L'œuvre de Nina Bouraoui : entre crise narcissique et crise identitaire

par Ahmed Benmahamed



Dès son premier roman, La voyeuse interdite (1), Nina Bouraoui manifeste, par la voix de sa narratrice Fikria, le refus de la féminité, du corps féminin car :

« Le corps est le pire des traîtres, sans demander l'avis de l'intéressé, il livre bêtement à des yeux étrangers des indices irréfutables : âge, sexe, féconde pas féconde ? Pubère, il m'a rendu inapprochable, dans le royaume des hommes je suis LA souillure… » (p.61)

Dans les pays maghrébins, en général, l'ensemble de la société contribue à ternir l'existence de la femme en en faisant une victime malheureuse, triste, vouée à un sort peu enviable. La révolte contre la société traditionnelle, qui a permis entre autres de projeter le roman maghrébin sur la scène littéraire internationale, a été le thème central de plusieurs œuvres marquantes de la littérature maghrébine (2). Le problème d'être femme dans ce type de société est particulièrement déchirant . Nina Bouraoui en fait un tableau impressionnant dans son premier roman, sans fausse pudeur et sans retenue, comme le souligne Esma Lamia Azzouz (3) :



« …aucune femme n'a écrit comme Nina Bouraoui. Aucune n'a pu montrer la face cachée du monstre qu'est la société avec une telle cruauté et une telle précision. Aucune n'a pu se glisser aussi subtilement dans les antres de ces monstres de la rue. Aucune n'a pu montrer aussi judicieusement les conséquences de la perversité de la société masculine sur les femmes. »



Il ne s'agit pas uniquement d'un problème en rapport avec la société : la crise de la jeune fille, Fikria, est due aussi à l'absence d'identification aux images parentales. La mère lui tourne le dos , immobile, indifférente alors que le père, odieux, reste muet. La narratrice, (Fikria signifie l'intellectuelle) n'est pas reconnue, ne sait pas qui elle est. Vision métaphorique de la déchirure et de l'absence de points de repères de la romancière elle-même, issue d'un mariage mixte (mère française, père algérien) : l'Algérie ne la reconnaît pas et la France semble lui tourner le dos. Ni française ni algérienne, elle poursuit sa quête identitaire dans tous ses romans et plus singulièrement dans son dernier titre, Garçon manqué.

La narratrice de La voyeuse interdite, dont le regard est impitoyable sur la société dans laquelle elle est victime innocente, « ce pays masculin, vaste asile psychiatrique », reste cependant soumise même si elle semble renvoyer à la violence de la société masculine sa complaisance dans la souffrance et la résignation.

C'est dans son deuxième roman, Poing mort (4), que la narratrice va s'insurger contre la société en s'installant dans le sadisme et la cruauté et la phobie des vivants, « préférant la compagnie des allongés ». La haine des autres, la mise en abyme de la mort et la méchanceté de la narratrice, tous ces éléments semblent œuvrer à réparer l'injustice de la société envers ce personnage et à conjurer le mal. Tout semble indiquer qu'une fois que la narratrice a vomi toute sa haine contre le genre humain, elle pourrait enfin se sentir apaisée et pourrait reprendre sa place dans le royaume des vivants, acceptant dès lors son sort et sa condition de femme ordinaire.

Dans son troisième roman, Le bal des murènes (5), le problème de l'identité refait surface avec plus d'acuité : le narrateur n'est pas tout à fait un garçon ni tout à fait une fille. Androgyne, inconsolable, il souffre viscéralement de la violence de la société, cruelle et injuste.

L'Age blessé (6), quatrième roman de Nina Bouraoui, met en scène la mémoire qui fait un incessant va-et-vient entre deux voix : celle d'une enfant et celle d'une vieille femme, transposant ainsi le problème de l'identité à un autre niveau, celui de la quête de soi dans un espace et un temps non définis. On ne saura pas le nom de la narratrice, même si la dernière phrase du texte « Mon père répète mon nom », laisse supposer que le nom est connu. Nina Bouraoui semble chercher ainsi à faire durer le mystère et l'ambiguïté.

Ces trois romans qui suivent La voyeuse interdite, ont pour cadre un espace autre que le Maghreb et amorcent ainsi une tentative d'arrachement à l'ancrage maghrébin de l'écriture de Nina Bouraoui. Cet arrachement est symptomatique d'un malaise : en effet, d'où parler ? où se situer ? En France ? En Algérie ? Entre les deux ? Dans un espace indéfini ? Toute la difficulté d'être écrivain beur ou d'origine maghrébine en France est là. La crise identitaire (fille ou garçon ?) se double d'une crise d'appartenance à un espace (la France ou l'Algérie ?). Faut-il désormais inventer un no man's land pour ces auteurs qui ne sont pas reconnus par leur pays d'origine ou le pays d'origine de leurs parents ni par leur pays de naissance ou d'adoption ? Ecrivains hybrides (7), ils poursuivent leur quête d'un espace qui doit leur revenir.

Les deux derniers romans de Nina Bouraoui, Le jour du séisme (8) et Garçon manqué (9), ont pour point d'ancrage, respectivement, l'Algérie puis l'Algérie et la France. Ce va-et-vient entre la France et l'Algérie traduit un certain malaise chez Nina Bouraoui :

« Qui suis-je ? (10) »

« Tous les matins je vérifie mon identité. J'ai quatre problèmes. Française ? Algérienne ? Fille ? Garçon ? (11) »



Cependant, Garçon manqué marque la fin de l'ambiguïté quant au statut générique de des romans de Nina Bouraoui : elle passe ainsi de l'autofiction de ses premiers textes au récit autobiographique : la narratrice de Garçon manqué c'est Nina Bouraoui, celle qui signe le roman, il s'agit donc bien d'un récit de vie. Mais le problème de l'appartenance à un espace littéraire précis reste posé :

« Auteur français ? Auteur maghrébin ? Certains choisiront pour moi. Contre moi. Ce sera encore une violence (12)»

Malgré cela, et contrairement à beaucoup d'écrivains maghrébins indécis (13)

, elle arrive à trancher quant à l'utilisation de la langue française :

« Je parle en français. Uniquement. Je rêve en français. Uniquement. J'écrirai en français. Uniquement. La langue arabe est un son, un chant, une voix. Que je retiens. Que je sens. Mais que je ne sais pas. La langue arabe est une émotion. (14) »

Ainsi, s'éloignant des premières révoltes contre la tradition et la société en général et de l'idéalisation de l'image de l'Occident, ce dernier roman de Nina Bouraoui, qui s'est forgée un style particulier, à la fois lyrique et violent, met au jour les questions essentielles et primordiales de l'être (qui suis-je ? Etre ou ne pas être…) tout en donnant à voir une image sensible d'un auteur en quête de reconnaissance.







1. 1 Editions Gallimard, Paris, 1991

2.

2 Par exemple, Driss Chraïbi, Le passé simple, Denoël, Paris, 1954 ; Rachid Boudjedra, La Répudiation, Denoël, Paris, 1969 ; Tahar Ben Jelloun, Harrouda, Denoël Paris, 1973 ; Leïla Sebbar, On tue les petites filles, Stock, Paris, 1978 .

3.

3 Esma Lamia Azouz : Ecritures féminines algériennes de langue française (1980-1997). Mémoires, voix resurgies, narrations spécifiques. Thèse de Doctorat. Université de Nice-Sophia Antiopolis, 1998, p.129

4. 4 Gallimard, Paris, 1992

5. 5 Le bal des murènes, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1996

6. 6 Librairie Arthème Fayard, Paris, 1998

7.

7 Bruce Robbins et Homi K. Bhabha proposent, sur ce thème précis, une « théorie transnationale » (Cf. Homi K. Bhabha, Nation and Narration, Routledge, London, 1990, The Location of Culture, Routledge, London 1994 et Bruce Robbins, The sociology of Culture, Routledge, London, 1995)

8. 8 Editions Stock, Paris, 1999

9. 9 Editions Stock, Paris, 2000

10. 10 Garçon manqué, Stock, Paris, 2000, p. 145

11. 11 id. p. 167

12. 12 id. p.36

13.

13 Ainsi en est-il de Assia Djebar : « L'entre-deux, j'y suis comme écrivain depuis trente ans, dans un tangage-langage (pour reprendre le titre de Michel Leiris) qui détermine jusqu'à mes résidences géographiques. Un aller-retour entre la France et l'Algérie et vice-versa, sans savoir finalement où est l'aller, vers où aller, vers quelle langue, vers quelle source, vers quelles arrières, sans non plus savoir où se situerait le retour… »in La langue dans l'espace ou l'espace d'une langue, p.19. Citée par Kathryn Melic, L'exil et/ou la recherche d'une langue littéraire : Assia Djebar ou le blanc de l'écriture, in Mots Pluriels No 17, avril 2001, http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP.html

14.

14 id. p. 171