication anticolonialiste, elle n’en continuera pas moins, dans l’opinion, à être associée au souvenir de la guerre d’Algérie. Et par ailleurs la diversification éditoriale n’y sera pas encore spectaculaire, les éditeurs, auxquels se joindra bientôt L’Harmattan, cependant que des maisons d’édition nationales se développent au Maghreb, restant majoritairement les mêmes.
Les années 80 cependant vont radicalement changer la donne, et briser là aussi la bipolarisation de la scénographie postcoloniale. Le Prix Goncourt obtenu par Tahar Ben Jelloun pour La Nuit sacrée en 1987 demande donc à être analysé. En 1987, l'hégémonie de ce que j'appellerai le "tout idéologique" des années soixante-dix a fait long feu. Avatars du postmodernisme diront certains ? Ou remords tardif de l'institution littéraire ? Ce prix Goncourt obtenu par un écrivain qui a produit des textes meilleurs que le roman primé peut être également interprété alors comme le signal que la reconnaissance d'un écrivain maghrébin n'est plus un scandale politique, car la blessure de l'opinion française par la mémoire indicible de la guerre d'Algérie commence à s'estomper. Certes, les réactions de nombre de téléspectateurs lors de la première diffusion vraiment médiatisée d'un grand documentaire sur ce thème, La Guerre d'Algérie de Peter Baty en 1989, ont fait s'interroger sur la difficulté qu'il y avait encore en France d'aborder publiquement ce sujet tabou. Mais malgré leur nombre, les réactions négatives émanèrent déjà d'une frange de société aisément délimitable, cependant que l'écho de l'émission fut surtout le résultat des nombreuses protestations, couronnées de succès, contre sa programmation à une heure de faible écoute. Or peu d'années auparavant un reportage comparable tiré des récits d'Yves Courrière avait connu un écho beaucoup moindre [59] : la conscience collective française entre ces deux émissions avait de toute évidence connu une mutation, qui banalisait en quelque sorte la consécration d'un écrivain maghrébin, mais signait peut-être aussi la fin d'une seconde dynamique événementielle dans la production de cette littérature. La diffusion par FR3 les 4-5-6 mars 2002 de la série de Patrick Rotman sur la guerre d’Algérie [60], et particulièrement le débat sur la torture qu’elle entraîna, furent la marque qu’un véritable débat pouvait enfin s’instaurer, même si le débat télévisé qui suivit, le 6 mars, était particulièrement décevant, décalé par rapport à une opinion française qui avait évolué et qui attendait moins de conformisme. C’est bien de banalisation qu’il s’agit, non pas au sens d’oubli : tout au contraire. Mais au sens où découvrir la réalité de l’horreur et s’interroger sur la responsabilité collective devient enfin possible. Peut-être aussi parce qu’on sait que cette horreur-là a été remplacée en Algérie par une autre, qui « dédouane » en quelque sorte la conscience collective française ?
Alors qu'il aurait dû stimuler la diffusion et la reconnaissance littéraire de la littérature maghrébine, le prix Goncourt de Tahar Ben Jelloun, non véritablement relayé par son bénéficiaire dont l'œuvre postérieure à 1987 entre, on le verra, dans une longue période de tâtonnements, a donc consacré au contraire l'émiettement de cette dernière. Mais aussi sa banalisation, entraînant de cette littérature émergente une perception nouvelle, qui est peut-être aussi la fin de son caractère « émergent ». Pourtant cette banalisation n’entraîne pas une diminution de la production : bien au contraire les auteurs se multiplient, et avec eux les maisons d'édition. Mais la fin du caractère « émergent » et de la réception problématique qu’il entraîne signifie également la fin du « monopole » de fait de certains éditeurs « spécialisés » sur ce domaine : essentiellement des éditeurs perçus longtemps comme militants, même s’ils le sont de moins en moins. Si jusque là la plupart des textes importants étaient publiés par Le Seuil, Denoël, moins souvent Julliard et Plon, et parfois Sindbad (disparu depuis), sans parler de L'Harmattan, on voit dans les années quatre-vingt-dix, non seulement l'arrivée à cette littérature de nouveaux éditeurs, comme Actes Sud, Stock, Grasset et même Gallimard, mais une véritable dissémination des textes, surtout ceux des nouveaux auteurs, chez des éditeurs de plus en plus variés.
Cette dissémination, qui s'accompagne à la fois de la multiplication de nouveaux auteurs parfois éphémères et du « voyage » éditorial de grands auteurs comme Mohammed Dib, longtemps attaché aux éditions du Seuil mais passant d'un éditeur à l'autre depuis Les Terrasses d'Orsol (1985) [61], me semble révéler tout d'abord une perte de la perception d'une littérature maghrébine en tant que dynamique collective politico-littéraire. Mais elle révèle surtout que, le traumatisme de la guerre d’Algérie une fois passé dans l’opinion publique française, le Maghreb ou l’immigration deviennent des « sujets » littéraires parmi d’autres, même si la polarisation sur l’actualité toujours violente en Algérie commande à nouveau une lecture « référentielle ».
Le témoignage sur la terreur du quotidien dans ce pays semble en effet devenu depuis peu une sorte de parcours obligé pour les textes de nouveaux auteurs algériens publiés en France, parmi lesquels on ne découvre que dans un deuxième temps quelques auteurs pour leurs qualités littéraires. C'est le cas par exemple pour le récent roman d'Abdelkader Djemaï, 31, rue de l'Aigle [62], ou encore pour Rose d'abîme [63], d'Aïssa Khelladi. Par ailleurs Yasmina Khadra, chez qui la distanciation littéraire de l'horreur qui en est pourtant l'objet passe par le genre du roman policier, assez inhabituel dans la littérature maghrébine d'avant 1990 [64], est reconnu de façon spectaculaire en publiant en 1998 son quatrième roman, Les Agneaux du Seigneur [65], chez un éditeur plus puissant que celui des trois premiers, Double Blanc et Morituri en 1997, L'Automne des chimères en 1998 [66], parus pourtant l'année précédente seulement.
Mais si cette terreur donne parfois des textes aussi forts que ceux qu'on vient de citer (et quelques autres), on assiste le plus souvent à une sorte de double répétition amnésique : ces témoignages se ressemblent tous désespérément, et chacun d'eux, sauf les meilleurs, semble oublier qu'il est loin d'être le premier. Certes, le vécu de l'horreur ne permet guère de se poser une telle question. Par contre l'éditeur collant à l'actualité en publiant à tout prix des témoignages dont la qualité littéraire ou la nouveauté ne sont pas son souci premier fait preuve, par exemple dans les "Prière d'insérer", d'une amnésie pour le moins inquiétante : il n'est presque jamais fait référence ici à d'autres textes qui permettraient au lecteur de situer le livre avant de l'acheter. La seule référence est bien le contexte politique duquel le texte est présenté comme le reflet fidèle, à travers un quotidien le moins distancié possible. Et lorsque ce quotidien est celui d'une femme, l'autre volet de ce qu'il faut bien appeler un voyeurisme du lecteur occidental est également au rendez-vous. Or les témoignages de femmes, dans une littérature où elles étaient longtemps très minoritaires, se sont soudain multipliés au contact éditorial de l'horreur algérienne.
Si l'on abandonne la polémique, on peut cependant interpréter cette multiplication de témoignages, disséminés entre un grand nombre d'éditeurs français, non seulement par cette attente événementielle que j'ai plusieurs fois décrite ailleurs, mais comme un autre signe de cette banalisation signalée ici : la mention de l'appartenance à une littérature maghrébine est tout simplement effacée. Soit parce que ces textes sont ressentis plus comme des documents que comme des œuvres littéraires, même si la couverture porte souvent l'indication "Roman". Soit parce que la perception même d'une dynamique collective "Littérature maghrébine" n'est plus convoquée systématiquement dès que l'actualité maghrébine ou émigrée sollicite la lecture, comme elle l'était par exemple au début des années quatre-vingt lorsque Tahar Ben Jelloun devint pour un temps, dans des journaux comme Le Monde, la « voix autorisée » pour parler de ces "sans voix" qu'étaient encore les émigrés.
Et cette « banalisation » est bien, me semble-t-il, une marque significative de la perte de la « scénographie postcoloniale » qui avait prévalu dans les phases d’émergence de cette littérature. Le dialogue postcolonial en période postmoderne s’éteint, faute de partenaires perçus comme tels.
Si donc la « scénographie externe » que met à jour la théorie post-coloniale s’est révélée particulièrement efficace dans les phases d’émergence de la littérature maghrébine, dans un contexte de modernité à forte connotation idéologique, la relève des générations et l’entrée dans ce que certains ont appelé « l’ère post-moderne » développe depuis la fin des années 80 une géographie de ce champ littéraire toute autre, où les oppositions binaires semblent laisser la place au banal, mais aussi au multiple. Banalisation et dissémination consécutive apparaissent bien de ce fait les marques d’un changement d’époque, dont la théorie post-coloniale ne semble pas véritablement tenir compte. Alors même que cette approche des textes littéraires se réclame de l’histoire, elle focalise sur une période de l’histoire (colonisation suivie de décolonisation) et ses problématiques essentiellement identitaires, dont la signification n’est plus actuelle. Du moins dans le champ littéraire dont elle fait son objet d’étude. Elle gomme donc l’historicité en s’en réclamant. Peut-être parce que l’histoire de la colonisation et de la décolonisation telles qu’elles concernent les littératures émergentes qui nous préoccupent ici s’est développée dans un espace autre que nord-américain ou australien [67], et représentent pour ces espaces une découverte récente à partir du moment où elles l’appliquent enfin à l’histoire de leurs propres minorités internes ?
Quoiqu’il en soit cette théorie ne nous aura pas moins permis de formaliser certains mécanismes de l’émergence de littératures francophones issues d’espaces géo-politiques anciennement colonisés par la France. La bipolarisation identitaire qu’elle suppose me semble d’ailleurs beaucoup plus s’appliquer à la décolonisation d’espaces dominés mais extérieurs au pays colonisateur, qu’à des littératures comme celle jaillie depuis peu de l’immigration maghrébine en France, dont l’espace culturel de référence ne peut pas apparaître comme une altérité représentable comme partenaire dans cette « scénographie ». Cette observation me permet de ce fait également de m’interroger sur le bien-fondé d’une approche qui traite de la même manière la littérature de pays colonisés ou anciennement colonisés, et celle de minorités s’affirmant sur le sol même des grandes puissances « centrales ». Certes, la reconnaissance des minorités et de leurs différences est systématique dans les espaces anglo-saxons, alors que la problématique de l’immigration en France est davantage celle de son intégration. Il n’en reste pas moins que l’absence d’un référent géographique emblématique fait de ces discours identitaires nouveaux des discours différents du discours nationaliste algérien, par exemple, tel que l’analysait Fanon. Elle amène donc à relire autrement cet « effet anthropologique » dans lequel Moura voit un autre élément de la « scénographie externe » des littératures francophones approchées sous l’angle des « postcolonial studies », et que je propose quant à moi d’examiner, dans un autre article, parmi les éléments de la « scénographie interne », car si cet « effet » est indiscutablement inséparable de la réception du texte littéraire, il n’en conditionne pas moins d’abord les thèmes, le contenu.
Avril 2002
[1] Postface de La Mémoire tatouée, Paris, Denoël, 1971.
[2] Bill Ashcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin, The Empire writes back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures. Londres, Routledge, 1989, p. 3, cité par Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999.
[3] Les Damnés de la Terre, Paris, Maspéro, 1968, p. 152, cité par Moura, op. cit., p. 123.
[4] Op. cit.,
pp. 109-138.
[5] Pp. 129-130.
[6] Paris, PUF.
[7] Daniel Maingueneau, Nouvelles Tendances en analyse du discours, Paris, Hachette, 1988, p. 29.
[8] Moura, Op. cit., p. 109.
[9] Paris, PUF.
[10] Paris, Seghers, 1963, 254 p.
[11] ARNAUD, Jacqueline; DEJEUX, Jean; KHATIBI, Abdelkébir; ROTH, Arlette, sous la direction d’Albert MEMMI, Anthologie des écrivains maghrébins d’expression française, Paris, Présence africaine, 1964, 268 p., 2ème éd. 1965, 298 p.
[12] Paris, Présence africaine, 1969, 365 p.
[13] Diwan algérien. La poésie algérienne d’expression française de 1945 à 1965. Études critiques et choix de textes, Alger, SNED, 1967, 256 p.
[14] UNEA, Jeune Poésie algérienne, Connaissance de la poésie algérienne, et Littérature algérienne contemporaine, 3 plaquettes ronéotypées de 60 p., 60 p. et 132 p., aux Editions universitaires à Alger, 1966. SENAC, Jean, Petite Anthologie de la poésie algérienne (1964-1969), Alger, Centre culturel français, 1969, 50 p., puis Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, Paris, St Germain des Prés, coll. Poésie 1, n° 14, 1971, 128 p.
[15] Ce qui n’empêche pas le critique d’être souvent pris à partie avec véhémence, comme je le montrais en commençant.
[16] Alger, éditions universitaires, 221 p.
[17] Paris, Maspéro, 1976, 216 p.
[18] Paris, St-Germain-des-Prés, 1981, 207 p.
[19] Ss. Dir. de Giuliana Toso-Rodinis, Padova, Pàtron.
[20] Paris, L’Harmattan, 1984, 159 p.
[21] Citons encore Poètes marocains de langue française de Jean Déjeux (St Germain des Prés, 1985), et la même année une nouvelle Anthologie Ecrivains francophones du Maghreb, sous la direction d’Albert Memmi, qui y rassemble cette fois des écrivains de toutes les communautés du Maghreb (Seghers, 1985, 353 p.).
[22] BRAHIMI-CHAPUIS, Denise et BELLOC, Gabriel, Anthologie du roman maghrébin, négro-africain, antillais et réunionnais d’expression française, de 1945 à nos jours, Paris, CILF et Delagrave, 1986, 256 p.
[23] Sur ces revues d’avant les indépendances, on renverra entre autres à Jean Déjeux : La revue algérienne « Soleil » (1950-1952) fondée par Jean Sénac, et les revues culturelles en Algérie de 1937 à 1962, Présence francophone, Sherbrooke, n° 19, automne 1979 ; ou encore l’interview de Jean-Michel Guirao et l’article de Driss El Yazami dans La Revue des revues n° 5, printemps 1988 ; Marc Gontard : Les revues au Maroc et l’activité littéraire, Annuaire de l’Afrique du Nord, CNRS, n° 15, 1976 (1978) ; Dalila Morsly, Revues algériennes, et Zakya Daoud, Revues marocaines, in : Revues culturelles en Méditerranée Paris/Aix, Ent’revues/Impressions du Sud, 1993 ; Abderrahman Tenkoul, Les revues culturelles, Librement : regards sur la culture marocaine, Casablanca, n° 1, 1988.
[24] Dossier numérisé sur le site limag : http://www.limag.com/Cours/Documents/Souffles18Francopho.htm
[25] Dédié « A tous ceux qui pensent avec Fanon que ‘la lutte nationale est l’ensemble des efforts faits par un peuple sur le plan de la pensée pour décrire, justifier et chanter l’action à travers laquelle le peuple s’est constitué et maintenu. La culture nationale, dans les pays sous-développés, doit se situer au centre même de la lutte’ ».
[26] J’ai décrit les nouvelles publiées par cette revue dans mes deux thèses. On pourra trouver ces description sur Internet à l’adresse : http://www.limag.com/Theses/Bonn/ThesEtat1ePartie.htm, chapitre 4.
[27] Je pourrais raconter ici bien des mésaventures vécues lorsque j’enseignais à l’université Lyon-3, à l’époque où elle était dominée par l’extrême droite. Mais on pourrait tout aussi bien et de façon plus significative encore narrer l’exclusion de Jacqueline Arnaud de la Faculté des Lettres de Tunis dans les années soixante-dix, suivie de ses difficultés de « carrière » consécutives en France, où on lui reprochait entre autres d’avoir mis dans sa thèse d’Etat une photographie de Kateb Yacine serrant la main de Ho Chi Minh.
[29] Paris, Hachette,1967.
[30] La Haye, Mouton,1963.
[31] Paris, Maspéro, 1967, 1968, 1968,
1969, 1970, 1965, 1969,1970
[34] No 10, 1971.
[36] No 22, 1976.
[37] Livraison datée 1973.
[38] Sherbrooke, Naaman, 1973.
[39] Sherbrooke, Naaman, 1974.
[40] ARNAUD (Jacqueline), Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine. Thèse de doctorat d'Etat. Université Paris 3, 1978.
[41] Centre d'études littéraires et sociolinguistiques maghrébines de l'Université de Constantine.
[42] Ils furent publiés ultérieurement par l'OPU, Alger: les deux premiers en 1884, le 3° en 1986.
[43] Jusqu’à mon départ pour Lyon en 1999.
[44] Itinéraires et contacts de cultures. N° 10 et 11: "Littératures maghrébines. Colloque Jacqueline Arnaud.". Paris, L'Harmattan, 2° semestre 1989 et 1° semestre 1990, 207 p. et 192 p.
[45] La revue est en train d’être reprise cependant, semble-t-il, par Hédi Abdeljaouad, Skidmore College, Saratoga Springs, New York.
[46] Pour la description et le calendrier de ces congrès, on pourra se reporter au site du CIEF : http://www.ucs.louisiana.edu/cief/
[47] Actes publiés en 2002 sous la direction de Charles Bonn, Najib Redouane et Yvette Bénayoun-Szmidt : Algérie : Nouvelles écritures, Paris, L’Harmattan, 268 p.
[48] Un colloque lui est même entièrement consacré à Florida State University les 1-2 mars 2002. Voir le programme à l’adresse : http://www.fsu.edu/%7Eicffs/event-begag-prog.htm
[49] Sur la réception américaine, on pourra consulter la communication de Winifred Woodhull, « Écritures algériennes en Amérique du Nord », dans les Actes déjà cités du colloque de Toronto, Algérie : nouvelles écritures, pp. 165-173.
[50] On citera entre autres la thèse de l’ukrainien Vladimir Siline soutenue en 1999 à Paris-13 sur Le dialogisme dans le roman algérien, consultable en ligne à l’adresse : http://www.limag.com/Theses/Siline.htm
[51] Qui a soutenu en 1999 à l’Université Paris 13 une excellente thèse sur Les paradigmes de l'écriture dans dix romans maghrébins d'expression française des années 70 et 80, consultable à l’adresse : http://www.limag.com/Theses/Tcheho.PDF
[52] Bologna, Patron, 1978 et 1982
[53] Padova, Francisci, 1981
[55] Signalons son étude essentielle sur la littérature féminine du Maghreb : Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1997.
[56] Bruxelles, Ligue de l'Enseignement
[57]
Actes publiés en 1995 sous le titre : Littérature maghrébine et
littérature mondiale. Würzburg,
Königshausen & Nauman.
[58] Le roman maghrébin d'expression arabe et française depuis 1945. Paris, EPHE, sous la direction d’Albert Memmi. La thèse a été publiée en 1968 chez Maspéro, sous le titre Le Roman maghrébin.
[59] Je dois ces précisions à Benjamin Stora, dont on consultera avec profit de nombreuses études sur la question, et en particulier La Gangrène et l'oubli. La mémoire des années algériennes. Paris, La Découverte, 1991.
[60] Série nommée « L’ennemi intime ».
[61] L’ironie voulut que la fin du contrat de Mohammed Dib avec les éditions du Seuil a coïncidé avec l’abandon de la localisation algérienne de ses romans. L’intrigue de Habel (1977) est parisienne, et la série qu’amorce Les Terrasses d’Orsol en 1985 a pour espace la Finlande. Or les premiers volumes de cette nouvelle série « délocalisée » furent publiés par Sindbad, éditeur spécialisé en littérature arabe…
[62] Paris, Michalon, 1998.
[63] Paris, Le Seuil, 1998.
[64] Driss Chraïbi l'a en partie redécouvert avec Une Enquête au pays en 1981, avant d'y consacrer sa longue et inégale série autour de l'Inspecteur Ali à partir de 1991.
[65] Paris, Julliard, 1998.
[66] Paris, Baleine.
[67] Les auteurs du livre de référence sont tous trois australiens, et citent de nombreux exemples littéraires australiens à l’appui de leur théorisation.