Intertextualité et émergence
de la littérature algérienne de langue française

Charles Bonn
Université Lumière-Lyon 2

(Communication au colloque international « Interférences culturelles et écriture littéraire », Académie Beït el-Hikma, Carthage, 7-9 janvier 2002)

 

La littérature algérienne de langue française a longtemps pu être considérée comme émergente, parce qu’elle n’a été perçue comme un ensemble littéraire qu’à partir des années 50. Par ailleurs cette émergence se termine vers la fin des années 70, parce que les principaux écrivains algériens, et plus globalement maghrébins, n’ont plus besoin alors de rechercher leur reconnaissance comme tels. Cependant la dynamique globale de l’émergence littéraire a également changé, à l’approche des années 80, qui seront celles, on le verra, où se dessine la postmodernité dans laquelle nous vivons encore, et où la perception des écrivains se fait moins à partir du groupe littéraire dont ils font partie, que d’individualités différenciées, davantage en rapport avec le réel qui les entoure, qu’avec une dynamique littéraire collective.

Or, toute littérature tire son faisceau signifiant comme sa littérarité d’un jeu de références à des textes préexistants, encore appelé intertextualité. C’est à travers ce jeu que se dessine cette connivence entre le texte et ses lecteurs, qui constitue à proprement parler un champ littéraire. Mais ce champ littéraire, pour des littératures dites émergentes, répond à son tour à un certain nombre de contraintes, dont il me faut d’abord poser rapidement les éléments d’un cadre théorique.

Esquisse d’un cadre de réflexion.

Pour une littérature émergente, le jeu de références intertextuelles est problématique, parce que son champ littéraire n’existe pas encore, et que dès lors l’intertextualité signalera d’abord l’espace culturel antérieur par rapport auquel le texte prend son sens, dont il réclame la caution ou déstabilise la doxa, comme l’a montré ici même Henri Lopes. L’intertextualité, alors, désigne ce que j’ai appelé ailleurs le lieu d’énonciation du texte émergent, c’est-à-dire l’espace littéraire dans lequel ce texte s’épanouit, et en rapport avec lequel il acquiert le maximum de significations.

Dans ces conditions ce n’est que progressivement qu’une littérature émergente sera perçue comme un ensemble significatif et autonome. Il faut en effet pour cela qu’il y ait d’abord une accumulation suffisante de textes et d’auteurs différents, lus dans leurs similitudes, dont la fonction performative, au sens des linguistes, imposera en quelque sorte le groupe littéraire. Et il faut surtout que cette perception d’un ensemble soit animée, mise en mouvement par un jeu de références intertextuelles internes, de ces auteurs les uns par rapport aux autres. Références internes qui n’excluent pas, bien sûr, les références externes sans lesquelles il n’est pas de littérature véritable, particulièrement romanesque. Mais qui font vivre la conscience d’un groupe littéraire.

Pour la littérature algérienne de langue française, je propose de dater le début de cette prise de conscience d’un groupe littéraire émergent, même si des écrivains isolés existaient déjà bien plus tôt, du dossier significativement appelé « Une nouvelle école littéraire » établi par Pierre Grenaud dans Les Nouvelles littéraires du 15 octobre 1953, et des interviews de Mohammed Dib et Mouloud Feraoun dans le numéro suivant (22 octobre) de cet hebdomadaire. Les interviews des deux écrivains en particulier sont importantes, parce que ces auteurs y font explicitement référence à d’autres auteurs algériens, pour confirmer que naît effectivement cette « nouvelle école littéraire » dont parle Pierre Grenaud. Pourtant une nouvelle école littéraire a besoin pour fonctionner comme telle, de ce que j’appellerai une rupture fondatrice. Rupture idéologique certes, mais surtout formelle, avec les modèles génériques hérités. Rupture littéraire qui à la veille du déclenchement de la guerre d’Algérie prend bien sûr aussi une signification politique, mais qui m’intéressera ici à partir de ce que j’appellerai sa productivité littéraire double. D’une part en effet elle affirme le groupe dissident. Mais d’autre part la rupture avec des modèles littéraires hérités est nécessairement à chaque fois l’œuvre d’écrivains isolés, de créateurs assez sûrs de l’efficacité esthétique de l’innovation qu’ils apportent parce qu’ils se considèrent, ou sont considérés individuellement comme artistes ayant des nouveautés radicales à apporter. Ce que fait que si le groupe littéraire émergent apporte une rupture par rapport à la norme communément admise, il ne peut être perçu comme groupe significatif que s’il comporte en son sein suffisamment d’individualités créatrices fortes, c’est-à-dire irréductibles à un nouveau modèle collectif qui serait promu par ce groupe. Ces créateurs « forts » seront en quelque sorte les « locomotives » qui rendront le groupe visible. Mais ils ne peuvent l’être qu’en s’installant à leur tour comme irréductibles à l’intérieur du groupe, comme en rupture donc avec l’idée même de groupe. Et c’est paradoxalement par leur irréductibilité au collectif que ces fortes individualités créatrices imposeront le groupe dans lequel ils s’inscrivent, ainsi, en rupture. C’est pourquoi je propose de les appeler des « monstres sacrés ».

Sans leur reconnaissance comme écrivains singuliers, le groupe en effet qu’ils contribuent un peu malgré eux à fonder passerait inaperçu. Le « monstre sacré » est donc efficace dans une dynamique de la contradiction. Il produit le groupe en s’affichant irréductible au groupal. C’est par ce qui en lui échappe le plus au groupe qu’il consolide, précisément, ce groupe. Dans le champ littéraire maghrébin l’exemple le plus évident de cette dynamique de la contradiction est sans nul doute le marocain Mohammed Khaïr-Eddine, à la fois le plus irréductible à une quelconque « doxa » de l’écriture maghrébine, et « monument » fédérateur le plus efficace de la nouvelle littérature marocaine qui démarra avec l’expérience essentielle de la revue Souffles.

Or cette irréductibilité du « monstre sacré » à une esthétique groupale, par laquelle paradoxalement le groupe qu’il impulse deviendra visible, est cohérente avec cette esthétique de la rupture féconde par laquelle on caractérise parfois la modernité des écritures européennes depuis la fin du XIXème siècle. Esthétique qui rejoint dans une certaine mesure la dynamique de l’écart par rapport à un horizon d’attente caractérisant la littérarité selon l’Esthétique de la réception. Les « monstres sacrés » que j’évoque ici sont productifs essentiellement par l’écart, ou encore la rupture que leur écriture développe, par rapport à une attente de lecture liée à la perception même, par le public, du groupe que ces « monstres sacrés » ont contribué à faire connaître. La visibilité d’un groupe littéraire émergent suppose une attente précisément ciblée, de la part des lecteurs potentiels de ses textes. En l’occurrence l’attente de lecture par rapport à un groupe littéraire émergeant d’un espace culturel nouveau est en général celle d’une description de cet espace, si possible réaliste et « authentique ». Or les écrivains algériens de la modernité cassent cette attente. Point de vraies descriptions dans Nedjma de Kateb. Et Boudjedra substitue comme Kateb à cette description attendue des jeux intertextuels inattendus et provocants. Aux contenus référentiels politiques, exotiques ou sociaux attendus, ces écrivains substituent, par ce jeu intertextuel, une auto-représentation de l’écriture, le plus souvent ludique et parfois ostensiblement gratuite, qui va instaurer le malentendu avec ceux qui attendent qu’ils soient les simples porte-paroles du groupe dont ils sont issus.

La fécondité de ces écrivains irréductibles au groupal grâce à la notoriété singulière desquels le groupe « littérature maghrébine » s’est imposé, repose donc sur ce que j’appellerai une « esthétique du malentendu », que je considère en tout cas comme le ferment essentiel de la modernité des écritures les plus notoires des années 60-70. Et c’est en tout cas à partir de ce postulat et dans son cadre, que je vais tenter maintenant de montrer la dynamique de l’intertextuel telle qu’elle se manifeste, à trois périodes différentes de l’émergence de cette littérature, successivement chez Mouloud Feraoun, Kateb Yacine et Rachid Boudjedra.

Mouloud Feraoun : fausse dépendance et modernité.

On présente souvent Mouloud Feraoun comme le fondateur de la littérature algérienne de langue française, avec Le Fils du Pauvre (1950, puis 1954), et certains soulignent chez lui cette apparente docilité littéraire, dont se réclamait d’ailleurs le début de ce roman autobiographique, et vont même jusqu’à taxer son œuvre d’ « assimilée », de ce fait, ce qui me semble une lecture idéologique quelque peu rapide, sur laquelle on revient heureusement ces dernières années. Quoiqu’il en soit il est indéniable que Feraoun reprend sans le bousculer le modèle descriptif hérité, et que la fonction fondatrice du Fils du Pauvre repose en grande partie sur cette caution d’authenticité que constitue le récit autobiographique pour le lecteur des littératures émergentes plus attentif au référent de ces textes qu’aux jeux spéculaires de leur écriture. Et cette « authenticité » supposée désigne bien le groupe duquel le texte est censé être un témoignage. L’humilité affichée de Fouroulou Menrad, l’instituteur kabyle dont le nom est l’anagramme transparent d’un Mouloud Feraoun qui par ce procédé s’annihile lui-même en tant qu’ « auteur », gomme la singularité du littéraire, au profit d’une transparence au service du groupe, offert à une lisibilité européenne que sollicitent les références internes au texte. Ainsi tel personnage vantard sera-t-il comparé à Tartarin de Tarascon, cependant que le rusé le sera à Scapin. La référence intertextuelle à Daudet ou Molière signale le modèle scolaire français dont la reconnaissance est quêtée, mais surtout un idéal de lisibilité transparente qui semble bien éloigné de cette « rupture féconde » dans laquelle j’ai vu plus haut une des caractéristiques de la modernité littéraire.

Cette écriture est cependant moins anodine que ce à quoi on a voulu la réduire, et avec elle celle de Mouloud Mammeri va vite apparaître ici comme encore plus déformée par ces lectures réductrices. Le Fils du Pauvre, La Terre et le Sang, ou encore plus La Colline oubliée décrivent certes cet univers traditionnel si différent du milieu dans lequel il vit, que recherche le lecteur européen, mais cette description va vite être elle-même en situation, car son intrusion dans cet univers traditionnel est également celui d’un système de références extérieures qui va précipiter la désagrégation tragique de cet univers. L’univers traditionnel chez ces deux auteurs ne peut être saisi que dans la dynamique de sa perte. Certes, les valeurs extérieures qui corrodent l’univers traditionnel dans ces romans y sont d’abord introduites concrètement par des personnages, eux-mêmes inscrits dans une évolution historique d’autant plus inéluctable qu’elle bénéficie de la valorisation positive du « progrès ». Mais en tant que forme littéraire étrangère, inséparable de plus de ce « progrès » inévitable, le roman dont cette description fait partie participe de ce regard extérieur qui éclate nécessairement la cohésion close de l’ancien monde, un peu à la manière de ce que Claude Lévi-Strauss pointait dans Tristes Tropiques. Montrer l’ancien monde sur la scène urbaine de la description romanesque est en déplacer le langage dans un espace où il n’a plus cours, un peu comme les anciens dieux étaient déplacés sur la scène urbaine de la tragédie grecque dans l’analyse qu’en faisait Duvignaud.. Comme la tragédie, le roman réaliste est l’espace scénique de la rencontre entre deux systèmes de langages, dans laquelle le plus inadapté à cet espace est condamné à disparaître. La Terre et le Sang comme La Colline oubliée se terminent par la mort du héros dans un espace où il a pénétré mais où il n’a plus sa place. En ce sens ces romans sont fondamentalement tragiques, et ce tragique est d’abord celui de la double résonance soudaine du langage le plus familier, dans un espace discursif qui n’est plus le sien. Jean-Pierre Vernant a montré que la tragédie est représentation de cette ambiguïté sémantique, et c’est bien cette rencontre tragique des langages que ces romans représentent, tout en en étant partie prenante. Aussi pourra-t-on voir dans le personnage diégétiquement inutile de Marie, dans La Terre et le Sang, une représentation possible de l’écriture maghrébine francophone elle-même : irruption imprévue de l’extérieur dans la clôture du village, et cependant devenue plus kabyle que les kabyles, dont elle porte même l’avenir dans son ventre autour duquel toutes les femmes du village sont réunies à la fin du roman, mais au prix de la mort de son mari Amer.

Par la tragédie dans laquelle ils s’inscrivent, les romans dits « ethnographiques » de Feraoun et Mammeri développent donc bien une représentation spéculaire et problématique de leur propre écriture, dans laquelle on peut lire un trait essentiel de leur modernité. Certes, leurs références intertextuelles, implicites ou explicites, sont extérieures. Mais cette extériorité elle-même est ici représentée dans toute son ambiguïté et toute sa fécondité à la fois. La docilité apparente de Feraoun est donc bien perverse. Mais c’est par le tragique qu’il est, comme Mammeri, véritablement fondateur.

Kateb et le conflit des codes narratifs.

On s’attache cependant à considérer surtout Kateb Yacine comme véritablement fondateur, par la rupture spécifiquement moderne qu’il introduit en 1956 avec Nedjma. Il s’agit là en effet d’une rupture radicale avec le modèle du roman réaliste français. Plusieurs actions et plusieurs récits se croisent dans ce roman, sans succession chronologique. Il n’y a pas de personnage central, ni de narrateur central. Pas d’unité du point de vue. L’identité même du narrateur de tel ou tel récit est parfois difficile à établir. Et les modèles narratifs s’y subvertissent les uns les autres. Le roman y est, par exemple, subverti par le récit épique, lui-même mis en scène d’une manière qui en tourne en dérision la fonction identitaire. L’oralité est omniprésente dans la mise en scène de la narration de tel ou tel récit par les différents personnages. Et surtout, comme je l’ai déjà annoncé, le roman ne comporte quasiment aucune description. Ou alors il s’agit de fausses descriptions qui renvoient le discours descriptif lui-même à sa propre vanité, à sa propre impossibilité. L’objet de la description traditionnelle est également inversé, puisque dans des séquences comme celle du mariage de M. Ricard, qui n’est pas une description, c’est la société française d’Algérie qui devient objet exotique pour les narrateurs algériens : l’exotisme est ainsi retourné. Ailleurs, comme dans la séquence de l’arrivée du train de Lakhdar à Bône, la seule amorce de description du roman s’annule en quelque sorte elle-même par la surcharge métaphorique ostensible, qui détruit l’effet de réel pour irréaliser au contraire son objet.

Cette rupture généralisée du modèle romanesque fait porter l’accent sur la nécessaire invention d’un récit de l’identité, non pas par le dire explicite d’un discours, mais par la mise en situation des différents récits les uns par rapport aux autres, ou à l’intérieur des autres. Ainsi de la mise en abyme des différents récits emboîtés les uns dans les autres dans les troisième et quatrième parties, selon une structure qui n’est pas sans rappeler celle des Mille et Une Nuits : double subversion, alors. Celle du roman par un texte emblématique de l’oralité. Celle de récits qui racontent surtout l’histoire de quelqu’un qui raconte l’histoire de quelqu’un qui raconte, et ainsi de suite : le signifiant prend le pas sur le signifié, et cette spécularité du texte, même si le procédé – Les Mille et Une Nuits en témoignent ! – est ancien, est bien avec la rupture une des caractéristiques essentielles d’une écriture de la modernité. Car l’identité à inventer ne peut pas se contenter d’être l’objet d’un discours lui-même aliéné : elle se gommerait dans cette dépendance. Dès lors plutôt que de dire cette identité ou son absence, Kateb en manifeste l’échec par celui des récits censés la produire dans leur réalisation par des voyages symboliques : celui vers La Mecque en troisième partie, celui au Nadhor en quatrième.

Or cet échec des récits censés incarner l’identité spoliée rejoint ainsi la rupture du modèle romanesque. Nedjma, présenté comme un roman, devient cette scène où tous les récits consacrés manifestent leur inefficacité ou leur mensonge, cependant qu’au centre du texte une parole est absente : celle-là même de Nedjma, autour de qui le roman est construit et qui lui donne son titre. L’absence d’une parole-Nedjma est encore représentation du creux d’un langage à inventer, et cette béance s’inscrit dans l’intertextualité interne, décidément hautement signifiante, de ce roman dont d’autres, comme par exemple Naget Khadda, ont souligné la relation intertextuelle de renversement avec un texte aussi symbolique que L’Etranger, de Camus, par exemple.

Il est pourtant encore d’autres niveaux d’intertextualité fondatrice chez Kateb, et c’est d’abord l’auto-reproduction d’un certain nombre de personnages et de situations d’une œuvre à l’autre. Les romans Nedjma, ou Le Polygone étoilé, ne sont-ils pas déjà en partie reprise, collage, mise en écho d’une multitude de textes déjà publiés isolément en revues ? Or la tétralogie théâtrale rassemblée sous le titre Le Cercle des représailles peut être lue en grande partie comme la réponse, à travers les mêmes personnages, à la question de l’engagement, implicite dans le roman, où les personnages n’en franchissaient pas le pas. Dans le théâtre ils l’ont fait, mais « les Ancêtres redoublent de férocité » et ce cycle tragique est d’abord, au sens propre cette fois, la mise en scène de leur supplice.

Cette mise en écho d’une œuvre de Kateb dans l’autre, tout comme la reprise des mêmes récits par des personnages différents dans le roman, provoque ainsi un phénomène de résonance généralisée dans tout le texte katébien, dont on peut rapprocher le fonctionnement de celui du mythe, à travers ses différentes réactualisations littéraires. Et c’est bien par cette sorte de musicalité mythique que l’œuvre entière de Kateb est fondatrice. Fondatrice, d’abord, d’elle-même. Fondatrice également d’une grande part de la littérature algérienne dans son ensemble, puisque la plupart des écrivains de la génération suivante produiront en partie en écho à la mythologie fondatrice katébienne, comme on va le voir dans un troisième temps avec Boudjedra. La rupture fondatrice qu’on a vue être au centre de l’œuvre de Kateb sera en effet, pour les écrivains de la génération de 1970 dont toute la dynamique de groupe repose sur une rupture, une géniale antériorité, et peut-être aussi une légitimation. Mais surtout, en la convoquant ainsi comme la référence de leur propre démarche, ces écrivains établissent une intertextualité interne au champ littéraire maghrébin de langue française, qui signale que ce champ est entré dans l’âge de la maturité : il peut être objet comme un autre du jeu intertextuel. Et ce jeu intertextuel interne, de par sa fonction performative, affirme et pose comme une évidence le champ littéraire maghrébin.

L’intertextualité carnavalesque de L’Insolation, de Rachid Boudjedra.

Rachid Boudjedra est véritablement perçu comme le fondateur de la nouvelle et décisive émergence du roman algérien de langue française, avec La Répudiation, en 1969, roman qui fut longtemps une sorte de symbole de la révolte de toute une jeunesse contre l’hypocrisie morale sur laquelle se fondait le pouvoir du Parti unique et de l’armée sous le président Boumédiène. Rupture, donc, d’abord politique. Mais cette rupture ne peut être efficace en littérature que si elle se traduit par une rupture formelle, et cette dernière a été systématisée, théorisée aussi, par toute cette génération des écrivains maghrébins s’étant imposés à partir de 1970, dont Boudjedra fait partie. On se souvient de la théorisation de cette écriture iconoclaste dans la revue Souffles, à laquelle d’ailleurs Boudjedra a collaboré. Faire que le lecteur français se retrouve étranger dans sa propre langue, disait Khaïr-Eddine. Et surtout déstabiliser tous les repères culturels connus : c’est bien là que le jeu intertextuel remplira pleinement son rôle, et affirmera de ce fait la modernité de l’écriture, qu’il installe dans la fête. On en donnera quelques exemples tirés de L’Insolation (1972).

L’Insolation, d’abord, désoriente la lecture occidentale, entre autres par le jeu provocant sur deux citations écrites en arabe, du poète Omar. Ces citations ne sont pas traduites, mais s’accompagnent d’un commentaire-pied de nez au lecteur qui n’a pas su lire : « L’évocation est savoureuse », pied de nez d’autant plus ironique qu’il vient après la description de touristes étrangers particulièrement grotesques. Mais le jeu est plus subtil encore, puisque ces mêmes citations, licencieuses, sont également une provocation à l’intégrisme religieux, démultipliée par le fait qu’elles sont dites par la diva de la chanson andalouse, Om Kaltoum, et aussi par Djoha, le représentant d’une oralité tout aussi bannie.

Mais L’Insolation est surtout un colossal jeu parodique avec Nedjma de Kateb, jeu qui installe par la fête une nouvelle intertextualité proprement algérienne, manifestation, comme on l’a vu plus haut, du champ littéraire algérien francophone jusque là problématique, comme évident, comme allant de soi.

Ce jeu porte d’abord sur des expressions. Le narrateur du roman est dit « le scribe », traduction du nom de Kateb signifiant l’écrivain en arabe. Le roman est construit sur une structure duodénaire, un peu comme Nedjma était composé de six parties comportant neuf séries de douze chapitres, et le dernier chapitre est explicitement interrogation sur la paternité : celle du héros, certes, mais aussi celle de l’écriture ? Le roman est également parcouru d’expressions leitmotivs, comme l’est d’ailleurs aussi Nedjma, et parmi ces expressions on relève « briser le cercle des résistances » qui ne peut que rappeler le « cercle des représailles », ou « l’homme à la barbiche de soie » qui renvoie encore plus directement à Ho Chi Minh dans L’Homme aux sandales de caoutchouc. Par ailleurs p. 71 le scribe devient « visage de carême », qui rappelle Face de Ramadhan du Polygone étoilé, cependant que le surnom du surveillant général corse, « midi moins le quart », n’a même pas été modifié en passant d’un roman à l’autre.

Si l’on examine les personnages, outre le scribe-visage de carême déjà nommé, on constate que Selma, comme Ouarda, a la « tête pleine de remous », après qu’un « vautour » lui ait « caressé les cuisses de ses plumes ». Mais le thème-titre du roman est bien avant tout une reprise de l’épisode du verger du Nadhor, puisque Samia ne peut qu’y rappeler Nedjma lorsqu’elle devient (p. 22), « la femme fatale arrosant de son sang virginal la terre du pays (…) alors qu’un nègre hirsute nous donnait secrètement l’hospitalité ». Surtout, tout le chapitre 8, racontant la quête de Samia amante impossible enfermée à Constantine, est bien une parodie burlesque et ostensible de la quête impossible de Nedjma à la villa Beauséjour dans le roman éponyme. Et Nadia, l’infirmière-chef aux seins dissymétriques destinataire du récit délirant du scribe, ne rappelle-t-elle pas ostensiblement Moutt, l’ogresse du Polygone étoilé ? Il suffit pour s’en convaincre il suffit de confronter ces deux descriptions :

L’Insolation, pp. 205-207 :

« n’importe, l’ogresse attend, méchant scorpion de race borgne ; elle tend aussi le cou, comme le lézard tend la tête […], la tête entre les jambes pour mieux voir sa propre pénétration »

Le Polygone étoilé, p. 73 :

« tous les volatiles qui l’ont vue se soulager plus d’une fois dans l’herbe et se cambrer longtemps, sa face entre ses jambes, l’œil fixé à l’anus et nez à nez avec son sexe, livrant à la cohue vorace des becs tendus l’interminable ver des soliloques de midi, un lézard adoptif courant sur sa poitrine. »

Par ailleurs Djoha, faux-père du Scribe comme Si Mokhtar l’était de Rachid, est comme lui entouré de « jeunes gens renvoyés du lycée, ou bien en rupture de ban » (citation de la 4ème de couverture du Polygone étoilé), ce qui ne l’empêche pas comme Si Mokhtar dans Nedjma d’être poursuivi par des gamins qui lui jettent des pierres (L’Insolation, pp. 72-73, Nedjma, pp. 107-108). Et puis ne reprend-il pas le refrain de son homonyme Djeha-Nuage de fumée dans La Poudre d’intelligence : « Misère noire, misère de la philosophie » (p. 151), cependant que son âne a tout simplement remplacé le crottin-or de celui de Nuage de fumée par du plastic ?

Revenons enfin sur l’épisode initial et éponyme du roman, pour lequel j’ai déjà évoqué le parallèle possible avec l’épisode du Nadhor dans Nedjma. Ce parallèle peut être renforcé par plusieurs observations. L’espace (la plage) est comme le Nadhor un lieu de mémoire dévastée, gardé par un nègre obstinément silencieux qui « se souvient encore des rites de la tribu ». D’ailleurs même si ce nègre n’en est pas l’agent comme chez Kateb, Samia comme Nedjma sera après cet épisode récupérée par la tribu. Certes, si Rachid au Nadhor est impuissant face à Nedjma qui s’est allongée nue à ses côtés au sortir du bain, la défloration de Samia, elle, a bien lieu, sous les regards du nègre. Pourtant le narrateur y veut se « couper les pieds impossibles à réchauffer », là où Si Mokhtar mourait d’une décharge de chevrotine tirée par le nègre dans son gros orteil… Surtout, dans les deux cas, cet épisode est lui-même mis en doute dans la vraisemblance interne au roman : n’est-il pas dans les deux cas, peut-être le seul fruit de la logorrhée hallucinée du Scribe d’un côté, de Rachid de l’autre ? Déréalisation de l’épisode qui corrobore de toute évidence, et signe ironiquement la parodie.

On pourrait multiplier les références et allusions, le plus souvent burlesques, à d’autres écrivains algériens que Kateb, comme par exemple Mourad Bourboune ou Nabile Farès, et j’ai déjà parlé de l’apparition d’Om Kaltoum. L’essentiel est de montrer que l’intertextualité, ici, dessine et désigne le champ littéraire maghrébin (Om Kaltoum et le poète Omar ne sont pas maghrébins, mais sont des références culturelles incontournables au Maghreb). Et qu’elle le fait surtout sur le mode burlesque, où la parodie est privilégiée. Car ce mode suppose une connivence entre l’auteur et son lecteur (même et surtout si cette connivence se fait parfois sur le dos des non-initiés), qui transforme de ce fait le champ à l’intérieur duquel elle s’affiche en une évidence.

En guise de conclusion : nouvelle mise en perspective.

Représentation des références et des destinataires implicites du texte, l’intertextualité devient alors une des modalités les plus importantes de l’émergence. Tant que cette émergence ne sera pas achevée, elle privilégiera, comme on a vu Feraoun le faire avec Daudet ou Molière, les référents lisibles dans la culture au sein de laquelle elle se développe, dont elle attend le soutien et la reconnaissance. Le miracle de l’écriture de Kateb, bien avant la rupture théorisée de la génération des « modernes » des années 70, est de jouer sur la rencontre de modèles narratifs d’origines diverses, pour déstabiliser la sécurité identitaire des récits fondateurs consacrés, puis de développer dans une intertextualité interne à son œuvre une sorte de mythologie personnelle et collective à la fois, qui pointera la fonction performative de récits en perpétuelle réinvention. En cela Kateb est moderne à la manière de Rimbaud, un peu sans le savoir, par le double mouvement d’une rupture féconde, et d’une spécularité de l’écriture. Aussi la « génération de 1970 » se réclamera-t-elle de cette rupture féconde, et consacrera-t-elle par le jeu intertextuel avec l’œuvre de Kateb la fin de la période d’émergence de cette littérature. On en verra d’ailleurs une confirmation dans le changement de destinataire intradiégétique de son récit par Boudjedra, entre La Répudiation (1969) et L’Insolation (1972). Dans les deux romans ce récit est représenté en train de se faire, et de s’adresser à une destinataire-amante. Mais dans le premier roman il s’agissait de Céline, narrataire externe au champ culturel, alors que dans le second Nadia fait partie de ce champ. Dans La Répudiation, le champ littéraire, sous les yeux et l’écoute de Céline, était encore problématique. Dans L’Insolation seul l’est la crédibilité du récit du Scribe. Certes, ce récit se fait dans la clôture de l’hôpital, et le pays tout entier devient de ce fait problématique. Mais le champ culturel, si malade soit-il, a une existence indubitable.

Les jeux intertextuels ont donc bien contribué à constituer un champ « littérature algérienne », ou « littérature maghrébine » francophone. Il convient cependant pour finir de souligner que cette émergence et sa réussite n’ont pas eu lieu à n’importe quelle période : c’est bien pendant les années 70 que l’évidence de ce champ s’est en quelque sorte imposée, par la rupture fondatrice, et par l’intertextualité ludique et iconoclaste de Boudjedra par exemple (ou de Bourboune et Farès à la même période : qu’on se reporte par exemple au Passager de l’Occident de Nabile Farès, en 1971). C’est-à-dire à une époque où les champs littéraires fonctionnaient tous sur une très forte politisation, et sur la relation ambiguë entre engagement politique et subversion littéraire, qui fut celle, précisément, de ces « monstres sacrés » dont j’ai parlé en commençant. Le politique oblige alors à percevoir l’écrivain à l’intérieur d’un groupe, et à réclamer de lui un engagement groupal. L’écrivain répond en se réclamant d’une subversion textuelle, laquelle est un fonctionnement individuel, propre à chaque écrivain et à l’irréductibilité de son écriture. Dans ce cas le burlesque est souvent ce qui permet de résoudre la contradiction. Mais il installe, avec l’intertextualité sur laquelle il repose, une attention renforcée au signifiant, au détriment du signifié, qui sera produit en quelque sorte indirectement, par la fonction performative de la subversion textuelle.

Cette rupture féconde et cette spécularité de l’écriture dans le cadre desquelles l’intertextualité fonctionne me semblent être, je l’ai déjà dit, une des caractéristiques essentielles d’une modernité littéraire qui, depuis une vingtaine d’années et particulièrement depuis que la violence a pu remettre en cause l’exercice littéraire pour lui-même en Algérie, paraît un peu datée, et pas seulement en Algérie ou au Maghreb. L’écriture de ces dernières années, dont le signifiant redevient le plus souvent transparent, au profit de l’opacité grandissante d’un réel envahissant et résistant au sens, semble s’inscrire dans une dissémination où la perception des écrivains comme rattachés à un groupe disparaît progressivement. Et avec elle les jeux intertextuels de la modernité paraîtront peut-être fastidieux à bien des lecteurs des générations qui nous suivent. Faut-il s’en réjouir ? Faut-il le déplorer ?