TAHAR DJAOUT OU LE DESERT DES ESPACES CROISES.
Rosalia Bivona
D’après
Gérard Genette ce serait un paradoxe que de parler d’espace au sujet de la
littérature: une oeuvre littéraire existe au point de vue temporel, étant donné
que l’acte de lecture consiste en une durée, en une suite d’instants.
Cependant, ajoute Genette, on peut, bien plus, on doit considérer la
littérature dans ses rapports avec l’espace, non seulement parce qu’elle décrit
des lieux, ou parce qu’une certaine sensibilité de l’espace est l’un des
aspects essentiels de ce que Valéry appelait l’état poétique, mais parce que la littérature possède une
spatialité linéaire active et non passive, signifiante et non signifiée. [1]
Si nous
appliquons ce concept de spatialité linéaire active et signifiante au roman de
Djaout on peut se demander:
1.
Existe-t-il un rôle
médiateur de l’espace?
2.
L’espace retrouvé est-il
l’autre face de l’histoire retrouvée?
3.
Est-ce que L’Invention du désert [2]
appartient à plusieurs lieux en même temps?
Dans la
recherche du rôle que l’espace occupe dans la narration nous avançons deux
hypothèses: a) supposons qu’il soit médiateur du temps, Djaout dit en effet:
Temps informe, dévorateur
où la voiture s'engloutit. Nous roulons à l'intérieur d'un interminable halo de
lumière et de sable, et tout à coup le pays des oasis se dévoile dans toute sa
splendeur lumineuse, toute sa désolation. La distance et le temps s'y
anéantissent. Il n'y a aucun centre ici, aucune temporalité. C'est le repos (la
mort?) du sablier.[3]
Un
sablier mort, immobile, capable de marquer aussi bien la continuité que la
discontinuité du temps: ce n’est que de cette façon que l’espace peut coexister
avec lui, rendant inconcevable n’importe quel développement chronologique.
Exactement comme dans un film dont les images se fixent comme des instantanés.
C’est à
partir de ce rôle de médiateur de l’espace que s’élabore toute une entreprise
de reconquête, de réappropriation de l’espace, non seulement géographique, mais
aussi littéraire. Une sorte de Recherche proustienne
destinée à déboucher dans un Temps
retrouvé?
b)
supposons que l’espace puisse être médiateur d’autres espaces. L’espace, aussi
bien l’espace maghrébin que l’espace occidental ou même mondial, permet de
contenir l’une dans l’autre, comme dans une matrioska russe, trois histoires,
ainsi même les mots espace et errance deviennent paradigmatiques.
Les lieux dans la tête se
télescopent, s’annulent comme des saisons contraires. Et ce qui vient accaparer
soudain le reclus, c’est un autre hiver, un hiver des années cinquante dans la
Soummam. [4]
Nous
sommes aux limites de l’expression et de la représentation, l’espace imaginaire
correspond à un vaste spectre de phénomènes dont la structure intérieure,
formée de lumières et d’ombres est faite d’une médiation entre l’”intérieur”,
le Moi, et “l’extérieur”, c’est-à-dire le monde. L’expansion démesurée du Moi
le fait coïncider avec tout l’espace. Et puis, pourquoi se référer à la
Soummam, cette vallée peu éloignée de Tizi-Ouzou et du massif du Djurdjura?
Pourquoi l’hiver des années cinquante, quand on était encore en période
coloniale? Peut-être parce que ce temps-là s’est libéré de l’espace et
viceversa.
Nous
pouvons alors nous demander si l’espace retrouvé est bien l’autre face de
l’histoire retrouvée. A notre avis il se produit une stratification des
différentes mémoires présentes. Nous sommes dans un roman de la mémoire, qui
tire le futur du souvenir; n’est-ce pas là, peut-être, le seul antidote pour
une Algérie tentée par la perte de toute signification, par l’amnésie?
Les dunes s’entassent sur
la mémoire.
Sable.
Une plaque de signalisation, la même, réaffirme à intervalles
réguliers la précarité de l'infrastructure routière et l'absence de la ville.
De toute manière les villes ne m'intéressent pas (c'est pourquoi je
ne parlerai pas non plus d'EI‑Oued qui se rétracte comme un cloporte sous
l'œil et l'esprit qui interrogent. D'ailleurs, ce n'est pas en quelques jours
qu'on arrivera à pénétrer des siècles d'ascèse et de mirages dominés). Seules
comptent les distances qu'on parcourt en alimentant une illusion de changement.
On roule sans vraiment se déplacer. Etranges cratères de sable d'où émergent
des palmiers. Immobilité remuante. Comme lorsqu'on voyage dans une musique. Le
paysage n'est qu'un leurre, un vide décrété où l'ombre elle‑même est
exclue: une succession de dunes à peine réelles qui sous l'effet d'un vent
inopiné peuvent s'enjamber ou s'avaler. Nous voyons, à des intervalles
temporels qui sont sans doute très longs, des stipes squelettiques et
solitaires, seuls jalons qui redonnent quelque réalité à un paysage désincarné.
[5]
Le
souvenir, affirme Blanchot [6],
c’est la liberté du passé, mais ce qui est sans présent n’accepte pas non plus
le présent d’un souvenir.
Dans le
roman de Tahar Djaout l’espace saharien est aussi bien le lieu de l’errance que
celui du passage obligé, un espace à mi-chemin entre l’aveuglement et la
clairvoyance. Considérons alors le Sahara comme l’objet de la narration, mais
jusqu’à quel point est-il possible de retracer les aventures, les vicissitudes
ou les exploits d’un “objet” qui semble fait de réalités imperceptibles,
impalpables, insaisissables? Autre difficulté: les limites géographiques de
l’objet. Hommes ou biens, ils ne rencontrent ni frontières ni aspérités, pas un
rocher, pas un fleuve à passer à gué,
certes, il peut y avoir des frontières sociales, comme si le désert était le
prolongement de la mer, de l’océan qui comme tel est sillonné en long et en
large.
Le territoire n'est pas
délimité de manière précise et définitive; la patrie est sans cesse à inventer
dans des alliances et des accouchements dont on voit rarement les fruits -
amers, lorsqu'ils viennent, comme ceux de l'oranger sauvage. Les vents qui se
lèvent dans le sable, les édits sans cesse remaniés enfantent de nouvelles
frontières - imminentes expulsions ou nouveaux interdits à l'errance.[7]
Après
tout, ce désert n’est autre qu’un lieu de passage, un espace animé d’une façon
éphémère et irrégulière, exception faite pour quelques tribus sédentaires et
pour les fortins de la légion étrangère. Son histoire est avant tout celle d’un
flux d’hommes, de marchandises, de mythes, de rêves aussi fascinants que
terrifiants qui s’amplifient et se dissimulent au rythme des invasions.
Ibn
Toumert traverse - dans le temps - toute la zone désertique entre l’Egypte et
le Maroc. Son voyage devient un tremplin pour un parcours intérieur où il
intègre dans son propre imaginaire la dimension spatiale de l’errance et ce
processus conduit justement à une “invention” dans le sens de “découverte”.
Mais pourquoi un écrivain maghrébin qui géographiquement, socialement et
culturellement, connaît le désert a-t-il besoin de l’”inventer”? Est-il alors
possible que l’espace-désert, situé en dehors des contingences permette au/aux
personnage/s de trouver un accord avec le monde? Ce voyage devient l’extension
et - dans un certain sens - la concrétisation d’un élément attendu pendant les
parcours antérieurs et intérieurs, susceptible de faire disparaître la fracture
entre le monde extérieur et le monde intérieur. Le désert est un espace
virtuel, doté d’une “plénitude vide” où les personnages entrent en rupture avec
un monde institutionnalisé.
“Les
pistes se croisent ou s’effacent, parfois à peine ébauchées” [8],
nous prévient Djaout: en effet introduire la bifurcation dans la diégèse du
roman est une technique déjà vérifiée, et, comme nous avons trois “tronçons”
narratifs, l’hypothèse qui vient spontanément à l’esprit c’est que le thème du
désert se développe sur trois pôles parce que les trois personnages - si on
peut les définir ainsi - s’interprètent réciproquement l’un devenant l’écho de
l’autre. Et bien non. L’espace, en tant que médiateur de distance est unique et
cette “unicité” fait jaillir la parole; c’est lui qui contient potentiellement
les histoires et les conflits des personnages impliqués. Le Sahara appartient
au sujet de la narration, il lui appartient jusqu’à l’habiter, ils s’habitent
réciproquement tous les deux. Ils ne sont jamais vides parce que envahis de
souvenirs et de fantasmes qui imposent leur présence:
Je ne descends pas au sud pour m'évader ou pour chercher
des sensations inédites. C'est plutôt une manière pour moi de regarder vers
l'intérieur, car le désert m'habite et m'illumine depuis des temps
indéterminés. Un fanal éclos dans ma poitrine et qui demande à être sans cesse
alimenté - au contact de la pierre nue, du sable altéré de violence.[9]
et plus loin:
Je regarde longuement le
sable sans fin - jusqu'à me calciner la cornée [10].
Et, tout à coup, le désert cesse d'être en face et autour, il gagne les membres
et la tête, y installe une folie sourde, des désirs déconcertants.[11]
Comme
dans un sablier, où le sable devient cerveau et, si on le renverse, le cerveau
se transforme en sable [12],
l’un prenant la place de l’autre, de même, aux limites de l’intérieur et de l’extérieur,
la représentation du désert devient purement mentale et imaginaire, sans rien
perdre de ses caractéristiques, restant toujours cet espace démesuré et
atemporel puisque
On se sentait pris dans un
présent opaque, torpide, dans une immobilité dont il était difficile de dire si
c'était celle de l'anéantissement ou de l'éternité. [13]
Or, dans
cette immensité narrative, historique mais aussi psychologique nous trouvons
des points de repère aussi bien spatiaux que temporels ou atemporels [14].
Tous les lieux cités sont des lieux de transit, mais est-il légitime de parler
d’étapes qui rapprochent d’un but? [15]
On n’atteint jamais le but désiré, la patrie retrouvée. Certes, Ibn Toumert
voulait arriver à Marrakech, qui était son but politique, mais jusqu’à quel
point peut-on le définir un but tout court?
Les lieux sont aussi bien inter
que infra, ce n’est pas une Odyssée avec une Ithaque qui fait de
chaque lieu une simple étape sur la route du retour, mais un cheminement que
Dante reprend, voyageur lui-même, poussant son Ulysse “di retro al sol” [16]
si bien que ni aube ni couchant ne peuvent plus indiquer non seulement le but,
mais même pas la direction et le temps.
Parce
que justement, étant invention du désert,
le roman est habité par un univers pansaharien
où même la métropole parisienne, tout en étant par antithèse froide et
habitée, acquièrt un sens de solitude et d’errance,
Des ombres blanches,
doucereuses, passent parfois, femmes arrachées aux mirages d’une ville plus
aride que le plus aride des déserts. On a beau torturer son inconscient pour y
faire naître une oasis avec ses bruissements de palmes et ses oiseaux
paresseux, on se retrouve impuissant, empêtré dans les mailles d'une blancheur
froide - oh! pas cette autre blancheur: aux environs de Ouargala, terres
ensemencées de sel comme s'il avait neigé dans les sillons. [17]
Vouloir
faire coïncider le Sahara avec Paris
pour la solitude et la blancheur [18],
ce n’est pas une stratégie pour porter le lointain dans la sphère du proche,
mais au contraire pour faire en sorte que tout ce qui est proche soit projeté
le plus loin possible, à Ouargala, par exemple, ville au sud de la Kabilie. De cette projection il
jaillit une sorte de “toute-puissance sémantique” du désert parce qu’il y a
transfert à un espace de ce qui est une particularité de la langue. Le Sahara
coïnciderait alors avec le désir de dire et la textualisation de cette pulsion
est pour nous l’histoire des Almoravides qui apparaît comme provoquée par une
éruption volcanique, à travers une faille dans la croûte terrestre, comme une
énigme offerte à la langue qui l’interprètera.
L'histoire almoravide
clignote dans un lointain assoupissement, elle cliquette à l'intérieur de mon
crâne, avec des remontées brutales qui allument un feu sous l'occiput. Alors,
le désert et son été perpétuel crèvent l'écorce du monde. La neige bousculée se
fissure, et un rire sans limites ébranle le socle des nuages. Une enclume
infatigable s'installe dans le ciel; elle allume des étincelles dans
l'atmosphère en kermesse. C'est quelque chose de propre au désert, cette
désolation qui rit. [19]
Mais
pourquoi Ibn Toumert ne nous parle-t-il jamais des espaces infinis, des dunes,
du vent, des palmiers? Cependant il a bien été en Egypte, il a traversé toute
l’Afrique du Nord, il est arrivé jusqu’à Marrakech! Son désert, c’est le désert
de l’errance et du passage obligé, ses buts sont religieux et politiques, de
toute façon aucun voyage n’est innocent, surtout dans cet espace dénudé qui
oblige à convoquer le passé, un passé absolu [20].
Reparcourir les étapes de Ibn Toumert oblige à replacer chaque lieu dans le
long cortège de l’histoire, même quand le lieu n’existe plus, comme c’est le
cas pour Tehouda:
Cité fondue dans la
poussière. Cité de terre friable dans le repli du désert. Monticule couleur
d'anonymat comme la nature alentour. Aucune plaque commémorative. Il n'existe
même pas de panneau routier indicateur. Pour ceux qui inventorient les
localités, Tehouda n'est pas un lieu d'histoire, elle n'est même pas un lieu
tout court. Tehouda n'existe pas. Pourtant, c'est là que l'histoire du Maghreb
s'est jouée. Irréversiblement. Ici fut ouverte la première entaille qui allait
désagréger la Berbérie. [21]
En se
déplaçant dans l’espace, le personnage-écrivain arrive à remonter en arrière
dans le temps, parce que le temps devient un objet littéraire, et donc lisible,
fluide et compact à la fois, qui fonctionne comme un kaléidoscope autour de
possibles centres, virtuels ou réels. Il peut s’agir de mirages, de fantasmes,
de vides, de miroirs, de toute manière les espaces de Ibn Toumert ne sont pas
des espaces désertiques mais urbains. Il se produit encore une inversion: le
personnage-écrivain parle du désert tout en se trouvant dans une ville
européenne, une “ville froide”; tandis que de Ibn Toumert nous ne connaissons
que les étapes urbaines, les vicissitudes politiques et militaires, il ne nous
est pas donné de vivre avec lui le temps de l’errance.
C’est un
discours dans le discours qui utilise la ville, et, à chaque étape, chaque
événement ou personne se rend garant
d’une appartenance commune. La structure géographique, les étapes qui se
succèdent, l’énumération des lieux, représentent une mémoire collective aussi
bien que l’intrigue du roman de Djaout où sa vocation cartographique et
topologique active tout un vocabulaire de l’errance.
On ne s'arrête pas sur des
plaques chauffantes, dans les espaces anéantissants où la mort seule peut tenir
lieu d'horizon. L'Arabie n'est que dans la tête, dans les itinéraires
immobiles. Comme lorsqu'on voyage dans une musique.[22]
Le
premier pas de l’errance c’est donc l’abandon d’un “dedans”, le déracinement
d’un espace où l’on se pelotonne. Mais chez Ibn Toumert s’agit-il d’errance ou
bien du chant large, ample, qui brasse les choses et les êtres du passé?
[1] Cfr. Gérard Genette, “La littérature et l’espace”, Figures II, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1969, pp. 43 - 44.
[2] Paris, Seuil, 1987.
[3] L’Invention du désert, cit, p. 28.
[4] Ibidem, p. 10.
[5] Ibidem, pp. 29 -30.
[6] Cfr. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1973, p. 22.
[7] L’Invention du désert, cit., p. 121.
[8] Ibidem, p. 47.
[9] Ibidem, p. 27.
[10] Il est intéressant de rapprocher ces paroles d’une phrase de Italo Calvino: “Peut-être en fixant le sable comme du sable, les mots comme des mots pourront nous permettre de comprendre comment et en quelle mesure le monde trituré et érodé peut encore y trouver un fondement et un modèle.” Collezione di sabbia, Milano, Garzanti, 1984, p. 13.
[11] L’Invention du désert, cit., p. 71.
[12] “Car au désert, les yeux sont inutiles, la tête seule accueillait l’égouttement des minutes, la lame acérée des couleurs, le poids des lumières crues, les tisons de l’air incendié.” Ibidem, p. 68.
[13] Ibidem, p. 95.
[14] “... c'est malheureusement une contrée où rien ne pèse assez fort pour laisser une trace sur le sol que les vents façonnent. La seule stratégie efficace sur cette planète inamovible est une stratégie d'usure qui exclut le temps de ses données.” Ibidem, p. 71.
[15]
“C'est cela être pèlerin, se dit parfois le voyageur, voguer à
l'intérieur d'une forge sans souci d'itinéraire ni de destination.” Ibidem, p. 95.
[16] Enfer, chant XXVI.
[17] L’invention du désert, cit., p. 13.
[18] Cfr. aussi les pp. 134 - 136.
[19] Ibidem, p. 26.
[20] Cfr. pp. 18 - 20.
[21] Ibidem, p. 31.
[22] Ibidem, p. 63.