Littérature maghrébine francophone et scénographies postcoloniales : rupture, tragique et modernité.
Ou : pour une contestation de la scénographie binaire de la théorie postcoloniale par une prise en compte de l’ambiguïté tragique

Charles BONN
Université Lumière-Lyon 2

La théorie postcoloniale suppose une esthétique théâtralisée de la rupture, pour affirmer l’autonomie d’un nouvel espace d’énonciation. Or, cette rupture est aussi une dynamique fondamentale de la modernité, que nous connaissons en Europe depuis la fin du XIXème siècle, et que la théorie postcoloniale met d’ailleurs en relation avec la création des empires. Mais la scénographie de cette rupture [1] suppose une relation duelle, ou binaire, avec l’interlocuteur haï et séduit à la fois que représente l’ancien Centre colonial. Relation binaire qu’on retrouve dans l’opposition plus « canonique » encore entre Centre et Périphérie. Relation binaire implicitement manichéenne qui constitue la base de tout fonctionnement idéologique, particulièrement lorsqu’il s’agit de définitions identitaires. Mais cette idéologie à structure binaire n’est-elle pas elle aussi une émanation du Centre impérial, où se sont créées les idéologies qui ont ensuite servi de fondement aux nationalismes et à la décolonisation ? L’idée même de nation n’est-elle pas, d’ailleurs, une création européenne relativement récente [2], qui ne correspond guère aux définitions identitaires traditionnelles des pays colonisés ou anciennement colonisés, idée « importée » qui fausse donc dès le départ l’affirmation identitaire à base nationale ?

Or, un survol de la littérature maghrébine francophone comme littérature émergente montre que si cette littérature s’adressait encore plus à ses débuts que plus tard à une lecture occidentale, et essentiellement française, la rupture qui s’y dessine très tôt s’est d’abord développée au sein même de l’espace qu’elle décrit, et en partie du fait même de cette description. Rupture au sein d’un espace périphérique qui n’est cependant pas encore perçu comme tel, et ne revendique guère encore d’autonomie de son espace d’énonciation. Par contre l’entrée en littérature de cet espace va soudain l’exposer en pleine lumière sur la scène d’un discours qui n’est pas le sien. L’espace littéraire de cette représentation imprévue deviendra dès lors celui d’une scène tragique, où les représentants d’un monde ancien sont convoqués, comme les dieux anciens de la tragédie grecque, dans un discours dont ils ne maîtrisent pas les règles, et en meurent. Le tragique apparaîtra ainsi comme la condition même de l’émergence de cette nouvelle littérature, sans qu’il y ait encore de mise en scène de rupture par rapport à un Centre détenteur des clés du sens. Si rupture il y a, c’est par rapport à soi-même, et non par rapport à l’autre, et la littérature naissante représente de ce fait de façon récurrente le supplice de la mère, associé à l’entrée dans l’écriture.

La véritable rupture littéraire avec l’impérialisme n’interviendra que bien après les Indépendances : dans les années 70, qui représentent de ce point de vue la meilleure illustration de cette « scénographie » de la rupture sur laquelle repose la lecture de ces littératures par la théorie postcoloniale. Mais précisément ce décalage temporel sera un des points sur lesquels je développerai une relativisation de cette théorie, dont l’effet de mode bouscule quelque peu les fonctionnements universitaires français.

Le tarissement de cette scénographie de rupture formelle auquel on assiste depuis les années 90 et l’installation de l’Algérie dans une violence qui échappe à toute explication idéologique permettent en effet :

a)             d’opposer à la théorie postcoloniale le concept tout aussi à la mode de post-modernité, qui se caractérise essentiellement par une dissémination rendant impossible la stricte bipolarisation que suppose une lecture idéologique. Dissémination de la production littéraire maghrébine entre des éditeurs « banalisés », et des auteurs de moins en moins perçus comme s’inscrivant dans un groupe. Dissémination introduite également par l’inclassable géographique et culturel d’une récente littérature issue de l’émigration-immigration.

b)            de revenir néanmoins à la fonction fondatrice initiale du sacrifice. L’écriture actuelle est en grande partie produite par le sacrifice réel d’une population (et non plus par la scénographie du sacrifice), ainsi que par cet autre indicible idéologique qu’est l’émigration, devenue l’immigration. Indicible délocalisé qui instaure l’éclatement des discours identitaires et de leur scénographie de la rupture.

La rupture de l’univers traditionnel, ou le sacrifice de la mère.

Alors que les premiers romans maghrébins, dont Mouloud Feraoun est un des auteurs les plus connus, décrivaient l’univers traditionnel dans une forme plus ou moins mimétique de celle du roman français, cependant que le genre romanesque n’a pas d’histoire dans la littérature arabo-berbère, on considère le plus souvent Kateb Yacine comme le véritable fondateur de la littérature maghrébine, par la rupture féconde qu’instaure en 1956 son roman Nedjma [3] d’avec ce modèle romanesque français hérité. Certes, cette rupture est quelque part comparable à celle du Nouveau Roman à la même époque. Mais outre que Kateb n’a guère lu les nouveaux romanciers français, auxquels il préférait des auteurs comme Faulkner ou Joyce, cette rupture formelle prend dans le contexte colonial une signification politique, puisque le modèle romanesque est issu de l’espace culturel du colonisateur. Elle affirme dès lors l’originalité littéraire d’un espace culturel émergent, et ce d’autant plus que ce texte aura par la suite de nombreux émules, et fonctionnera après l’indépendance de l’Algérie comme une sorte de référence intertextuelle interne privilégiée, dont le fonctionnement dessine ainsi un nouveau champ littéraire.

Il convient cependant de remarquer, d’abord, que Kateb n’a jamais théorisé cette rupture formelle par laquelle il est devenu depuis une sorte de fondateur. Son écriture ne procédait pas d’un projet, et c’est peut-être pourquoi l’expérience des nouveaux romanciers l’a laissé plutôt froid, mais d’un écho, et c’est pourquoi il disait qu’en lisant Faulkner il s’était soudain senti autorisé à écrire tout simplement comme il l’entendait, sans faire un quelconque système de cette écriture atypique. Mais surtout il faut souligner que lorsque, bien plus tard, il décrit à la fin du Polygone étoilé [4] son entrée dans la « gueule du loup » de la langue française, et partant, de sa future carrière d’écrivain dans cette langue, c’est pour souligner le « drame » de sa mère lors de cette « seconde rupture du lien ombilical » dans la perte du « quotidien complot ourdi contre mon père, pour répliquer, en vers, à ses pointes satiriques… ». Supplice de la mère également décrit dans Nedjma par Mustapha précisément, c’est-à-dire le personnage-locuteur le plus représentatif, dans cette « autobiographie plurielle », du Kateb écrivain. L’écriture apparaît dès lors comme le lieu même du sacrifice de la mère, dans lequel elle se développe, scène tragique d’une rupture autrement plus profonde que la rupture politique néanmoins présente aussi.

Or La Terre et le Sang [5] de Mouloud Feraoun racontait déjà la ruine de l’univers traditionnel par l’irruption de sa propre description, représentée indirectement par Marie, l’épouse française du héros, émigré de retour au pays après vingt ans d’absence qui n’ont plus davantage de signification, après ce retour, qu’une « parenthèse gigantesque, impuissante à changer le sens général d’une phrase » (p. 13) : pourquoi en effet avoir fait de ce personnage par qui le scandale arrive un émigré, si toute l’action se passe au village, et pourquoi introduire ce personnage de Marie qui n’a strictement aucun rôle dans l’action, si ce n’est d’être entourée à la fin par les femmes du village, elle qui est devenue « plus kabyle que les kabyles » et qui porte dans son ventre étranger l’espoir d’un futur de ce village ? N’est-ce pas pour représenter cette étrangeté d’une écriture néanmoins plus ancrée dans la réalité présente du lieu que la tradition qui s’y meurt, tout en étant inséparable de la mort même de cette tradition ? L’étrangeté inutile de l’émigré et de son épouse peut donc bien être lue comme celle de ce langage anthropologique nécessaire et déstabilisant à la fois dont Claude Lévi-Strauss soulignait déjà l’ambiguïté tragique dans Tristes Tropiques. Et c’est Kamouna la mère du héros défunt qui tirera la leçon ambiguë de ce deuil néanmoins fécond : l’étrangeté de la description de l’univers traditionnel depuis l’extérieur s’attache toujours en priorité à représenter la mère, intériorité la plus secrète, la plus indicible.

C’est peut-être surtout dans le chant des mères se répondant nuitamment de colline en colline lorsqu’on leur arrache leurs fils pour les emmener à la guerre dans La Colline oubliée [6] de Mouloud Mammeri, qu’on pourra voir une des représentations les plus accomplies, dans son pathétique mélodieux, de cette scène tragique que devient dès ses débuts une écriture maghrébine de l’entre-deux dont le supplice de la mère apparaît comme un noyau porteur. Or, bien plus tard, en 1969, le roman dans lequel on a pu voir la deuxième fondation d’un roman maghrébin qui s’essoufflait quelque peu depuis les indépendances fait de façon explicite de ce supplice de la mère son titre même : La Répudiation [7]. Ce roman de Rachid Boudjedra dont le succès de scandale, joint à l’évidente originalité de l’écriture, fut très grand, est précisément fondateur par ce scandale et ce supplice propitiatoire en quelque sorte. La rupture fondatrice et féconde, comparable à la « gueule du loup » de Kateb, réside dans le sacrifice de la mère sur cette scène urbaine, vouée au voyeurisme occidental, qu’est l’espace du roman. Et de la même manière Harrouda [8], premier roman lui aussi, de Tahar Ben Jelloun cette fois, en 1973, et qui commence de façon provocatrice par « Voir un sexe fut la préoccupation de notre enfance », contient en son centre exact un « Entretien avec ma mère », qui y dévoile les frustrations sexuelles les plus indicibles de cette dernière, et qui provoqua au Maroc un scandale comparable à celui de La Répudiation quatre ans plus tôt en Algérie.

Scandale dont la critique souligna la rupture avec un système politique et moral sclérosé. Mais dont on n’a pas vu qu’il repose à chaque fois sur ce sacrifice tragique de la mère, c’est-à-dire du noyau le plus intime de l’identité, sur une scène étrangère. Les deux irruptions du roman maghrébin dans la visibilité littéraire, celle des années cinquante et celle des années soixante-dix, accompagnent certes une rupture politique. Mais cette dernière est bien ambiguë si elle repose sur le sacrifice de la mère, ou de l’univers traditionnel. Et elle l’est sans doute encore plus dans les années soixante-dix où elle est exhibée en système, que dans les années cinquante où ce n’est qu’à l’analyse qu’on la découvre dans la composition romanesque. Quoiqu’il en soit, la naissance du roman maghrébin francophone est bien d’abord cette représentation tragique du supplice de la mère, bien plus que cette « scénographie anthropologique », ou encore ce « style heurté de l’intellectuel colonisé » dont la théorie postcoloniale ne voit que la dimension politique d’affirmation de soi du colonisé face au regard dépersonnalisant du Centre colonial. Contrairement aux slogans idéologiques, la littérature n’est pas l’espace affirmatif des oppositions binaires monologiques. Elle est au contraire la scène tragique de l’ambiguïté, où le dialogue conflictuel avec le discours que le Centre colonial tient sur la Périphérie colonisée commence par le supplice propitiatoire du noyau le plus intime de l’être, condition même de l’entrée en littérature.

Quelle scénographie postcoloniale de la rupture ?

On a vu que si Kateb instaurait, de fait, cette scène tragique de l’entrée dans l’écriture par le sacrifice de la mère, il n’y avait chez lui aucun système de cette exhibition. Car ce supplice de la mère n’était pas explicitement dirigé, chez lui, contre le langage « majeur », pour reprendre la terminologie de Deleuze et Guattari, du modèle romanesque importé. Peut-on dès lors parler chez lui d’une scénographie de la rupture, au sens où l’entend la théorie postcoloniale, revisitée par Moura pour les littératures francophones ? Cette dernière suppose un projet et une inscription groupale de son écriture dans une affirmation collective de l’autonomie de l’espace périphérique par rapport au Centre : l’un et l’autre sont absents chez Kateb à cette époque, où il attend comme on l’a vu de Faulkner une caution, et ne se cache pas, dans des lettres de jeunesse récemment retrouvées [9], de viser une reconnaissance parisienne pour laquelle il souligne avec enthousiasme l’aide qui lui est apportée par Camus [10]. Et l’on n’a que trop montré le désir de Feraoun avant lui, qui comme le héros narrateur du Fils du Pauvre « a lu Montaigne et Rousseau, a lu Daudet et Dickens (dans une traduction), […] [et] comptait tout simplement leur emprunter l’idée, ‘la sotte idée’ de se peindre » [11]. Or, si l’on a remarqué l’ironie de cet avant-propos du Fils du Pauvre, on ne l’a guère mise en rapport jusqu’ici avec cette représentation de sa propre écriture à travers le personnage de Marie que j’ai cru déceler dans La Terre et le Sang : là encore, l’ambiguïté signifie sans doute plus que ce qu’on a bien voulu y voir, mais ne procède en aucun cas d’une scénographie revendicative.

La théâtralisation explicite de cette scène tragique n’interviendra, comme on l’a déjà vu chez Boudjedra et Ben Jelloun, que 16 et 20 ans plus tard, alors que d’aucuns croyaient cette littérature, inséparable pour eux de la guerre d’Algérie, terminée avec cette guerre. Et certes, la renaissance fulgurante du roman maghrébin à laquelle on assiste à partir de 1969-70 s’explique en partie par la dynamique de rupture politique dans laquelle s’inscrit nécessairement toute création dans ces années 70, et plus particulièrement dans les pays anciennement colonisés dont les nouveaux dirigeants ont trahi les espoirs qu’on avait placés un peu vite en eux.

Les textes de ce qu’on peut à présent appeler la « génération de 1970 » sont de ce fait ceux qui répondent le plus à une scénographie de l’engagement dans leur écriture. Scénographie qui commence à devenir explicite, mais sur le mode ambigu du burlesque, chez Kateb dans Le Polygone étoilé [12] en 1967 et chez Bourboune l’année suivante dans Le Muezzin [13], et le devient franchement dans La Répudiation, puis L’Insolation [14] chez Boudjedra, dont Ben Jelloun dans Harrouda affinera la provocation. Nabile Farès en Algérie, Mohammed Khaïr-Eddine au Maroc sont parmi les écrivains les plus connus de cette écriture de la subversion généralisée qui caractérise cette époque dans le roman maghrébin francophone.

Cette subversion devint le thème central de tous les débats des années 70 autour de cette littérature, et dont le noyau collectif, en quelque sorte, est la revue Souffles, animée à Rabat de 1967 à 1972 par Abdellatif Laâbi, entouré d’une équipe comprenant tous les écrivains marocains de cette génération, parmi lesquels les noms les plus connus sont ceux de Mohammed Khaïr-Eddine et de Tahar Ben Jelloun. On sait que les dirigeants de cette revue furent incarcérés au moment de son interdiction en 1972. Pour eux, politique, lutte anti-impérialiste et création littéraire étaient inséparables. Et le débat central de la revue, qu’on trouve par exemple dans le célèbre dossier « Nous et la Francophonie » [15] concernait la manière la plus efficace de subvertir le « néo-impérialisme culturel » pour l’intellectuel du Tiers-Monde. Fallait-il abandonner la langue française, rouage essentiel, à travers la Francophonie, de ce « néo-impérialisme » ? Mais on se privait du coup de toute efficacité dans la « lutte », et l’équipe proposait au contraire, à l’exemple de Khaïr-Eddine, de « subvertir cette langue de l’intérieur ». Fallait-il dénoncer l’injustice dans une écriture limpide mais plate, et donc facilement « récupérable », ou au contraire en déjouer la maîtrise par une écriture rocailleuse exhibant l’opacité de son signifiant, et rejoindre par là le « style heurté de l’intellectuel colonisé » selon Frantz Fanon qui restait un des modèles du groupe ? Le débat est bien celui que pointe en priorité la théorie postcoloniale, qui privilégie une scénographie de la rupture au niveau du signifiant et de son opacité, opposée à la lisibilité et à la transparence dont se réclamerait l’impérialisme.

Pourtant des questions vont très vite se poser, et d’abord en ce qui concerne cette lisibilité qui serait une marque de l’impérialisme en son centre, à laquelle la périphérie opposerait l’opacité rebelle de son signifiant. La même époque voit aussi des productions parfaitement transparentes dans les littératures « périphériques », moins il est vrai au Maghreb qu’en Afrique noire, où cette rupture de la lisibilité supposée impérialiste a beaucoup moins cours. Mais même au Maghreb, celui qu’on peut sans doute considérer comme le plus grand écrivain algérien, Mohammed Dib, ne développe-t-il pas à la même époque une œuvre qu’on peut lire toute entière comme une interrogation sur les pouvoirs du langage [16], sans jamais tomber dans cette scénographie de l’opacification revendicative du signifiant, sans jamais exhiber dans son style une rupture par rapport à une lisibilité supposée du Centre ?

De plus, la cible politique explicite de cette scénographie développée par Boudjedra, Farès, Khaïr-Eddine, et à un moindre degré Ben Jelloun à cette époque est certes « l’impérialisme ». Mais plus concrètement il s’agit du pouvoir corrompu des nouveaux régimes indépendants. Dès lors peut-on encore considérer cette scénographie comme directement issue de l’opposition coloniale ? Et ne convient-il pas plutôt de prendre ici « postcolonial » à la lettre, que récusent précisément les théoriciens australiens, c’est-à-dire postérieur à la colonisation, ou encore : ne s’expliquant plus par ce face à face colonial que la théorie postcoloniale semble au contraire vouloir faire durer hors du temps, hors de l’histoire ? Certes il serait trop facile de considérer qu’une fois les Indépendances acquises l’ancienne puissance coloniale n’aurait plus aucune responsabilité dans les horreurs du quotidien de ses anciens colonisés et de leurs enfants. Mais sur le plan littéraire ces écrivains de la génération de 1970 dont on a vu qu’ils sont ceux qui se prêtent le mieux à l’application de la théorie postcoloniale ne sont plus en conflit binaire, de fait, avec l’Autre, le Centre « impérial » dont ils recherchent au contraire la consécration dans la modernité même de leur écriture. Ils le sont avec, non seulement le régime indépendant dont ils font leur cible politique, mais surtout avec le modèle d’écriture « transparente » et « authentique » prôné dans l’espace culturel « périphérique » même par ces nouveaux pouvoirs, précisément. La rupture littéraire se fait bien, en ce qui les concerne, avec un discours stéréotypé « d’engagement » tiers-mondiste tournant le dos aux réalités concrètes des pays indépendants. Discours de parti unique qui produit entre autres l’incroyable conformisme littéraire prôné dans l’Algérie de Boumédiène, et ironiquement sous la plume d’un des meilleurs écrivains algériens devenu le responsable de fait de la censure, Malek Haddad [17].

Mais leur rupture se fait encore plus, dans les trois pays du Maghreb cette fois, avec le discours d’opposition parfois véhément de toute une jeunesse déçue, qui leur demande de devenir ses porte-parole et de dénoncer de façon plus explicite les pouvoirs en place. Et c’est là que ces écrivains répondront que leur subversion se situe au niveau de la recherche d’une écriture non « récupérable » par le pouvoir. Faut-il ajouter que cette écriture non « récupérable » l’est essentiellement parce qu’elle est mue par une exigence de qualité littéraire, et de ce fait d’originalité de l’écriture qui lui évite de tomber dans un nouveau conformisme, d’opposition celui-là ? Se développe ainsi une dynamique intéressante dans la relation de ces écrivains avec le courant d’opposition dont ils sont vite perçus comme les porte-parole : c’est à cause de la qualité littéraire et de la rupture formelle à la fois de leurs textes que ces écrivains sont reconnus internationalement, et font du même coup reconnaître aussi l’opposition politique et littéraire de cette nouvelle génération d’écrivains, et plus globalement d’intellectuels. Mais en même temps cette consécration qu’ils apportent au groupe dont ils sont les porte-parole n’est possible que du fait de la singularité de leurs écritures, chacune irréductible à aucune autre, et encore moins à un discours collectif de rupture. Ces écrivains apparaissent ainsi comme des sortes de « monstres sacrés » : ils ne crédibilisent le groupe dont ils font partie que parce qu’ils s’en démarquent par leur écriture singulière. Et c’est en quoi ils rejoignent le grand ancêtre Kateb, qui se voulait « au sein de la perturbation éternel perturbateur », et ce n’est donc pas anodin de constater qu’ils y font tous plus ou moins référence [18].

Cette dynamique un peu particulière de communauté politique et de dissidence scripturaire avec l’opposition aux régimes en place me permet à présent de moduler quelque peu le terme de rupture employé jusqu’ici. A la rupture comme phénomène politique, et donc groupal, j’opposerai, à la suite d’Anne Roche [19], le concept plus mesuré et plus ambigu, plus individuel, de césure, qui permet de caractériser ce démarquage fécond d’avec le groupe auquel on participe néanmoins et qu’on renforce même par cette dynamique.

Or, cette exhibition du signifiant, à travers une rupture de la lisibilité commune, une césure d’avec les clichés d’un « discours social » communément admis, y-compris quand il s’agit d’un discours d’opposition ou de rupture, n’est-elle pas, depuis la fin du 19ème siècle déjà, une des caractéristiques de la modernité littéraire ou artistique ? L’écrivain « moderne », depuis la fin du 19ème siècle, ne produit-il pas depuis et par sa marginalisation par le discours social, dans une sorte de malentendu fécond, puisque c’est la marge même de son écriture qui va devenir signifiante, et nous aider ensuite à un déchiffrement plus juste des non-dicibles toujours nouveaux d’un réel qui distancie sans fin les efforts du langage pour le saisir ?

En ce sens, dans le domaine maghrébin, l’écriture de Dib était moderne dès ses débuts par cette interrogation éperdue sur les pouvoirs du langage qui la sous-tend. C’est peut-être pourquoi il n’a jamais eu besoin d’afficher théâtralement de rupture par l’opacité rebelle du signifiant, comme l’ont fait dans les années 70 les auteurs de la génération suivante. Pourtant dès L’Incendie [20] l’impossibilité de l’entreprise de rendre dans un roman, en langue française, le langage des paysans algériens est exhibée par l’artificialité ostensible, délibérée, et signifiante en elle-même, de la reproduction supposée de ce langage. Artificialité dans laquelle j’ai vu [21] un élément majeur de la « tension didactique » du roman. La postface de Qui se souvient de la mer [22] tente de théoriser ce tragique du langage et la distanciation par laquelle l’écrivain essaie de le contourner pour rendre la réalité d’une horreur qui échappera toujours au langage convenu de la description. On connaît par ailleurs la série de poèmes de Formulaires [23] consacrée à cette question des « Pouvoirs » du langage. Mais ce questionnement, cette transformation de sa propre écriture en objet exhibé dans sa dimension problématique sont d’emblée chez Dib, comme chez Blanchot, la question même de l’être, et ne se posent pas comme une scénographie de rupture, ou de césure, par rapport à une norme discursive. Si L’Incendie s’écrivait encore, à une époque où Dib militait au Parti communiste algérien, comme une interrogation sur l’efficacité du discours militant, par exemple dans cette fin atypique sur une masturbation de Zhor, la jeune cousine d’Omar, là où le réalisme socialiste attendrait plutôt la symbolisation éclatante des lendemains qui chantent, il n’y a plus à partir de Qui se souvient de la mer, sauf peut-être dans Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse, d’autre discours face à cette interrogation de l’écrivain sur les pouvoirs de son propre langage. L’opposition binaire de la Périphérie à un discours du Centre a disparu. Et c’est pourquoi sans doute Mohammed Dib, tout en étant parfaitement moderne dès ses débuts par cet affichage qu’il pratique d’une écriture problématique, est irréductible dans toute son œuvre à cette scénographie de la rupture pratiquée par Boudjedra ou Farès, et qui justifie le plus la théorie postcoloniale.

Quoiqu’il en soit, le concept de modernité rejoint bien, pour les écrivains de la génération des années 70, cette scénographie de la rupture par l’exhibition du signifiant. Mais il apparaît plus efficace pour rendre compte de cette exhibition lorsque cette dernière, comme c’est le cas chez Mohammed Dib, ou encore d’une autre manière chez Assia Djebar [24], n’est pas inscrite dans une scénographie du rapport à un Autre : Rupture par rapport à un Centre de reconnaissance, ou Césure par rapport à une norme groupale d’un dire idéologique d’opposition politique. Ne conviendrait-il pas, dès lors, d’approfondir davantage, en en tentant une datation littéraire précise, ce concept de modernité tel que le proposait déjà Roland Barthes dans Le Degré Zéro de l’Écriture, plutôt que de céder à l’engouement actuel pour les « Études postcoloniales », à la définition géopolitique, littéraire et historique pour le moins floue ? Et d’en retenir, plutôt que celle quelque peu simpliste elle aussi de rupture, avec ou sans scénographie, l’expression de « malentendu fécond » qui rend davantage compte de l’ambiguïté complexe de cette inscription historique d’un mode d’écrire ?

De plus ce concept encore peu exploité de modernité littéraire permet également de mieux articuler celui, un peu galvaudé lui aussi mais efficace, de postmodernité, qui va maintenant me permettre de pointer davantage encore la méconnaissance de sa propre inscription historique par une théorie postcoloniale qui pourtant revendique une plus grande prise en compte de l’histoire dans l’approche des textes littéraires.

Dissémination et banalisation postmodernes

Si la théorie postcoloniale peut trouver une relative illustration de la « scénographie » de la Périphérie face à l’ancien Centre colonial, dans l’exhibition rebelle d’un signifiant devenant à lui-même son propre objet problématique, chez les écrivains de la « génération de 1970 » que je viens de décrire, force est de constater d’abord que les écrivains de la génération précédente, qui étaient réellement confrontés à une situation de dépendance coloniale, ne l’ont guère pratiquée. On a vu que pour Kateb comme pour Dib, si effectivement on trouve une mise en lumière plus importante que chez leurs contemporains, du signifiant pour lui-même, cette focalisation correspond bien plus à des nécessités propres au rapport de ces deux écrivains avec l’écriture, qu’à une théâtralisation de cette dernière face au Centre colonial. Et on pourrait dire la même chose pour Assia Djebar.

Or les écrivains actuels quant à eux ne pratiquent plus cette scénographie, qui devient dès lors, dans le domaine maghrébin, une sorte de signe de reconnaissance de la « génération de 1970 ». Depuis les années 80 en effet, on peut considérer que la littérature maghrébine, comme les littératures du « Centre », est entrée dans une ère que certains qualifient de « post-moderne », en ce qu’elle oppose à la « modernité » « engagée » des années 70 une écriture plus transparente. Écriture focalisant moins sur un exhibition du signifiant pour lui-même, et se réclamant au contraire d’une nouvelle transparence, au service du référent. On peut ainsi suivre l’évolution, caractéristique, d’un écrivain comme Rachid Mimouni, entré en littérature en 1978 avec Le Printemps n’en sera que plus beau [25], imitation fort maladroite de l’écriture et de la mythologie de Kateb au service du discours commémoratif dominant dans l’Algérie de l’époque. Le même Rachid Mimouni fonde en 1982 sa première vraie réussite littéraire, Le Fleuve détourné [26] sur une reprise plus maîtrisée du modèle de rupture « moderne » katébien, puis ancre en 1984 Tombéza [27], son deuxième grand texte de maturité, dans ce que j’ai appelé ailleurs [28] le « retour du référent » caractéristique de ce milieu des années 80 : la réalité triviale s’y fait elle-même écriture, dans une exhibition intéressante de non-littérarité face à un réel trop énorme. Mais cette non-littérarité affichée était encore littéraire malgré tout, dans cet affichage même, et donnait sa force à Tombéza. Neuf ans plus tard, en 1993, La Malédiction [29] n’affiche même plus sa non-littérarité comme originalité d’écriture : la médiocrité du référent y a rattrapé celle du livre, deux ans avant la mort de l’auteur.

Cette primauté donnée au référent, au détriment de la littérarité des textes, est malheureusement assez répandue, sous couvert du concept bien commode d’« écriture de l’urgence », surtout depuis que la violence qui sévit en Algérie a tourné vers ce pays l’attention de nombre de nouveaux lecteurs qui ignoraient souvent jusque là l’existence même d’une littérature francophone dans ce pays. Dès lors les éditeurs publieront plutôt des témoignages bruts que des textes retravaillant la violence comme objet littéraire. Et c’est donc cette valeur de témoignage seule que les jaquettes ou les quatrièmes de couverture souligneront, au détriment de l’inscription du texte dans un ensemble littéraire, dont la mémoire peu à peu se perd. Mais si l’actualité algérienne donne à cette évolution de la littérature un relief et une redondance particulières, il faut bien dire que le phénomène se voit ailleurs, et que c’est peut-être là un des aspects de la postmodernité dans laquelle nous nous trouvons, et qu’on retrouve dans les textes maghrébins contemporains comme on y retrouvait trente ans plus tôt une modernité également visible ailleurs. La rupture formelle et les expériences littéraires du modernisme ont fait long feu.

Or cette perte de référence à un intertexte littéraire et à ses avancées, au profit d’une primauté du réel décrit, aboutit aussi à une dissémination des écritures, autre caractéristique de la postmodernité. Là où la modernité percevait les écritures comme faisant partie d’ensembles, de courants, chaque écrivain est à présent perçu comme indépendant d’un groupe, même si, de fait, son écriture ressemble souvent à celle de beaucoup d’autres. Le référent, alors même qu’il est, pour l’Algérie en tout cas, douloureusement commun à ces écritures disséminées, fait perdre le sentiment du groupe, de la communauté autour d’un type d’écriture partagé, s’inscrivant lui-même dans une dynamique, souvent (mais pas obligatoirement) politique, qui caractérisait la visibilité des modernes, leur scénographie collective.

Cette dissémination référentielle, cette perte de la conscience d’appartenir à un groupe se retrouve à son tour dans la dissémination éditoriale. Si dans les années 70 encore la littérature maghrébine était majoritairement publiée chez quelques éditeurs « spécialisés » par leur histoire militante, comme les éditions du Seuil, ou influencés par des personnalités comme Maurice Nadeau chez Denoël, la fin des années 80 voit la multiplication des éditeurs : Gallimard lui-même n’est-il pas devenu un des principaux éditeurs de ces textes, même si parallèlement de petites maisons surgissent également et si se multiplient les éditeurs maghrébins indépendants ?

La dissémination éditoriale, suivie par une multiplication des traductions hors de France, et là aussi chez des éditeurs de plus en plus divers, accompagne à son tour une dissémination des espaces référentiels. Si Un Ami viendra vous voir et Mort au Canada, de Driss Chraïbi, étaient passés quasiment inaperçus en 1966 et 1975 [30] parce que cet écrivain marocain en plaçait l’action ailleurs qu’au Maroc ou dans l’émigration, les « romans nordiques » de Mohammed Dib [31], dont l’action se passe en partie en Finlande, sont à présent reconnus comme faisant partie de ses textes les plus remarquables, et l’on pourrait citer en ce sens les exemples de bien d’autres écrivains.

Enfin, la littérature produite depuis le milieu des années 80 également par des « Immigrés de la seconde génération », dont le plus connu à Lyon est sans conteste notre ami Azouz Begag, introduit une autre dissémination de fait. En effet de quel espace emblématique cette littérature pourrait-elle se réclamer pour développer avec le Centre ex-colonial une scénographie de la rupture ? N’est-elle pas d’abord elle-même une émanation de cet espace du Centre, où sont nés et vivent ses écrivains, et qui est le cadre naturel de ses romans ? Dès lors l’émigration est un thème de société qui conforte encore ce double mouvement d’illustration, puis de mise en cause de la dynamique postcoloniale que je tente de proposer ici.

En effet ce thème, pourtant capital dans la Société maghrébine, n’a fait son apparition que tardivement dans le roman maghrébin, où il faudra attendre le milieu des années soixante-dix pour le voir apparaître. Une des interprétations que j’ai proposées à cette paradoxale absence du thème pendant toute la période où cette littérature était liée à un processus d’affirmation identitaire était que l’absence d’un espace de référence duquel se réclamer aurait amené le thème de l’émigration à fausser la scénographie de cette affirmation identitaire, car la carte de géographie du pays, associée au drapeau, est un des arguments idéologiques les plus courants de ce type de scénographie collective. L’absence du thème de l’émigration [32] à une époque où le roman maghrébin participe à l’affirmation collective d’un espace identitaire, laisse donc apparaître cette scénographie là où on ne l’avait pas trouvée au niveau de l’écriture, sauf chez Kateb [33]. Le traitement de ce thème ne deviendra possible, chez les écrivains maghrébins proprement dits, qu’à partir du moment où ces écrivains comme les pays dont ils sont issus auront acquis leur pleine reconnaissance. Et pourtant ce n’est guère que chez Boudjedra, dans Topographie idéale pour une agression caractérisée [34] qu’il participera à une scénographie de rupture d’avec le Centre depuis lequel le texte est écrit. Si rupture il y a en 1977 dans Habel [35], de Mohammed Dib, c’est plutôt avec le Frère resté au pays et auquel s’adressent un certain nombre de monologues intérieurs dans lesquels le personnage éponyme découvre en partie le sens de son aventure. Surtout, même dans ces années 70, ces écrivains « reconnus » se servent plutôt du thème de l’émigration pour représenter la marginalité féconde de l’écriture, et non pour dire la rupture identitaire que cette émigration pourrait représenter. Il faudra attendre la célèbre « Marche » de 1983, pour que les « Beurs » prennent enfin la parole, à partir de 1986 environ, à un moment où la question politique n’est plus du tout celle de la revendication identitaire de la Périphérie face au Centre, et de sa scénographie.

Ruine du sens et retour du tragique

Cependant l’évolution ultérieure de cette « littérature de la seconde génération » montre bien, quant à elle, que ces textes ont surgi trop tard, dans un contexte de postmodernité où la perception d’un courant littéraire en tant que groupe en rupture, que scénographie collective de cette rupture, ne se fait plus. Certes, la « littérature de la seconde génération » manque probablement de ces « monstres sacrés » qu’on avait vus conforter la perception d’un courant littéraire contestataire dans les années 70, précisément en s’en démarquant. Mais c’est peut-être parce que la rupture scripturale que de tels « monstres sacrés » représenteraient n’est plus guère possible, oblitérée qu’elle est par ce retour général au réel qui constitue un des éléments de notre postmodernité. En d’autres temps on aurait peut-être été attentifs à cette rupture dans un texte comme Georgette ! [36] de Farida Belghoul, probablement un des meilleurs textes de cette production. En 1986 ce roman sera le seul publié de son auteur(e), qu’on ne peut inscrire dans aucune dynamique de groupe. L’impossibilité pour cette littérature « de la seconde génération » de l’émigration/immigration à être perçue et à se percevoir comme un groupe illustre ainsi de manière plus évidente encore la perte d’une scénographie collective de la rupture, qui aurait pu illustrer la théorie postcoloniale dix ans plus tôt.

En même temps, que j’aie pu faire cette constatation à propos du thème de l’émigration/immigration et de sa définition identitaire problématique illustre un autre aspect de la postmodernité : le retour au référent hors des discours identitaires convenus permet la rupture de la traditionnelle dynamique identitaire nationaliste, basée sur la revendication de la Périphérie face au Centre et sa scénographie de la rupture, au profit d’éclatements identitaires des minorités non-prévues par les discours identitaires consacrés. La prise en compte d’une parole de l’émigration/immigration au moment même où sa scénographie comme groupe devient problématique n’est précisément possible que parce que les discours identitaires consacrés, et leurs scénographies binaires, sont en crise, ne fonctionnent plus.

Se développe alors, aussi, l’évidence du non-explicable, et de son tragique. La rupture ne sera plus celle d’une Périphérie d’avec un Centre, tous deux aisément identifiables dans une scénographie binaire. Elle sera au contraire la rupture du réel d’avec le sens. C’est peut-être une des manières dont on peut lire la violence aveugle qui sévit en Algérie depuis plus de dix ans : toutes les explications politiques s’épuisent à tenter d’en rendre compte, car elle est l’inexplicable absolu, la ruine du sens que voudrait conférer au réel un discours, quel qu’il soit. Ainsi, ce réel violent et inexplicable, qui capture le regard plutôt que l’entendement, devient une nouvelle scène, sur laquelle sont exhibés et meurent sous nos yeux [37] les systèmes d’explication des décennies précédentes. Le tragique des premiers textes maghrébins des années cinquante était celui d’une société traditionnelle jusque là opaque, non dite, brutalement mise en lumière sur la scène urbaine d’un discours quêtant le sens. La postmodernité opère en sens contraire : c’est le discours du sens qui se retrouve tragiquement exhibé sur la scène violente d’un réel qui récuse toute signification, du moins dans les termes auxquels nous ont habitués jusqu’ici nos idéologies.

C’est peut-être là qu’une fois de plus l’œuvre de Mohammed Dib, dans ce qui en a toujours échappé aux explications idéologiques, va se révéler prémonitoire. Car dès Qui se souvient de la mer [38], dont la violence était déjà l’objet principal, à travers précisément la pétrification de la parole qu’elle entraîne, les fins des romans de Dib vont exhiber, de manière de plus en plus grinçante, le sens qui s’absente, ou se révèle dérisoirement inapproprié. Qu’on songe au « grand rire strident [de Kamal] qui se répercuta longuement dans la nuit déserte » à la fin de Dieu en Barbarie [39] et rappelant celui de Hellé à la fin de Cours sur la rive sauvage [40]. Ou encore plus récemment à l’hébétude finale d’Ed à la fin des Terrasses d’Orsol [41]. A la fin du Désert sans détour [42], Hagg-Bar « l’intellectuel » devient idole sans adorateurs enlisée dans les sables, et Siklist son valet grotesque est sacré roi par les Autres enfin rencontrés. Mais ce sacre est celui d’une parole-danse inaudible : « …et les autres chantaient déjà. Il ne les a pas entendus. On n’entend rien. On n’entend ni un son ni une parole sortant de leur bouche. » (p. 136). C’est peut-être là la signification ultime du désert et de l’absence qu’il sous-tend : cette absence n’est-elle pas d’abord notre absence au monde à tous, parce que le sens n’a peut-être jamais existé ?

Plus en prise directe sur la réalité algérienne actuelle, l’écriture produite récemment par la violence de celle-ci développera alors un nouveau champ du sacrifice. Le sacrifice réel de toute une population comme la représentation tragique du sacrifice de la signification se retrouveront dans la structure narrative de certains textes, qui reposent souvent sur un personnage attendant, comme le narrateur du Jour dernier [43] de Mohamed Kacimi ou de La Vie à l’endroit [44] de Rachid Boudjedra, ou encore le personnage central de Sable rouge [45] d’Abdelkader Djemaï, la venue de ses assassins. Pour aller vite, on pourra souligner que les titres de ces romans évoquent bien souvent ce double sacrifice : qu’on songe à Les Agneaux du Seigneur [46] ou à A quoi rêvent les loups [47] de Yasmina Khadra, à Sable rouge et Le Jour dernier déjà cités, ou à La Confession d’Abraham [48] de Mohamed Kacimi encore.

Et c’est peut-être ce sacrifice d’un sens collectif qui permettra, dans les meilleurs textes, le renouveau littéraire de ces dernières années, dans une dissémination assumée et féconde. Or la scène du réel violent ne produit pas seulement le sacrifice tragique du sens. La perte de l’inscription dans une mémoire littéraire dont je parlais plus haut entraîne également, toujours dans les meilleurs textes de ces dernières années, une déstabilisation générique qu’on peut mettre en parallèle avec la dissémination décrite plus haut. Déstabilisation qui n’est pas forcément tragique quand elle nous vaut l’entrée dans le champ maghrébin de genres plus « futiles » que les genres « sérieux » qu’on a vu ébranler avec application par la modernité des années 70. Les genres nouveaux qui s’introduisent à la faveur de cette dissémination ne se développent plus en rupture avec un modèle générique imposé par le Centre. Ils participent simplement à une banalisation de la parole, pour notre plus grand bonheur, lorsqu’ils permettent la reconnaissance littéraire de talents comme celui de Yasmina Khadra, par le roman policier [49]. Ou même l’introduction de l’humour, encore assez rare dans le champ maghrébin, contrairement à son omniprésence dans celui de l’émigration/immigration), par exemple dans la série inégale des Inspecteur Ali de Driss Chraïbi au Maroc.

Non seulement des genres nouveaux dans ce contexte s’y introduisent « naturellement », mais d’autres y sont déstabilisés sans que ce soit encore, comme dans les années 70, dans le cadre d’une scénographie binaire de la Périphérie face au Centre. Ainsi la déstabilisation du « roman » qu’est censé être Comme un Bruit d’abeilles [50] de Mohammed Dib, qui est en fait un ensemble de nouvelles se répondant ou se suivant les unes les autres dans des contextes violents différents, peut être lue comme une intériorisation de cette violence réelle par la forme littéraire, sans pour autant que cette déstabilisation du genre ait un sens par rapport à un modèle générique perçu comme importé.

On pourrait continuer en commentant les formes particulières qu’adoptent des écrivains plus récents, comme Nina Bouraoui ou Boualem Sansal, Malika Mokeddem, ou plus anciens, comme Assia Djebar, et bien d’autres : le but de cet exposé n’était pas une présentation d’ensemble du roman maghrébin, mais une proposition d’angle de lecture, à partir de quelques textes l’illustrant particulièrement. L’essentiel est ici de montrer que le tragique de la perte du sens, comme la banalisation des modèles d’écriture, répondent à des nécessités qui ne sont plus celles d’une scénographie binaire : la postmodernité est bien devenue une limite majeure à la validité de la théorie postcoloniale, qui tout en se réclamant d’une prise en compte de l’histoire dans son approche des textes littéraires oublie peut-être d’interroger sa propre inscription historique. En tout cas la diversité d’écritures qu’on vient de passer en revue pour finir est bien la marque d’une littérature parvenue à maturité, et qui dès lors peut se passer de la référence théâtralisée à un espace identitaire.

 

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Le concept de tragique, en référence entre autres aux travaux de Jean-Pierre Vernant [51] sur l’ambiguïté dans la tragédie grecque, est donc un de ceux qui permettent le mieux de relativiser la théorie postcoloniale, d’en montrer la simplification idéologique contenue dans l’opposition binaire récurrente entre Centre impérial et Périphérie colonisée ou anciennement colonisée. Ce concept permet de revendiquer dès les débuts de la littérature maghrébine une complexité littéraire introspective qui ne peut être réduite à une scénographie duelle.

La rupture apparaît bien comme une structure essentielle du roman maghrébin francophone, tant par la déstabilisation tragique de l’espace traditionnel dont ce roman est d’abord le lieu, et dont il tire sa dynamique d’émergence à travers le sacrifice tragique de la mère, que par l’opposition qu’il développera ensuite avec les modèles littéraires hérités, comme le roman. Mais cette rupture formelle n’a de sens que dans un contexte historique et littéraire précis, celui de la modernité, dont le retour du référent, la dissémination et la banalisation postmodernes limiteront bientôt la portée. Le sacrifice de l’espace traditionnel sur quoi se fondait l’émergence de cette littérature va ainsi devenir celui du sens discursif lui-même, sur l’autel d’un réel souvent violent. Nouvelle historicité qui récuse cependant le sens de l’histoire tel que croyait le percevoir l’idéologie, et qui laisse peut-être la parole littéraire orpheline ?           

La scénographie postcoloniale suppose l’affirmation, par leur rupture exhibée, d’espaces identitaires fortement marqués, dans lesquels le groupe joue un rôle essentiel. Or le tragique comme la dissémination postmoderne supposent quant à eux une focalisation sur le singulier dont la dynamique essentiellement subjective et littéraire récuse implicitement la scénographie groupale et binaire sur quoi se fonde la théorie postcoloniale.

Or, si la tragédie est devenue, dans la littérature mondiale, une sorte d’universel auquel tout le monde fait référence, elle n’en est pas moins d’abord l’expression d’un moment très précis et très limité dans le temps, de l’histoire politique et culturelle de la civilisation grecque ancienne : celui de l’invention de la Démocratie, et de la révolution fondamentale des mentalités, de la représentation du Monde, du Sacré et du Langage que suppose ce moment exceptionnel. Et c’est bien de cette révolution des mentalités, et des sacrifices successifs de l’ancien qui en sont inséparables, que le roman maghrébin francophone est depuis ses débuts l’accompagnateur privilégié, surtout dans un contexte où l’écrivain est encore investi d’un rôle d’expression du groupe qu’il n’a plus depuis longtemps dans les littératures « occidentales ». Le concept de tragique permet donc, non pas d’évacuer l’histoire, que la théorie postcoloniale revendiquerait, quant à elle, mais de proposer une appréhension plus fine, moins schématique de l’inscription des textes dans l’histoire. Appréhension au-delà de laquelle on pourra également s’interroger sur l’inscription historique de la théorie postcoloniale elle-même, qui en est à découvrir Frantz Fanon avec ravissement. Or, Les Damnés de la Terre date de 1961 : depuis, l’histoire du monde et l’évolution des mentalités qu’elle entraîne, n’ont-ils pas connu quelques rebondissements majeurs dont Fanon, si neuves qu’aient été ses observations en son temps, ne pouvait bien sûr pas tenir compte ?



[1] Je reprends le terme de scénographie à Jean-Marc Moura, le principal vulgarisateur de la théorie postcoloniale en France, dans Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999.

[2] On peut la dater de la fin du XVIIème siècle, avec la Révolution française et l’entrée de l’Europe dans la civilisation industrielle et, encore une fois, dans la logique des empires.

[3] Paris, Le Seuil. Plusieurs rééditions en collection de poche « Points ».

[4] Paris, Le Seuil, 1967, pp. 181-182.

[5] Paris, Le Seuil, 1953.

[6] Paris, Plon, 1952, pp. 42-44.

[7] Paris, Denoël, 1969.

[8] Paris, Denoël, 1973.

[9] Elles m’ont été données par M. Walter, le juge de paix du village de colonisation de Lafayette (devenu Bougaa) où Kateb a passé une partie de son adolescence, et qui fut sans doute son premier lecteur. J’ai décrit ces lettres et les premiers poèmes d’adolescent de Kateb Yacine dans un article : « Sur des manuscrits de jeunesse de Kateb Yacine », Awal, Paris, n° 9, 1992, pp. 107-125. On peut également lire cet article sur Internet (site www.limag.com) : http://www.limag.com/Textes/Bonn/1992AwalKatebMs.htm

[10] On sait que bien plus tard, Kateb s’associera au discours d’exclusion du FLN à l’encontre de Camus, discours qui empêcha longtemps une lecture objective de l’auteur de L’Étranger en Algérie.

[11] Mouloud Feraoun, Le Fils du Pauvre, Paris, Le Seuil, 1954, p. 10.

[12] Paris, Le Seuil, 1967.

[13] Paris, Christian Bourgois, 1968.

[14] Paris, Denoël, 1972.

[15] Dans le numéro 18, mars-avril 1970.

[16] C’est ce que j’ai tenté de faire dans mon Lecture présente de Mohammed Dib, Alger, ENAL, 1988, qu’on peut trouver sur Internet à l’adresse : http://www.limag.com/Textes/Bonn/DibENAL/DibENAL.htm

[17] Par exemple dans la profession de foi explicite qu’il publie dans le numéro 6, avril 1970, de la revue littéraire officielle Promesses, qu’il dirige, et où il affirme sans ambages que dans la sélection des textes, « l’authenticité passe avant la qualité de l’écriture ». Faut-il rappeler ici que quelques années après la mort de Malek Haddad, Rachid Boudjedra lui-même occupa un temps au Ministère de la Culture une responsabilité comparable ?

[18] L’Insolation de Rachid Boudjedra peut se lire en grande partie comme une parodie burlesque de Nedjma, et les premiers romans de Rachid Mimouni, j’y reviendrai, furent des reprises, d’abord appliquée puis de plus en plus personnelle, du modèle d’écriture katébien. Antoine Raybaud quant à lui (par exemple dans « Roman algérien et quête d'identité: l'écriture-délire de Kateb Yacine et Nabile Farès », Europe, n° 567-568, Juillet-août 1976) a analysé cette parenté pour Farès. Ce n’est que depuis peu que se développent des travaux intéressants comme celui, en cours, de Mehanna Amrani sur le discours préfaciel de Kateb durant les années Boumédiène. Il est intéressant en effet de souligner que dans la production globalement assez médiocre publiée par l’institution officielle, les textes les plus novateurs sont souvent préfacés par Kateb Yacine, cette préface fonctionnant ainsi comme une sorte de signe de ralliement d’anti-conformisme et de singularité d’écriture.

[19] Dans Gérard Delfau et Anne Roche, Histoire Littérature. Histoire et interprétation du fait littéraire. Paris, Le Seuil, 1977.

[20] Paris, Le Seuil, 1954.

[21] Dans les chapitres 2 et 4 de la première partie de ma thèse de doctorat d’État, qu’on pourra lire sur Internet à l’adresse : http://www.limag.com/Theses/Bonn/ThesEtat1ePartie.htm

[22] Paris, Le Seuil, 1962.

[23] Paris, Le Seuil, 1970.

[24] Le hasard a voulu que cette période d’exhibition d’une rupture théâtralisée de leur écriture avec une lisibilité censée être celle du Centre colonial par des écrivains comme Boudjedra ou Farès, soit celle d’un relatif silence chez Assia Djebar, dont l’expression prêtée à des « voix » comme celles des Sœurs oubliées dans L’Amour, la Fantasia (Paris, J.C. Lattès, 1985) ou Ombre sultane (Paris, J.C. Lattès, 1987) procède d’une réflexion sur la parole comparable à celle de Dib, quoique bien différente, plus collective en quelque sorte. En tout cas, comme celle de Dib, elle ne s’inscrit pas, malgré cet écho pluriel, dans une rupture binaire, puisqu’il n’y a pas « en face » de parole de pouvoir à laquelle ce dire s’adresserait.

[25] Alger, SNED.

[26] Paris, Laffont, 1982

[27] Paris, Laffont, 1984.

[28] Dans mon Anthologie de la littérature algérienne, Paris, Le Livre de poche, 1990, pp. 211-238.

[29] Paris, Stock.

[30] Paris, Denoël.

[31] Les Terrasses d’Orsol, Paris, Sindbad, 1985, Le Sommeil d’Ève, Paris, Sindbad, 1989, Neiges de marbre, Paris, Sindbad, 1990, L’Infante Maure, Paris, Albin Michel, 1994

[32] Si ce n’est, comme on l’a vu en commençant, pour représenter de façon problématique cette écriture décalée.

[33] Qui d’ailleurs attendit Le Polygone étoilé (1967) pour narrer son expérience d’émigration.

[34] Paris, Denoël, 1975.

[35] Paris, Le Seuil.

[36] Paris, Barrault, 1986.

[37] Car ils y montrent leur impuissance à la manière du supplice des anciens dieux sur la scène urbaine qu’était la tragédie grecque pour Duvignaud.

[38] Paris, Le Seuil, 1962. On pourrait d’ailleurs même, dans une certaine mesure, remonter à cette fin récusant le sens idéologique dans L’Incendie, dont j’ai parlé plus haut déjà.

[39] Paris, Le Seuil, 1970.

[40] Paris, Le Seuil, 1964.

[41] Paris, Sindbad, 1985.

[42] Paris, Sindbad, 1992.

[43] Paris, Stock, 1996.

[44] Paris, Grasset, 1997.

[45] Paris, Michalon, 1996.

[46] Paris, Julliard, 1998.

[47] Paris, Julliard, 1999.

[48] Paris, Gallimard, 2000.

[49] Par exemple dans Le Dingue au bistouri, Alger, Laphomic, 1991 (rééd. Paris, Flammarion, 1999), ou Double Blanc, Paris, Baleine, 1997.

[50] Paris, Albin Michel, 2001.

[51] J.P. Vernant et P. Vidal-Naquet : Mythe et Tragédie en Grèce ancienne. Paris, Maspéro, 1972.