La critique littéraire actuelle souligne en général une dissémination significative de la littérature et de la poésie au Maghreb, mais l’interroge encore en fonction de repères conventionnels vieillis ou exhumés : exil dans la langue, nostalgie des racines ou d’une identité mythique, enfermement sur ses propres paradoxes, etc. L’image survit. Mais l’écrivain ou le poète ne s’y reconnaît plus forcément, même s’il peut paraître en cela atypique, surtout quand il porte un devenir de la poésie comme métaphore du monde, ligne de significations, expérience du vivre, quelle que soit la langue qu’il - et qui le - travaille.
Après diverses tentatives en littérature (Les Dunes vives, roman, Eddif, 1998 ; Nadir ou la transhumance de l’être, nouvelles, Le Fennec , 1992) et des livres d’art (Marrakech et la Mamounia, ACR, 1994 ; Arts et Traditions du Maroc, ACR, 1998) pour ne citer que cela, Khireddine Mourad, poète parmi cette nouvelle génération d’écrivains, laisse paraître Pollen aux éditions Al Manar, son second recueil de poésie, publié après Le Chant d’Adapa, prix poésie ACCT, paru en 1989 chez Hatier.
Ecrire en français ne semble pas signifier pour lui participer de la francophonie - un accident de l’histoire tout au plus - mais choisir un mode d’expression qu’il creuse à travers ce qui constitue son espace d’écriture, afin de dire la transhumance de l’homme, où qu’il plonge ses racines. Sa poésie naît d’un travail incessant sur les signes et leur sens, dépouillant le mot de sa facticité, des significations ordinaires ou pédantes qui le banalisent, le rendent insignifiant, de l’exotisme qui le ternit, pour lui restituer son sens, son rôle, sa liberté. Paradoxalement, le travail du dénuement enrichit le mot. Le poète est alors celui qui pénètre l’essence des choses jusqu’à s’y perdre, égarer l’être en l’interrogeant dans cette double trahison qui questionne et ne triche pas, poursuivant les chemins de l’être dans la mouvance des hommes, leur parole, dans sa propre décentration.
Cette sensibilité, née d’un rapport au monde ancré dans un espace-temps singulier, l’ouvre à ce qu’il appelle une pensée nomade. Mais ici le nomadisme n’est pas seulement le mouvement de l’errance loin d’une origine peut-être plus imaginaire que réelle, encore moins l’image exotique d’une traversée du désert. Il consiste surtout en un déplacement immobile de celui qui porte en lui ses racines, transhumance intérieure au moins autant que géographique et temporelle, forgée d’oubli, d’irrémédiable, d’imprévisible et de devenir-autre en devenant soi-même. Aussi le nomade - le poète - est-il sans territoire. Ecrire c’est devenir, sans cesse, dans la clandestinité - non dans la reconnaissance.
Le titre du poème, Pollen, porte une pluralité de sens et de destinations : interlocuteur du poète, dédicataire, figure, métaphore omniprésente dans le poème. Il ne s’agit pas ici de fixer leur mouvement mais d’essayer d’en suivre la transhumance offerte au hasard de seuils possibles, croisés au détour de la lecture.
Peut-on entrer dans un poème par effraction, sans violence ? Se glisser là où il s’entrouvre, l’interroger là où il interroge ? Quel que soit l’irrespect méthodique de la démarche – que signifierait respecter un poème ? – des pistes se dévoilent et mènent vers une approche du sens, dans la liberté d’un chant sans commencement ni fin.
Dans son unité foncière, Pollen se laisse aborder en chaque point où s’esquisse la possibilité d’une ouverture. Célébrant les mots et la vie, le hasard des rencontres et de la création, la séparation du dire et sa puissance, Khireddine Mourad – mais est-ce bien lui, ou la force de la poésie ? – explore les seuils de la vie. Il ne se targue pas de certitudes, ni ne s’y retranche. Sa parole nomade questionne et parcourt les joies et les peines, les épreuves des hommes. Elle n’informe ni n’enseigne.
Elle demande : Poussière est-ce là le destin des émigrants ? 1
Nulle réponse ne vient rassurer le poète : comment y en aurait-il une ? La poussière balayée par le vent s’envole et disparaît. Elle n’est rien et n’est pas néant : ce rien, dont la trace est présente dans les œuvres de Khireddine Mourad – qu’elle soit sable ou terre desséchée - forme les dunes et les déplace. Il désigne les hommes dans la précarité de leur être, face à l’infini de leurs désirs, entre le vide et la plénitude. Ce rien, aux actes dérisoires et aux mouvements imprévisibles, constitue leur espace et leur chemin, entraînant avec lui les souvenirs d’accents bibliques, coraniques, voire mythologiques, de la création et de la disparition de l’être humain. Il est pollen – grains épars2 – source d’errance et d’enracinement3 – cheminement des hommes - aventure re-commencée de vivre – parcours de nomade évoqué déjà dans le Chant d’Adapa :
Sable, sable, sans cesse le sable avec le vent et encore le vent...4
La poussière peut-elle être espace humain ? Il le semblerait si l’on s’en tient à la formulation (...) est-ce là (...) : espace en tant que lieu d’être, plan d’ouverture indéfinie, de départs, de retours, non pas site clos. Cet espace du vivre et du dire se questionne en destin parce que la question appartient à l’être même des hommes et des choses auxquels ils donnent sens. L’advenir humain, irrémédiable en dépit des efforts déployés de sédentarité, malgré le rejet de la mort et de la séparation, prend-il fatalement la voie des migrations ? Tout homme serait-il un émigrant ? Une question sans cesse reposée ?
Emigrer détiendrait alors la clé et la teneur de la condition humaine : jeté dans la vie, quittant son origine pour exister, l’homme serait le fruit de la perte et de l’errance, quels que soient son statut, son but ou son commencement. De la naissance à la mort, d’un pays à l’autre, d’exil en exil, d’amour en amour, il se réaliserait comme enfant de la route, du voyage, de l’étape et du départ5.
Ici la perte paraît ouvrir à une autre dimension : poussière emportée par le tourbillon du temps, au gré des brises et des tempêtes, l’homme s’ouvrirait à soi, à son identité d’homme prise dans des flux singuliers et mouvants. En ce sens Pollen porterait l’espérance d’un nouvel enracinement, d’une nouvelle étape à parcourir, d’une histoire à vivre, d’un monde à peupler dans l’incessant métissage des migrations. Car la répétition ne peut s’égarer dans l’identique. Et les émigrants – les hommes – engendreraient le changement, comme la création qui sans cesse surgit aux seuils indécidables65, amenant la question aux limites du mystère, de l’amour millénaire, de la fertilité immémoriale de la nature. Sans doute le migrant n’est-il pas le nomade : les migrations constituent des accidents de l’histoire, elles déplacent – comme le pollen – vers une re-naissance, aussi tardive et problématique soit-elle. Le nomade parcourt l’espace de manière immobile, il n’a pas de passé ni d’avenir – seulement un devenir. Figure de l’homme, il peut exprimer la situation humaine selon les événements qui la scandent.
Ainsi Pollen introduit-il au nomadisme de l’homme : non point perpétuation d’une illusoire origine ou quête d’un ailleurs mythique, mais écart, différentiation ancrés jusque dans la recherche de la fixité qui n’échappe pas à la mort, dans la transhumance saisonnière qui renvoie au devenir répétitif, dans l’effacement des signes ramenant à l’identité abolie du questionnement.
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Ils ont rêvé une pureté sans loi ceux-là qui longent les rives de la chimère.7
C’est d’abord une simple phrase musicale. Elle s’impose dans la répétition du rythme et des sonorités qui s’invitent, se répondent, s’interpellent. De l’arrangement naît le sens, fruit énigmatique d’une éclosion tout intérieure, tourné vers elle et cependant offert au seuil du rêve.
Ici aucune nécessité de référent externe : l’unité du poème y contient tout entière comme elle se distille en chaque vers et dans sa totalité. Elle signale son intégrité sans clôture.
Cette ligne introduit au rêve. Rêve de ceux qui côtoient l’irréel, la chimère pensée comme une terre – une île ? - , où se produirait ce que ne donne pas le monde. Ceux-là, ces voyageurs, n’y abordent jamais. Ils longent ses rives, toujours en partance, sans accoster : si l’errance est leur lot, elle constitue aussi leur chance d’aller vers les espérances et la vie, loin des certitudes infernales – mortelles pour l’être de l’homme sinon pour les individus – et du délire des confusions. Cheminement tragique car essentiel et dérisoire à la fois, où les hommes dégagent leur humanité dans la poursuite d’eux-mêmes, soumis aux contraintes du réel qui les sauvent provisoirement de la folie et de la mort.
Le rêve est celui d’une pureté sans loi : libre, totalement libre en tant que rêve, à l’écart des mécanismes sociaux qui la brident. Est-ce dire qu’elle n’a pas d’existence ?
Pureté non puritaine ni déterminée par une origine, sans doute signifie-t-elle la spontanéité, la fraîcheur, la limpidité, celle que le poète évoque et poursuit au long des Chemins de l’eau 8 où la pureté surprise à son heure d’abandon (...) se dérobe sous la mousse et les fougères, vulnérable et voilée de fragilité, éveillant des soifs sans cesse recommencées (...). La pureté ici n’est pas tant qualité morale qu’appel à l’authenticité de l’être - si l’on comprend sous ce terme adéquation à soi, à la vie, grâce de la réconciliation de l’être et du monde, source d’une plus haute éthique.
Si l’on s’en tient aux flux de sens contenus dans le vers, il semble que ceux-là (...) désigne ces fils d’Europe (...), fruits du rapt et du métissage. La pureté qu’ils désirent serait-elle l’horizon de la quête vitale les menant vers l’exploration des continents inconnus sans limites et sans bornes, riches en dérives de pollen9, au long de l’aventure qui se déroule dans des péripéties accidentelles, expérience sans cesse renouvelée des hommes ?
La pureté surgirait-elle alors, pour ces nomades, de la richesse des rencontres - épousailles et non pas mariages – ineffable mélange, (...) eau trouble murmurant les seuils indécidables en toute heure humaine10, au moment de vie qui est aussi instant d’abolition ? Relèverait-elle à la fois d’un espace et d’un temps clandestins ? d’un rêve sans cesse à poursuivre, ne s’accomplissant qu’en des heures privilégiées, pour ceux qui ont eu la folle patience de continuer leur route et d’en extraire les bonheurs ?
Pollen, chant de la vie, de la rencontre, de la semence, célèbre le secret de la création, miracle d’une fécondation sans souillure, hors l’épaisseur des principes et des conventions.
L’équivoque pourtant est présente : le doute s’insinue dans la réflexion, la dérive moralisante guette le rêve de pureté, qui peut aussi se lire comme l’origine sans tache et sans péché, fantasme de ceux qui cherchent, à l’encontre de tout métissage - inévitable, nécessaire et heureux - une irréelle et mythique virginité, une identité impossible échappant à tout mélange. Songe mortifère où la chimère devient un lieu fantasmatique de monstres, un espace létal de délire hors des lois de la nécessité.
Si cette ambiguïté vient des choses, elle s’exprime dans le mot qui se sépare de ce qu’il désigne, creuse l’écart qu’il tente de combler, introduit la différentiation – la distance – en recherchant l’expression de l’identique. Le dire, lien et arrachement, se charge du poids des malentendus possibles. Khireddine Mourad en a une intuition aiguë : c’est pourquoi il interroge dans Pollen la parole et la semence dans leur destin commun. Le fruit de l’une et de l’autre dépend d’un contexte – grammatical et social – comme du hasard : les chemins des hommes et les mots que l’on dit ne suivent pas les voies de l’univoque et de la volonté. Ils portent la charge de leur histoire, de leurs désirs et de leurs peurs, sans en maîtriser le savoir. C’est le labeur de l’écrivain qui dévoile et travaille l’écart du sens et la place des signes dans l’erre en transhumance de la parole.
Se dépouiller des artifices - purifier le mot ? - permet peut-être alors d’accéder à une conscience de soi attentive aux signes du monde, à la liberté du poète captivé par l’inaccessible, courant sur la limite des mots, entre les interstices de l’écrit11, afin d’y déceler la signification des choses et l’être de l’homme.
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Ah, pollen ! la laideur est hasard, la beauté accident ! c’est la mer ! c’est le vent ! c’est le paradisier !
Conduisant la rencontre, par des chemins révulsés, vers le rendez-vous fatal.12
Figure et métaphore, le pollen signifie l’imprévisible prodigalité de l’être et de la création. Si la vision du beau (et du laid) dépend d’un regard instruit par les conventions sociales et culturelles, les modes passagères, les désirs et répulsions, sa conception peut tenir de règles obstinément impartiales – désintéressées ? – ou d’un modèle que poursuit le délire d’amour – démarche initiatique évoquée par Platon dans le Banquet.
- Rêve de pierre -13, - premier degré du terrible -14 ou vignette frelatée, la beauté ici n’est point présumée mais fruit de rencontre telle, en plus tragique, la passante de Baudelaire15. Plus tragique, parce que le hasard dans Pollen apparaît non seulement événementiel mais constitutif de la vie, n’accordant aucun privilège au beau sur le laid. Seule importe la création, quels que soient ses effets. La voie vers l’humanité n’est pas la voie impériale balisée de repères rassurants par leur idéalité, mais une - ligne de fuite - 16 où chaque pas est à inventer, chaque percée à découvrir, sans protection contre le risque. L’amour s’y révèle dans son aventureuse nécessité, sans - causalité ni obligation juridique -17 , dans sa transformation des choses et des êtres en beauté.
La beauté et la laideur, foncièrement contingentes au regard du poète effaçant les écarts des codes, surgissent de la nature et de ses mouvements, protocoles organiques, non volontaires – d’une forme peut-être d’intelligence millénaire, primitive, inconsciente, généreuse et partiale, livrée aux aléas du temps et du déplacement des semences. Elles naissent par la grâce de sa richesse infinie, nourricière, féconde, injuste – planctons marins, grains portés et disséminés par les tempêtes, aléatoire séduction de l’oiseau de paradis – dans l’errance menant vers un enracinement incertain.
Exclamative, la scansion du vers se rythme dans la lucidité en désespoir du poète : la rencontre aura lieu, fatalement, quelles que soient les dérives de l’être, nos souhaits, notre volonté. Nos agitations s’avèrent vaines devant la puissance de la création – jusqu’au point où nos efforts d’efficacité rationnelle, de gestion des ressources et de la fertilité contrôlent et emprisonnent ce qui s’exprime comme liberté d’être.
Terrible parce que fatale, libre dans sa clandestinité féconde, la nature égare le pollen pour lui permettre de renaître et de devenir au gré des sols dont il se nourrit. Aussi le désespoir du poète n’est-il pas pessimisme ni refus d’espérance. Comme le pollen, les mots, les hommes portent en eux la capacité de ranimer le sens, de ne pas périr sous - la tyrannie du même -18 malgré les délires des pouvoirs, l’oubli et la mort.
Peut-être y a-t-il là une des plus fortes découvertes poétiques de Khireddine Mourad, à l’écart des thèmes convenus et des lectures guidées. Singularité qui le situe dans l’espace dé-territorialisé de l’écriture, hors de toute méprise autobiographique ou de toute agitation créatrice.
Le monde moderne – au sens où il s’agit du monde dans lequel nous tentons de vivre et, pour certains, de saisir les directions hésitantes de notre advenir humain – est, comme à chaque instant de son histoire, au seuil d’un devenir incertain. Les progrès de la science et de la technologie ne l’ont pas exempté de désastres naturels, économiques et politiques, de massacres, d’une barbarie toujours plus inhumaine. La beauté devient design, la laideur se banalise. Et dans cet immense chaos le poète décèle l’action aveugle de la nature qui, en dépit de la volonté de puissance en dérive et de la force du ressentiment que Nietzsche pressentait dans une intuition vertigineuse, conduit les fuites de pollen vers la continuité de la vie – d’autres possibles, de nouvelles dynamiques... Le poète saisit le mystère de la création entre les choses et le dit par la grâce de sa liberté et de son labeur sur les mots qui célèbrent le monde hors de tout manichéisme.
La seule vérité qui nous soit accessible, au-delà des expériences heureuses ou pénibles que nous éprouvons, tient peut-être dans cette capacité de la nature à perpétuer la vie dans son injustice - cette vie que les hommes dé-naturent en la rendant humaine, en tentant de lui donner sens, en cheminant leur route dans leurs erreurs et leurs questionnements, les trahisons qui les constituent.
Aussi l’entreprise de Khireddine Mourad, dans Pollen comme dans le Chant d’Adapa, n’est-elle pas uniquement esthétique : elle épouse l’histoire des hommes, dans leur “devenir minoritaire ”19, ses continuités et ses métamorphoses, les étapes qui la scandent. Elle la suit, non en fonction de leur beauté ou leur exemplarité – toutes valeurs ici suspectes – mais selon leur pluralité et leurs incertitudes, leurs écoulements, leurs entrecroisements, sous-tendus par l’énigmatique mouvement du pollen. Sa parole dit le chant de la terre, la richesse des rencontres et la patience de l’amour entre la cacophonie des discours contradictoires et des démagogies.
Thérèse Benjelloun
1 Pollen, p. 55
2 Pollen, p. 9
3 Pollen, p. 56
4 Le Chant d’Adapa, Hatier, 1989, p. 58
5 voir à ce sujet Arts et traditions du Maroc, La part du signe, ACR, 1998
6 Pollen, p. 51
7 Pollen, p. 51
8 Poème inédit
9 Pollen, p. 51
10 Pollen p. 51
11 Pollen p. 53
12 Pollen, p. 15
13 Baudelaire, Les Fleurs du mal, GF Flammarion, 1964, Paris, La beauté, p. 48
14 Rainer Maria Rilke, Elégies de Duino, GF Flammarion, Paris, 1992, Première Elégie, p. 41
15 Baudelaire, op. cit. A une passante, p. 114
16 selon les termes de Gilles Deleuze
17 Robert Musil, L’Homme sans qualités, Seuil, tome II, p.644
18 L’expression est utilisée par Khireddine Mourad.
19 Expression de Gilles Deleuze, Dialogues, G. Deleuze et Claire Parnet, GF Flammarion, 1996