Charles  BONN

Université Paris-Nord

 

Sur  des  manuscrits

de  jeunesse

de Kateb Yacine

(Texte publié dans Awal, Paris, n° 9, 1992, pp. 107-125) Tous droits réservés par Awal

 

Il est habituel lorsqu'on parle des débuts littéraires de Kateb Yacine, de s'en tenir à ce que disait Jacqueline Arnaud à la suite de l'auteur: Après quelques poèmes sentimentaux publiés depuis dans le recueil Soliloques, longtemps resté introuvable[1], l'auteur de Nedjma agé de moins de seize ans se serait enfin découvert comme le poète du peuple algérien opprimé, au contact des manifestants de Sétif emprisonnés avec lui en mai 1945. "Cette expérience de la manifestation et de la prison est décisive pour l'adolescent", dit Jac­queline Arnaud,": il a compris la force du peuple, cette violence déferlante, et aussi pris la me­sure formidable de l'adversaire". Elle cite à l'appui l'interview parue en 1963 dans Révolution africaine[2], où Kateb dit: "Lorsque je suis sorti de prison, j'avais une vision du peuple. Ces gens que je n'avais jamais remarqués, alors que je passais chaque jour devant, dans les rues, quand je les ai vus en prison, et que nous avons parlé ensemble, quand nous avons eu les mêmes tortures, les mêmes chocs, j'ai commencé vraiment à les connaître. Et sorti de prison, j'étais prêt à travailler, j'étais tout à fait convaincu qu'il fallait faire quelque chose; et pas une pe­tite chose, tout faire.", et celle du Nouvel Observateur du 18 janvier 1967: "C'est alors en prison qu'on assume la plénitude de ce qu'on est et qu'on découvre les êtres. C'est à ce moment-là que j'ai accumulé ma première réserve poétique. Je me souviens de certaines illuminations que j'ai eues... Rétrospectivement, ce sont les plus beaux moments de ma vie. J'ai découvert alors les deux choses qui me sont le plus chères, la poésie et la révolution."[3]. Dès le départ, donc, création littéraire et engagement nationaliste seraient indissociables chez Kateb Yacine, scellés également par sa condamnation à mort, heureusement non exécutée[4].

Cette présentation des débuts de Kateb Yacine n'est pas fausse, et il est indéniable que l'engagement a toujours été une dimension essentielle de sa personne comme de son oeuvre. Cette version a de plus l'avantage de combler le manque de documentation sérieuse à la disposition des chercheurs sur cette époque. Elle doit cependant être précisée si l'on veut décrire la genèse de l'oeuvre de celui qui deviendra par la suite le symbole même de l'écrivain algérien. J'ai moi-même proposé de considérer le 2° chapitre de la 4° partie de Nedjma, qui montre Rachid visité par Keblout dans sa prison, comme une des matrices de l'écriture de ce roman. Mais précisément, si la prison a ici une évidente dimension d'origine de l'écriture à travers l'enchâssement des récits du roman, le prisonnier est Rachid et non Lakhdar. C'est-à-dire que la prison-matrice n'est pas celle du militant, mais celle du déserteur...[5]. La cohérence idéologique de cette lecture a-posteriori du lien entre l'expérience de la prison et la création littéraire demande donc, quoiqu'il en soit et sans vouloir mettre en cause la précocité des engagements politiques de Kateb, à être au moins interrogée.

Il se trouve qu'un témoin privilégié des débuts littéraires de Kateb Yacine a bien voulu mettre récemment à ma disposition des documents lui appartenant, et qui permettront de lever quelque peu le voile. Il s'agit, en plus des premières publications de Kateb (Soliloques[6] et la conférence sur Abdelkader et l'Indépendance algérienne[7]), de diverses lettres personnelles et de plusieurs manuscrits de poèmes qui furent probablement parmi les premiers écrits par l'adolescent.

M. André Walter est le dédicataire du premier poème de Soliloques, dont on sait qu'il s'agit du premier recueil publié par Kateb Yacine, recueil longtemps resté introuvable. Et l'exemplaire de Soliloques qui fait partie de cet ensemble est également l'exemplaire numéroté 1 de la main de l'auteur, et dédicacé au même André Walter, suite à la promesse faite sur une carte postale qui en fait également partie. Il était, dans les années 1944 à 1947 que couvrent ces documents, juge de paix à Lafayette (redevenu depuis Bougâa, et déjà appelé Bou-Gâa par la dédicace à André Walter, le 13 mars 1948, de la conférence sur Abdelkader[8]). De toute évidence il fut l'un des tout premiers lecteurs du poète, et selon toute vraisemblance son premier conseiller littéraire. Il fut probablement un ami de la famille, le père de Yacine étant comme chacun sait "oukil judiciaire"[9] dans le même bourg de colonisation. Peut-être contribua-t-il à atténuer les rigueurs de la prison à l'adolescent ? Quoiqu'il en soit, conformément au voeu de l'intéressé, que je tiens cependant à remercier ici, c'est plus son rôle dans le développement de l'écriture de Kateb qui nous intéressera ici que son impact directement biographique, même si ce dernier n'est certes pas à négliger. On décrira donc surtout les manuscrits eux-mêmes : lettres à M. André Walter d'abord, poèmes inédits ensuite.


LES LETTRES

Comme les poèmes, les lettres ne sont pas toujours datées. On est obligé pour le faire d'en confronter le contenu, la couleur du papier, l'écriture plus ou moins mûre d'un adolescent qui se cherche. La chronologie restituée ici est donc approximative. Les premières lettres sont plus récentes que les premiers poèmes puisqu'elles sont postérieures au séjour en prison.

Les trois premières lettres sont envoyées de Bône, toutes les trois "au cher et respecté M. Walter", la première "un Dimanche", la seconde (dactylographiée) "le 20 octobre 1945", la 3° en "février 1946". Toutes les trois portent l'adresse: "67, avenue Garibaldi". L'évolution de l'une à l'autre est rapide: la première est une agréable et pittoresque description des bônois ("Le Bônois est un Marseillais prétentieux au lieu de blagueur, rosse au lieu de badin. la mer l'a grisé, envenimé et abruti à la fois. Que dire des superbes poules de luxe en fanfreluche, poudrerizées jusqu'au bout des ongles, et qui vous assassinent à grand renfort de regards atomiques... Inutile de vous dire que j'ai fait voeu de célibat, au moins à Bône, voilà pour vous rassurer"). La description continue dans la seconde (20 octobre 1945), dactylographiée, avec une coloration déjà nettement plus sociale (les nouveaux riches et les pauvres). Une allusion peut-être à la rencontre de Nedjma: "Je vous conterai la prochaine fois l'étrange aventure qui fait mon bonheur présent". La troisième (datée de février 1946) est plus intéressante, en ce qu'elle décrit une curieuse "rêverie alchimique" sur la langue, où Baudelaire apparaît comme un modèle: "... c'est ainsi qu'il m'arrive d'imaginer des sujets despotes, mollement appuyés sur des phrases chantantes qui vont, sur leur chemin vierge, comme une vraie cohorte de mauvais sujets. L'attribut se porte en bandoulière et donne aux propositions moustachues une clarté de teint extraordinaire. Le complément est timide ou simplement effacé (chez Baudelaire par exemple) et j'aime ce personnage indispensable que je ne peux plus me représenter sans narguilé". Une lettre de Constantine datée de décembre 1946 parle affectueusement du destinataire lui-même et est la dernière avant le premier départ à Paris. Kateb s'y excuse d'être devenu sédentaire... en habitant à l'hôtel.

Un deuxième groupe de lettres, d'avril, mai et juin 1947, narre la découverte enthousiaste de Paris et l'entrée dans le milieu littéraire proprement dit. Comme les lettres de Bône, elles commencent par une description. Après une carte postale proclamant "Vive Paris!", une première lettre (avril 1947) signale un début de collaboration avec Les Lettres françaises, Action et Poésie 47. La seconde (mai 1947) déplore le "peu d'effervescence littéraire, par la faute de cette satanée politique qui salit tout". En mai toujours (le 13), c'est l'envoi d'un poème publié dans Les Lettres françaises grace à Aragon, qui "semble me tenir en grande estime", et l'annonce de la publication (qui n'a apparemment jamais eu lieu) chez Seghers des "Poèmes de l'Islam réveillé". Annonce aussi de la conférence sur Abdelkader et l'indépendance algérienne. Le récit de la conférence sera fait le 26 mai dans une lettre dactylographiée comme l'était (à cause de la solennité ?) la lettre de Bône faisant allusion à une "étrange aventure" le 20 octobre 1945. L'enthousiasme de cette lettre peut faire sourire, mais montre bien la préoccupation majeure de réussite littéraire: "je crois que je suis sur la bonne voie et que je percerai, ce qui n'est pas facile dans la ville Lumière... J'ai maintenant beaucoup de relations sérieuses: des ministres, des diplomates et même... des inspecteurs de finance! Mais surtout je connais de délicieux écrivains des deux sexes dont Loys Masson, Jean Marsenac, Louis Aragon, Elsa Triolet, Paul Eluard, Gabriel Audisio, Raoul Celly, Claude Morgan, Manuel Bridier, Claude Favre, André Chamson, Jean Hytier, etc. Par contre je suis irrémédiablement brouillé avec Jean Amrouche qui est vraiment trop fat... Je pense rencontrer bientôt Gide et Cocteau ainsi qu'Adrienne Monnier et le directeur du Mercure de France." Et c'est forcément "une charmante poétesse" qui "enchante actuellement (ses) loisirs" ! C'est avec le même enthousiasme qu'une lettre de juin 1947 annonce "je me fais sans plus de doute éditer chez Pierre Seghers et, surtout, le Mercure de France me retient des poèmes. Paul Eluard, Aragon, Toesca apprécient fort ce que j'écris".

Deux autres lettres de Paris l'année suivante. La première, de mai[10] annonce "plusieurs propositions, en particulier pour les ravissements de la tête" (??). Celle du 17 octobre[11] est plus intéressante parce que, même si une fois de plus le succès annoncé n'a apparemment pas eu de suite, elle signale l'appui de Camus et s'en glorifie: "Que je vous annonce la bonne nouvelle: Deux de mes manuscrits sont retenus à la NRF grâce à Camus. Paulhan m'appuie. Ils trouvent tous deux les manuscrits Erreur ! Source du renvoi introuvable. et j'en suis, sans vanité, content. (Surtout, puisqu'il faut parler un langage d'auteur, surtout que je dois incessamment signer le contrat: c'est-à-dire toucher une avance de plus de 100 000 francs selon Camus). Je suis enfin arrivé à ce que je voulais, mais ça n'aura pas été facile. Voilà qui témoigne assez que j'ai profité de vos conseils et que je ne me suis pas Erreur ! Source du renvoi introuvable....". La même lettre annonce un article dans Combat et une pièce de théâtre dans Esprit (Est-ce déjà Le Cadavre encerclé ?), et revient à Camus pour annoncer l'envoi de ses oeuvres dédicacées, après celui de Jeunesse de la Méditerranée dédicacé par Audisio.

Curieusement, cette lettre de 1948 annonçant "Je suis enfin arrivé à ce que je voulais" est la dernière vraie lettre conservée de cet ensemble. Suivent deux petits mots rapides, l'un de 1956[12] annonçant l'envoi d'une réédition de Nedjma (l'édition originale n'avait donc pas été envoyée comme l'avait été le premier exemplaire de Soliloques), et l'autre de février 1987 répondant aux félicitations reçues à la suite de l'attribution du Grand Prix National des Lettres. Comme si le destinataire de ces lettres avait bien eu pour fonction celle d'amener le jeune Kateb à la littérature, jusqu'au moment où ce dernier se mettrait à ne plus avoir besoin de ce soutien.

Ces lettres cependant montrent un jeune écrivain avide de reconnaissance parisienne jusqu'à la naïveté, qui semble assez loin de ce portrait qu'on dresse en général de lui à cette époque à la suite de Jacqueline Arnaud, même si ce qu'il montre de lui à son correspondant est peut-être d'abord destiné au rôle qu'il fait jouer à celui-ci : l'amener à la Littérature. Et par ailleurs la dernière, même si elle apporte finalement assez peu d'éléments, permet de s'interroger sur la relation avec Camus: tout un discours idéologique algérien, auquel Kateb a parfois participé, a longtemps tenu sur Camus des propos qui rendaient pratiquement impossible une lecture algérienne objective de cet auteur majeur. Cette lettre montre au moins que le jeune Kateb ne dédaignait pas l'appui que le grand ainé pouvait lui apporter.

Il faudrait par ailleurs s'interroger davantage qu'on ne peut le faire ici sur le rôle exact joué par le destinataire de ces lettres et de ces poèmes. Il est curieux que Jacqueline Arnaud n'en ait jamais parlé, ni Kateb Yacine lui-même dans les interviews que nous connaissons. Son rôle de conseil et d'encouragement est évident. On a cependant passé sous silence ici la dimension plus personnelle de la relation entre les deux hommes que ces lettres laissent deviner.

LES POEMES INEDITS

Les poèmes de cet ensemble sont en général plus anciens que les lettres dont on vient de parler: le poème le plus récent est probablement contemporain des lettres bônoises. Les autres poèmes on été écrits à Lafayette avant le départ pour Bône dont on sait combien il fut capital. Il m'a semblé cependant préférable de commencer par décrire les lettres, même postérieures, pour situer un tant soit peu le contexte biographique de ces débuts littéraires de Kateb Yacine.

Le poème daté le plus ancien de cet ensemble s'intitule "Le Mondain", même si son propos est loin de celui de Voltaire. Ce texte dédié "Au sympathique M. Walter" le 22/12/44 (Kateb, qui signait "Kateb Yassine", avait alors tout juste quinze ans) est composé de huit quatrains d'alexandrins à rime plate, et décrit de façon savoureuse l'américanophilie de la jeunesse dorée de la colonie, avec des fautes d'orthographe dans les mots tirés de l'anglais qui montrent la nouveauté de ce vocabulaire juste après le débarquement des troupes américaines en Algérie à la fin de la 2° guerre mondiale. Un de ces quatrains donnera le ton de l'ensemble:

"La danse est, pour le "SWING"Erreur ! Source du renvoi introuvable. mieux que la gymnastique        
C'est un art emprunté à quelqu'un d'épileptique...    
Un "SWING" a l'estomac rebelle à toute sauce,        
Et appelle "BEFF-TEACK" les vieux os d'une rosse".

*

* *

On retrouve le même papier, la même orthographe du prénom et la même calligraphie stylisée du titre dans un premier "recueil" dactylographié (il s'agit d'un double au carbone), relié dans une chemise d'étude notariale retournée[13], et intitulé "Oeuvres de M. Kateb Yassine". Il contient 10 poèmes presque entièrement en alexandrins. Pas de datation par Kateb, mais sur la couverture, M. Walter a marqué "Cassaigne 1945". L'ensemble est assez scolaire, l'influence de Lamartine et Hugo semble prédominante et les thèmes sont le plus souvent convenus. Voici ces poèmes dans l'ordre:

1) L'Amour des étoiles.  3 x 4 alexandrins à rimes croisées, puis 2 alexandrins à rime plate dans la dernière (3°) strophe. Poème sur les étoiles filantes qui "vont s'embrasser loin des autres étoiles", car "L'amour le plus ardent est celui des étoiles".

2) Rêve. Les quatre premières strophes sont un sonnet. Puis on a deux strophes en vers de 7 ou 8 syl­labes, dont la dernière constitue une chute assez amusante dans le quotidien amoureux du collégien: Si dans le 1° tercet il se décrit dans un grandiose convenu:

"Ainsi, toujours prostré dans un abime noir           
A peine ai-je aperçu l'aurore que le soir     
De son aile glacée éteint ses jeunes feux",

la dernière strophe conclut:

"Quand j'aurai fini mes études         
Nous serons fiancés et des lois       
Heureux dans la solitude      
Nous nous aimerons encore".

3) Le soleil et la lune. Il s'agit de deux sonnets successifs liés par l'anecdote cosmique, méta­phore de l'amour impossible. On retrouve le symbolisme stellaire du 1° poème, qui reparaissait dans le deuxième tercet du poème précédent:

"Mais le soleil hélas, se hâtant vainement
Ne boira pas le coeur de sa blonde compagne"

Fin:

"Ne pourront-ils jamais échanger un aveu,           
Illuminant le ciel dans un baiser de feu ?"

4) La neige. Sonnet. Encore un thème convenu, avec quelques images surprenantes, où l'on retrouve les étoiles à la fin ("Moi, je crois que c'est la cendre des étoiles"). Si la fin du premier quatrain ("La terre s'est poudrée pour éclaircir son teint") est conventionnelle, le 2° quatrain est plus curieux:

"Des vaches sont tombées sur toute la nature,     
Etalant sur le sol leurs pelures très blanches.       
Leurs cornes effilées ont bordé les toitures           
Et leurs tripes glacées s'accrochent dans les branches"

5) La mort. 3 quatrains d'alexandrins. Rime plate, puis rime croisée, puis rime embrassée.

"Je suis allé un jour hanter le cimetière,    
J'ai parlé longuement à feu mon ami Pierre...
"

Fin:

"Plutôt lutter vivant que dormir pour tou­jours."

6) ('A un catholique'). Quand il ne pleut pas. Sonnet. L'imagerie cosmique devient ici imagerie religieuse chrétienne, mêlée aux Dieux de la tradition gréco-latine du lycée, même si la distance est soulignée par la dédicace:

1° tercet:

"Mais Marie a frémi devant cette misère,     
Et rougissant d'émoi, loin du regard des Dieux  
Elle a tendu son sein pour abreuver la terre...".

7) Le poète et la lune. Sonnet. Toujours l'inspiration cosmique. Le thème est plus que convenu, mais si on accepte cette convention le poème est assez réussi. Citons-en les tercets:

.......................................
Il eût voulu monter vers la nuit amoureuse         
Et baiser son beau front dans un souffle très chaste,    
Et lui dire à genoux une chanson très pieuse.    
.......................................
Puis se réfugiant dans sa poitrine vaste  
Il eût voulu ravir à la nuit brune et fière     
Son sein tout ruisselent de gouttes de lumière".

8) Un jour que j'étais mort. Sonnet. Les tercets sont très proches de L'Albatros de Baudelaire, dont ils reprennent le thème et le rythme. Le départ est plus original:

"Un jour que j'étais mort, une petite fille,    
Mettant son joli front sur ma tombe de pierres (...)"

On sent pointer un développement personnel du thème de la marginalité du poète, que l'on retrouvera dans des poèmes ultérieurs plus proches de Baudelaire, Verlaine ou Rimbaud que du Lamartine omniprésent dans ce premier "recueil", et particulièrement dans le dernier poème.

9) Pauvreté.  8 + 10 + 8 alexandrins rimés. Description misérabiliste et encombrée de clichés empruntés, des écoliers pauvres et méritants:

"Mioches qui connaissez déjà tant de douleurs,  
Que de nobles sueurs en vos livres souillés,        
Que d'art, que de raison sous vos plumes rouillées        
.........................................
Souvent PHEBE en larmes devant vos haillons  
Vous verse sa pitié dans ses meilleurs rayons"

Ce ne sont pas en tout cas les meilleurs vers de l'auteur de Nedjma !

10) Quand on se souvient. 2 pages 1/2 d'alexandrins rimés (135 vers). Ce long poème démarque en fait Le Lac de Lamartine. La situation et le thème sont comparables dans la première partie du poème, ainsi encore une fois que le rythme de l'ensemble. Plus de lourdeur cependant: ce poème non plus n'est pas un des meilleurs de Kateb Yacine, particulièrement à la fin:

"Oui, mon coeur est fendu et mon esprit s'écroule           
Et je n'ai même plus le secours des guitares        
Et je sens que je perds quelque chose qui coule 
Mon amour et mon sang stagnent comme des mares.   
Qu'importe, BIEN AIMEE, malgré tout je pardonne         
Je suis prêt comme avant à tous les sacrifices,    
Souris encore pour moi, O ma belle Madone       
Fais flamboyer tes dents en grands feux d'artifices         
Mais je divague, hélas, je suis peu raisonnable.  
Notre amour est passé comme une apothéose    
Mais avant de partir, je laisse sur le sable 
Au cas où tu viendrais, ce grand bouquet de roses."
       

Tout le poème n'est heureusement pas de la même veine, et le reste du recueil est bien meilleur, même si on y sent le bon élève du lycée de Sétif. Les poèmes de ce recueil aux thèmes convenus, même si le recueil lui-même est daté de 1945 par M. Walter, sont probablement antérieurs au poème de 1944, Le Mondain avec lequel on a commencé cette description: ce dernier fait preuve quant à lui d'un sens alerte de la description sarcastique, même si on est loin encore de scènes comme celle du mariage de M. Ricard dans Nedjma. Ce sont d'ailleurs ces descriptions de l'américanophilie de la fin de la 2° guerre mondiale qui reviennnent à l'esprit de Kateb lorsque dans la lettre du 13 mai 1947 il ne manque pas de rappeler à M. Walter: "Je n'oublie pas que vous avez été le seul à m'encourager, au temps où je faisais des vers sur le Erreur ! Source du renvoi introuvable.. Je peux dire que vous m'avez donné le courage nécessaire pour oser des "gestes littéraires" tels que les Erreur ! Source du renvoi introuvable. et mes conférences en Algérie": le recueil que l'on vient de décrire semble bien oublié.

On peut se faire une idée à partir de ces quelques textes de ce qu'étaient les premiers essais littéraires de Kateb Yacine, avant cette expérience cruciale de la prison. Tous les autres textes de cet ensemble sont probablement postérieurs à l'emprisonnement, ou datent de ce séjour en prison lui-même. Pourtant on ne peut pas dire encore qu'ils révèlent cette mutation radicale que ce que Kateb disait de son expérience de la prison laisse attendre. D'ailleurs, en porte-à-faux avec les déclarations de 1963 puis 1967 citées plus haut, l'auteur de la conférence sur Abdelkader et l'Indépendance algérienne ne parlait-il pas dans la dédicace de ce texte de la "prison comique de Bou-gâa"[14] ? On aimerait en savoir davantage, à commencer par l'indication du lieu même de l'emprisonnement. Jacqueline Arnaud en tout cas ne le précise pas dans sa thèse.

*

*  *

Elle parle cependant de l'expérience de la torture et du "coup de la simulation: Erreur ! Source du renvoi introuvable."[15]. Le jeune Kateb y a-t-il cru ? Pourquoi cette prison apparaît-elle ultérieurement comme "comique" ? Et qu'en est-il de cette simulation de condamnation à mort elle-même ? On trouve dans cet ensemble de textes deux exemplaires, l'un calligraphié soigneusement à l'encre violette, l'autre dactylographié en violet également et tous deux dédiés à M. André Walter, d'un bien curieux poème dont la version calligraphiée porte à la fin: "Fait au cachot le 18 Mai 1945 à Lafayette". Il s'agit du seul texte dont on puisse dire de façon sûre qu'il a été rédigé en prison, dans un moment particulièrement dramatique. Or, comme les poèmes du cahier décrit plus haut, il est entièrement écrit en quatrains d'alexandrins à rimes croisées. Solennité renforcée par la présentation soignée et par la signature qui précède la dédicace finale: "Le poète". Et si l'appel à la mère comme la révolte sont poignants derrière la grandiloquence, on n'en est que plus surpris par le titre, et la référence explicite à Victor Hugo.

Voici ce poème:

"Erreur ! Source du renvoi introuvable."Demain dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne"

                                                                           Victor Hugo

 

Adieu, Mère et pardon. Il faut mourir. Adieu!

Je sais que tes sanglots me suivront dans la tombe...

Tu ne seras point là, pour me fermer les yeux,

Tu n'entendras qu'un coup de feu, un corps qui tombe...

 

Oui, Mère, mes poignets sont meurtris par les chaînes

Et je suis attaché, debout, contre le mur !

Mais, moi, je ne crains pas la torture et les peines:

Ma conscience est tranquille et mon front reste pur.

 

Au fond de mon cachot, parfois, dans ma tristesse,

Je songe à mon destin, et pleure amèrement.

Etre près de cueillir les fleurs de la jeunesse

Puis, par un beau printemps, expirer bêtement !

 

J'étais ivre du feu de mes pensées ardentes

Et j'entrais dans la vie au soleil des espoirs.

Je ne connaissais pas toutes ces voix stridentes:

Cris des calomniateurs, lâches, pervers et noirs !

 

Je meurs sans un soupir, je meurs triste victime;

Si ma vie est finie et si la mort est là,

Ne pleure pas, Maman, car ma mort est sublime:

C'est un trépas si fier qu'il n'admet pas de glas !

 

La Justice déjà m'a réhabilité

Puisque mes Juges sont Dieu le Juste et la France.

Mon dernier cri sera un grand cri de fierté.

Mère ne pleure plus: Ma mort, c'est ma vengeance !!

 

                            Fait au cachot le 18 Mai 1945 à Lafayette

 

                            le poète:

                            dédié à M. Walter

                                        respectueusement

                                                               Kateb"

La dédicace finale, reproduite ici en romaine,  est à l'encre verte et d'une écriture moins calligraphiée. La version dactylographiée est signée "KATEB YASSINE" et comporte la dédicace à l'encre verte suivante: "à M. Walter, mon seul encouragement et soutien dans le triste monde littéraire je dédie ce poème": Curieusement, le monde littéraire a pris la place de l'univers carcéral dont le péritexte ne dit mot, comme si l'essentiel était bien finalement le poème et non son prétexte.

On reste perplexe devant cette substitution du littéraire au drame personnel, et toutes les suppositions sont possibles, particulièrement si l'on se souvient du qualificatif de "prison comique" déjà signalé dans la dédicace de la conférence sur Abdelkader. Je ne pense pas cependant qu'il faille mettre en doute le fait que l'adolescent ait vraiment cru à l'imminence de son exécution: les précisions de la deuxième strophe ne sont guère inventées et montrent qu'il ne pouvait pas encore s'agir d'une prison "comique": ce qualificatif fait partie d'une lecture ultérieure des faits par le poète qui sait alors qu'il s'agissait d'une mystification, ce qui ne semble pas être le cas le 18 mai 1945.

Dès lors cette prééminence du rhétorique révèle autre chose: non pas le "comique" de la situation, mais la profonde et sincère valorisation adolescente de la Littérature. La naïveté même qui ressort de l'entreprise, et qu'on retrouve dans le fait de signer "Le poète", ou encore dans la solennité d'une calligraphie soignée, et surtout dans le choix du titre avec la référence explicite à Victor Hugo sont le fait du manque de recul d'un adolescent pour qui la vie et la poésie effectivement se confondent. C'est pourquoi dans la dédicace du texte dactylographié, probablement un peu postérieur, la prison n'est qu'un élément parmi d'autres du "triste monde littéraire": le "comique" viendra plus tard, avec le début de cette "réussite" littéraire qu'on a vu décrire par les lettres. Avec le recul, aussi, du séjour parisien.

Nul "comique" non plus, du moins nul comique volontaire en rapport avec cette condamnation à mort, dans la dédicace du poème suivant, "Exécuté le 27 juin à midi". L'année n'est pas indiquée, mais on retrouve, sur du papier bleu cette fois, la belle calligraphie à l'encre violette du poème précédent, ainsi que les six quatrains d'alexandrins à rime croisée et la signature "le poète". Le poème s'appelle "Au jardin" et la référence à "la moustache frisée du gardien", semble indiquer que la détention n'est pas terminée. L'avant-dernier vers aussi nous dit: "Et pourtant le bagnard s'accoutume à sa chaîne...". Mais faut-il prendre cette chaîne et ce bagne au sens propre ? Qu'ils existent ou non dans la réalité, ils sont en effet ici au service d'une rhétorique amoureuse à nouveau convenue, même si l'écriture est d'une maturité bien plus grande que celle du cahier décrit plus haut. On peut dire la même chose de l'utilisation du thème de la mort dans la troisième strophe, en totale ignorance de la condamnation à mort prétexte du poème précédent. Et c'est bien là à nouveau ce qui est curieux, surtout si comme on le suppose le contexte est bien encore celui de l'emprisonnement, même tempéré. On connaît le cliché des chaînes de l'amour dans la rhétorique galante la plus classique, mais on imagine mal que cette rhétorique se développe dans un contexte d'emprisonnement réel en ignorant aussi superbement la trivialité de ce réel au nom de la production métaphorique de la poésie. Plus: cette rhétorique amoureuse se développe elle-même sans référent, puisque la dédicace calligraphiée à l'encre violette à Mr André Walter est suivie avant la signature "Kateb Y" par les deux mots à l'encre verte: "sans muse". Surtout, cette dernière précision balaie bien toute dimension dramatique de l'emprisonnement réel :

 

"Au Jardin

 

Un silence alourdi balance une menace...

Le poète écrasé savoure sa faiblesse,

L'on se sent des désirs d'avoir un coeur de glace,

Un coeur rafraichissant qui ne bat,... Ne s'oppresse...

 

La moustache frisée du gardien m'exaspère,

Cet arbre que voici a l'air de me narguer.

Aujourd'hui tout est fade, et le ciel et la terre,

Et l'ombre du chasseur qui là-bas fait le guet.

 

Je voudrais être un mort, dans une tombe fraîche,

M'étendre et m'endormir toujours, toujours... sans fin,

Et le jour où le ciel s'éclaircira enfin,

Etre un petit enfant, dans une pauvre crêche.

 

Ce rêve d' aujourd'hui qui déjà s'assombrit,

Qui le recueillera dans l'Ether disparate ?

Ah ! peut-être une fée belle et pleine d'esprit

Fera de ce poème un subtil aromate.........

 

Pourquoi battre, mon coeur, mon pauvre fou de coeur !

Repose et laisse-moi dans mon inconscience;

Sois calme. L'émotion maintenant me fait peur

Et je hais les appas trompeurs de l'Espérance.

 

L'humain n'est qu'une voile en l'océan des peines

Et le poème n'est qu'un fastidieux soupir.

Et pourtant le bagnard s'accoutume à sa chaine.....

Aurai-je seulement la force de dormir ?

 

                                                    Exécuté le 27 juin à Midi

                            Pour mon maître respecté

                                                    Mr André Walter

                            avec tout ce qui me reste de pensées

                                                               le poète: sans muse  Kateb Y[16]

A la relecture, ce texte, après avoir posé les questions sur le rapport avec le contexte de la répression en 1945 qui est l'objet principal du présent article, éveille des échos de lecture chez qui connaît Nedjma : ce jardin n'a-t-il pas quelques aspects annonçant l'épisode énigmatique du bain de Nedjma au Nadhor dans le roman de 1956 ? Le "jardin", le "silence alourdi [qui] balance une menace...", "cet arbre que voici" qui comme le figuier de Nedjma "a l'air de me narguer", accompagné par "l'ombre du chasseur qui là-bas fait le guet" et qui rappelle le nègre bien connu, enfin, "le poète écrasé" cherchant "la force de dormir"... Mais ce sont là probablement des extrapolations bien hâtives et anachroniques.

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*  *

Un autre groupe de poèmes, légèrement postérieur, contredit également en partie l'idée du renouvellement radical de l'inspiration katébienne grace à l'expérience de la prison, même si la mâturation et la libération progressive de l'écriture, tout comme l'irruption de la critique sociale y sont évidentes. Le premier texte, Petite âme envolée, développe à nouveau un thème littéraire connu, celui de la jeune fille et la mort. Une fois de plus la mort semble davantage liée à un badinage amoureux convenu et éminemment littéraire qu'au drame d'un vécu réel. Mais le poème, en sept quatrains de vers de deux syllabes à rimes tantôt croisées, tantôt embrassées, est léger et agréable. Ce poème signé "K. Y." et dédicacé "A monsieur Walter" n'est pas daté. Il n'est pas non plus calligraphié. Mais le papier bleu est le même que celui du poème précédent et que celui de la première lettre de Bône décrite plus haut. Mais l'encre est verte et l'écriture, plus petite, est encore celle des dédicaces en écriture cursive des poèmes qu'on vient de voir. Cette écriture à l'encre verte est la même aussi que celle des deux poèmes suivants, datés cette fois, des 13 et 14 juillet 1945.

Ces deux poèmes reprennent la veine descriptive et satirique du Mondain. D'ailleurs le premier, Bal campagnard, est même ponctué en son milieu d'un "S-Wing !" triomphant. Mais plus de quatrains d'alexandrins ni même de quatrains de vers de deux syllabes. Encore moins de rimes: le "collégien en rupture de ban" a découvert la vigueur du vers libre, et sa plume sait devenir féroce, comme dans la fin du poème où pointe pour la première fois dans cet ensemble de textes l'opposition entre les deux communautés:

"(...)Balancement de mamelles.

L'azur enfumé s'enroule en volutes.

Le ciel fronce ses étoiles et le poète

     écoute et s'exaspère.

La guitare - Elle aussi SWing ! -

     se gratte frénétiquement

                le nombril.....

Le berger envie,

Et s'enivre le marchand

                de brochettes."

Le second, décrivant les Courses d'ânes à l'occasion du 14 juillet, y souligne quant à lui les "applaudissements doublés de cynisme" du public pour "une guenille sur une haridelle: Heureux gagnant !". Rien de bien méchant encore dans cette description alerte mais juvénile. Rien en tout cas qui justifie le "pacte d'infernale amitié" avec Satan, qu' invoque un autre court poème en vers libres, dactylographié mais non daté, sinon, en accord avec le thème de ce Chant triste pour Satan, "A Lafayette, un soir d'orage". Ce poème sans date peut être situé environ dans cette même période de l'été 1945 à Lafayette, si l'on se base sur la progressive libération de l'écriture par rapport aux modèles scolaires dont il témoigne, alors même que le thème est encore convenu mais est en cohérence avec cette auto-représentation bien romantique du "poète", qu'on a trouvée dans la plupart des textes lus jusqu'ici.

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*  *

On n'en appréciera que plus l'originalité radicale cette fois du dernier texte de l'ensemble, non daté mais visiblement postérieur à la rencontre avec celle qui sera le modèle de Nedjma. Le poème s'appelle Extrait de l'expérience amoureuse. Il est écrit à l'encre verte sur du papier blanc, avec un rajout en noir. L'écriture est devenue plus déliée, plus grande, quoiqu'irrégulière: celle des lettres de Bône décrites plus haut. Deux initiales intriguent, dans le coin haut et gauche de la première page: "M.A.". A moins qu'il s'agisse là de la dédicace, il n'y a pas non plus de dédicace.

Voici ce dernier texte, restitué avec les coquilles du manuscrit:

"M.A.                        extrait de l'expérience amoureuse

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.  .

 

                O tous que nous avons gardées divines,

                Menez-nous vers les paysages subtiles

                Où les âmes sont souveraines !

 

     Selon la nuit, les yeux se lèvent...

- Elle est partout, l'Amie perdue, elle est en moi si gémissante, lumineuse, telle les lunes évanouies !

     Les yeux se lèvent ; debout mes souvenirs: Elle est rêveuse

     Et gémissante !

- Djinns qui la connaissez, formez un cercle autour de sa beauté, brûlez les parfums d'autrefois, priez-là de chanter[17] et portez-moi ses larmes tièdes, djinns qui la connaissez mutine...

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.  .

 

Au sein de l'ombre mère, les chères ombres vont...

                Venez à l'heure où les montagnes dorment; nous irons au ruisseau où meurent les aimées. Nous leur ferons silence.

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.  .

 

Je lui préparerai le thé grisant qu'elle aime, et son luth resté silencieux...

 

II

 

     Sur son portrait, mon amour peine: les yeux de mon malheur rient encore, et les regards m'ont arrêté

                            les regards clairs

                            Les clairs regards d'où fusaient les gaîtés si claires !...

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.  .

 

     Je n'entrerai plus en moi-même; j'ai peur de sa[18] présence.

                            Forme couchée, à peine tiède, morte dans une pose noble comme une fille endormie en boudant, sans geste, forme familière dont la chai me brûle les doigts,

                                                    dors.

     Je bercerai de loin tes songes et veillerai sur ton sommeil;

                                                    dors longtemps,

toi que je ne vois pas sans larmes, si lointaine et si près de moi,

                                                    dors ton hiver.

 

                            (J'ai peur de regretter la Morte

                            Que mes mains même ont étranglée.

                            Elle est si belle, la dormeuse !)"

 

On reste stupéfait devant la force de ce texte, même inachevé, après les exercices scolaires que sont souvent les textes antérieurs. C'est bien ici que l'on mesure le chemin parcouru. Or, l'évidence est là: si les textes du 14 juillet 1945 à Lafayette laissaient enfin place à la critique sociale, la véritable révolution de l'écriture de Kateb date bien de l'expérience amoureuse bônoise, trop souvent opposée par la critique, à la suite des déclarations de l'auteur lui-même, à la "véritable" voie de Kateb Yacine qui serait celle de l'engagement.

Les poèmes de juillet 1945 à Lafayette sont certes déjà plus originaux que ceux du cahier antérieur à l'emprisonnement, mais la découverte du vers libre qu'on y relève est encore loin de l'écriture personnelle que l'on trouve enfin ici, et dans laquelle on peut déjà se laisser aller à la résonnance des grands textes de la maturité. Si alors on revient à l'identité du prisonnier à qui apparaissent Keblout, et avec lui le pouvoir de narrer, au chapitre 2 de la 4° partie de Nedjma, on s'aperçoit à la lumière de ce qui précède que ce n'est pas un hasard si ce prisonnier est Rachid, et non Lakhdar: Rachid est peut-être ce personnage négatif, inapte à l'action, hanté par des chimères, que l'on voit se diluer progressivement dans les volutes du kif à la fumerie, mais c'est lui qui détient le secret du récit, même si ce secret n'est peut-être à tout prendre que le vide. Jacqueline Arnaud considère que l'épisode du Nadhor, que ce dernier poème aussi préfigure, n'est peut-être qu'un épisode rêvé, un simulacre. Mais précisément c'est cet épisode qui constitue l'axe central de Nedjma selon Naget Khadda, là où d'autres critiques préfèrent considérer qu'il s'agit plutôt de l'épisode du chantier: le réel de la lutte des classes dans l'espace dominé par Lakhdar, ou l'onirique de la relation de Rachid à Nedjma, et de tout l'arrière-fond culturel qu'elle véhicule ? Il est en fait impossible de trancher, car l'un et l'autre, sans doute, sont indispensables et complémentaires dans le processus de création.

 

 

© Revue Awal



[1]) Jacqueline Arnaud elle-même n'avait pas encore pu le retrouver lorsqu'elle soutint sa thèse, référence essentielle sur Kateb Yacine, en 1978. Elle en a donné ensuite quelques extraits dans L'Oeuvre en fragments (Paris, Sindbad, 1986). Enfin, le recueil entier vient d'être republié à Alger par Bouchène en 1989.

[2]) n° 1, 2 novembre 1963.

[3]) ARNAUD, Jacqueline, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas Kateb Yacine, Paris, L'Harmattan, 1982, t.2, p. 506.

[4]) Il s'agissait probablement davantage d'une mise en scène pour intimider l'adolescent et l'amener à fournir des renseignements que d'une condamnation réelle. Mais quoiqu'il en soit, l'essentiel est de savoir si le jeune Kateb y a cru.

4) BONN, Charles, Kateb Yacine, "Nedjma". Paris, P. U.F., Collection "Etudes littéraires", n° 26, 1990, p. 9.

[6]) Kateb Yacine, Soliloques, Poèmes, Préface de Mme Kateb Bedjaoui, Bône, Ancienne impri­merie Thomas, 1946, 40 p. A la p. 40 il est précisé le tirage à 1000 ex. dont 20 hors commerce et 100 réservés à l'auteur et à la presse.

[7]) KATEB Yacine, Abdelkader et l'indépendance algérienne, Alger, En-Nahda, S.D., 47 p. Réédité: Alger, ENAL, 1983.

[8]) "A mon grand ami M. André Walter qui dans une cellule de la prison comique de Bou-Gâa par sa sollicitude me consola pas seulement de la prison - et aussi des hommes et amis. En France je compris combien d'aussi admirables amis restent la beauté d'un pays. Kateb Y 13-3-48".

[9]) Avocat musulman.

[10]) (43, avenue Daumesnil, 12°).

[11]) (7, rue d'Austerlitz, 12°).

[12]) (adresse: éditions du Seuil).

[13]) Etude de Me Benmansour, Greffier-notaire à Lafayette, chemise d'expédition d'une quit­tance datée du 29 août 1936.

[14]) Voir le texte de cette dédicace en note 8.

[15]) op. cit., p. 505.

[16]) Comme pour le poème précédent, les caractères romains signalent le passage à l'encre verte et à une écri­ture plus cursive.

[17]) Les romaines signalent un rajout à l'encre noire.

[18]) Une surcharge ici a transformé "ta" en "sa".