Par Rosalia Bivona
Le Sahara est-il perceptible, intelligible par ouï-dire?
Les réponses sont multiples et protéiformes.
Peut-être est-ce avant tout quelque chose qui pour un
occidental est d’abord ressenti et puis, lorsque cela est possible, vu; et
celui qui l’a vu l’a raconté et même celui qui ne l’a pas vu a fait la même
chose; et de ces récits en sont nés d’autres, en grande quantité, et ainsi,
d’une façon directe ou indirecte ce qui est au delà de toute parole et de tout
langage a été évoqué et enseigné.
Peut-être est-ce parce qu’il s’agit d’un espace entre
l’aveuglement et la clairvoyance que le sens interpellé n’est pas tant la vue
que, paradoxalement, le sens de l’ouïe. Les sons sont assourdis et permettent
donc de délimiter un espace plus restreint et tangible par rapport à celui de
l’horizon visible. La vue, contrairement à ce que l’on pourrait croire, doit
être annulée. Celui qui ne voit pas ne pose pas de limites, et dans le désert
l’oeil se perd car il se confronte avec un espace “à perte de vue”,
c’est-à-dire capable de dépasser le regard par la simple absence de tout ce qui
peut fixer ou être fixé. La perte de tout point de repère spatial dérive du
graphisme dont on se sert pour représenter l’image du désert: un nombre infini
de plans, composés chacun par un nombre infini de lignes, formées d’un nombre
infini de points.
Peut-être parce que le désert, tant que lieu du silence,
du minéral est perceptible à travers les sons, et ce que sont eux qui
renseignent celui qui le traverse et en fait l’expérience.
Il y a plusieurs
façons de parler du désert, il se prête à des variations imprévues, à
une alternance de mouvements qui ressemble, par de nombreux aspects, aux vagues
de la mer: espace qui incarne comme le désert l’antithèse absolue de l’humain.
L’étymologie grecque erhmia, “vide” le confirme.
L’adjectif erhmoz, avant
d’être employé dans le sens de “désert”, “désertique”, est employé dans le sens
de “vide”, et avec un complément au génitif, “vide de...”, anqrwpwn, “vide
d’hommes”. Au désert [1]
s’associent aussi bien l’idée de solitude que l’idée d’exploit militaire ou
ascétique, puisque aussi bien dans un cas que dans l’autre il faut opérer des
renoncements pour permettre des palingénésies totales dans le monde comme dans
les personnes.
Le désert, justement parce qu’il est vide, mène une
existence autonome au-delà de l’espace, au-delà du temps, au-delà de tout ce
qui est pour l’homme un point de repère, une racine.
Il pourrait sembler absurde, en représentant le désert
comme un vide en général et un vide d’hommes en particulier, de décrire les
“hommes du désert”. Mais en réalité les choses ne sont pas comme elles
semblent. Le désert est peuplé de deux catégories d’hommes au moins: ceux qui
lui appartiennent depuis toujours et ceux qui y vont. A l’intérieur de ces deux
grandes typologies, en effet, il en existe bien d’autres, mouvantes et
bigarrées présentes dans une vaste littérature [2].
Puisque nous sommes par nature portés à nous méfier de n’importe quel type de
classification tendant trop souvent à inclure ou à exclure, nous ne nous intéresserons délibérément qu’à deux
romans symptomatiques pour leur approche de l’espace, non sans souligner toutefois
que toutes les hypothèses ici formulées ne peuvent être toujours
généralisables.
Les auteurs qui feront l’objet de notre étude ont en
commun une même thématique: la narration du désert compris comme un ailleurs
colonial, ce qui veut dire non seulement revenir sur notre passé historique,
mais aussi prendre acte d’une distance révélatrice de certains schémas
idéologiques [3]. Cependant
les différences qui les séparent sont nombreuses. Les plus macroscopiques
concernent les différentes motivations historiques et les différents
aboutissements de l’expansion française en Algérie, et de l’expansion italienne
en Libye; en outre, d’un point de vue littéraire tandis que la France peut se
vanter d’une production coloniale abondante et variée, l’Italie en est presque
totalement dépourvue.
L’aspect que nous voulons prendre en considération
concerne la façon particulière de percevoir la spatialité du désert pour
arriver à démontrer que tandis que dans Le
désert victorieux [4]
de Marcelle Vioux il existe une force centripète qui attire vers cet espace
pur, héroïque, titanique, dans Il deserto
della Libia [5] de Mario
Tobino c’est une force opposée, centrifuge, qui tend à refuser et à repousser
cet espace jusqu’à le rendre impénétrable aussi bien mentalement,
émotionellement que physiquement.
Le personnage de Tobino, le lieutenant Marcello part pour
la Libye par devoir, celui de Vioux, le lieutenant Forlaville, au contraire va
en Algérie pour une forme d’ennui irrésistible qui le pousse à l’action, une
sorte de spleen colonial: un lourd sentiment sans issue qui ne trouve son
apaisement que dans un espace sans aspérités.
Le désert est un
lieu de destination parce qu’il est “original”, en ce qu’il possède d’une part
une culture ancienne très complexe, capable d’attirer le lieutenant Forlaville [6],
et d’autre part une évidente, impénétrable et angoissante étrangeté aux yeux de
l’occidental [7]. Aussi bien
dans un cas que dans l’autre il est nécessaire de s’y rendre, que ce soit par
force comme dans le cas des personnages de Tobino, que ce soit volontairement
comme pour les deux héros du roman de Vioux: le lieutenant Forlaville et
Jacqueline Doret. Ils cherchent tous à se reconnaître dans un monde quotidien
différent, derrière lequel se dessinent peut-être une infinité d’autres mondes;
une “terra incognita” ayant des possibilités d’explorations spatiales
exponentielles et kaléidoscopiques.
Dans les deux cas le désert, dans la solitude et dans
l’immensité de l’espace, semble avoir une existence autonome, hors des
frontières, des passages, des liaisons, c’est un espace totalisant,
généralisant, atopique. Il incarne l’autonomie du lieu-charnière entre quelque
chose de familier et quelque chose de lointain et d’inaccessible [8].
Le Lieutenant Forlaville devient saharien, de coeur, de corps et d’esprit [9],
si bien que l’espace qu’il a envahi, à son tour l’envahit, tandis que
Jacqueline, elle, aura encore beaucoup à apprendre et devra faire un long
apprentissage, du commencement à la fin du roman, passant d’un univers factice
fait de pacotilles [10]
à une nature presque saharienne [11].
Or, le désert ne réussit pas à remplir le vide, la
fissure entre les deux mondes, parce que par définition le désert c’est le vide
[12].
De ce point de vue il est l’alpha et l’oméga d’une énergie capable d’imprimer
un mouvement dont la force se greffe continuellement sur le principe qui
l’anime. Ainsi tous les mouvements d’aller et retour, du haut vers le bas et du
bas vers le haut, de droite vers la gauche et inversement, coïncident, faisant
de cet espace un point central, un axe de rotation, le privant ainsi de toute
isotropie et homogénéité.
Ce “Sahara-centrisme” d’où partent des mouvements qui
reviennent à lui jouit d’une “immatérialité corporelle” capable de modeler ceux
qui l’habitent ou qui le traversent. C’est de là que part l’opération de
retour, c’est-à-dire que celui qui est modelé par le désert à son tour le
recrée par sa propre façon d’être et de s’y mouvoir. François Forlaville, le
personnage principal, pivot de Le désert
victorieux, représente si bien ce que nous venons de théoriser que, enfin
assouvi par la pureté de cet espace, il ne peut ni ne veut en sortir, puisqu’il
a enfin trouvé ce qui peut coïncider avec son âme, avec son existence [13].
Les acteurs tobiniens, au contraire, tendent à en sortir et de toute façon ne
veulent pas y pénétrer parce que, bien que victimes eux aussi d’une opposition
dedans-dehors, ils choisissent le dehors contrairement à ceux de la littérature
coloniale française généralement optent pour le dedans.
Les personnages que nous étudions ici sont victimes non
seulement de l’espace mais aussi du temps, de la douleur et de la mort, mais
tandis que chez Vioux c’est le désert qui soigne les blessures de l’amour et de
la guerre, devenant même capable d’accueillir les dépouilles de ceux qui
meurent pour lui et en lui, chez Tobino le même espace est habité par la
maladie, la déchéance physique et psychique. Par sa blancheur aveuglante il
provoque la disparition imminente de tout ce qui est sous les yeux: il ne reste
rien d’autre que l’aliénation.
Une
ossature narrative est toujours un bon soutien pour transmettre des messages
politiques, éthiques, capables en tout cas de modeler les lecteurs en fonction
de goûts et d’idéologies déterminées, au point de déterminer même des modes
dans la réception de masse. Or, rapprocher ces deux romans qui tout en ayant
comme point de départ les bases communes que nous venons d’indiquer, finissent
par diverger d’une façon presque antithétique, nous amène à penser que, à
l’intérieur du désert raconté [14],
c’est-à-dire celui que le narrateur a créé, il existe aussi un désert cité, c’est-à-dire celui qui est
évoqué par les personnages des deux romans. Puisque chaque personnage revêt une
fonction interprétative, idéologique, capable de confirmer, compléter ou
contester les autres positions idéologiques présentes dans toute la production
littéraire concernant le désert, nous pourrions imaginer aussi un désert représenté, donc vécu individuellement dans l’imaginaire
du lecteur; celui-ci serait incité à s’identifier avec le personnage qui lui
sert de centre d’orientation aussi bien sur le plan perceptif-psychique que
temporel, spatial et verbal, répondant ainsi à un certain horizon d’attente [15].
Il est important de prendre en considération la notion de
perspective narrative, limitée non
seulement au plan physico-perceptif, mais aussi au plan idéologique. Marcelle
Vioux nous montre des personnages mouvants qui partent pour l’Algérie et qui de
là, dans un “intérieur”, développent un discours destiné à huiler les
engrenages de l’idéologie coloniale de sorte que le lecteur s’identifie avec le
lieutenant Forlaville, toujours si titanique et héroïque, presque un homo colonicus nietzchéen [16].
Il ne peut pas vivre hors du désert, il se sent à l’étroit dans n’importe quel
autre endroit, et le narrateur remarque:
“On maudit ce désert, et on ne peut pas
vivre ailleurs...” [17]
et un
peu plus loin:
“Et puis, s'étant dégagé de ses liens
africains, où irait‑il? Où se réfugierait‑il avec Jacqueline?
Quitter aussi l'Afrique? Il ne serait pas heureux ailleurs...” [18]
A cette
mobilité et incapacité de vivre dans un lieu “autre” que le désert nous
opposons l’immobilité tobinienne, où le départ pour la Libye est forcé mais,
s’il faut vraiment y aller, qu’au moins ne soit pas trop long.
A
partir de l’incipit des deux romans on remarque bien quelles sont les lignes de
force qui gèrent la mobilité des personnages: tandis que Le désert victorieux s’ouvre avec le lieutenant Forlaville, en
France pour une permission, le roman de Tobino [19]
s’ouvre avec le lieutenant Marcello qui vient de recevoir l’ordre d’appel, mais
il ne sait pas pour qui faire la guerre. Pour les fascistes? Et si on n’est pas
fasciste? Lui - par prudence - il n’a jamais dit qu’il ne l’était pas. Aller à
la guerre? Mieux vaut ne pas y aller pour ne pas favoriser la victoire des
fascistes et pourtant l’ordre d’appel l’y oblige et déserter serait pire.
L’unique solution serait de se faire réformer mais il faudrait être pistonné
par ceux qui détiennent le pouvoir, c’est-à-dire les fascistes et donc
s’humilier, s’agenouiller, les aduler et leur être reconnaissant. Il ne reste
que la simulation, mais il n’est pas facile de construire une maladie que l’on
n’a pas. Il vaut mieux laisser alors le destin suivre son cours et expier le
péché de ne pas s’être révolté contre la dictature. C’est sur cette absurde
impuissance que pivote tout le roman.
Le
désert de Libye semble construit comme un cercle en fonction de la fin et
du commencement, de façon à enfermer les personnages dans une absurde
incapacité de résister à un destin historique inéluctable. C’est justement
cette incapacité, aux tons que nous pouvons définir comme camusiens, qui permet
aux personnages de supprimer la conscience du temps [20].
A l’appui de notre affirmation citons quelques lignes de la dernière page
“Et malgré tout il y a eu en Libye
aussi des héros, purs, soldats, humains. Il y a eu ceux qui n’ont pas abandonné
leur ami, ceux qui sont morts pour rien, tout en le sachant. Simple geste, sans
idéal, mais un geste humain, noble, dans le miroir du destin qui le regardait.”
[21]
Le modèle du héros chez Tobino n’est pas
le modèle nietzschéen, son héros à lui c’est un anti-héros qui vit dans une
anti-histoire parce qu’il lui est impossible de partager la mort, la guerre, la
bêtise fasciste [22]. La
philosophie nietzschéenne est faite sur mesure pour “l’homo colonicus”, et a su
donner au roman colonial la sérénité nécessaire pour se développer. Le désert de Libye au contraire, ne
présente que des vaincus, des victimes, destinés à la défaite et à la peur.
Tous sont vaincus: les Libyens parce
que colonisés, et les Italiens [23]
parce que victimes d’absurdes conjectures. Ils n’ont aucune certitude du
lendemain historique, politique et ils n’ont même pas celle de survivre [24].
L’héroïsme dont parle Tobino n’est ni titanique ni homérique, mais “humain,
trop humain”, c’est celui du lieutenant Marcello. D’ailleurs il y a mille
moyens pour décrire une guerre, mais ce n’est pas une raison pour qu’il existe
un mode d’emploi. La guerre serait-elle une sorte de marque infamante à
transmettre de génération en génération? Le sentiment d’appartenir à une
unicité collective, traversée toutefois par quelques lueurs de conscience individuelle?
L’univers mental de Vioux et du
roman saharien en général est tout à fait différent: il permet au lecteur
d’extirper le souvenir de la première guerre mondiale, guerre-boucherie faite
de tranchées, de boue, de sang [25]
en lui offrant des espaces nobles, blancs, homériques. “Le héros du roman
saharien - dit Jean Robert Henry - est par excellence l’officier méhariste,
personnage complexe et problématique. C’est un chef attaché aux valeurs
archaïques, un mystique et un ascète, fasciné par le danger et la mort, forgé
par l’affrontement à la nature, et bien sûr désenchanté de la civilisation.” [26]
Cette Weltanschauung contraste avec celle de l’Italie qui a instauré en
Libye non pas une colonisation mais une croisade ni sentie, ni voulue, ni rêvée
[27].
La Libye, avec son terrible désert, est étrange,
inquiétante, sinistre, troublante, au sens freudien de Unheimlich, il s’y déchaîne donc une force centripète qui éloigne
mentalement - ne pouvant le faire physiquement - les personnages de Tobino hors
de cette terre où ils vivent une Odyssée sans gloire [28]
Puisque la nature de la représentation de cette
domination ne peut pas faire abstraction du désert qui représente en même temps
un espace et une Weltanschauung, nous
nous posons la question: comment situer ce désert-espace-textuel par rapport
aux contingences? Peut-il permettre au personnage de retrouver un accord avec
le monde? Notre réponse est négative [29].
Contrairement à ce qui se passe pour le roman colonial français, où le désert
est un espace pur qui permet le plein
épanouissement du héros, nous sommes ici en face d’un désert en tant que lieu
du présent historique, un présent qui n’est pas de victoire mais de défaite [30].
Cet “espace minéral” [31]
intervient dans la mise en scène du roman sans être ni choisi ni voulu. Il a
été imposé, tout comme la campagne de Libye.
La mise à nu des éléments ramène à un temps de genèse où
toute trace humaine est effacée [32],
rendant vains les efforts de ceux qui veulent occuper, coloniser ce territoire.
La mission coloniale est dépourvue de tout désir de gloire, mais elle existe en
tant que mission de l’armée qui doit être garante de l’ordre italien, ordre
cependant lointain [33].
Tellement lointain qu’il fait vivre aux personnages une ivresse a-temporelle
qui est inévitablement en contraste avec la chronologie du récit. L’hiatus
entre discours et narration reproduit dans la structure même du texte un double
mouvement avec le Moi et avec le monde.
Le désert est un espace intermédiaire de frontière entre
le Rien et quelque chose, la terre et la mer [34].
Mais si la force du désert est liée à son vide, il est alors légitime de se
demander jusqu’à quel point le désert est un espace humain valorisé. La
traversée du désert apparaît, plus d’une fois, comme un voyage hors du temps [35].
Le désert représente différentes fractures que nous
partageons ici en trois stades:
1. Avec la
norme: on ne vit plus sur son propre territoire, avec ses proches, on ne fait
plus le même métier. A ce premier stade correspond une forme de divorce avec
l’Occident qui a pour corollaire une perte d’identité.
2. Avec le
monde: la guerre est une fracture au niveau européen, entre les peuples, entre
les nations.
3. Avec
son propre corps: c’est-à-dire la folie et la mort. La description des hôpitaux
de campagne, l’histoire du médecin fou, montrent des corps meurtris et
martyrisés. Privés de dignité.
Enfin, le désert est un “fruit défendu” une “terre
inconnue” dans le sens “odysséen” du terme et s’y aventurer comporte des
risques. Si on le pénètre il peut contaminer [36],
comme le sexe d’une prostituée; c’est un espace tragique qui, si on le
traverse, donne la mort, la fièvre, la maladie. D’où la ségrégation dans les
camps, la claustration des personnages à l’intérieur de “forteresses” isolées [37].
Inévitablement leur regard sur le vide suscite une révélation qui n’est pas vraiment la révélation de
l’Autre, mais plutôt la révélation d’eux-mêmes, lue dans le miroir incertain du
désert.
Les personnages de Tobino n’atteignent jamais le vrai
désert, ce qui tend à démontrer leur incapacité à rencontrer, à séduire, à
pénétrer l’Autre. Il y a peu de place pour l’élément indigène qui reste malgré
tout une toile de fond indispensable.
Le Libyen est quasiment absent de l’univers tobinien, à
notre avis non par un refus de l’altérité, mais plutôt par un refus de
l’intrusion italienne. La référence arabe est présente dans l’univers spatial
de la description de manière superficielle et inconstante. Le Libyen, dans les
rares passages où il apparaît, est un inconnu, un objet et sujet de suspicion
et de crainte. La seule exception est Mahmud, le reste ce n’est qu’une masse
informe, anonyme:
“Seul celui qui a été soumis à la
tyrannie peut en un éclair comprendre
et supporter certains aspects et tout de suite après en avoir honte, quand il
s’aperçoit qu’il a changé à l’improviste de rôle. En effet Marcello à cet
instant-là était l’étranger, celui qui domine, qui porte l’uniforme de son
tyran. Mahmud parlait aussi contre lui.” [38]
La tension, le silence chargé de non-dits, n’est pas
entre Mahmud et Marcello mais entre deux identités collectives et il faut
entendre la description de ce silence non seulement comme refus de la
communication mais aussi comme soumission à un destin inéluctable. On veut que
les événements suivent leur cours,
c’est tout ce que souhaite l’armée italienne, elle qui, en Libye,
stupéfaite, ahurie, est incapable d’imposer
son propre discours colonial, et même tout simplement son discours.
Tobino représente donc l’anéantissement non seulement
d’une colonisation mais - d’une manière spéculaire, aussi de son discours et de son espace. Et par cette perte de
territoire à large spectre il n’y a de place ni pour l’Autre ni pour
l’Ailleurs.
La France, contrairement à l’Italie, a structuré un
univers mental prégnant qui est resté vivant même après la décolonisation [39],
justement parce qu’il est “expansif”, disponible, prêt à dilater, modifier et
maintenir chez le lecteur un rapport imaginatif. En effet ce qui rend le désert
incompréhensible, inimaginable ou bien compréhensible et représentable, ce ne
sont pas les compétences particulières qu’il requiert, mais l’opposition entre
la compréhension du désert et ce que le lecteur veut y voir.
Ainsi, tandis qu’en France la littérature coloniale a
constitué un modèle valable, en Italie elle était pour ainsi dire inexistante [40] et a été méconnue.
Le Désert
victorieux s’articule en fonction de paramètres typiques du modèle
colonial, reconnus valables pour leurs capacités descriptives-explicatives [41],
et, dans l’optique comparatiste que nous avons choisie, il est bon de souligner
que Vioux ne présente pas les dichotomies vainqueur/vaincu ou
colonisateur/colonisé; tout est émoussé, ouaté, comme s’il ne s’agissait pas
d’un climat de colonisation, puisque Forlaville, comme d’ailleurs tous les
autres personnages, occupe en Algérie une place qui lui est propre, conforme à
son identité, dans la certitude générale que le lendemain algérien sera encore
français.
Dans ce roman, alors, en quoi consiste l’”altérité”? Qui
et où est-elle? Nous pensons que seul l’espace du Sahara peut remplir ces trois
fonctions, parce que c’est à lui que se mesure le lieutenant Forlaville.
L’altérité de Jacqueline n’est pas à “vaste spectre” et a fortiori celle des épouses indigènes [42]
non plus, puisque tout ne peut être englobé que dans cet espace, où tout, aussi
bien les hommes que les choses, trouve son juste place.
Or, la mise en scène du désert passe à travers des
thématiques privilégiées, des structures actantielles et actorielles
spécifiques qui peuplent l’énoncé d’objets, de lumières, d’habitudes, de
personnages, en les parant de la juste dose d’exotisme qui a fait la fortune du
roman colonial.
Les descriptions, l’épaisseur et la couleur des images
dont se sert Vioux pour renseigner le lecteur, pour lui permettre de former au
fur et à mesure sur l’écran - incomparablement supérieur à celui de n’importe
quel cinéma - de son propre imaginaire, engendrent ça et là des grumeaux textuels
qui nous font penser à un type de discours autonome et indépendant qui traverse
en filigrane un discours plus étendu
avec lequel il interagit en en donnant des clefs de lecture, sans
toutefois le conditionner. Il s’agit, en somme, d’un discours qui en tant que
tel, a une cohérence bien à lui, et qui nous permet d’utiliser le texte pour
remonter à des structures caractéristiques d’un discours plus général, un
méta-texte englobant aussi des concepts plus généraux tels que la dichotomie
réalisme/exotisme.
Nous pourrions alors définir la description comme le lieu du texte où se fonde et se polarise la
mémoire du lecteur, en effet, affirme Philippe Hamon, “le descriptif
organise (ou désorganise), de façon privilégiée, la lisibilité de l’énoncé,
étant toujours, et à la fois, énoncé didascalique (il s’y transmet les signes,
indices, indications plus ou moins explicites de régie nécessaires à la
consommation et à la compréhension globale du texte par le lecteur) et énoncé
didactique (il s’y transmet une information encyclopédique sur un monde,
vérifiable ou simplement possible).” [43]
Les descriptions déterminent les positions aussi bien du
narrateur que du lecteur et donc elles ne servent pas seulement pour exposer,
révéler - au sens photographique du terme - , un monde mais aussi pour créer un
horizon d’attente, comme dans cet exemple qui nous semble très significatif:
“Six mois. Un autre détachement les
releva de leur faction. Ils s’en retournèrent, somnambuliques, farouches,
muets.
Un
soir enfin, sur l'horizon vide, ils virent monter les palmes de Hassi‑Es-Sahra.
Les chameaux humant cette fraîcheur lointaine tendaient leur long cou onduleux,
ranimés par l'apparition, les Chaambas sautèrent à bas de leur monture,
levèrent les bras vers le ciel rougeoyant du Moghreb, se prosternèrent le front
dans le sable doré et hurlèrent leur joie à Allah. Hosannah!
Ils
étaient sales, barbus, noirs et décharnés, déteints, sordides, déguenillés,
soûls de fatigues et de privations mais affamés d'amour; leurs yeux contenaient
toutes les flammes du soleil.
Grasses
de dattes, de paresse et de couscous, les femmes sortirent du ksar,
s'avancèrent au‑devant des hommes en vociférant leurs you‑you. Dans
leurs draperies bigarrées, elles apparaissaient éblouissantes aux yeux, pleines
du jaune et du gris du désert, des nomades; et les promesses de cette chair
féminine desséchaient les bouches, au fond des barbes noires.
Mais
il fallait d'abord rentrer au poste, s'occuper des bêtes, répondre à l'appel...
Les exclamations gutturales, les marchandages, les protestations se perdaient
parmi les cris rauques des bêtes et les commandements. Un nuage de poussière
pénétra dans le ksar avec le peloton.” [44]
La description du ksar vise à une efficacité directe sur
le lecteur aussi bien du point de vue pédagogique que taxinomique et normatif,
et elle n’est jamais gratuite dans le sens qu’elle se propose de répandre et de
stéréotyper une bonne quantité de topoï.
Reprenant le concept précédemment exprimé de désert narré et désert cité, on pourrait y ajouter un principe narratif ultérieur fourni
par l’opposition entre désert pictural
et désert dramatique. Il s’agit de
construire, en effet, sur la base d’un désert habituel, non seulement un désert
idéal, mais un désert capable d’être le théâtre, la source et la raison de
passions. Ce qui ne veut pas dire nécessairement construire un désert
“meilleur” mais seulement poussé à l’extrême.
Le
désert est un lieu de vérité, et un lieu révélateur de vérité. C’est seulement
dans cet espace qu’apparaissent la vraie vie et la vraie nature de Forlaville:
enfants, épouses, etc., et c’est seulement la pénétration de cet espace qui
permettra à Jacqueline d’apprendre l’amère vérité, non seulement sur un homme,
mais sur tout un monde. A son arrivée en Algérie elle s’aperçoit bien vite de
la fracture entre les images de son désir et la réalité, et elle vivra
tragiquement la scission entre le monde exotique tel qu’elle l’avait rêvé, la
dimension fidèle et ascétique pour ne pas dire romantique de François [45]
et la lourde et accablante réalité d’un monde pauvre, indéchiffrable et
impénétrable pour elle.
“O les avenues ombreuses de cocotiers et
de mimosas épineux! De lauriers roses et de grands dattiers dont la fraîcheur
embaumée enveloppait les promenades de François Forlaville pensant à son amie
de France...
O
la demeure splendide, blanche, emplie de jets d'eaux murmurants, la maison du
bonheur posée au cœur de la palmeraie... O l'oasis d'enchantement...
L'imagination
est une belle chose!
L'idée
que son ami vivait depuis si longtemps dans l'une de ces cavernes de terre la
pétrifiait.”
La
maison apparut c'était, sur une terrasse, un bâtiment précédé d'arcades
frustes, délabré quoique neuf, en toub rougeâtre comme le reste du ksar. Un
escalier extérieur conduisait sur le toit plat. (...)” [46]
Et après avoir appris la vérité au
sujet de ces femmes et de ces enfants qui se tenaient dans la cour, la vue, les
sens de Jacqueline vacillent:
“Le beau jardin odorant et la demeure de terre se mirent
à osciller dangereusement. Une immense stupeur paralysait la visiteuse. Trop
tard! Trop tard! Elle arrivait trop tard! Ah! cette poursuite passionnée à
travers ce désert... Mon Dieu! Trop tard! Il avait cessé depuis longtemps de
l'attendre... Il ne l'avait jamais attendue! Mon Dieu! Comment n'avait‑elle
pas deviné cela? Tout ce mystère ne cachait que cela...”[47]
La maison de Forlaville [48],
très différente de celle qu’imaginait Jacqueline [49],
comme les maisons musulmanes en général et sahariennes dans notre cas, tout en
étant ouverte vers l’extérieur par une cour, est conçue avec l’intention de
préserver un espace intérieur. Comme une monade, elle parle et témoigne de son
silence, elle est distante, protégée, utérine. Dans l’espace du Sahara c’est la
maison qui établit des critères d’exclusion/inclusion, car elle distingue,
sépare, estime les distances, elle se protège et s’écarte, tout en restant
partie intégrante du désert où elle se mimétise. C’est cela qui trouble
Jacqueline: elle perçoit immédiatement qu’elle est exclue de cet espace. Elle
comprend alors qu’avant son arrivée en Algérie elle s’est confrontée à un
univers plus romanesque que réel. En la suivant le lecteur a lui aussi la
sensation de se heurter à “un autre monde” que ce soit pour la façon d’y
accéder que pour tout ce qu’il y rencontre et qui fait obstacle: les habitants
en général et les composantes de la “famille Forlaville” en particulier, le
paysage, les objets, et même les couleurs [50].
Forlaville, est lui aussi conscient de cette fracture,
bien plus, son être est constamment entre les bords d’un hiatus spatial,
temporel - il a toujours fait appel à un lieu originel où le temps serait comme
suspendu - mais tout d’un coup le monde s’écroule sur lui:
“François Forlaville s'arrêta net.
Maintenant, les yeux de l'un rivés dans les yeux de l’autre, ils se sentaient
intérieurement emportés par un vent de désastre.” [51]
En réalité la catastrophe a lieu au moment où l’on a
voulu remplir cet espace qui par son vide avait permis aux personnages de vivre
leurs tensions continuelles sans jamais arriver à un point de critique, à une
friction. Tout aurait dû rester dans un espace physique dilaté - celui du
désert - et dans un espace mental fantasmatique - celui du désir, de la
passion, de l’image mentale. Si d’une part tendre vers un lieu où la passion
serait enfin satisfaite permettait de trouver une conciliation avec le temps et
l’espace, d’autre part tenter de se soustraire à toute sorte d’enracinement,
que ce soit le sol français ou le sol algérien, provoquerait une sorte
d’aliénation et de perte d’identité. Les deux territoires sanctionneraient en
effet l’appartenance à un lieu reconnaissable, comme si la notion de racine, de
patrie - Forlaville ne se sent plus français - était justement ce qui
empêcherait de prouver un rapport pur avec l’”extériorité”, comprise comme un
sentiment d’évasion qu’aucun objet sensible ne peut satisfaire. Les pas de
Jacqueline ne se dirigent pas vers un ailleurs plus authentique, vers une terre
“vierge”, mais ils renoncent à un poids excessif: celui de l’orgueil et de la
passion trahie.
L’occupation de l’espace désertique de la part de
Jacqueline a lieu grâce à son image [52],
elle envoie en effet à François la photo de son portrait [53]
et cette logique de la distance coïncide avec celle d’un espace vide qui tend à
être virtuellement occupé.
La photo, aussi bien celle de François [54]
que celle du portrait de Jacqueline devient comme un lieu d’articulation du
rapport avec l’absence, pour autant que l’autre, avec son espace-temps est
“possédé” à grâce à l’effet de capture de l’image. Jacqueline capture François
et en même temps, grâce à son image, se fait “posséder” par lui. François, au
contraire, n’a jamais donné une image de lui, optant ainsi pour une
“photographie de la mémoire” pour ne
pas être accessible ni aux yeux de Jacqueline, ni encore moins aux yeux des
autres (le mari ou la soeur auraient vit fait de découvrir l’”effigie sacrée”).
Il ne se “révèle” pas, ce qui lui permet de préserver les secrets de son
intériorité. L’image peut faire franchir le seuil du visible [55]
en communiquant les odeurs [56],
les sons [57], les
sentiments, les pensées. Lorsque Forlaville regarde cette photo il communique
avec lui-même, en se mettant à la preuve, ce qui le ramène en même temps à
vivre les bribes de son passé et à le repousser fortement; cet hiatus lui
permet de mentir, ne créant et ne
renforçant dans l’esprit de Jacqueline que les images qu’elle connaît [58].
La séduction exercée par le désert dans les deux romans
est déterminée par le fait qu’il devient le seul lieu possible, fondamental
pour l’espace narratif, et celui-ci s’invente au fur et mesure que la narration
avance. Chez Tobino il est le théâtre non seulement d’une colonisation
annihilée mais aussi, d’une manière spéculaire, de son discours et de son espace. Chez Vioux, au contraire, le
mélange d’ennui et de fascination à l’égard du Sahara colonial n’atteint pas
seulement les deux personnages, mais il appartient à son mythe qui tend à
offrir l’atmosphère d’un monde fossilisé, hors du temps, où ni crimes ni
passions ni illusions n’ont plus de consistance.
[1] Cfr. Marceau Gast, “Mutations sahariennes” in Autrement, N° spécial, “Désert. Nomades, guerriers, chercheurs d’absolu, N° 5 Novembre 1983, pp.65-80 et en particulier pp.66-67. Cfr. aussi Roger Arnaldez, Déserts-métaphores de la mystique musulmane, ibidem, pp. 202-209 et notamment pp. 202-203.
[2] Cfr. Jean-Robert Henry (Ss dir de), Le
Maghreb dans l'imaginaire français La colonie, le désert, l'exil, Aix en
Provence, Edisud/ ROMM, 1985
AA. VV., Revue de l'Occident musulman et de la
Méditerranée, Aix en Pce, N°37, Spécial: Le Maghreb dans l'imaginaire français La
colonie, le désert, l'exil 1° semestre 1984.
AA. VV., Imaginaire de l'espace, espaces
imaginaires: actes de colloque/EPRI, Casablanca, Université Hassan II, Faculté
des Lettres et Sciences humaines I,
1988.
Chantal Dagron, Mohamed Kacimi, Naissance du désert: déserts des
imaginaires méditerranéens de l'Antiquité à la Renaissance, Paris, Balland,
1992.
[3] Cfr. AA. VV. Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, Alger, Faculté de Droit, N°1, Spécial: Roman colonial et idéologie coloniale en Algérie. mars 1974 ; Philippe Hamon, Texte et idéologie, Paris, PUF, 1984.
[4] Paris, Fasquelle Editeurs, 1930.
[5] Torino, Einaudi, 1955
(traduit en français par Simone Mat, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989).
[6] “Sa bibliothèque, riche de livres savants sur le Sahara, et de
poèmes, se recouvrait de sable. Il ne lisait presque plus, car il retrouvait
dans les livres savants la hantise du désert, et chez les poètes une désespérance
infinie.” Marcelle Vioux, op. cit., p. 102.
[7] “Tout était blanc, silencieux, immense et l'on ne savait pas,
d'abord, si c'était le jour ou la nuit.
Mme Doret finit par
s'endormir, terrifiée par la vision de ce chaos étrange sous la clarté lunaire,
de ce monde mort.” Ibidem, p. 202.
[8] “Que de fois, naguère, dans cette
chambre qu'ils partageaient, les deux frères avaient échafaudé des projets
d'avenir insensés! Car ils avaient le même amour du merveilleux, le même besoin
d'absolue pureté, qui les gardaient hors du monde réel.” Ibidem, p. 6
[9] “Forlaville était heureux de se
retrouver à nouveau là, en famille, parmi ces compagnons simples et gais, un
peu puérils, charmants - de rudes hommes pourtant! - toujours naïfs sous leurs
airs cyniques, grande famille affectueuse et compréhensive.” Ibidem, p. 28; “ - Il devient tout à fait oriental.
Quand vous faites‑vous musulman? demandait le capitaine qui réprouvait
ces unions et, ne pouvant les empêcher, feignait généralement de les ignorer.
Il n’aurait pas fallu
prier beaucoup Forlaville pour l’entendre invoquer Mahomet...” Ibidem, p. 95.
[10] “Mme Doret s’adonna à l’art nègre, s’entoura de grimaçants fétiches, de
toute une pacotille de bazar, d’un orientalisme d’exposition. Elle acheta des
cartes d’Afrique, puis toute une bibliothèque traitant du Grand Désert, enfin
tout ce qui pouvait évoquer le Sahara, l’idée surtout qu’elle se faisait du
Sahara où vivait son amant.
Dans
son boudoir africain l’amoureuse romanesque évoquait sans fin, en ce Sahara de
fantaisie, une oasis merveilleuse et, dans ce lieu d’enchantements, une
poétique et mystérieuse demeure arabe, toute blanche et fleurie
d’arabesques...” Ibidem, p. 47.
[11] “Elle commençait, elle aussi, à
penser en Saharienne, c'est‑à‑dire avec franchise.” Ibidem, p. 242.
[12] “Le vent brûlant hurla sa rage dans ce vide insensé, dans cette obscurité
rouge, sinistre; les chameaux refusèrent d'avancer, d'escalader les
monstrueuses vagues de l'Erg hérissées de poussière aveuglante, étouffante, et
qui paraissaient se soulever, marcher.” Ibidem, p. 65.
[13] “Mais si la plupart des souvenirs s'effacent très vite dans la solitude,
celui qui s'y implante y tourne à l'obsession. Ce sont les sensations
nouvelles, les sentiments nouveaux qui détruisent les anciens. Dans les villes,
les hommes cueillent chaque jour leur butin de sentiments et de sensations,
mais au désert ils sont la proie haletante du souvenir, au désert où rien n'a
plus de proportions raisonnables... Hors ce toutes les conventions,
l'âme nue comme la dune, il ne comprenait plus la force du cadre. Les
conventions, les préjugés européens lui apparaissaient étranges et ridicules.
Il oubliait que lui‑même, bridé, gêné par les règles sévères de la
société, n'était pas le même homme à Paris et à Hassi‑Es‑Sahra.”
Ibidem, p. 109.
[14] En ce qui concerne la notion de monde cité et de monde narré et par conséquent des opposition entre narrateur abstrait et concret et lecteur abstrait et concret, nous renvoyons aux instances du texte narratif décrites par Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le “point de vue”. Théorie et analyse, Paris, José Corti, 1989.
[15] Cfr. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1978.
[16] “Dans
ce silence et cette pureté il se retrouvait vrai, heureux, enfant. Fou
d'espace, respirant à pleins poumons joyeux l'odeur indéfinissable du sable
cuit par le soleil féroce, les yeux perdus sur ces plaines jaunes, illimitées,
où rien ne vit que le scarabée éternel, il allait, il allait...
Le Sahara!
Il entreouvrait sa djellaba sur sa
poitrine nue, décolorée déjà par la brume d'Europe, et l'air libre du désert
entrant en lui le purifiait jusqu'au cœur de son âme trouble. Ces horizons sans
fins, qui donnent des ailes, n'élargissent‑ils pas aussi les horizons
toujours trop bornés de la vie intérieure?
Il marcha des jours et des jours;
par delà Béchar, Beni‑Abbès et la Saoura: ce couloir de civilisation, par
delà Timimoun la Rouge, et enfin ce fut le port: Hassi‑Es‑Sahra...
Mais ce n'était pas encore assez loin pour lui...” Marcelle Vioux, op. cit., pp. 21 - 22
[17] Ibidem, p. 79.
[18] Ibidem, p. 151.
[19] Cfr. notre “Le désert
de Libye de Mario Tobino: vers une colonisation annihilée” comunication
presentée au colloque “L’Idée coloniale”, Université d’Angers, 13-14 décembre
1996.
[20] “Le bruit
circule que les Anglais sont déjà à Agedabia. Maintenant les Italiens
commencent à s’éveiller et à jurer, mais encore ils ne pensent pas, fonction
dont ils semblent destinés à être incapables. (...) On voit maintenant ce que
cela veut dire que ne pas avoir d’idées, que d’avoir construit sa vie sur de
faux concepts.” Tobino, cit., p. 113. Tous les extraits ont été traduits par
nous.
[21] Ibidem, p. 214
[22]
“Les officiers font tous les salamalecs possibles pour éviter de penser;
ils refusent le raisonnement comme une nourriture avariée” Ibidem, p. 107.
[23]
“Où était passé ce patriotisme si héroïque? Il s’était terminé dans les
ambulances, il s’était tapissé de croix rouges Il y avait bien eu une marche triomphale, mais à rebours. On aurait
cru assister à un film sur la décadence romaine lorsque l’empereur gras,
voluptueux, pâle, commence à percevoir exactement la réalité et amorce une
fuite inutile tandis que les colonnes en carton tombent, les tables dressées
sont renversées par les convives en fuite, et les trophées qu’il y a un instant
étaient pompeux deviennent tout à coup des objets solitaires et ridicules et
que l’empereur s’enfuit, mais en vain, parce que les soldats qui vont le
poignarder sont déjà arrivés”. Ibidem,
p. 116.
[24] “Car cette foule n’avait ni
convictions ni dignité, et se prosternait dès que le plus fort brillait,
n’ayant rien à maintenir ni à défendre; c’est une attitude particulière aux
Italiens que d’avaler leur salive devant les parades.” Ibidem, p. 104.
[25] “Il est difficile de ne pas voir dans le succès du roman saharien des années 20 et 30 une réponse symbolique - car elle n’était pas autrement dicible - au traumatisme laissé dans l’imaginaire français par le horreurs de la Grande Guerre, quintessence en négatif de la civilisation moderne.” J. R. Henry, “Le désert dans l’imaginaire français”, in Imaginaire de l’espace espaces imaginaires, cit., p. 175.
[26] Ibidem, p. 174.
[27] “En usant du facile stratagème de se dire tous des héros, ils se
contentent très facilement. Pour redevenir des hommes ils auront encore besoin
de beaucoup de coups de bâton. Il est difficile d’extirper une lâcheté si
enracinée et si confortable”. Ibidem, p. 109.
[28] “Le cimetière dans le climat fasciste est ce qui donne la gloire. Pour les
commémorations. Du premier coup d’oeil on évalue le sacrifice. Il ne faut pas
le dire mais c’est ainsi. Pour faire émouvoir il faut un beau cimetière. Ils
citent ton nom, tu es un héros, tu seras promu et repromu”. Ibidem, p. 174.
[29] “Les
Italiens ont tracé une route qui va de la Tunisie jusqu’en Egypte. La guerre de
1940-43 emprunta aussi cette route. Elle traversait le désert, immobile, terre
sans larmes, suie limpide. Celui qui est dans un véhicule roulant sur cette
route ressent en lui-même le déracinement de ses rêves, de ses souvenirs; les
fantaisies les plus lointaines se lèvent de ce sépulcre. Pendant cette guerre
il arrivait de voyager sur des véhicules pendant des jours et des jours, le
lieu du départ était pareil à celui de l’arrivée, c’est-à-dire un point dans le
désert. Il arrivait que l’âme se montrât peuplée comme une foire. Cela arrivait
à tout le monde, soldats et officiers.” Ibidem, p. 133.
[30] “... il
n’essayèrent rien pour échapper à l’encerclement anglais car ils étaient
heureux de devenir prisonniers et d’en finir une bonne fois avec le désert,
dont ils étaient très fatigués. Ils
étaient également très fatigués de cette confusion dont ils n’arrivaient pas à
bien comprendre ni le comment ni le pourquoi, mais ils sentaient qu’elle
existait.” Ibidem, p. 115.
[31] “La
Marmarica est une immense dalle grise. Le bourdonnement sourd et continu du
soleil, et, quand celui-ci disparaît, c’est la lune, immobile, silencieuse qui
éclaire ce paysage sans plantes.” Ibidem, p. 159.
[32] “Le
maudit ghibli de la Marmarica rendait tout le monde fuligineux” Ibidem, p. 212.
Et encore “Muzruk, la capitale du Fezzan, est un pays enfoncé dans le Sahara;
il est composé, à part les quelques maisons éparpillées dans les “jardins”
d’une route très large qui serpente en de légères courbes, une route bordée de
frêles abris qui n’est rien, si on la
compare à une rue d’une grande ville, mais puisque on arrive du désert impitoyable
qui l’environne, des oasis les plus éloignées, elle s’enflamme d’un espoir, ou
d’une hallucination: on a l’impression d’être dans la rue la plus tumultueuse.
Après le paysage spectral on voit dans une frêle tige la vie d’un chaîne.”
Ibidem, pp. 145-146.
[33] “Les
Allemands ne s’arrêtèrent même pas une minute à Tripoli, ils se dirigèrent vers
leur ennemi qui avait ses premières ramifications ou milieu du désert de
Syrtes, vers Naufilia, et pour une quantité de raisons en partie justes et en
partie fausses celui-ci n’avait pas profité de notre débâcle pour arriver
définitivement à Tripoli. En effet il y serait arrivé tranquillement dans ces
nombreux jours où les Italiens n’étaient rien et les Allemands n’avaient pas
encore débarqué. Mais les Anglais ne l’ont pas fait, peut-être parce qu’ils étaient
à la fois fatigués du long désert et étonnés de la facilité de leur guerre.
Ainsi ils sont devenus hésitants plutôt à cause des commandants qui n’ont pas
eu la force de décider sur ce qu’ils voyaient...” Ibidem, p. 104.
[34]
“Seulement devant les soldats, après tant de mois de sable, il y avait
quelque chose de miraculeux, et d’autant plus merveilleux qu’il était en
contact avec le désert, c’est-à-dire la mer, qui rappelait par ses vagues
d’infinies pensées italiennes.” Ibidem, p. 137.
[35]
L’ensablement de l’ambulance pour “entrer” dans le désert et non pas
pour en sortir nous semble symptomatique: “La roue arrière de l’ambulance -
comme la route n’était faite que de sable - dans un virage, en ralentissant,
s’ensabla, elle tourna à vide, et comme elle ne pouvait pas s’accrocher, elle
creusa un trou. (...) L’ambulance au retour ne s’ensabla pas.” Ibidem, pp. 26
et 30.
[36] “Le
trachome, la maladie du désert aveuglant, avait étalé un voile blanc sur ses
deux yeux.” Ibidem, p. 85.
[37] “Ils se
lancèrent à l’attaque, mais beaucoup furent tués, lorsque tous les forts de
Tobruk commencèrent à combattre. En effet ces forts sont éparpillés dans le
désert tout autour de Tobruk, construits de telle manière qu’on ne les voit pas
et ainsi disposés qu’ils sont protégés des attaques. Cette magnifique
construction, si elle est défendue par des soldats qui veulent combattre, ne
peut être conquise sinon dans un bain de sang.” Ibidem, p. 158.
[38] Tobino, cit.,
p. 99.
[39] Cfr. J. R. Henry, “Le désert dans l’imaginaire français”, in Imaginaire de l’espace espaces imaginaires, cit., p.171.
[40] D’après un “référendum” organisé par un périodique
nationaliste, L’Azione Coloniale, il
ressort que les personnes convaincues de l’existence et de la valeur d’un roman
colonial italien sont peu nombreuses. En effet on ne voulait pas quelque chose
de “spécifiquement littéraire”, mais quelque chose capable de rehausser
l’action coloniale. Aucun but esthétique donc, mais seulement un désir de
divulgation et de propagande.
[41] Cfr. AA. VV Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, op. cit., p. 90.
[42] Le discours des femmes indigènes de Forlaville est peut-être identifiable non pas tant avec un rapport “altéritaire” qu’avec un rapport de domination “nécessaire”, puisque Forlaville appartient à la race des conquérants.
[43] Philippe Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 6.
[44] Marcelle Vioux, op. cit., pp. 78-79.
[45] Il
faut aussi souligner que cette dimension n’était pas uniquement le fruit de
l’imagination de Jacqueline mais qu’elle avait été bâtie aussi par tout ce que
François lui écrivait. Dans ses lettres il décrit un monde qui s’adapte bien à
l’horizon d’attente de son amante: “Ma
chère Jacqueline, ici fait une trés forte chaleur: à l'ombre du fortin le
thermomètre marque 47°. Excuse‑moi donc: j'ai l'esprit vide, c'est‑à‑dire
plein, car j'ai tout le désert
embrasé dans la cervelle. Ta lettre était si gentille, chérie! A quel point
cela peut troubler, quatre pages de la femme aimée, je ne le croyais pas.
Ma
résidence saharienne, comme tu dis si drôlement, mon amie lointaine, c'est un
fort en terre séchée au soleil et en troncs‑de palmiers; un rectangle de
murailles à créneaux barbouillées d'ocre et percées de meurtrières, fréquentées
en ce moment par les scorpions. Cela ressemble assez à ces forts que les
enfants construisent sur les plages.” Ibidem, p. 58.
[46] Ibidem, p. 205.
[47] Ibidem, p. 207.
[48] “Naguère, en patrouillant dans l'Iguidi, Forlaville
avait relevé la position de l'une de ces oasis inhabitées, dissèminées dans le
désert, oasis complètement dépeuplées par les razzias, les massacres, les
famines. C'était á six jours de marche dans le sud‑ouest, à trente‑cinq
jours à chameau du poste de Colomb‑Béchar, loin par conséquent de toute
civilisation.
Le Ksar, la Kasba Hamra, le Chateau
rouge, n'étaient plus qu'un tas informe de boue rougeâtre, crevassée, et la
palmeraie ne comptait plus que quelques dattiers clairsemés et jaunes, mourant
de soif, à demi ensablés déjà. Mais il existait là une nappe souterraine d'eau
potable; les puits primitifs, comblés de sable et de cadavres, s'étendaient sur
une vaste circonférence il n'y avait qu'à les curer et à en forer de nouveaux,
qu'à refaire tout l'ancien réseau d'irrigation.
Sur cette désolation ensoleillée
régnait la plainte logubre des hyènes puantes. Sliman hochait une tête
désapprobatrice; Forlaville, emballé, organisait mentalement son existence dans
cette oasis abandonnée. La Kasba Hamra serait sa résidence secrète, son île
déserte au milieu des mers mortes que ne franchiraient jamais les voyageurs
importuns.
Il aurait de quoi s'occuper, avec ce
minuscule royaume. Tant mieux! Il se sentait fort. Il désirait utiliser son
énergie, ne pas se laisser aller à vau‑l'eau. Il savait que le travail
seul permet d'échapper à l'influence dissolvante des solitudes désertiques.”
pp. 169-170.
[49] “spacieuse et luxueuse, dallée de mosaïques précieuses, avec des portes et des plafonds de cèdre incrustés de nacre, ciselés; avec des murs décorés de prodigieuses dentelles de plâtre, avec un patio plein du murmure incessant des fontaines, et une terrasse jonchée de tapis qui dominait un jardin de délices d’où montaient des parfums enivrants et des musiques délicieuses...” p. 47.
[50] Les
couleurs décrites par Forlaville ne coïncident pas avec ceux qui apparaissent
aux de Jacqueline, probablement parce qu’il a acquis une autre conception des
couleurs qui ont ainsi perdu leur équivalent “objectif” ou “universel”, leurs
géométries sont différentes: “Allons: ces laides bêtes aux couleurs sales, c'étaient des méharas!
Elle se rappelait avec
quel enthousiasme François parlait de sa chamelle blanche, de son méhari
Azreg...
- Il n'y a pas de chameau blanc, madame. Les plus blancs sont
grisâtres. Ici, on parle comme ca, vous savez... On se bluffe!” Ibidem, p. 194.
[51] Ibidem,
p. 207.
[52] “Il déficela un paquet arrivé en son absence, sa cervelle vidée de
substance n'enregistrait pas ses gestes. Le paquet contenait un portrait de son
amie. Hébété, il le contempla longuement.
Le peintre l'avait recréée
si blonde, si vaporeuse, si irréelle, si enfantine.. Au‑dessus des
épaules nues, si délicates, si rondes et si nacrées, c'était un délicieux petit
visage, reposant et doux, doux à pleurer de douceur et de tendresse devant
lui...
Le soleil haut dans le
ciel en feu écrasait tout; tout dormait du lourd sommeil des siestes
tropicales. François Forlaville ne pouvait s'arracher de ce portrait qui
souriait là de son sourire lointain, naïf et un peu triste.
Obsédant,
fascinant, le ronronnement des tambourins reprit dans le ksar réveillé. Satiété
insanable de l'homme...” Ibidem, pp.
82-83.
[53] “A ce moment, elle se fit peindre par un peintre célèbre: elle était si
réussie, si rayonnante (...) La seule photographie, tirée en grand secret de ce
portrait, prit le chemin du Sahara.” Ibidem,
p. 49.
[54] “ Elle mendia une photographie de
lui:
- Celle où tu es en officier méhariste, sur ta chamelle Beïda dont
tu m'as tant parlé, et où tu as, à la fois, l'air du Christ et d'un bandit.”
Ibidem, p. 17.
[55] “Il s'interrompit, il ne savait plus que lui dire; il sortit de la
valise où il l'avait caché le portrait trop joli. Il avait beau regarder son
amie et relire ses lettres, elle demeurait secrète. Toujours il arrêtait les
confidences que les femmes font si facilement à leurs amants. Et maintenant il
eût donné beaucoup pour connaître à fond cette Jacqueline, pour la connaître
autant du moins qu'on peut connaître un autre être... (...)
Mais lui aimait à se laisser
envoûter. Ce portrait, ce n'était plus seulement Jacqueline Doret, c'était une
amie lointaine et présente, chargée de tous les rêves, de toutes les beautés,
une femme qu'il avait crée, une Jacqueline différente, un prolongement de
Jacqueline, une créature idéale, qui était toutes les femmes, qui était la
Femme...
‑ Je te serre tout contre moi, tout contre moi, passionnément, comme là‑haut,
chérie. Je t'aime de toute mon âme.” Ibidem, pp. 116 - 117.
[56] “- Je voudrais me souvenir
du parfum de tes beaux cheveux si clairs, chérie... Que tu es belle! Que tu es
belle!” Ibidem, p. 83.
[57] Ecrit Jacqueline: “- Mon
amour, je voudrais ne t’écrire que ce nom tout au long de cent pages, mais il
faudrait que tu y mettes l'intonation! Approche ton oreille, écoute: Mon amour!
Mon amour! Mon amour, je t'aime! Mon amour, aime‑moi! Mon amour, dis‑moi
si tu m’aimes et comment tu m'aimes, car je ne suis jamais lasse de le savoir,
car je ne le sais jamais assez! Mon amour ne m'oublie pas plus que je ne
t'oublie! Oh! mon amour, pardonne‑moi de ne pas savoir te dire autre
chose! Il ne se passe rien dans ma vie puisque tu es loin de moi! Mon cœur et
mon corps sont pleins de toi; mon amour. Mes jours et mes nuits et le temps,
c'est toi! Souvent le sommeil m'apporte l'impression de ta présence”. Ibidem, p. 84.
[58] “ - Dans l'étroite cellule blanchie à la chaux qui est ma chambre, ton
portrait trône, ma chérie. Il fait l'admiration et excite la jalousie de mes
camarades; chaque fois que je le regarde - et c'est souvent! - il m'enchante
jusqu’aux larmes. Es‑tu vraiment aussi adorablement jolie, ma Jacqueline?
Tu es dangereuse à contempler pour un solitaire, ma petite femme. Ah! si tu
étais là je te dirais deux mots, deux mots en particulier...
En
ce moment, les nuits sont si chaudes que nous les passons sur les toits plats.
Nous nous sommes confectionnés là‑haut des chambres à ciel ouvert, au
moyen de palmes et de nattes.
De
l'oasis en fleurs sous les grands dattiers monte vers nous le parfum des roses,
des jasmins, des orangers, des citronniers, de toutes espèces de plantes
aromatiques, un parfum complexe et pénétrant qui, dans la beauté des nuits,
nous chavire le cœur. Parfums, musiques, chants et clair de lune: tout le grand
jeu! Mais, vrai, ce sont des nuits d'une si enivrante douceur qu'on a mal
d’être seul. Ce sont des nuits redoutables pour les solitaires...” Ibidem, p. 85.