OU LES LEGENDES DE MOSTAGANEM
recueil
Benchehida
mansour
1
“ Gens de peu de foi, gens de
rien ! Ecoutez ! Moi, Meddah Medjaher, l’aède des Medjahers, aux
paupières hantées de tant et tant d’histoires qui racontent Mostaganem !
Restez
à m’écouter, vous n’avez rien à faire ! Fuyez vos mégères ! Fuyez vos
problèmes ! ”
Ce
jour de ramadan s’annonçait chaud. A côté du marché de la ville se tenaient des
attroupements, grappes humaines en cercles autour de personnages qui
gesticulaient en s’aidant d’un bendir, d’un violon ou simplement d’un bâton
dessinant dans l’air bruissant de mouches des arabesques et des formes aussi
mystérieuses que gratuites, qui fascinaient les regards dociles et titillaient
les imaginaires engourdis.
Chaque
meddah avait ses habitués, ses habitudes, son territoire. Il avait son style
reconnaissable et reconnu, son répertoire et le domaine où il excellait :
histoires fabuleuses, chansons de gestes, revanche sur le quotidien sous la
forme d'une ironie décapante et partagée.
Chacun
entouré de ses partisans et de son fidèle public, comme d'habitude, occupait
son endroit préféré de la tahtaha, place de terre, battue par tant de semelles
oisives et tant de pas errants.
Meddah
Madjahers, mal fagoté dans sa gandoura usée jusqu'à la trame, déchirée par
endroits et qui laissait voir un sarouel informe, avait une tête de diable avec
des yeux malicieux qui balayaient vivement le panorama pour mieux le deviner et
mieux l’amuser. Autour du cou un col, élimé et sale, trace d'une chemise à la
couleur indéfinissable quoique enserrée dans un gilet brodé d'entrelacs qui
témoignaient de jours meilleurs. Un aspect misérable qu'il faisait passer pour
une tenue de celui à qui on ne la fait pas, un qui a vu, qui a vécu et qui en a
à raconter. Celui-là ne s’intéressait qu’à Mostaganem, centre urbain et lieu de
convergence des Medjahers, khamss khemaiss, cinq fois cinq, cinq factions de
cinq tribus, Mostaganem passion et repère de cette confédération de tribus,
elle même simple appendice des Soueid, si puissants et si craints.
A
l’autre l’extrémité du terrain vague,
régnait Meddah Er Rassoul, l’aède du Prophète (que le Salut soit sur Lui).
Celui-là ressassait des histoires religieuses, des batailles d’Islam. Il
déclamait sentencieusement la grandeur d’un passé qui lui tenait constamment de
référence sans que l’on sache la part du quotidien historique de la part du
mythe éternel.
L’un
tenait un prêche ininterrompu et l’autre une chronique sans fin. D’autres
meddahs occupaient les esprits vacants et le temps mort de ces auditoires
faciles. Les uns tiraient des histoires pour rire, d’autres des rires de
l’Histoire, certains s’adonnaient à des fables merveilleuses et d’autres à des
tragédies accablantes.
Meddah
Medjahers et Meddah Er Rassoul, parmi tant de bonimenteurs, avaient leurs
réputations, leurs spécialités, leurs admirateurs. Ils glorifiaient l’homme.
L’un dans l’épopée de la ville, l’autre dans celle de l’Islam. Ils racontaient
aussi et surtout la ville comme si elle était un être vivant ayant participé
avec honneur ou survécu avec pugnacité à tant et tant de péripéties. Mostaganem
faite par des pages plus ou moins éclatantes et surtout plus ou moins
compréhensibles, autant de mystères qui font le bonheur des badauds et la
prospérité des meddahs. Mostaganem est ville d'oralité, c'est à dire de paroles
érigées en culture et peuplant les jours.
Meddah
Medjahers faisant deux ou trois pas dans une direction puis s'arrêtant avant de
repartir aussi vif dans un autre sens, cerné par l'enceinte de yeux fixés sur
lui, par le cercle de têtes qui le tenaient prisonnier dans son rôle de
raconteur de savoir et de merveilleux. Seul à connaître la geste des ancêtres,
il la répétait à des oreilles assoiffées de mots qui feront des veillés de
quartier ou de café, d'histoires qu'on racontera à d'autres, meublant ainsi le
vide d'une rencontre sous une tente ou sur un trottoir, à l'occasion d'un
mariage ou d'un décès. Ils seront fiers de pouvoir chasser ce silence,
manifestation honteuse de l'ignorance que l'on cache. Et meddah medjahers
disait :
Mostaganem
est une ville faite mystère, elle est habitée par ceux que nous ne voyons pas,
les djinns. Ils sont légion de oued El Macta à oued Chlef. Ce sont eux les
vrais mostaganémois et vous n'êtes que l'écume.
Je
vous raconterais chaque fois un mystère afin que votre ignardise soit moins
étendue, moins profonde, afin que vos yeux soient plus humains, vos paroles
plus intelligentes, vos dires empreints de citations savantes et vos
affirmations étayées de l'histoire des anciens.
Je
vous parlerais du mystère de la date de la Bataille de Mazagran ou comment un
ouali prestigieux, Sidi Lakhdart Ben Khelouf, s’approprie par écrit un haut
fait d’arme gratifiant et pose à la postérité un problème de datation.. Il
affirme y avoir participé et décrit avec beaucoup de réalisme la mort du Comte
d'Alcaudette. Cependant un mystère demeure au niveau de la datation car
l'Histoire de l’école la situe le vendredi dou el qaada 965 soit le 26 août
1558, or à cette date le narrateur-participant aurait eu l'âge de 170 ans.
Après
un arrêt, le meddah, savourant l'effet d'annonce de son information, fait un
geste signifiant que ce n'est qu'une petite partie de ce qu'il a à raconter à
son public conquis, meddah medjahers continua :
En
plein centre de la ville, il y a le mystère de la trouée ou comment se conçoit
et s’énonce la puissance post-mortem, la baraka, des oualis. Je dirai les cinq
portes de l’ancien Mostaganem. Nous évoquerons le mystère des cinq origines du
nom de
Mostaganem.
Votre ville abrite plus de cinquante deux
oualis ou maqam, parmi lesquels on note les trois gardiens de la mer.
Ils sont les protecteurs de Mostaganem par la mer. Je vous apprendrai qui sont
les quatre gardiens par la terre. Je vous éclairerai sur le mystère des trois
architectures du parc Arsa au temps épique du sandouk ettadamoun, la fameuse
caisse de solidarité de l'indépendance. Je vous parlerai aussi des sites Bordj
Ettork ou Fort de l'Est, Bordj El Mehal, Tobbana, la Grande Mosquée, Tigditt,
des oualis, Benaïssa le Parfait, Ezbentot le libertin, n'oublions pas Ben
Khelouf et son fameux palmier, El Mejdoub et ses sentences, Mazouz el bahri, le
marin, le lieu dit El Matarba. Nous parlerons de l'exode des gens de Mazagran,
du rite des noirs et enfin des medjahers avec leurs oualis de la même famille,
leurs taams et à leur tête l'agha Chérif Ben Dani.
Le
programme ainsi annoncé, le meddah sentit une quiétude l’envahir. Il souriait
de voir combien de curiosité il avait suscitait et combien d’auditeurs il avait
gagné pour ce mois de ramadan et pour la suite. Il pensait à juste titre que la
vie continuerait après ce mois de jeûne et qu’il fallait vivre, donc avoir une
source de revenus. Il regardait avec une joie non dissimulée cette affluence
exceptionnelle, il avait eu l’astuce de choisir ce premier jeune de carême,
moment patentée d’une oisiveté institutionnalisée. Et pour installer de bonnes
habitudes, il passa aussitôt dans les rangs pour récolter la ziara, obole, juste
pour manger afin de mieux se rappeler et bien raconter les histoires à venir,
précisait-il d’un air narquois.
Il
était sûr que les jours qui s’annonçaient étaient de bonne augure. Il ramassa
sa besace crasseuse qui traînait au sol et disparu en promettant de revenir
chaque mercredi.
2
Une
semaine après, le meddah débarqua sur la place pour constater avec un sourire
satisfait que la quasi totalité des têtes de la semaine précédente étaient
revenus. Ils étaient déjà assis à leurs places et attendaient le meddah qui
leur permettra de mieux affronter ce jour de carême. Un jour à jeûner est
toujours difficile à négocier, cela demande la patience et c'est une vertu
prônée par le Prophète. Mais le meddah est arrivé et la journée va s'écouler
comme par enchantement.
Ce
jour-là, le chantre tribal racontait un mystère de plus :
“ Savez-vous,
gens ignorants, que le mausolée qui se trouve au-dessus de nous, là, sur le
sommet de cette colline, abrite la tombe de Sidi Abdellah, illustre fils de
Medjahers et géniteur d’une lignée de saints qui ont honoré la contrée ?
Sidi Abdellah, chaïl allah bih, créature à la gloire de Dieu, avait une forte
amitié pour Sidi Saïd, l’intrépide cavalier, patron de la ville. Ils se sont
juré fidélité et avaient décidé que personne ne les séparerait, n’empêcherait
l’un de voir l’autre. Le tombeau de Sidi Saïd se trouve sur la place de la
mairie face à la colline de son ami Sidi Abdellah.
Quelques
siècles plus tard, le colonialisme, cette pure vanité humaine, est venu
s’installer dans nos villes et dans nos têtes, dans nos fêtes et dans nos
langues. Pure vanité humaine, il a construit les routes que les bus qui vous
déversent sur la ville exténuée utilisent chaque jour, les écoles où vous êtes
allés perdre quelques années de votre misérable jeunesse, il a construit la
belle mairie pour cerner votre prolifération et a tracé la grande avenue qui
est“ manedjour ”, rabotée, comme beaucoup de routes du colonialisme,
et que vos ancêtres trouvaient si lisses qu’ils y marchaient pieds nus.
Mais
voilà, ô gens de peu de foi, cette belle avenue se déployait flamboyante sur le
côté d’immeubles qui se suivaient et se collaient les uns aux autres dans cet
espace devenu précieux. Dans la précipitation, une partie des constructions, si
drues qu’elles semblaient sans faille, se trouva entre les deux saints, leur
barrant la vue., Ô sacrilège !
Pourtant,
les mécréants, ils furent avertis par les citadins, h’dars, aux yeux bleus et
aux cheveux de blé qui sont venus de Crète, de Turquie et de Grèce, de
l’Andalousie des rêves et de l’Europe des ténèbres, descendants de germains
terrifiants et de nordiques géants. Ces h’dars venus par petits nombre se sont
intégrés aux Medjahers, comme s'y sont dilués avant eux les Hachems descendus
des montagnes de Mascara,
les
Gnaouas venus d'au-delà du Sahara, les Chleuhs de l'Anti-atlas, les Berbères
qui étaient sur place avant tous les autres. Les h’dars connaissaient, par
leurs relations indigènes, les vœux des deux saints. Les impies, imbus de leur
force brutale et de leur savoir irrésistible, mirent l’histoire sur le compte
de croyances sans lendemain.
La
tragédie alors commença. Vous frissonnez de ce que vous allez savoir, gens de
peu, vous avez peur de savoir et vous avez raison. La connaissance alourdit le
cœur et occupe la tête, elle trouble la sérénité et fait vaciller le bon sens,
ce qui était évident devient sujet du doute qui tue à petit feu.
Donc,
pour faire logique, on construisit également entre les deux saints, ô
sacrilège ! Lorsque la bâtisse arriva au quatrième étage, elle s’effondra
en tuant les ouvriers, laissant veuves et orphelins. A cinq reprises, sur le
point de dépasser la hauteur qui arrête la vue de Sidi Saïd sur le tombeau de
Sidi Abdellah, la construction s’affaissait, subitement, malgré les calculs les
plus savants- il n’y a de savant que Dieu- malgré les meilleurs échafaudages,
les précautions les plus tatillonnes. Le bâtiment refusait de s’interposer
entre ces deux amis. Les ouvriers bientôt désertèrent le chantier et même les
plus sceptiques des roumis européens, se demandèrent si, quelque part, ils ne
devaient pas souscrire à cette civilisation si mystérieuse et si
prenante ; elle avait pour elle les faits têtus. Ainsi sur la voie la plus
prestigieuse de la ville et entre deux bâtiments, existe un vide qui n’est ni
une voie puisqu’elle ne débouche sur rien, ni une impasse puisqu’elle se
termine par un muret qui empêche seulement les aveugles de culbuter. C’est un
espace se terminant en cul de sac sur un parapet surplombant d’un étage la rue
perpendiculaire de derrière. C’est un non-passage, ce n’est rien d’autre qu’une
lucarne permettant la vue entre deux amis qui se sont juré que personne ne
barrerait la vue de l’un sur l’autre. Sinon comment expliquer que les roumis
aient laissé un endroit si bien placé sans utilité aucune.”
Meddah
medjahers gesticulait sûr de son savoir et de sa puissance. Il égrenait des
secrets qui le place d'emblée au-dessus de la mêlée. Il scrutait condescendant
cette populace stupéfaite d'apprendre qu'elle supportait son ennui dans un
monde où les mausolées avec des forêts de symboles l'observent avec des regards
familiers et laissent parfois sortir de mystérieuses manifestations.
Après
un regard lent et scrutateur, le conteur estima sa mission pour aujourd’hui
terminée. Il rappela d’un ton badin la nécessité de la quête avant de procéder
à un discret mais efficace tour de cercle. Un simple mouchoir ouvert sur sa
paume, il ramassa son mektoub, le dû qui lui était prédestiné, qu’il enroula
dans la pièce de tissu avant de la nouer. Chercha rapidement sa besace qu’il
jeta sur l’épaule avant de promettre vaguement sa prochaine prestation et se
retira comme il était venu. L’après-midi était largement entamé et les
spectateurs s’étiraient, fiers d’avoir appris un secret, heureux d’avoir
éliminé cette journée de jeûne, contents car ils n’avaient rien fait.
3
Ce
dixième jour de ramadan s’imposait aussi laborieux que les autres. Des airs
fatigués déambulaient dans un souk où la pauvreté agressait à chaque regard,
chaque rencontre, à chaque tas d’immondices oublié entre les étals rafistolés.
Une vieille femme se plaignait, édentée, visage froissé, yeux éteints. Personne
n’écoutait la litanie de ce ventre creux, elle marmonnait pour elle même.
Résignation croyante, affichée chaque jour
par convenance, malgré la misère qui taraude le corps et peuple le vide d’une
solitude morbide. De temps à autre un geste donateur anonyme lui permettait de
varier son bredouillement. Chaleur d'une nourriture en plus chez les autres,
investie comme viatique à un delà souvent souhaité par ces miséreux et qui
pourtant tétanise leurs bienfaiteurs. Ainsi les pauvres attendent de mourir
pour connaître le bonheur de victuailles promises et décrites avec force
précisions. Ainsi les riches jettent aux pauvres ce que les impies jettent à la
poubelle, une part de leur opulence engluée de leur mépris, mâtinée de leurs
calculs et parfois enrobée de leur hypocrisie.
Meddah
medjahers, vaillant au poste, continuait ses histoires, les reprenait où il les
avait laissées la veille :
“ Gens
de peu, vous êtes mes amis ! Nous tous sommes les descendants des
medjahers les preux ! Nous sommes descendance mais aussi déchéance !
Gens de rien, écoutez ce qu’étaient vos ancêtres les nobles medjahers !
Ecoutez ce qu’est leur ville :
Mostaganem
est une ville protégée ! A la Macta tengta, tout s’arrêtera. Rien ne
perturbera la ville. Aucune guerre, aucune calamité n’atteindra les lieux. Mais
il y aura famine et disette. Les anciens l’ont dit. : Ceux qui arriveront
seront des fugitifs, cherchant asile et fuyant la mort. Ils y trouveront paix
et misère, une mort lente, paisible et douloureuse, sans violence et sans
gloire.
Pas
de guerre, pas de sang. La ville est protégée de la Macta à l’oued Chlef. Les
saints l’entourent et l’habitent. ”
Le
bâton du meddah sillonnait l’air délimitant un espace sacré à coup de signes
mystérieux, cabalistiques. Sorcellerie des gestes, magie des mots, diable ou
bon Dieu.
Ils
sont parmi nous ! Ici dans l’assemblée même ! les anges, djinns du
bien, du mal ! ils nous regardent, nous manipulent et nous ne les voyons
pas.
Le
meddah était en ébullition, il bavait. Un mouvement imperceptible, trahissant
une peur, secouait l’auditoire. Les bouches bées restaient suspendues aux
paroles de ce bonimenteur. Mais peut-être disait-il la vérité ? Il
continuait sur la lancée, sûr de son effet :
“ Suis-je
un menteur ? ” un non docile mais sans conviction se fit difficilement entendre.
“ Vous avez peur, ignorants. Je vous dis
que la ville est protégée. Protégée par sept gardiens qui l’entourent d’un
bouclier de bénédictions. Elle est protégée de toute action malfaisante. Comme
une cloche transparente qui laisse passer les fils d’Adam, les animaux, l’air,
le soleil, tout sauf la guerre, la mort, le sang inutile. Sept gardiens comme
les sept jours de la semaine ! comme les sept piliers de la
sagesse ! ”
Un
regard conquérant sur les yeux en points d’interrogation, et il continue :
“ Trois
gardiens face à la mer menaçante pour que jamais ne sera engloutie la ville des
saints par la mer; comme elle le fut avant que l’Islam n’apporte sa
bénédiction, du temps des Romains impies sous la direction de leur raïs Galien
quand Murustaga fut engloutie. La mer sera retenue par Sidi Maazouz, le bien
aimé, à l’ouest. Elle n’osera rien contre Sidi Mejdoub l’extatique au nord. Lui
qui a si bien décrit vos femmes dans ses quatrains misogynes. Riez sous cape
gens de rien, mais vous lui donnez chaque jour raison, en secret bien sûr
tellement vous avez peur de vos mégères, de vos problèmes :
Le souk des femmes est infernal
Ô toi qui y entre fais attention
Elles te font croire à d’immenses bénéfices
Alors que tu perds de ton capital
Sidi
Mejdoub au nord confine l’immensité salée au-delà des rochers et des plages. Au
sud, un mqam, un simple mqam du grand Sidi Abdelkader el Djillali suffit. Qu’est
ce qu’un mqam ? Vous êtes plus ignorants que le plus ignorant des
ignorants ! Que ne suis-je entrain de perdre mon temps avec vous ? Au
diable vos piécettes, au diable vos oboles, vous ne méritez rien.
Le
meddah s’époumonait de tant d’ignorance et faisait constater aux présents, à
tous les présents, combien le respect a disparu. A l’époque disait-il il eût
été impensable que l’on montrât son ignorance, que l’on posât question au sidi
qui racontait. On donnait le change, on prenait la mine de celui qui en sait
assez pour suivre. N’osez plus interrompre les plus savants d’entre vous, vous
montrerez sous un jour indigne et vous agacerez les meilleurs d’entre vous,
menaça–t-il du geste et de la voix avant de continuer :
Un
mqam est un endroit où un pieux medjahri, au gré de ses pérégrinations, y a
dormi et rêvé le saint de Baghdad, patron de tous les saints, lui demandant
d’ériger sur place une kouba en son nom, une coupole pour rappeler aux croyants
sa baraka, sa bénédiction, pour qu’il soit dans tous les cœurs et dans tous les
yeux des indigènes.
Mqam
de Sidi El Kharchouch entre les plages de La Salamandre et des Sablettes
surplombant l’endroit appelé La Crique tient en respect la mer. Cette mer si
orgueilleuse jadis, mais que la pollution, de l’usine à papier, imposée au site balnéaire par l’Autorité
Casquettale, a rendu conforme à notre image, puante de saleté, misérable et
sans fierté. Au juste et soyons juste, si le ouali, marabout, a retenu la mer
pendant des siècles alors qu’elle était pimpante comme une jeune fille et
puissante comme le taureau de Sidi Blal, c’est la science mal digérée d’une
usine plus prétentieuse que ceux qui nous gouvernent, qui a mis à genoux la
mer. Elle était scintillante d’éclats de diamants, elle n’est qu’écumes d’un
gris douteux et toxique. Elle était bleue comme la paix, elle est visqueuse
comme la pauvreté. Elle était bondissante au rivage, elle agonise aux tripes.
Elle avait tout pour se faire désirer, se faire redouter, fallait-il qu’un
Ouali installe son émanation spirituelle pour la regarder et s’en repaître,
pour veiller à ses frasques ? Désormais la pollution s’en charge. Sidi
Abdelkader el Kharchouche peut disparaître de nos mémoires et de nos yeux. Le
beau, le merveilleux est remplacé par l’immonde lèpre mouvante, collante et
glauque. Vous n’êtes que la pollution des medjahers ! Indignes
descendants ”
L’auditoire
hébété par l’histoire et par la faim d’un jour qui n’en finissait pas, semblait
somnoler, n’était-ce les hochements de têtes lourdes d’un brouillard aussi opaque
que la faim et aussi sec qu’un sirocco.
“ La
ville surveillée par les trois gardiens de la mer a été toujours en harmonie
avec l’eau.. Elle a été la Matarba où les Corsaires Turcs inventaient les
nœuds, rabta, les plus secrets pour retenir leurs galions chargés de richesses.
Elle a été la Musc el Ghanaïm, le Joyau des Butins.
Et
par la terre ? pensez-vous dans votre tête plus vide que vos jours ”
Le
meddah virevoltait au milieu du cercle magique qu’il avait créé, d’une
gestuelle consommée, nourri d’une faconde inépuisable et qu’il possédait
désormais à sa guise :
“Votre
ville est gardée par quatre oualis : Sidi Belkacem, le fier combattant de
Mazagran, Sidi Bendehiba, le medjahri qui fit jaillir l’eau précieuse en tapant
du pied alors qu’il était tout enfant et “ El ma sara ”, et l’eau
jaillit à Mesra où il est enterré, Sidi Lakhdar le majestueux poète qui s’exila
de la ville fuyant ses bassesses et ses complots, mais ne put aller bien loin
car la ville était implantée dans son cœur. Il en devint le gardien face au
Dahra, vaste étendue de paysage tourmenté, de crêtes déchiquetées, de vallons
désolés, de roches à nu, propices seulement aux mauvais coups. Le quatrième
gardien veille au milieu de la ville. C’est lui que vous voyez là, à côté de la
mairie où l’on tente vainement de tenir la comptabilité de votre progéniture
déferlante, que vous voyez, si vos yeux, mangés par le pus du trachome
endémique et des conjonctivites héréditaires, sont encore capables de
distinguer à plus d’une centaine de mètres. Au centre du centre de la ville, il
règne, il surveille la ville d'elle- même, de la fitna, de la zizanie qui ne
manque jamais de surgir des fonds de ruelles dont certaines se rappellent
brusquement qu'elles sont de telle faction et non de telle tribu. Quand la
ruelle citadine se découvre des racines rurales, elle s'aperçoit de la
promiscuité agaçante des autres tribus. Car, gens de rien, sachez que les
ruelles s'enchevêtrent, s'imbriquent,
s'entassent.
Elles se recoupent dans un même lieu appelé quartier. Mais où est l'ordre
policé des citadins, l'agencement fait de conventions hypocrites et de patience
érudite? Balayé par la fébrilité, la violence des ruraux, aussi rêche que la
mauvaise terre qu'ils ont quittée, prêts à toutes les batailles contre les voisins
ou les cousins, une violence à fleur de peau. Sidi Said veille au calme de la
ville.
Sept
tours autour de la Kaaba, sept écrans cosmiques, sept grands Prophètes :
Nouh, Ibrahim, Moussa, Aïssa, Mohamed, Ali et Mohamed, sept Imams disent ahl
echiaa, les chiites, sept koubas marabouts des medjahers, sept Oualis
disons-nous pour que nul tremblement de terre n'affectera la ville, nulle
guerre ne décimera les habitants, nulle calamité, nul fléau ne traversera la
protection. Seulement une disette sournoise et persistante prévue par les sages
et les croyants. Gens de Mostaganem, gardez vous des étrangers! Ils afflueront
pour sauver leurs vies de tous les coins du Maghreb vers notre ville. Ils en
deviendront les riches maîtres…"
Le
soleil commençait à perdre de sa vigueur et était sur le point de disparaître
derrière les immeubles de la grande avenue. Le meddah après une dernière
tournée pour ratisser les fonds de poche, marquait une pause avant de ramasser
sa gandoura qu'il avait jetée vers midi sous les ardeurs d'un soleil accablant,
qu'il avait retirée dans un mouvement ample et fluide qui s'inscrivait dans les
gestes qui ont précédés et la mise en scène qui s'en est suivie. Le spectacle a
continué sans à-coup et sans rupture. Le maître meddah avait continué sa prestation
dans un enchaînement théâtral. Maintenant il époussetait son habit avec des
gestes précautionneux comme si le carrousel endiablé qu'il a animé toute la
journée l'avait vidé de ses forces. Il ne faisait même pas attention à son
public qui s'étiolait par petits groupes, lentement, dans un désordre
silencieux. La magie du cercle avait disparue, les badauds se rappelaient,
brusquement, de préoccupations oubliées, les mines redevenaient anxieuses et
les yeux, revenus de la féerie où ils étaient plongés, affrontaient un
quotidien qu'ils avaient cru quitter mais qui resurgit installant de nouveau
une nausée permanente et un ennui sans fin.
4
Le
mois sacré du jeûne s’estompait difficilement. Jour après jour, la faim
installait ses habitudes et donc passait inaperçue. Les journées avaient fini
par s’organiser autour de l’appel du crépuscule pour la prière du maghreb,
expédiée quand elle n’est pas occultée. Instant magique qui rompait le jeûne,
clôturait la journée, épreuve laborieuse et suite d’heures blanches.
Subitement, la multitude disparaissait des rues et, unie dans un seul geste, se
regroupait autour de la meïda, table basse, réincarnation de la manne de Sidna
Moussa, Moïse. Un silence souligné par des cuillères qui s’entrechoquaient, un
rituel, fait de mains qui se tendaient vers le plat, régnait sur chaque
famille, chassant les bruits et installant l’harmonie.
Il
y a avant et il y a après.
Avant
c’est un réveil matinal impossible, différé à chaque fois. Un œil absent
s’ouvrant péniblement sur un décor domestique avec en perspective des heures à
tuer en faisant de la présence au travail ou de l’errance dans des rues sans
vendeur de karentika, pizza de pois chiche moulu, ni de cigarette à l'unité, un
univers sans épouse voilée, sans femme fardée, avec seulement de temps en temps
un épouvantail grisâtre dans un hidjab triste traînant une fatigue irradiante
et un effacement résigné.
L'errance
hallucinée est une activité quotidienne banale.
Après,
c’est un parcours balisé, serein, dans des cafés pleins à craquer de joueurs,
d’amis, se mouvant dans une fumée opaque avec ça et là une fugace senteur de
haschich. De plus en plus de gens allaient faire la prière du soir, puis, le
plus rapidement possible, revenaient à leur passe temps favori : le jeu de
cartes, surtout la “ ronda ” trace du passage espagnol dans la
contrée, les dominos, les conversations. Un brouhaha constant ponctué de
clameurs des joueurs accompagnant leurs gestes, découvrant leurs atouts et
annonçant bruyamment leur victoires. Ici, taper le carton résonne juste et
fort, on abat ses cartes en les plaquant violemment de la paume de la main sur
le plat de la table avec le plus de bruit possible, manière d’intimider
l’adversaire et d’affirmer, de confirmer sa présence de vainqueur. Les
discussions s’animaient surtout autour du football, ou plutôt de ses coulisses
faites de détails de dessous de table, une corruption notoire et acceptée par
tous. Il faut trouver l’astuce pour “ acheter ” le match c’est à dire
les joueurs sinon les adversaires s’en chargeront et les supporters seront
mécontents
ce qui fera des dégâts qui infirmeront les bulletins lénifiants que ceux
d’Alger reçoivent de partout sur l’état du pays, cela fera désordre, des
carrières seront menacées, des projets seront annulés. Alors tout le monde s’y
et beaucoup d’élus sont les meilleurs consultants, les meilleurs intermédiaires
puisqu’ils connaissent leur homologues de l’équipe, adversaire du jour.
S’ajoutent à ce sujet central, des potins croustillants, des rumeurs
invérifiables, des secrets sans lendemain. C’est à qui médit le mieux, à qui
détient le plus d’informations confidentielles, de nouvelles inédites, des
sous-entendus d’alcôves, des allusions homosexuelles. Tout y est sans y être,
avec des yeux fureteurs et la vérification constante que l’auditoire d’amis
sûrs n’est pas infiltré d’oreilles indiscrètes susceptibles de divulguer ce qui
se dit à qui ne doit pas l’entendre. L’honneur n’est bafoué que s’il l’est
publiquement, sans alternative, sans sortie de secours ; alors et
seulement dans ce cas, cela finit très mal. C’est très dérangeant avec de la
police, de l’enquête et l’étalage à voix haute, de ce que tout le monde savait
sans vouloir ou sans pouvoir le dire. Les ennemis s’en donnent à cœur joie, les
amis sont gênés, le clan est aux abois.
Parfois
à une table, l’ordinaire n’est pas de mise, on chuchote à l’oreille, avec des
regards soupçonneux et des gestes de conspirateurs. Les coups d’œil alentour de
la table se font plus acérés, plus pointus. On ne prend jamais assez de
précautions quand on critique les autorités. Les abus sont dénoncés, les
passe-droits dévoilés, on est sûr des dépassements locaux, on suppute ceux de
la capitale.
L'Appareil
Casquettal le sait. Il laisse faire cette soupape de sécurité, sans danger pour
les affaires. Il s'intéresse plus aux terroristes dont les bombes se font
entendre au-delà des frontières, dont les exactions visent le menu peuple, sans
défense, dont la manipulation est programmée par de savants calculs
géo-stratégiques échafaudés par des chefs vivants à l'abri du besoin, dans
l'opulence occidentale, avec l'impunité du réfugié qu'on fait mine de ne pas
voir parce qu'il pourrait, un jour peut-être, servir des intérêts supérieurs.
On ne sait jamais. On lui fabrique une aura de leader sous-développé pour qui
des petites entrées dérobées sont entretenues par des nations empêtrées dans
des additions machiavéliques, ménageant subtilement la chèvre et le chou.
Qu'importe
les hittistes, adossés au mur, à longueur de journée. Il y aura toujours et
encore des têtes déformées par l'école officielle pour alimenter les rangs de
nervis, exécuter les basses besognes dont l'atrocité est stupéfiante. Qui
faut-il être pour croire qu'il y a un dieu décrétant le carnage comme procédé
de prise de pouvoir dans le but d’asseoir son règne ?
Ainsi
le quotidien se subit, les uns vont au café tout en allant à la mosquée, les
autres vont à la mosquée en haïssant le café. Certains, entre stade et café
font carrière, D’autres rongés d'une rancœur inoculée qui ne trouvera la
sérénité que dans leur mort entourée de crimes sans nom, accompagnée de
tragédies lancinantes, de mobilisation fanatique. Les uns et les autres ne
citent ceux qui tirent les ficelles que pour les déifier ou les insulter sans
rime ni raison, selon le bord, avec la frénésie du superficiel élaboré
sciemment, la passion de l'ignorance entretenue dans les mosquées et
l'obscurantisme dans les écoles.
5
A
l’autre côté du terre-plein, Meddah Errasoul tenait son auditoire. L'homme
avait une prestance noble, des moustaches conquérantes, un ample burnous ébène
qui laissait voire une chemise traditionnelle sans col. Il portait un pantalon,
sarouel tesdifa, aux innombrables plis savants et compliqués. Un regard acéré
et un sérieux imperturbable en faisait un cheikh, maître respecté de ceux qui
venaient l'écouter et de ceux qui l'évitaient parce qu'ils ne cherchaient qu'à
s’amuser Contrairement à son confrère, il tenait un langage respectueux et se
voulait savant. Ceux qui l’écoutaient avaient l’air aussi misérables que tous
les autres, mais ici, on croyait voir sur chaque visage une envie de savoir, un
désir de se démarquer de l’ignorance, nuage opaque, sans visibilité, sans le
relief de la connaissance, sans la perspective du temps à venir, sans
l’explication du passé, un brouillard constant, obsédant, qui colle à la
personne avec une anxiété sans fond, sans forme. Vivre sans comprendre, réagir
en hésitant et se taire toujours.
“ Gens
de bien, gens de Mostaganem, votre terre est vivante, elle a été arrosée du
sang de milliers de chahids, de martyr. De la Macta à oued Chlef, elle est
grouillante d’âmes, de salihines, les aoulias, au service de Dieu.
Ecoutez
et ouvrez vos oreilles, l’histoire que je vous raconte est réellement arrivée.
On ne sait quand au juste et on ne sait rien des détails, mais vos aïeux, pour
peu qu’ils aient été curieux de leur origine, des épopées majestueuses des
combattants de notre religion, ont certainement évoqué devant vous le mystère
que je vais raconter.
C'est
au nom de Dieu que je commence, c'est au Tout Puissant que je mendie aide et
assistance, Il est le Commencement et Il est la Fin, Il est l’Omniprésent, Il
est Celui qui sait. Donnez quelques piécettes à la faible créature que je suis
et vous m’encouragerez à ne rien oublier de la belle histoire que je vais
commencer.
Aussitôt,
gravement, l’assistance contribua discrètement dans le grand chapeau du meddah
qui passait à la ronde. Rapidement, efficacement, le ton était solennel,
l’enjeu imposant, l’attente silencieuse. Meddah Medjahers tenait son auditoire
par une voix grave, des gestes parcimonieux, un débit égale, il ne faisait
aucun geste spectaculaire, son atout était sa science. Un maître, un Cheikh
face à ses disciples, une relation condescendante, froide, amicale mais sans
excès.
“ Il
y a quelques siècles de cela, au temps béni où chaque tribu avait son kbir
eddouar, son patriarche, du temps où le vieux avait sa préséance et le jeune
avait son rôle, du temps où chacun était à sa place, où il n’y avait point
l’indécence générée par la frénésie qui nous emporte vers on ne sait quoi, dans
ces temps sereins le village de Bethioua vivait calmement son quotidien. La
plupart de ses habitants étaient d’origine marocaine. Venus avec les marabouts,
el-mourabitoune, dans le sillage de Youcef Ibn Tachfine le preux. Bien
organisés autour de leur sage désigné parmi echouyoukh, les vieux , ils
vivaient leur petit train de vie, sans heurt et sans surprise.
Un
beau matin, Kbir-eddouar prit son air le plus grave et ne le quitta plus des
semaines durant. D’abord les familiers, puis beaucoup de gens, enfin tout le
monde se demandait pourquoi cet air d’enterrement sur le visage si avenant de
notre Cheikh. Mon devoir est d’essayer de vous donner une idée de ce
seigneur : un visage anguleux par l’ascétisme trahit ses nuit d’adoration
de l’Eternel et ses mois de jeûne, ses yeux claires et profonds reflètent la
profondeur d’un savoir serein. Il est celui qui sait, mais celui qui sait tout
n’est autre que le Puissant, une barbe blanche et soyeuse qu’il aime à lisser
dans ses moments de réflexion entoure son visage tanné par le soleil, il est
l’ami des laborieux. Si El Hadj Mohamed tirait plutôt qu’il ne lissait sa toison,
il était dans une singulière anxiété. Femmes, enfants et adultes le voyaient
mais personne n’osait interroger l’aïeul. Sidi était inabordable, absent,
songeur. Le poids du monde pesait sur ses épaules. Pourquoi se disait
chacun ? Pourquoi se demandaient tous?”
Le
meddah s’arrêta de parler. Moment de silence, de stupeur, de curiosité. Il
redemanda la ziara, offrande plutôt que contribution, les piécettes
s’égrenèrent dans l’immense chapeau. Il changea de place pour voir d’autres
figures que ceux qu’il voyait depuis le matin, ou peut-être parce qu'il avait
le soleil dans les yeux et continua sur le même ton docte :
Au
bout du dix-septième jour du mois de Safar de l’an 809 de l’hégire,
Kbir-eddouar consenti à réunir les chefs de factions sous le safsaf, immense
saule à l'extrémité du village, loin des piaillements des enfants et des potins
des femmes.
Adossé
au tronc, sur une natte de laine, entouré des chouyoukh, son regard était
pesant, il scrutait l'assemblée des chefs de familles, assis en cercle, selon
les affinités, les clans, les lignages, les alliances, un désordre savant où le
patriarche voyait bien des tensions et bien des ententes. Une disposition sans
surprise pour les initiés. Et l'ultime Initié est Allah!
Mes
frères, leur dit-il plus gravement que d’habitude, il m’est venu un songe. - Il
marqua un temps d’arrêt car un songe est un message qu’utilisent Essalihines
Aoualiates Allah, les choisis de Dieu, c’est une lettre de l’au-delà, un éclair
de l’avenir et il n’arrive qu’aux élus.
Un
songe qui engage l’avenir de notre communauté entière. J’ai prié nuit et jour
le Créateur dans l’espoir d’un signe. Vainement. Rien est aussi signe, cela
veut dire que la décision nous revient à nous, pauvres créatures ignorantes.
Priez mes frères, l’heure est cruciale.
J’ai
vu en rêve nos enfants se battre contre un ennemi féroce. J’ai vu nos têtes
tomber sous l’étendard vert et, sitôt au sol devenir des fruits énormes et sans
tige ni feuille, comestibles pour d’autres générations. J’ai vu tant de
fulgurances que mes yeux désormais s’accommodent bien mal du jour que nous
vivons ici. J'ai vu. J'ai vu nos énergies être utiles et notre courage reconnu.
J’ai vu aussi, et la voix du Cheikh devenait faible, que nous étions des lions
sous la bénédiction d’un illustre ouali.
Les
assistants sentirent le dépit au fond de la gorge de leur chef. Il admettait
plus fort que lui, sa voix marquait la soumission au destin, il n’y d’Eternel
que le Puissant. Les chef de factions, Ouled Ennor, Bouhalou, Kafouf, El
Hamiane et les autres, autant de bras âpres au travail et ardents au combat,
tous ces intrépides meneurs d’hommes pressentaient l’événement, le changement
qui fait l’épopée, qui construit l’Histoire. Un silence de plomb s’abattit sur
cette auguste assemblée. Tous baissèrent la tête. Exceptionnel fut ce moment…
Le
Mokadem, à la droite du cacique, El Mokadem, guide de la voie Aïssaouia, la
confrérie qui a conservé jalousement le “ ser ”,secret des pratiques
importées par les aïeux du Maghreb el Aqsa, du Maroc, le secret de l’extase, la
danse immunisante de tous les venins, de toutes les morsures connues et
inconnues, au son des tambourins, bendirs qui envoûtent l’esprit et électrisent
l’âme, le Mokadem se lève et, debout, face à l'assemblée, assise, silencieuse
comme médusée, il demanda ce qu’allait devenir le ser, le secret du Cheikh el
Kamel, le Parfait, dont presque tous suivaient la Tariqa, la Voie. Kbir-eddouar
reprit doucement avec la détermination de celui qui a pensé à tout:
Mes
amis, j’ai vu l’étendard de Sidi Benaïssa, notre saint patron des Aïssaouas, flotter et devenir immense, si grand
qu’il nous couvrait tous de son ombre, qu'il couvrait des régions entières,
qu'il couvrait d'autres hommes que nous ne connaissons pas. Cependant il était
déployé sous la bannière d’un autre Ouali, notre guide à tous, celui qu'on
évoque sous le nom de Sidi Belkacem, le grand combattant de la Foi, établi dans
un village qui a pour nom Elma Zaghrane, l'eau jaillissante, à côté de
Mostaganem, lieu de toutes les batailles, de tous les affrontements entre les
croyants et les impies. J’ai vu dans mon songe que notre devoir est à Mazagran.
Notre destin, le destin de nos enfants et des enfants de nos enfants est au
milieu de la bataille contante que nous livrerons aux ennemis de Dieu, les
impies. Nous sommes désignés, le reste est affaire de modalités humaines. A
nous d’y trouver solution.
Après
un soupir, le Cheikh continua :
Tout
est écrit, nous ne sommes que le prétexte. Dès la semaine prochaine, nous
enverrons un groupe dans cette région où la bataille est continuelle entre
l'étendard vert de nos aïeux et les armures innombrables venus d'Espagne et
d'ailleurs. C'est une terre
bénie
où chaque mètre est arrosé par le sang martyr de croyants venus de l'Est
direction de nos prières, berceau du Sceau des Prophètes, venus de l'Ouest, du
Maghreb de nos ancêtres, du Sud, pays des Gnaouas et de la prestigieuse
Tombouctou. Nous serons parmi les nôtres, dans l'accomplissement de notre
destin. Dieu est Grand. ”
Meddah
Errassoul s'arrêta. Etait-il fatigué ou voulait-il marquer sa supériorité,
attribut de ceux qui savent sur ceux qui ignorent ? L'assemblée, bouche
bée, attendait dans un silence épais et torride. Le soleil, sur le point de se
cacher derrière les pointes des immeubles alentour, marquait un temps qui ne
concernait pas l'auditoire. Cette chaude journée de ramadan basculait
imperceptiblement vers sa fin mais le public n'émergeait pas du lointain siècle
des épopées et des faits d'armes. Un rêve dont on ne voulait pas se détacher.
L'aède fit le tour des présents et leur annonça aussi gravement que le
personnage de sa légende qu'il reprendrait son histoire la semaine prochaine
car, précisa-t-il, par courtoisie ou par coquetterie, les gens de Flitta
l'attendaient demain, ceux de Ouled Souïd après demain. Ils attendent comme
vous la fin des histoires de leurs ancêtres alliés des Medjahers.
“ Gens
de bonne foi, si Dieu le veut, Il est le Tout Puissant, on se reverra la
semaine prochaine. Restez en paix et que Dieu vous garde ”.
Il
quitta un cercle qui avait du mal à se défaire, des jambes engourdies d'avoir
été repliées une bonne partie de la journée, des volontés qui rechignaient à
retrouver le quotidien misérable et les nuées d'enfants oubliés le temps de
cette fantastique envolée dans ces siècles d'antan. Bientôt chacun prit sa
direction en traînant les pieds sur une poussière ocre et une lumière
déclinante.
6
Depuis
un bon moment, les spectateurs avertis et les badauds alléchés lors de la
dernière séance attendent avec impatience la suite. Ils sont venus comme décidé
par Meddah Errassoul. Le dimanche, deuxième jour de cette deuxième semaine du
mois sacré, ils attendent. Sûrs de la parole donnée, ils sont là, leur
fébrilité réfrénée. L’homme est celui qui domine ses sens, qui sait donner de
lui une image sereine, détachée des futilités. L’histoire du meddah est
captivante, mais enfin, soyons un peu digne de nos aïeux, les fiers medjahers.
Soudain un soupir général, des mouvements ça et là. C’est le maître qui arrive
avec le retard qui sied à son rang. Nonchalant et grand seigneur, sous son
regard luisant de secrets fatals d'un savoir pesant. Les fronts se font liges,
les jambes se plient, on s’assoit à même le sol, là où on était debout. La
halka, le cercle, se constitua, aussi parfaite que possible. Chacun sait qu’il
en a pour la journée. Encore une journée de vaincue.
“ Braves gens, je suis revenu comme
promis. Je vois des têtes nouvelles et j’espère que vous avez eu la charité de
les mettre au courant…
Des
oui s’élèvent en désordre d’un public remuant, avide de la suite, suivi tout de
suite de plusieurs “ chut !chut ! ”.
Donc,
après ce que vous savez, toute une semaine se passa en préparatifs, les chevaux
furent bien soignés, les harnachements vérifiés, recousus parfois, les habits
de combat sortis, bottes en cuir, bandoulières, fusils, cornets à poudre,
musettes de vivres…
Meddah
Errassoul faisait le tour de son cercle magique comme jaugeant les frontières
de son règne. Il était roi dans les limites de portée de sa voix, de son verbe,
de son geste, avec autant de vassaux assujettis à sa parole. Autant de
complices, le temps d’une légende, prêts à le croire, prêts à le suivre dans le
dédale des siècles, l’imbroglio des destins.
“ Le
grand jour arriva, El Hadj Mohamed, le patriarche, Kbir-eddouar, fit la prière
du matin avec les chefs de faction. Tous, sauf El Djazouli à cause de son âge,
et Hamdane désigné malgré lui, qui resteront à assurer le quotidien du village
et à diriger les femmes et les enfants, tous après des adieux sans fioritures,
Dieu est le Maître des destins, tous mirent le pied à l’étrier et s’ébranlèrent
en colonne disciplinée vers le Levant, vers Mazagran aux environs de
Mostaganem. ”
Le
meddah, s’arrêta et scruta ses interlocuteurs, il laissa l’honneur à l'un
d’entre eux, de passer avec le chapeau, ce que celui-ci fit avec empressement
et zèle. Le volontaire morigéna contre les petites pièces, exigea de tous la
participation, sous l’œil satisfait du maître qui avait disciples et venait de
trouver auxiliaire. Voyant que de ce côté, aucun souci n’était à se faire, il
fit tournoyer son burnous blanc, inclina son turban sur le front et
continua :
“ Pendant
deux jours, ils avancèrent passant loin des habitations, pour éviter les
questions. Ils se sentaient investis d’une mission divine et ne voulaient point
en parler aux autres. Taisons les secrets, ils ne nous appartiennent pas.
A
la fin du premier jour, ils arrivèrent en vue de Koudiat Sidi Mansour, colline
du marabout bien connu, surplombant la mer et adossée à la forêt. Il y
passèrent la nuit. Une nuit bien tranquille mais les voyageurs étaient sur
leurs gardes. Des tours de gardes furent assurés, une organisation militaire
fut adoptée. Tout combat n’est que ruse est-il précisé dans le Livre.
A
la fin du deuxième jour, il aperçurent Mazagran juché sur une hauteur, dominant
une large baie, un village ramassé autour d’un ribat, relais de voyage. A
l’unanimité, ils décidèrent de camper hors de l’agglomération et d’envoyer une
délégation à Sidi Belkacem.
Sous
sa tente, au milieu de l’esplanade ayant une vue générale sur la plaine, le
grand Ouali les attendait. Après la bienvenue, le lait, les dattes et le thé,
les deux chefs, Hadj Mohamed et Belkacem, entouré chacun des siens, entrèrent
dans le vif du sujet.
On
attendait des gens de bien, des gens qui apporteraient un sang neuf et un
courage inébranlable à la juste cause. Le rêve est revenu plusieurs fois, Sidi
Belkacem en a parlé à quelques lieutenants à différentes reprises. Il ne l’a
pas fait en minbar, la chaire, lors de la grande prière du vendredi parce le
rêve est un secret, il est destiné à celui qui le voit mais non au public,
fut-il croyant et acquis au Cheikh.
Mais
faut-il avouer, ne put s'empêcher de continuer le ouali, les personnes étaient
sans nom, des croyants fougueux et des cavaliers sans reproche. Dieu est Grand,
j'attendais votre venue
Avec
les miens j’attendais votre venue sans savoir qui vous étiez, il n’y a que Dieu
qui sait. Vous êtes les bienvenus parmi nous qui que vous soyez. Kbir Eddouar
se composa une solennité que ne lui
connaissaient pas ses compagnons. Il commença et parla à Sidi Belkacem de
batailles homériques qui se suivaient, de carnages. Le Ouali acquiesçait en
silence. Il finit par dire :
Vous
êtes des élus de Dieu car Il vous a fait voir l’avenir de cette région. Je
sais, ne me demandez pas comment, quel sera le lieu de tous les martyrs, le
lieu d’affrontements entre croyants et impies. Cela se passera quand nous
serons tous morts depuis bien longtemps. Les songes qui te sont apparus font
parties du prochain siècle et le Ouali auquel tu fais allusion ce n’est pas
moi. Il sera plus fort, plus juste, il sera celui
qui
laissera votre épopée écrite par ses mains, il sera de la bataille dans
laquelle vos fils ou les fils de vos fils passeront à la postérité. Vous me
parlez d’un destin qui me dépasse et qui n’est pas le mien. Sidi Belkacem était
d’une humilité qui écrase son homme. Il avait sur les épaules le poids du
monde. D'une voix amène, il précisa: ce chef de guerre sera aimé de Dieu et de
son Prophète, il laissera une chronique fidèle de la grande bataille qui se
déroulera ici. Mais nous ne serons plus de ce monde. Dieu est grand.
Le
guide de Bethioua semblait pétrifié par l'information, l’ampleur de cette perspective
l’anéantissait. Ses camarades avait, chacun, la nette impression du fardeau qui
l'oppressait. Trop lourd était le destin quand il se dévoilait un tant soit peu
aux faibles créatures que nous sommes. ”
Meddah
Errassoul sur un clin d’œil fit faire le tour des bourses à son auxiliaire du
jour. Le manège fonctionna aussi bien. En une rapide sollicitation, un pécule
appréciable passa du chapeau à la poche du raconteur. Il rasséréna d’un geste
l’assemblée et continua :
“ A
la fin Kbir Eddouar prit la parole pour confirmer tous les dires du ouali. Les
rêves concordaient, les desseins de Dieu sont impénétrables. L’assemblée prit
congé et sortit de la tente. Un soleil chaud diffusait une lumière éblouissante
sur un paysage prospère, la diversité des cultures et les verdures mettaient un
baume au cœur. Sur ces cœurs qui ne savaient plus, qui n’osaient se décider à
sauter le pas, à abandonner Bethioua où s’étaient installés les ancêtres il y a
deux cent quarante deux ans et venir ici pour recommencer à zéro. Mais si tel
est le destin.
Les
soupirs firent place petit à petit à des acquiescements puis à des décisions.
Sauf Benhallou qui était réticent et Hamdoud qui n’a jamais admis l'idée dés le
début, les autres s’en remettaient à la Providence.
Les
modalités furent arrêtés rapidement : les familles qui le désiraient
peuvent venir ici et s’établir.
Quatre
jours après, les voyageurs, ayant bien reconnu le terrain, apprécié le climat,
noté la proximité de la mer, conviennent que la région ressemble point par
point à la leur, que le village où ils ont laissé femmes et enfants n’est pas
mieux que celui-ci. L’idée d’un changement de résidence n’est plus aussi
saugrenue qu’il ne paraissait auparavant quand ils suivirent leur chef par pure
discipline mais sans trop y croire.
C’était
quand le père avait autorité sur sa famille, quand sa meïda était dressée pour
lui seul, en vis à vis de la table commune où mangeaient les hommes tandis que
celle des femmes et enfants était dans une autre pièce plus modeste, plus
discrète. La hiérarchie était stricte, la décence était de tous les instants,
une cohésion lourde à supporter mais où chacun avait une place à occuper, des
limites à respecter, des droits et des devoirs figés mais bien connus, de père
en fils, de générations en générations. C’était les temps où un père ne pouvait
sourire tendrement à son enfant en présence des autres membres du clan. Marque
de faiblesse impardonnable. Il se coupait en quatre pour sa famille, mais
montrer son affection était indécent. Le clan vivait sur des relations
indéfectibles
mais bien cachées. La faiblesse était l’apanage des femmes. A elles de pleurer
les morts, à elles de consoler les enfants quand ils l’étaient encore. Car dès
l’âge de dix ans le garçon intégrait la catégorie des hommes. Dur, insensible
au malheur, indomptable au combat, il n’était qu’un élément du clan. Ce qu’il
pensait n’avait rien à voir avec ce qu’il faisait, il y allait de la survie de
tous.
Au
départ, c'est par discipline naturelle que ces preux avaient suivi leur Cheikh.
Sans se poser de question, ils l’avaient suivi, tous. Désormais convaincus, les
uns plus que les autres, ils se forgeaient chacun une décision à exposer à sa
faction. Certains étaient pour l’idée de revenir sur ces lieux après avoir
vendu la parcelle de la famille, d’autres avaient déjà entamé des négociations
avec des familles de Mazagran pour échanger les biens, les terres. Car
certaines natifs de ce village voulaient s’éloigner de cette zone de
turbulences, de combats incessants, ils avaient assez contribué au djihad,
cette guerre sainte, qui coûtait trop de vies et semblait éternelle.
Le
jour du retour, le ouali donna à Kbir Eddouar un étendard vert avec un
croissant doré au le coin supérieur de côté de la hampe, c’était le sandjak de
ralliement des ansars, des alliés de la cause. Ils effectuèrent un retour en
faisant remarquer partout leur sandjak. Dans chaque tribu traversée, ils
faisaient savoir qu’ils étaient désignés par Dieu à travers la vision
simultanée de deux grands chefs à des kilomètres de distance.
Dès
qu’ils eurent dépassé la Macta, des émissaires envoyés par les chefs laissés
sur place, El Djazouli et Hamdane, vinrent à leur rencontre et les informèrent
que toute la région jusqu’aux confins des Ouled Larbi, des Homrs, des Araba,
jusqu’aux terres des Ziani, des Bensaïd, tout le monde était au courant de leur
magnifique chevauchée, de leur aura d’élus. Ils étaient un peu les prophètes des temps modernes car, comme
vous le savez le dernier des Prophètes est Sidna Mohamed.
L’arrivée
à Bethioua fut marquée par des fêtes. Ceux qui étaient restés étaient plus
acquis à la cause que les chefs et leurs lieutenants. Les compagnons de Kbir
Eddouar n’eurent guère besoin d’expliquer ou de convaincre. L’enthousiasme
était général. Au contraire, le guide des Benhallou et celui des Hamdoud
avaient mal à expliquer leur tiédeur aux gens de leurs factions. L’idée
dominante était qu’il fallait répondre à l’appel et partir ensemble pour le
mektoub, Incha Allah, si Dieu le veut.
Les
moments de liesse firent place à une fébrilité sans pareil, chacun s’activait à
être prêt au rôle éminent qui désormais était sa raison de vivre. Les hommes
étaient transformés, les femmes n’arrêtaient jamais leurs activités, la
logistique se constituait. Les chefs avaient l’air plus que jamais songeurs.
Au
bout de six mois les factions étaient prêtes à l’exode. On avait entretenu des
relations suivies avec ceux de Mazagran qui s’intéressaient à l’échange des
terres. Et puisque la région de Sidi Belkacem était beaucoup plus peuplée que
la leur, les candidats au départ ne purent répondre à toutes les demandes des
gens intéressés par un échange. Ainsi le principal problème, celui des terres,
était-il réglé à l’amiable et au mieux des intérêts réciproques. Désormais les
gens les plus meurtris de Mazagran pouvaient venir à Bethioua et ceux d’ici,
élans neufs pour une guerre ancienne
trouveraient
équivalent de leurs biens là-bas. Là où les avait désignés le sort, le mektoub.
Ainsi,
Ô gens de Mostaganem, se déroula l’exode entre Mazagran et Bethioua en l’an 810
de la hidjra. Les nouveaux arrivés allaient être les héros d’un des plus
mémorables combat d’islam en terre du Maghreb, la célèbre bataille de Mazagran
relatée par le grand Sidi Lakhdar Ben Khelouf et où fut défait et tué le Comte d’Alcaudette.
Une date pour notre contrée, une épopée pour les gens qui ont consenti à
émigrer pour se battre à l’ombre de la bannière verte, sous la direction de
Lakhal Ould Khelouf et dont les descendants ont introduit chez vous la pratique
Aïssaouia et la culture maraîchère. Mazagran où un Santa Cruz domine toutes les
habitations de sa baraka, de sa bénédiction, marque et symbole de l'importance
des lieux dans le cœur des espagnols et où est enterré Sidi Belkacem. Où la
croix et le croissant se toisent et se disputent les siècles et les pages de
l'Histoire.
Meddah
Errasoul fit tournoyer son burnous, il regarda une dernière fois ses adeptes et
leur souhaita laconiquement, avant de disparaître, un bon ftor, le manger qui
rompt le jeûne de cette journée qui restera dans les esprits de certains,
tumultueuse et pleine des clameurs de la bataille qui s’installa dans le
quotidien des braves gens dont a parlé le goual. La lutte n’a jamais cessé, on
continue à émigrer pour d’autres motifs que la foi, mais toujours et encore
pour répondre à un rêve.
7
Meddah
Medjahers était de bonne humeur ce matin là. Il s’est installé en souriant,
l’air affable et a rameuté ses habitués avec plus de force que les jours
précédents. Il n’a pas manqué de les abreuver d’injures, ce qui n’a pas manqué
de les conforter dans une complicité qui abat les convenances et plonge les
participants dans une atmosphère débonnaire où ils se sentent parfaitement à
l’aise.
“ Chers
amis de tous les jours de ce ramadan qui n’en finit pas de nous laminer, du
plus profond de votre ignorance et du tréfonds de votre lassitude, pour vous
changer de votre néant, pour vous faire passer cette journée qui, déjà, se
déclare plus chaude que vos canounes, que vos braseros, plus torrides que vos
femmes les soirées de ce mois sacrés, venez écouter l’histoire de Moul
Ennakhla, le promeneur des lions, le digne adepte du grand Sidi M’hamed
Benaouda de la sebkha, du chott, vaste étendue salée qui n’est ni lac ni oued,
ni mer, ni source, jamais tarissable et jamais asséchée, un défi au climat et
aux hommes.
Mais
avant de commencer, fouillez vos poches, fouillez bien, vous trouverez toujours
mon mektoub, mon dû. Ne soyez pas égoïste, c’est un péché que Dieu ne pardonne
pas. Allez !Allez des sous s’il vous plaît.
Une
fois la corvée accomplie, la tournée accomplie et l’écot assuré. Notre meddah
continua avec un sourire plus flamboyant que celui du début :
“ Moul
Ennakhla, se trouve au beau milieu de la rue qui relie le vieux quartier de
Tigditt populeux et indigène au centre le ville réservé jadis aux colons, mais
qui est aujourd’hui seulement souillé par la populace que vous êtes puisque
tous les immeubles et commerces appartiennent à ceux qui, venant de l’Est, ont
reflué le colonialisme vers l’occident. Ils n’ont de regards que pour l’orient,
pour les origines, avec des idées de pureté que vous ignorez, crasseux comme
vous l’êtes. La vérité vient d’Orient, l’Ouest n’est qu’une tombe de la clarté
chaque jour que Dieu crée. Prétendez-vous savoir mieux que Lui ?
Le
meddah glapissait et assénait ses mots comme des balles chacune faisait mouche
et tuait un doute, une critique, ne restait que le dogme, vérité éternelle,
intouchable et figée.
Les
personnes présentes, suspendues aux paroles du meddah, buvaient sa faconde
comme on boit une tisane, en grimaçant si parfois l’amer dérangeait, mais un
médicament ne devait-il pas être sans concession pour manifester son
efficacité? Assis en tailleurs tout autour, le groupe constituait un cercle
compacte et toutes les attentions convergeaient vers ce bonhomme aux gestes
amplifiés par un bâton qui prolongeait le mouvement et dominait les têtes.
“ Moul
Ennakhla se distingue par son palmier majestueux et qui du milieu du patio du
marabout s’élance, penché par dessus le mur extérieur pour s'épanouir entre
l’intérieur et la rue comme une fille qui, à longueur de journée, jette des
coups d’œil à la rue pour humer la liberté prise en clandestin entre deux coups
de serpillière. Le Maître du palmier, Moul Ennakhla est en fait le lieu de sépulture
d’un grand saint. Ce ouali était un disciple du grand Sidi M’Hamed Benaouda, ce
fils adoptif de Aouda la négresse qui, un jour que des mauvaises langues lui
reprochait d’avoir un fils blanc alors qu’elle était noire se contenta
d’ingurgiter le bébé pour le procréer par les voies génitales, faisant là un
miracle qui indiqua aux incrédules que rien n’est impossible au Tout Puissant
et fit comprendre aux va-nu-pieds que Benaouda est un saint malgré son très
jeune âge. Celui que l’on appelait Moul Ennakhla était son élève. Il le
vénérait et lui rendait souvent visite. Un jour au terme d’une de ses ziara au
maître il ramena avec lui deux lions qui l’accompagnaient comme deux chiens
majestueux et dociles, si royales et si humbles. Ces animaux farouches étaient
avec Moul Ennakhla comme deux compagnons, ils allaient partout avec lui. Quand
il prenait envie au Cheikh de faire un tour de la ville ou de ses environs, les
lions étaient toujours dans son sillage, silencieux mais terrifiants. On disait
que Sidi parlait à ses lions, qu’il les concertait avant toute décision,
surtout si elle était théologique, la science de Dieu est infinie. Les
mostéganémois n’imaginèrent plus Moul Ennakhla sans ses félins. Quand il
mourut, les lions disparurent et personne ne sut comment. Du jour au lendemain
alors que tous les adeptes étaient consternés par la disparition du maître,
alors que les pensées étaient engluées dans la douleur du deuil, on ne fit pas
attention à ceux qui étaient devenus par la force des choses des éléments du
décor propre au défunt. Quand on songea à se poser la question de leur devenir,
ils n’étaient plus là. Ils avaient disparus en silence. Etaient-ils des animaux
ou des anges ? Etaient-ils des êtres terrestres ou des êtres
célestes ? Anges guidant le saint ou djinns asservis au maître ? Le
mystère demeure dans la mémoire de nos rues où cette triade a évolué et dans
les dires que se racontaient nos aïeux. On dit que longtemps après la
disparition de Moul Ennakhla un lion se promenait majestueux et tranquille dans
la plus vieille des artères de notre ville, la rue El Maksar. Plusieurs
notables l’on vue tard la nuit, il semblait faire la garde et veiller au repos
des habitants, de ceux qui entourèrent de leur affection Moul Ennakhla, le
Maître au Palmier ”
Le
meddah s’arrêta. Le silence qui continua à envelopper l’ambiance d’un vide,
écho à une parole suspendue rappelait un ramadan trop chaud, une journée trop
longue. Dans les têtes résonnait encore l’image du roi des animaux, ami des
hommes, dans une sérénité et un quotidien qui ressemble étrangement à celui qui
transparaît dans certains documents de télévision où des hommes deviennent amis
de gorilles sauvages ou d’animaux dangereux, sans le secours d’un saint, avec
seulement cette science dite impie
8
En
ce mois de Djoumada, le meddah montrait assez souvent qu'il supportait mal la
chaleur exceptionnelle qui accompagnait cet été. C'était la fin du mois, un
auditoire exténué par la température dés le matin, s'asseyait en désordre à
même le sol. Les spectateurs mettaient sur leurs têtes leurs vestes ou un pan
de leur aabaya, parfois ils se contentaient de leurs turbans, certains
fabriquaient des chapeaux en papier journal, des espèces de triangles qu'il se
mettaient contre un soleil dure, torride et constant, un soleil implacable et
permanent. Meddah medjahers avait mis une ample aabaya de toile grossière d'un
blanc incertain qui laissait voir un sarouel marron et des manches de chemises
d'un bleu délavé. Ses yeux était dans une zone d'ombre due à une immense amama
qui avait prétention d'avoir été une "toutia", le plus célèbre des
turbans, porté chez nous par les notables et les nantis, parfois par les
érudits qui se sont fait reconnaître comme tel et donc entretenir :
Ah
cette chaleur, nous n'en pouvons plus et pourtant ce n'est que dérisoire par
rapport à ce qui nous attend à la géhenne à cause de notre turpitude. Dieu est
miséricordieux, il pardonnera.
Après
s'être attribué ce satisfecit, Meddah Medjaher continua:
Aujourd'hui
je vous parlerai de la ville. Comment elle était avant d'avoir été défigurée
par l'inondation. Sa beauté était légendaire et sa prospérité faisait des
envieux. Aujourd'hui nous évoquerons le lieu dit souika tahtania, le petit souk
du bas.
Souika,
le petit souk, le petit marché, qui existe maintenant à Tigditt, c'est la place
qui a valu le surnom de qahira à ce quartier pendant les années noires de la
guerre contre les roumis. Maintenant, badauds ignares il s'agit de souika la
haute car la basse a perdu de son importance depuis la nuit de l'apocalypse,
depuis l'inondation de 1927. Vous ne connaissez que la haute. Or c'est souika
la basse qui est féerique, c'est elle qui a fait le Mostaganem de vos grands
parents. Que vous raconterais-je qui ne soit déjà dans les mémoires de tous et
de chacun !
Elle
est située en contre bas par rapport à la place de Tigditt et à Tobbana, elle
longe directement une partie de l'oued qui a fait son malheur. Vous ne la
connaissez que sous son aspect actuel, misérable, désert, une mosquée quasi
abandonnée, deux minuscules boutiques vides, deux cafés en ruine, un bain maure
fermé et un pont
délabré.
Mais avant cette funeste nuit, elle était le centre culturel et artistique de
la ville, elle était le lieu des affaires, la rencontre des hdars négociants
qui habitaient maksar à côté et des roumis habitués des bistrots aux terrasses
enguirlandées, fleuries, aux soirées pleines de lumières, de musiques, de bals,
de vies. Bref, il y avait un côté pour nous et un côté pour les francèsses.
Pour
nous il y avait le café de Hadj Menouer avec ses tables ornées de pots d'un
hbeq, basilic si odorant qu'il nous laissait trace sur nos vêtements, juste à
côté des tables façon moderne, il y avait la terrasse à la manière de chez
nous, avec nattes et tapis sur lesquels les consommateurs s'allongeaient à demi
et discutaient comme dans les tentes. Il y avait également el hamara, le
portique à trois troncs d'arbre pour supporter la guerba, l'outre qui donne une
eau délicieuse parce que parfumé au qtrane, huile de cade. A gauche de ce coin
de paradis, un petit jardin aménagé avec le plus grand soin où se côtoient
fleurs du pays, grappes de raisin ârich qui pendent des charmilles et figues
noires d'Andalousie
En
face c'était le café de Miloud Bel Oud tout aussi agréable avec des ornements
de Mascara d'où était son patron. A côté deux ou trois autres cafés du même
genre, des cafés où il faisait bon y vivre, pas ces recoins métallisés où on
avale debout un jus de chaussette à la va-vite.
Les
nuits des aouachirs, fêtes pour marquer la naissance du Prophète, la fin du
ramadan par Laïd Esseghir, la petite fête, ou le sacrifice d'Abraham par Laïd
Elkebir, la grande fête, les cafés restaient ouvertes toute la nuit. Les
établissments fournissaient un café subtil, à l'arôme enchanteur et un thé
sublime parfumé à la menthe fraîche qui poussait sur place. Les habitués s'en
venaient s'en allaient ou s'en revenaient avec leurs contributions à la liesse.
Les mssamenns au miel, les baklaouas des hdars, les cakes des paysans récemment
citadinisés, les khiringos, les tornos, parfois les zelabias, le quelb el louz
appelée chez nous aussi harissa, chacun selon son humeur, son argent mais aussi
selon les capacités de sa femme. Mine de rien s'engageait une joute culinaire
entre femmes par l'intermédiaire de leurs maris. Dans le café, les allusions
étaient subtiles mais on était entre habitués, entre connaisseurs. Ces gens là
dont la plupart étaient des ouvriers et des manœuvres, des dockers et des
jardiniers avaient une culture entretenue par les qacidates de chaabi qui leur
permettaient d'utiliser et de comprendre bien des allusions et des comparaisons
se référant à l'histoire, la grande et la petite. Ils connaissaient par cœur
bien des passages qu'ils n'hésitaient pas à ressortir, preuve d'une érudition à
laquelle ils tenaient, appartenance à un milieu auquel ils aspiraient. Les
paysans s'intégraient par leurs gestes et par leurs paroles à un monde de la
ville ressemblant au leur parce que articulé autour de la belle parole, de la
geste des aïeux et par la cuisine dont étaient capables leurs femmes. Le
chanteur est dans son coin avec son orchestre bédoui, la flûte, guesba,
chialait à fendre cœur, le guelal soutenait le rythmes, on faisait ripaille
jusqu'au petit matin.
Après
hammam el ghar, le bain du tunnel commençaient des guinguettes chatoyantes et
colorées où les roumis venaient et passaient des après midis et des soirées
avec épouses et enfants au son de leurs musiques. Les guirlandes, les tonneaux,
les
fanions, un occident serein et lascif comme chez nous. Ces établissements
s'alignaient les uns collés aux autres jusqu'au plateau qui surplombe le port.
Ain Sefra alors semblait un oued aussi tranquille que les consommateurs, il
ajoutait à la fraîcheur de l'endroit et au charme de souika la basse.
Durant
leurs fêtes, l'accordéon s'entendait au loin, les ombres des couples qui
dansaient se dessinaient de l'autre côté de l'oued qui chuintait bienveillant
et rassurant. Un malentendu de plus de ce siècle qui s'éveillait apparemment à
la prospérité. Or il fallut quelques années plus tard la bénédictions des
méricanes des USA pour affronter la faim et le typhus.
Ces
établissements s'alignaient alors les uns collés aux autres jusqu'au plateau
qui surplombe le port. Ain Sefra un oued aussi tranquille que les
consommateurs, ajoutait à la fraîcheur
de l'endroit et au charme de souika la basse. Calme trompeur qui en une nuit
noire, sourde et apocalyptique emporta une partie de la ville et de ses
habitants. Une nuit sans la moindre clarté, une nuit liquide, visqueuse et
angoissante, une nuit de mort.
Le
meddah, si joviale d'habitude, avait les épaules comme soudainement voûtées, le
regard fuyant et le geste las. Il baissait la tête et cherchait à ramasser ses
frusques. Il voulait quitter le cercle où il régnait auparavant mais le lieu
sentait la tragédie, la mort, la plus scélérate celle qui frappe dans le
sommeil, en silence et en masse. Une mort qui cache son horreur puisque son
résultat n'est pas de dimension humaine, il ne peut se dire qu'en terme de
chiffres, de statistiques. La mort alors s'insinue dans les esprits et se fait
accepter en tant que nombre. Le meddah, sans doute terrassé par la transition
brutale entre la vie bruyante des cafés et des guinguettes d'une paix conviviale
et la déferlante létale d'une nuit sans lendemain, était fébrile, il voulait
disparaître séance tenante, tout de suite, sans attendre que les badauds
surpris par la fin inattendue du récit déplient leurs jambes engourdies, se
demandent avant de demander au voisin où est ce qu'ils peuvent aller terminer
cette longue journée d'été. Elle leur semblait sans fin avec ce soleil toujours
au ciel et cette lumière qui éclaire tout ou plutôt rien puisqu'elle n'éclaire
que les lieux mais pas le peuple ni ceux qui le commandent, l'autorité en
cravate, l'autorité en casquette, l'autorité de l'ombre. Ce jour là le meddah
disparut avant que ne se disperse l'auditoire nonchalant et résigné dans la
poussière habituel d'un présent immuable.
9
Meddah
Errassoul se tenait comme d’habitude sur la droite du terre-plein, il tenait
son auditoire comme les jours précédents sous un flot de paroles grave, égale
et presque monocorde.
“ A
Mostaganem, il y a un avant et un après. De même que chaque être vivant a un
avant et un après, de même que pour la oumma, l’humanité, il y a avant la venue
du Prophète, que la salut soit sur lui, et après, de même pour le reste du
monde, il y a avant le tawhid, le monothéisme, et après. Notre ville a un avant
et un après : la nuit du 26 Novembre 1927 est la frontière entre l’avant
et l’après.
Cette
nuit du vendredi au samedi fut terrifiante, elle rappela aux croyants, et aux
autres, que Mostaganem peut disparaître du jour au lendemain. Dieu est tout
Puissant. Bien sûr, avant il y eut le séisme sous Galien, le raïs des romains,
la peste en 1789,la famine en 1793, bien sûr il y eut un raz de marée en 1904
qui détruisit le port, mais nos mémoire resteront à jamais tatouées de la nuit
de l'apocalypse, la nuit du 26 novembre 1927.
Sous
des pluies pareils à ceux qui accompagnèrent le déluge du temps de Sidna Nouh,
le prophète Noë, l’oued Ain Sefra prit d’une frénésie dantesque, gonfla,
s’amplifia, se métamorphosa. Il détruisit la moitié de la ville et tua le quart
de ses habitants.
Quelle
nuit ce fut, l’électricité coupé, un noir épais enveloppait l’agglomération,
des hurlements de chiens marquaient une terreur lancinante, les chats
miaulaient à mort et les basses cours étaient paniquées. Mais les gens, chacun
terré dans son coins, isolé dans son obscurité, pensait passer une mauvaise
nuit de tempête et ignorait ce qui se passait cent mètres plus loin. L’eau
avait sournoisement noyé des maisons et étouffé des vies prises au dépourvu
dans un sommeil que nul vacarme n’a dérangé. Les quelques mostaganémois qui se
sont rendus à l’évidence macabre et silencieuse se voyaient de tout part
assaillis, impuissants et sans secours et même leurs voix étaient sans effet,
diluées dans les rafales de vents et les trombes d’eau qui s’abattaient du ciel.
Cette
nuit du jugement, l’eau si nécessaire à la vie était devenu l’allié de la mort,
montée de trois mètres, elle avait attaqué les quartiers des impies et démoli
leurs immeubles comme on abat des châteaux de cartes, elle a dévasté les
maisons des maures et a tout emporté à la mer.
Quelle
nuit ce fut mes amis ! Ainsi qu’il est indiqué dans notre Livre, face au
désarroi, chacun de nous est seul, on ne peut rien pour nos parents et pour nos
enfants. Le ciel était encre noire déversée sans cesse sur une terre qui
s’effritait, qui fuyait sous les maisons et se dérobait sous des pieds qui voulaient se sauver mais
pour aller où dans ce noir de la géhenne. Nul ne savait dans quelle direction
était le salut. Et comme les jours que vous vivez, nul ne savait ce qu’il
fallait faire pour émerger de cette nuit qui n’en finissait pas, de ce malheur
qui était répliqué à chaque coin de rue, chez chaque famille, sous les pieds
fébriles, dans les cœurs battants, dans les yeux qui ne voyaient rien et dans
des mains qui ne faisaient que constater un malheur ambiant, menaçant, sans
limite visible et sans fond.
Cette
nuit de l’apocalypse rappela à Mostaganem, la vanité des hommes et leur
faiblesse. La mort est notre lot, soyez en certains….. ”
Le
meddah arrêta sa phrase au vol et regarda ces visages qui vivaient l’angoisse.
Il jugea que c’était le moment de leur demander son dû. En fin psychologue, il
vit juste et devant le spectre de la mort chacun fit montre d’une générosité
qui encouragea le raconteur dans ses propos de Cassandre puisqu’elles
s’avéraient si efficaces.
“ Avant
cette nuit notre ville était insouciante comme un jeune fille, belle comme une
nouvelle mariée, elle avait oublié son ancêtre Murustaga qui fut englouti dans
les eaux salées en un tremblement de terre sans pareil et sans suite. L’oued
Ain Sefra était un flot tranquille et majestueux. Il signifiait fraîcheur et
méandres, il se voulait manière de vivre et était le lieu de vie d’une
population qui s’imprégnait lentement des douceurs de la civilisation. Je vous
raconterait cela le mercredi, dans deux jours si Dieu nous laisse en vie, In
Chalah ”
Le
meddah ramassa ses effets prestement, comme pressé par une obligation qui lui
est revenue à l’esprit tardivement et disparut comme il s'en fut venu,
subitement.
10
Meddah
Medjahers s’était lancé ce jour là dans une dialectique qui lui était peu
coutumière. Il s’efforçait de montrer qu’il tenait du cheikh d’école et du sage
de la tribu. Sa faconde se déployait sur un ton badin qui intriguait ses
habitués. Moins gouailleur et plus respectable, il était moins porté sur les
exemples grivois ce qui déplaisait à beaucoup. Le sourire au coin, il ne
s’arrêtait pas de changer de place. Ce matin, il racontait une histoire
bizarre, celle d’un ouali et précisait-il, il n’a de ouali que le nom. “ Quel
veinard ! ” ajoutait-il en s’esclafant.
Dans
notre ville, Mostaganem, si vous empruntez la large route qui mène à la cité
des 800 logements, vous passerez à côté du collège du quartier de Tigditt, El
Qahira comme on l’a appelée à l’indépendance quand nous nous croyions tous
frères. C’était le temps de la naïveté, insistait le meddah en clignant
de l’œil à certains initiés qui hochaient de la tête.
Donc
à l’entrée de Tigditt vous remarquerez un petit mausolée enclavé dans
l’établissement dont le mur d’enceinte a l’air de se tourmenter pour laisser
juste ce qu’il faut de place à la koubba de Sidi Benhadji Ezbentote.
Avant
de mourir dans une des innombrables batailles contre les Espagnols, ce marabout
était janissaire et avait le garde de
sergent, “ Ezbentote ” dans la langue turque. Les turcs qui nous ont
colonisé avant les français et après les romains et les arabes entre autres,…
Un
autre clignement et d’autres approbations installaient au fur et à mesure des
connivences qui échappaient à la majorité. Des malins, souriant d’aise, se
passaient le mot au nez et à la barbe des inévitables oreilles professionnelles
Ce
ouali puisque les mostaganémois le disent, combattant sans peur, était aussi
ardent au combat que dans la conquête du sexe faible. Il hantait les parages
réputés chauds, avec sa guitare qu’il utilisait à toutes les occasions pour
charmer la gent féminine. On dit qu’il passait son temps à se cacher chez l’une
ou l’autre de ses maîtresses pour échapper au courroux des maris bafoués.
L’auditoire
frétillait dans l’attente d’un secret d’alcôve. Mais le meddah tenait bon et
maintenait un sérieux imperturbable.
Cette
activité marginale, vous comprenez ce que je veux dire, expliquerait
qu’aujourd’hui, les femmes fréquentent assidûment marabout et y laissent une obole ou un ex-voto dans
l’espoir d’une fécondité qui tarde. “ Sidi Benhadji Ezbentote est bon pour
les femmes qui n’arrivent pas à avoir des enfants ”. Jamais femme n’a cru
si bien dire.
Les
spectateurs gloussaient et se donnaient des coups de coude les uns les autres,
les clins d’œil se généralisaient, tous les présents saisissaient les sous
entendus.
Entre
hommes que diable ! fallait-il s’attendre à autre chose ! à moins
d’être le dernier des naïfs. Un brouhaha envahit l’assemblée, beaucoup
racontaient leurs propres anecdotes au voisin. Le meddah mit du temps à
reprendre son monde en main. Le chapeau circula et l’argent fut donné
machinalement car chacun était pris dans ce qu'évoquaient pour lui les
sentences misogynes que le conteur venait d’énoncer. Il continua plus docte que
jamais :
Dans
notre ville, il y a quelques temps encore, un jeune homme qui ne manifestait
pas d’empressement au mariage suscitait bien des questions. Le doute le plus
répandu à son sujet était celui concernant le libertinage. On lui collait alors
l’étiquette de “ véritable zbentote ”. Ce qualificatif encore utilisé
à Mostaganem de nos jours supposait deux explications : soit c’est un célibataire
endurci comme les sergents janissaires, soit c’est un libertin comme Benhadji. ”
Quand
le meddah termina son histoire, il jeta un regard circulaire et paru satisfait
de lui même. Il donnait l’impression du maître qui venait de donner une leçon à
ses élèves, une leçon de culture et avec son lot de sous entendus aux plus
doués.
11
Janvier
s’écoulait bien triste ; pas de pluie, seulement du vent, beaucoup de vent
froid venant du nord-est, un froid cinglant. Mostaganem voyait ses pêcheurs
avoir peur de s’embarquer. Les vagues annonçaient dés leur rencontre avec le
môle du port leur envie furieuse d’inonder de leur puissance liquide et salée
tout obstacle, elles montraient par là aussi le danger qu’il y avait à les
braver. Les pêcheurs attendaient des jours meilleurs en flânant dans les rues
de la ville et il leur arrivait d’être parmi les badauds devant meddah
errassoul qui évoquait comme toujours, l’air docte et le burnous impeccable, la
splendeur d’antan et les illustres aïeuls :
C’était
le 12 du mois de dhou el qaada, comme le jour que nous vivons ce jourd’hui, mes
amis, c’était il y a exactement il y a 840 ans qu’eut lieu la bataille de
Mazagran. La grande bataille entre nos arrières grands parents et les espagnols
qui tentaient déjà de nous coloniser.
Le
silence avait quelques choses de pieux, les pêcheurs oisifs se prirent alors
pour des grands voyageurs, confondus dans la foule. Ils se voyaient
bourlinguant au bout des siècles et se découvraient l’âme volontaire et le cœur
vaillant. Ils écoutaient comme les autres, pris dans la nasse de cette magie
verbale majestueuse et calme. Ecoutez ce que vous étiez, semblait leur suggérer
le meddah
La
plus célèbre des batailles se déroula en effet en 1558 et nous en savons tous
les détails grâce à celui qu’on surnommait meddah errasoul, tellement il a
écrit des qacidates, de longs poèmes, à la gloire de celui qui n’en cherchait
point, à notre sublime Prophète. Sidi Lakhdar, car c’est de lui qu’il s’agit,
disait :
Si tu avais vu ce qui s’est passé
Dans cette nuit de combat
Ne manquait que le père des deux Hassan
De la kouba de Bouasria patron de la ville
Jusqu’à la direction de la kibla, dispersés
L’ennemi fuyait la teneur du combat
Hurlant à qui voulait l’entendre
Et les têtes s’envolaient comme des têtes de moutons
Et
en effectuant un grand demi-cercle, silencieux, les bras levés au ciel, le
geste protecteur, le regard conquérant, le pas alerte, il marqua un moment
avant d’énoncer sentencieusement
Sidi
Lakhdar, le gardien du Dahra, de son vrai nom Abou Mohamed Lakhal Ben Abdellah
Benkhlouf El Maghraoui il est certes le plus grand et le plus connu. Descendant
de la noble tribu des Zaafria, il a vécu 125 ans et 6 mois dont beaucoup à
Mazagran comme il le dit dans son poème testament. :
J’ai vécu 125 ans bien comptées
Et j’ai ajouté après cet âge six mois
Mes
amis je dois vous préciser qu’il a écrit des milliers de vers où il raconte
parfois sa vie et ses aventures, mais systématiquement la gloire de notre
Prophète que le Salut soit sur lui. Donc on le surnomma Meddah Errassoul, le
laudateur du Prophète.
Plus
que d'habitude, le calme enveloppait dans une même communion, le majestueux
meddah décrivant le fabuleux personnage auquel il ne pouvait s'empêcher de
s'identifier et les gens qui écoutaient l'histoire d'un ouali qu'ils
vénéraient, dont ils écoutaient les paroles dans la bouche des chanteurs à
travers les mariages, les taam, les ouaadate, ces fêtes qui se donnaient à date
fixe pour célébrer tel ou tel marabout. Les chanteurs de chaabi avec leur
musique citadine comme les chanteurs bédouins avec seulement une guesba, flûte
traversière, et leur guellal, instrument à percussion, les gouals, sorte
d'aèdes itinérants, tous reprenaient le répertoire de ce grand Cheikh qu'on
appelait Meddah Errasoul tellement il a chanté notre Prophète. D'ailleurs ne
dit-on pas que sept pèlerinages chez lui équivalent à un pèlerinage à la
lointaine Mecque.
On
connaît tout de sa famille, de son quotidien, sa mère Kella, sa femme Guenou, sa fille Hafsa et ses quatre fils
Mohamed, Ahmed, Habib et Belkacem sont mentionné dans sa qacida testament,
La mort est mon destin et l'est aussi la froide terre.
A
50 ans, il alla pèlerinage à Tlemcen chez notre Cheikh Abou Mohamed Abdelhak
Ben Abdrrahmane Ben Abdallah El Azdari El Ichbili que vous connaissez sous le
nom de Sidi Boumediene.
Dans
son poème épique relatant la bataille de Mazagran qui s'est déroulée le
douzième jour de doul el qaada, 26 août 1558, il fait une description
saisissante de vérité et de détails sur les participants et sur les événements.
Cette bataille qui vit la mort du comte d'Alcaudette et la victoire sur les
espagnols est une page glorieuse de nos ancêtres.
Dans
sa qacida testament, il nous informe :
Du huitième siècle j’ai passé quelques années
Les temps changent et l’ordre des choses se renverse
J’ai achevé avec l’aide du Qoreïchite le 9ème siècle
Mais
si pour les impies le 9° siècle c’est de 800 à 900, pour nous qui disons nous
sommes au quatorzième siècle pour dire l’année actuelle, 1419, le 9° siècle
c’est à partir de 900. Sidi Lakhdar est né donc vers 899 H ( 1479) dans notre
parler la fin du 8° siècle, pour mourir à l’âge de cent vingt cinq ans vers
1024 (1585). Dans notre manière de compter, il a vécu tout le 9° siècle comme
il le précise lui-même et seul Dieu sait vraiment.
Il
fut appelé Lakhdar au lieu de son vrai prénom Lakhal. Ceci est dû à une saine
pratique recommandée par notre Prophète, il s'agit du bon fell, la bonne augure
qui pousse nos femmes à dire rebh (gain) pour évoquer melh (sel), à parler de
afia (bonne santé) pour exprimer nar (feu) et donc le vert, Lakhdar, couleur de
l'islam et de la paix fut préféré à Lakhal, le noir des mauvaises pensées.
Ben
Khelouf a vulgarisé la poésie populaire, le chir el melhoun, il a fait connaître
les grands maîtres du genre comme El Maghraoui, El Mejdoub, Ennedjar, Sidi
Maamar et beaucoup d'autres. Il est l’un des sept gardiens de la ville des
Medjahers.
Ecoutez,
braves gens, écoutez un miracle de Lakhal des Khelouf. Il a planté un palmier qui
a dépérit aussitôt. Les disciples ont donc demandé l’autorisation d’arracher la
souche. Le maître a prédit et a dit alors : le maghreb connaîtra mon nom à
travers mes louanges du Prophètes, on saura ma tombe grâce à ce palmier que
vous dites mourant. Il nous survivra et aura la forme tourmentée des époques à
venir.
L’assistance
était stupéfaite. Tous connaissaient bien le palmier en question. Très connu à
cause de la forme de son tronc, rampant au début il fait un demi cercle en
s’élevant autour de la kouba et se redresse enfin dans le coin opposé à celui
de sa souche. Cet arbre enveloppe et protège la sépulture du cheikh. Sa vision
n’importe où et n’ímporte quand, évoque et rappelle à tous la baraka du Cheikh.
Meddah
errassoul regardait en vainqueur les mines convaincues et les airs dociles
devant tant de savoir et tant de majesté. Son burnous, cape ample d’un marron
doré, amplifiait chacun de ses gestes. Il dominait, il enseignait, il initiait.
Un coup d’éclat Ce palmier fabuleux, pourtant visible à tout un chacun, cette
anecdote, par sa véracité évidente, cautionnaient et garantissaient tout ce
qu’a dit le meddah et tout ce qu’il dira dans les semaines à venir. Le meddah
c’est l’érudition racontée, c’est le savoir reconnu. Qu’il est gratifiant
d’être de ceux qui savent. Le conteur se retira dignement pendant que
l’auditoire digérait encore cette pluie d’informations qui désaltérait les
esprits et ravivait leur morne quotidien.
12
Aujourd’hui
je vais vous parler d’un grand Cheikh dont il n’y a, à Mostaganem, que le
meqam, endroit symbolique, que vous prenez souvent pour sa véritable tombe,
aujourd’hui je vais vous apprendre ce qu’était Cheikh Benaïssa maître de la
tariqa aïssaouia et surnommé le “ parfait ” pour toutes ses qualités,
son savoir, sa modestie et ses pouvoirs.
Aujourd’hui
vous allez écouter l’histoire de ce qotb, pôle parmi les salihines. A
Mostaganem, n’existe qu’une trace symbolique de ce grand soufi, son tombeau se
trouve à Meknès où il est né au IX° siècle et où il mourut vers 1523
Meddah
Errasoul, majestueux au milieu du cercle attentif de son public, parlait à ses
habitués. Il commençait à connaître certains assidus. Le conteur se sentait à
l’aise sous cette multitude de yeux bienveillants et dociles, enveloppé de ces
regards respectueux et attentifs, il se concevait maître face à ses disciples.
Il continuait :
Lorsque
vous arrivez aux environs de la fausse porte des Medjahers à la suite de
l’école des medjahers dans le quartier matemore, la vraie ayant été au centre
de l’actuelle ville, entre l’édifice de la poste et de la banque, et avant
d’aborder la longue rue qui mène au cœur de Tigditt, vous avez une bifurcation
qui répond au nom mystérieux de Titalguine et dont le sens berbère nous
échappe. En prenant la rue d’à côté, celle qui descend vers Souika la basse
dont vous connaissez le fabuleux passé, à mi-chemin et à votre gauche vous
pouvez voir une modeste porte sur laquelle est écrit “ Cheikh Benaïssa le
Parfait. ”. Cette maison qui date de 1878, abrite la tariqa, la confrérie
des Aïssaouas
Leur
Cheikh a été l’élève du célèbre Sidi Ahmed El Hariti, fondateur de la tariqa
Djazoulia. Ensuite lui-même, Abou Abdallah Sidi Mohamed Ben Aïssa Essoufiani
Elmoukhtari donna son enseignement dans la mosquée de Deb El Ftian à Meknès où
il était né en 872 de l’Hégire. Il y a vécu sous le règne des Béni Ouattas à
Fés, dans une période troublée qui vu la tentative d’envahissement des
portugais. Benaïssa n’aimait pas l’hérésie et les “miracles” mais c’était un
thaumaturge connu. Il disait “ l’hérésie nous sépare, alors que la sunna
nous unit ”
Celui
qu'on surnommé El Kamel (le parfait) était un qotb, un pôle et vous devez
savoir vous qui m'écoutez que dans ce monde il y a 4000 saints cachés, 300
akhyars (choisis), certains disent 40 et d'autres 70 abdels (intercesseurs), 7
abrar (éternels) qui correspondent aux 7 dormants, 4 aouted (piliers) qui
renvoient aux points cardinaux, 1 qotb (pôle), 1 ghaout (grand secours) et 1
khidr qui préside les assemblées des saints, le diwan essalihine.
Avant
de commencer la description profane de mes seigneurs, les puissants, je vous
demande d'implorer avec moi leur clémence et leur miséricorde, ils ont certes
beaucoup de valeurs chez notre seul Maître, Dieu tout puissant, le Dieu
d'Abraham, d'Isaac, de Moussa, de Aïssa, l'Unique, levez vos mains avec les
paumes tournées vers ce beau ciel qu'il a crée et demandez protection.
Le
meddah avait communiqué une crainte, une peur préventive de l'histoire qu'il
allait racontée aujourd'hui. Les gens de Mostaganem tous respectueux des
aoulias essalihines n'en menaient pas large, le silence était empreint d'une
soumission dévote à une puissance qu'ils connaissaient et dont ils voyaient les
preuves plusieurs fois par an lors de ces rencontres auxquelles ils leur
arrivait d'assister. L'air était étouffant, les têtes en conjuration penchaient
vers le sol, les mains ouvertes en obsécration vers le ciel, le moment était
singulier. Le meddah délivra son auditoire en menant ses doigts à la bouche, ce
que firent les présents avant d'oser murmurer quelques mots, le burnous
tournoya, le bâton s'éleva, le récit continuait:
Vous
connaissez les aïssaouas par leurs pratiques mystérieuses, par leur musique
envoûtante, leur efficacité contre les venins. Tout cela cadre mal avec le
Cheikh El Kamel qui était un soufi abhorrant les pratiques qui peuvent
s’apparenter à la sorcellerie.
Ses
disciples ont élaboré plusieurs hizeb, liturgies dont il ne sait qu'un seul
celui de Sidi Mhamed Ben Slimane El Djazouli, le "soubhane eddaïm la
yazoul". C’est une suite de récitations qui évoquent tous les grands
soufis du monde musulman, qui invoquent Dieu et les cinq Prophètes, qui en
appelle à des centaines de nabi, saints. Lorsqu’on veut réciter le hizeb, on
place au milieu des récipients contenant de l’eau du robinet ou du puits, on se
réunit à plusieurs car la récitation est longue, elle dure plus d’une heure,
elle doit être soutenue, déterminée et sans défaillance car elle convoque aussi
les djinns, les anges, et leur ordonne une contribution. Une fois la récitation
terminée l’eau est devenue ma el hizeb, l’eau de la récitation. Cette eau, vous
le savez, est meilleur le antidote de toutes les morsures et de tous les venins
ou poisons connus et inconnus. Certains d’entre vous ont assisté au pouvoir de
cette eau, à l’immunité qu’elle insuffle, une fois bue par la victime d’un
reptile, on doit aussi la passer sur l’endroit supposée de la morsure.
La
pratique des exercices que vous connaissez, et que aimez voir les soirs d'été,
sont le fait d’un disciple du “Parfait”, quoiqu’il n’y a de Parfait que Dieu.
Ce sont des exercices de spiritualité de Sidi Chibani Ben Abdelkader qui pour
déclencher une extase
difficile
à venir, s’emparait d’un bendir, sorte de tambourin, et se mettait à danser en
invoquant Dieu. C’est pourquoi on dit encore une hadra Chibanya pour désigner
leurs déhanchements si spéciaux.
Les
Aïssaouas commencent toujours leur hadra, rituelle, par des chants demandant
l’hospitalité et la bienveillance de tous les oualis ou de leurs mqams locaux,
Sidi Belkacem a leur prédilection car la tariqa est apparue d'abord à Mazagran,
la plupart de cette agglomération sont aïssaoui, mais vous connaissez déjà leur
histoire et vous savez pourquoi ils le sont. Aucun ouali n'est oublié, Sidi
Said, patron de la ville, les sept gardiens de la ville, les saints de medjaher
et même ceux qui ont accompagné le Cheikh dans son quotidien au Maroc et dont
nous ne savons que les noms magiques. Chacun a sa chanson avec son rythme et
ses paroles le glorifiant. Ensuite ils évoquent leur maître, maître de tous les
autres, le Parfait Benaïssa. Cette partie se termine par la ziara, obole. En
pratique, c'est la vente de bougies qu’ils allument au nom d’un ouali en
reprenant ses chansons, cette bougie reste allumée et fait l’objet d’enchères,
seulement au lieu de dire 1, 2 ou 3 dinars, ils emploient une unité mystérieuse
et proclament 1, 2 ou 3 medqates. Personne ne sait ce que sait. Le
sympathisant, mouhib qui offre le plus emporte la bougie aussitôt éteinte,
l’heureux acquéreur l’allumera chez lui et la laissera se consumer. Elle
diffusera la baraka du ouali dont elle porte le nom dans la demeure et
apportera le bonheur et la protection.
La
deuxième partie de la soirée commence après une pause. Elle est plus grave et
nécessite plus d’attention des adeptes et du public. Elle commence par des
fulmigations, normalement les sept : celle du oud qmari, aloès, celle du
djaoui, benjoin, celle du loubane, encens, celle du kosber, coriandre, celle du
miaat moubarek, styrax béni, celle du amber, ambre, celle du mesk, musc.
Pas la moindre cigarette allumée, pas un
présent n’a bu le moindre vin. Aïssaouas en extase sentent de manière
extraordinaire dés qu’il y a un contrevenant et le chassent parfois violemment.
Il faut les comprendre ils vont risquer leurs vie dans l’exercice du ser,
secret, et la hikma, le pouvoir protecteur risque d’être inopérant si un seul
parmi les 200 ou 300 présents contrevient aux conditions.
Les
préambules expédiés, les bendirs entament leur rythme endiablé. Rapidement ils
atteignent un paroxysme. Certains Aïssaouas sont pris d’hystérie, ils se lèvent
brusquement et c’est eux qui détectent l’impie. Leurs camarades les retiennent
très difficilement pendant que l’on chasse celui qu’on a été découvert. Malheur
à lui s’il tombe entre les mains du possédé.
En
début du rituel, celui-ci se frotte à son tuteur, un ancien, en hennissant et
en pleurant, on le cajole en lui caressant les cheveux, le visage, puis on le
lâche au milieu du cercle de rythme de plus en plus soutenu, la djedba, danse
extatique, commence. Le balancement est à deux temps, le danseur se courbe en
deux puis se redresse en rejetant en arrière sa tête, ses bras lui servent de
balanciers et gesticulent dans tous les sens, ses jambes se plient, chacune son
tour, en symétrie avec les bras, l’équilibre semble n’être maintenu que par les
percussions graves, saccadées, annihilant tout, enveloppant l’assistance dans
un univers de bruits qui se répondent, se complètent,
s'affolent
et s’affrontent dans les têtes, dans les yeux et surtout dans les poitrines.
Pour le danseur c’est dans le cœur que ces sons s’entrechoquent, s’amalgament
et deviennent un élan irrésistible. Il cherche de ses yeux hagards quelques
choses et si les anciens se sont pas vigilant, il est souvent arrivé que le
possédé bondit sur des chaussures abandonnés par les spectateurs qui se
déchaussent pour prendre place plus prés du cercle sur le natte. Il les porte à
sa bouche et en déchiquette un bout qu’il mastique puis avale, c’est le remous
parmi l’auditoire, tous des habitués qui s’empressent de mettre hors de portée
leurs chaussures. Tout de suite on lui remet l’instrument dont il aime
l’exercice : pour celui-là se sera la balla, fer ayant forme d’une pelle
et porté au rouge qu’il se mettra à lécher goulûment, à tel autre on remettra
une épée avec la pointe de laquelle il essaiera de se crever l’œil en vain, il
tentera de passer l’arme sur son cou, rien, pas même un filet de sang, un
autre, débutant, se contentera de se transpercer les joues et la langue avec
plusieurs tiges. L’auditoire est emportée par la baraka du Cheikh, c’est la
preuve répétée de la bénédiction du marabout, c’est la protection que les
Aïssaouas, généralement des pêcheurs et des dockers, souhaitent et à laquelle
ils soumettent. Allah est seul protecteur et Cheikh El Kamel a aussi ce pouvoir
de Dieu le Tout Puissant. Parfois fuse un appel à un ami perdu à jamais dans
les flots, une nuit d’hiver, un camarade d’équipe écrasé par des tonneaux qui
se sont détachés ou des sacs qui se sont désarrimés pour lui arriver sur la
tête. Nos amis ont besoin d’une protection qui se manifeste quand on l’invoque
comme celle du grand Benaïssa. La soirée se termine tard et tous se dispersent
le cœur léger d’avoir outrepassé les lois qui arrêtent les autres, d’avoir
entendu dans ses tripes cette symétrie sonore qui violente et soulage. Les gens
de Tigditt sont férus des hadrates de Aïssaouas.
Le
Cheikh se gardait de la politique et du Roi ; malgré cela, son immense
notoriété de guérisseur lui attirait des jalousies dangereuses. Un jour il
imagina un stratagème pour, disait-il, trier le bon grain de l'ivraie. Il
convoqua ses innombrables admirateurs devant sa masure et leur demanda, un
coutelas à la main, qui voulait le suivre jusqu'à la mort? Bien des gens se
surprirent à réfléchir au pour et au contre, leur foi évaporée subitement.
Quelques uns se présentèrent, il les fit entrer un à un dans l'habitation où
ils découvrirent des récipients pleins de sang récolté chez les bouchers, le
Cheikh leur expliquait que le nombre de gens qui se prévalaient faussement de
lui, attirait trop d'ennuis avec les autorités et qu'il voulait tester la foi
de chacun, il leur demandait de crier pendant qu'il laisser passer sous la
porte un flot de sang. Le Cheikh ressortait et brandissant son arme souillée de
rouge, il demandait le suivant. Non seulement la majorité des présents se
dispersèrent mais il y eût qui allèrent rapidement informer le roi. La nouvelle
fit le tour de la ville et réjouit les ennemis du Parfait puisque c'était le
motif idéal pour abattre sa notoriété et l'envoyer en prison. Le roi envoya la
troupe qui constata la malice et la bonne santé de la poignée d'irréductibles
dans la courette de la maison. Furieux de s'être laissait prendre dans ce qu'il
voyait comme un piège pour le ridiculiser, le roi le condamna à l'exil de
Meknès avec ceux qui se sont prêtés au subterfuge. Le Cheikh partit dans le
désert du Sousse marocain avec son carré de fidèles, en tout et pour tout
quarante. Ils marchèrent sous le soleil des jours et des jours, le soufi
absorbé par ses pensées ne se rendait pas compte des souffrances de ses
disciples, la faim, la
soif
les torturait. Au bout de quelques jours, l'un d'entre eux osa s'approcher de
celui qui semblait toujours absent, souriant et serein sans manger, sans boire
et lui demanda: "Sidi nous avons faim et soif, que devons nous faire
?". Le Maître excédé d'avoir été tiré d'on ne sait quelle méditation, leur
répondit évasivement: "mangez du poison", koulou essem. Ces gens qui
ont acceptés de mourir des mains du Maître, prirent ces paroles excédés pour
une injonction et se mirent à avaler tout ce qui existait dans ce désert:
serpents, scorpions, garrigues, ronces et ne s'en trouvaient pas plus mal.
Depuis, le point fort chez cette confrérie, c'est la bouche, ils sont capable
de tout manger.
Attention!
Attention dit le meddah en souriant créant une complicité avec son public. Ce
pouvoir divin n'a pas été voulu par le grand soufi, c'est le résultat d'un
malentendu. Et il continua.
A
sa mort, le roi qui n'avait pas oublié ce qu'il avait pris pour une
humiliation, fit venir tous ses adeptes et leur dit:
Puisque
vous avez été jusqu'à suivre votre Cheikh dans l'enfer du désert après l'avoir
suivi dans ce que vous croyez être la mort de sa main, maintenant qu'il est
mort et sa baraka avec lui, on va voir si vous croyez encore en lui. Il leur
indiqua une grande fosse où avait été jeté tous les reptiles dangereux, les
scorpions noirs, les serpents à sonnettes. Un grouillement terrifiant sifflait
et s'enroulait en torsades immondes dans cet aperçu de l'enfer qui attend les
impies. Mêmes les quarante du désert sentirent leur foi vaciller, le doute les
envahir. Ils hésitaient sous les ricanements du roi et de ses sbires. Parmi
l'assistance dans une expectative indigne, une femme s'avança et invoqua la
baraka de Benaïssa avec conviction. Devant les présents atterrés, el aïssaouia,
la femme aïssaoui sauta dans le trou et évolua sans mal parmi ces immondes
sauriens, ces reptiles venimaux et mortels pour quiconque. La baraka du Parfait
était intacte et tous les adeptes mis au défi rejoignirent la courageuse femme
au fond de la fosse où ils se mirent à chanter les louanges du Cheikh au grand
dépit du roi qui s'éclipsa.
Depuis
la confrérie Aïssaoui reconnaît qu'elle doit sa survie à une femme et accorde à
celles-ci une place d'honneur. Elles assistent aux places d'honneur à toutes
les manifestations, elles participent au ser, rituel immunisant. C'est une
confrérie féministe dans les faits mais qui ne veut pas le dire publiquement.
Le
meddah des remous et des sourires sans le vouloir. Il n'avait pas l'habitude de
se livrer au facile, d'évoluer dans l'artificiel, l'inconsistant. Meddah
errasoul se donnait un image d'austérité qui cadrait avec l'idée qu'il se
faisait de sa mission. Son physique allait avec sa fonction. Il enseignait
l'Histoire de la proximité à ceux que l'école des roumis, l'école de
l'écriture, des cahiers, des stylos, des livres à acheter avait rebuté, avait
chassé ou s'était trouvée tout simplement trop loin du gourbi ou trop prés des
travaux de champ.
Le
conteur fit un signe imperceptible à celui qui était devenu son auxiliaire. La
nécessité économique expédiée, il jeta un long regard circulaire et songea à
libérer ses admirateurs dont personne n'osait disposer avant l'autorisation du
maître. Ce qu'il fit naturellement, avant de s'en aller à son tour.
13
C’est
l’automne, c’est le temps des fêtes maraboutiques, appelés taam, elles réunissent
toutes les factions et les tribus qui se prévalent du ouali en l’honneur de qui
la manifestation se déroule. Il y a aussi les mouhibines, sympathisants et
amis, qui parfois viennent de loin, de très loin. Après la saison estivale qui
voit des étrangers affluer à la ville et encombrer ses artères, on voit, en
automne, ces gens venus d’ailleurs pour honorer les oualis. Ils se
différencient des autres par leurs apparences et leurs préoccupations. Beaucoup
d’entre eux sont là au souk de la tahtaha, le terre-plein du marché et beaucoup
suivent attentivement meddah errassoul qui aujourd’hui entame l’épopée des
Medjahers, confédération de factions qui entourent la ville. :
Medjahers
les valeureux, Medjahers khams ekhmesse, cinq fois cinq, allusion mythique au
nombre de tribus composant cette population et qui serait de vingt cinq tribus.
Ils
ne sont que partie d’un ensemble humains qui s’étend des confins de l’Ouarsenis
aux plages que où allez voir l’immensité salée et les corps dénudés. Ce sont
les Ouled Soueid qui comprennent les Flitas, les Medjahers, les Djoutas, les
Hassassnas, les R'ofeïrs, les ouled Chafaa, les ouled Malef, les bou Rahmas,
les ouled Kamel, les ouled Hamdane, les Maakhis, les Habra. Chacune de ces
factions a son histoire, a son épopée et a connu des vicissitudes. N’oublions
pas le poète des Soueid, le fameux Ben Souiket.
Les
ouled Soueid eux-mêmes seraient issus, avec les Mehals, les Akermas et les
Cheragas, des Banou Hilal venus de l’Egypte. leur nom serait celui de leur
ancêtre El Mokhtar Ben El Assoued, combattant de la célèbre bataille de Badr,
et qui marchait aux côté du prophète avec un étendard noir.
Medjahers,
dont beaucoup d’entre vous sont issus, sont cinq grandes factions : les
ouled Dani, ouled Chafaa, ouled Malef, ouled Kamel, ouled Ghfiri. Ils habitent
dans les agglomérations et les environs de Sidi Lakhdar, de Ain Tedeles, Sidi
Khettab, Mesra, Sirat, Bouguirat, Yellel, Ain Nouissi et El Maktaa. A l’est se
trouvent les Hachems issus des Mehals. C'est là tout l'environnement humain
indigène de Mostaganem. La part des
berbères
visible aux noms des lieux reste prépondérante quoique parfaitement intégrée
aux tribus.
Medjahers
vivent sous la bénédiction de leurs oulias, marabouts, disséminés dans les
terres medjahries et qui ont tous la particularité d’être une même famille.
Leur père, un pieux docte Sidi Abdellah dont la kouba vous domine de derrière,
sur le monticule qui surplombe l'endroit où vous êtes ?
Meddah
Medjaher indiquait une coupole et toutes les têtes se tournait dans cette
direction, quelques paroles s’élevèrent de-ci de-là et certains doigts
indiquèrent aux regards qui n’arrivaient pas à discerner le mausolée, simple
carré blanc avec sa coupole peinte en vert. Le meddah dans un geste théâtral
resta dans sa posture, une jambe et un bras en avant, le visage dominateur, le
turban relevé, le burnous rejeté sur l’épaule, il semblait s’appuyer sur son
bâton de l’autre main et marquait le moment d’un silence attendant que la
courte récréation qu’il a crée se termine pour faire la tournée des oboles et
assurer son revenu avec la baraka des Medjahers.
Après
un rapide passage qui s’avéra
fructueux, notre homme se convainquit définitivement de l’intérêt qu’il
suscitait chez son auditoire. Un sourire de satisfaction courut imperceptiblement
sur ses lèvres et il continua :
Sidi
Abdellah eut trois enfants, Charef, Adjel et Bendehiba. Ils furent tous des
hommes de loi et de religion, ils eurent une notoriété et devinrent des oualis
à leurs décès. Sidi Charef eut un enfant Adda El Hadj et Sidi Bendehiba un
garçon Larbi qui suivirent le même chemin.
Les
marabouts Medjahers ont leurs mausolées respectés et vénérés. Sidi Charef se
trouve à Sirat, Sidi Ladjel à côté de Oued El Kheir fief d'une autre zaouia
celle des Bellahouel , Sidi Bendehiba à Yanarou, Sidi Adda El Hadj à et Sidi Larbi à Ain Sidi Chérif .
Quant
à la zaouia Betekouk qui se situe à quelques kilomètres de Bouguirat dans les
ouled Chafaa, c’est à elle seule toute une histoire.
Le
meddah retroussa son burnous et plia la traîne sous l'aisselle, il s'arc-bouta
sur un côté du cercle, comme à l'aguets, prêt à sauter sur sa proie, le sujet
était sensible. Son regard acéré passait en revue ses troupes pour y déceler
les adeptes de cette zaouia, au demeurant fort nombreux à Mostaganem. Il se dit
que c'était l'occasion de ramasser la menue monnaie en quantité souhaitée. Il
jaugeait l'intérêt qui lui était porté et constatait une curiosité remarquable,
perceptible au silence que s'est imposé la masse d'habitude si chahuteuse. La journée
démarrait bien pour le conteur, il s'élança:
Le
fondateur de cette auguste zaouia est le Cheikh Charef Ben Djillali Ben Tekouk
El Hassani, lui-même descendant de Sidi Abdellah le patriarche appelé aussi Bou
Kabraïne, les deux tombes, parce qu’il est dit que sa sépulture se trouve
derrière vous, dans le quartier Matemore comme je vous l’ai indiqué tout à
l’heure et en même temps à Yanarou, à quelques quinze kilomètres de Mostaganem.
Mystère des salihines, des saints, mystère d’Allah.
Sidi
Charef est né chez les ouled Bou Abssa en 1218 hijri et il a été rappelé à Dieu
le 18 de Doul el Hijra 1307, c’est à dire Août 1890. Ce Cheikh eut une destiné
plus fabuleuse que ses frères et cousins puisqu’il fit école au-delà des
limites des Medjahers, chez les Ghraba, les Zemala, les ouled Mimoun d’Oran et
et les Béni Smiel de Tlemcen. Tous venaient à sa zaouia qui a donné d’ailleurs
parmi les Troches, un cheikh a régné sur la Lybie lui puis ses enfants jusqu’au
changement initié par le militaire Maamar el Khedafi.
Et
maintenant je vais vous parler du taam, c'est ce que vous aimez le plus. Les
pauvres parce qu'ils y trouveront à manger pendant toute la durée des
festivités, les riches parce qu'ils étaleront leurs puissances et leurs
générosités, quelques rares medjahers y voient moyen de faire acte de charité
et le font en cachette, ménageant la dignité des uns et évitant la convoitise
des autres ou bien y vont pour passer des moments mémorables avec leurs cousins
qu'ils ne rencontrent qu'une fois l'an dans des conditions de disponibilité, de
fête joyeuse, c'est la baraka de l'aïeul.
Les
commentaires reprirent, ça et là, des sourires entendus, des gestes esquissés
indiquaient que ces taams rappelaient à tous un fait anodin, une aventure, une
belle cousine entrevue, la connaissance d'un parent venu pour les
circonstances, une belle affaire conclue, un bon souvenir. Le meddah se tut
pour ramener à lui les regards et l'attention. Il semblait ne plus s'intéresser
à l'auditoire, il marchait d'un pas nonchalant, dans des directions
contradictoires, il semblait avoir pris une pause. Au bout d'un court instant,
la récréation prit fin mystérieusement, le sérieux revient et le meddah mine de
rien, après s'être assuré de son emprise, continua:
Le
taam, fête commémorative, de Ben Tekouk est appelée aaraar du nom du genévrier,
la plante la plus répandue devant sa kouba. Il réunit tous les Medjahers sous
sa bénédiction et donc grande est l’affluence de son taam : chaque tente
représente une grande famille, reconnaissable à ses couleurs, l’emplacement est
héréditaire et traduit une préséance et une disposition hiérarchique. La
fantasia met aux prises les meilleurs cavaliers de l’ouest, les selles
étincelantes, les bottes damasquinées, les turbans de soie, les burnous
flottant au vent et les armes brandies dans le fond azur des derniers jours de
l’été captivent les yeux et ravivent l’émotion, les salves à l’unisson
confortent les cœurs et portent au loin de message d’allégresse des Medjahers
en liesse. C’est l’occasion des rencontres entre chefs de çof, grandes
familles. Les femmes sont aussi de la partie, elles sont dans les tentes et
s’occupent de rouler un couscous doré, léger et succulent. Quelques unes,
choisies, assistent de loin aux cavalcades et les stimulent par leurs youyous,
stridences qui revigorent l’animal et
son maître, les poussent aux limites des possibilités physiques et
acrobatiques. Taam el aaraar était le plus somptueux, le plus grand, le plus
attendu, c’est la communion des khamse ekhmes. Les autres rassemblements aussi
étaient beaux, uniques, émouvants, taam Sidi Ladjel, Sidi Bendehiba, Sidi Adda
el hadj, Sidi Abdellah, le patriarche, à Yanarou.
Quoique
celui de Sidi Ladjel convoque les HenaÏssias, les Ababssas, les Touaoulas, les
Beghalils, les Menendas, les ouled Benali ou Reziga, Slamnias, ouled Adda,
Rouaïssias, Arabas et les Mekhatrias, le sacre était Ben Tekouk, fédérateur des
Madjahers.
La
lumière dorée du soleil couchant ajoutait à la poussière et accentuait la
féerie de l'automne, saison des couleurs et des fruits dans notre région. Les
murs et les immeubles du fond de la tahataha, du terre-plein, les visages et
les habits, tiraient sur un jaune ocre qui rappelait la figue de barbarie, si
juteuse et si douce, et le vieil or des ancêtres, ciselé par les siècles et
patiné de sagesse. Le meddah s'est arrêté face à ces descendants de medjahers
qui ne se reconnaissaient plus et qui étaient entrain de se diluer dans la
foule environnante, masse informe, sans projet et sans passé, un présent sans
attache et sans futur. Un expédient du quotidien embarrassant. Il songea qu'il
était temps de partir et qu'à chaque jour suffit sa peine.
14
Aujourd’hui,
dés que meddah medjahers fit son apparition et avant que s’assoient, en un
semblant de cercle, les habitués, il fut apostrophé par un inconnu crasseux qui
présentait des griffures de noir au visage et sur tout son corps à moitié
dénudé. Aussitôt, l’assistance reconnu un fou. Les cheveux hirsutes retenaient
entre des mèches folles qui partaient dans tous les sens et se maintenaient
dressées toutes sortes de saletés. L’assistance fit aussitôt attention à ce que
disait ce fils d’Adam, il était habité par plus fort que lui, par plus fort que
quiconque, il était le choisi.
Tu
ne raconte que les pages de gloire de nos aïeux, vitupérait le fou en
menaçant d’un doigt gluant de misère et terminé par un ongle démesuré. Racontes nous si tu as du
courage la lâcheté, la faim, racontes nous l’ombre de la lumière, la honte de
la gloire, racontes nous la nuit des jours.
Le
fou ricanait. Ses dents, d’un émail impeccable, rappelaient plus un carnassier
devant sa proie acculée qu’un fou dans la solitude de sa tourmente. Il
continuait : racontes nous comment il y a eu le typhus, comment il y eu
la catastrophe. Les gens se taisaient devant ce fou surgit de nulle part et
qui connaissaient bien des secrets. Est-il houbali, un niais ? ou bien
serait-il madroub, un frappé des esprits ? peut-être est-il mejnoun ou
meskoun, djinn ou habité par un esprit ? serait-il des fois un mejdoub,
extatique et donc écrasé par un secret qui l’a fait renier toute
socialité ?
Les
gens savait cette pratique des autorités qui mettaient les fous de toute la
ville dans un bus par une nuit sans lune et les transportaient ailleurs,
n’importe où, assez loin pour qu’ils ne reviennent pas polluer la ville et lui
donner un aspect honteux. A cette ville dont on tentait de ravaler les façades
les plus en vue, dont on tentait d’éradiquer les bidonvilles qui renaissaient
comme par enchantement.
Cette
routine s’accélérait à l’approche d’une visite d’un ministre ou d’une
personnalité. Il fallait à tout prix donner un aspect pimpant à la ville et les
fous crasseux constituaient un impondérable dont on se débarrassait en
cachette. Les chefs qui les découvraient un matin dans les rues de leur ville
mettaient quelques jours à monter une opération similaire. Les heureux fous
voyageaient à longueur d’années et voyaient bien du macadam. Maintenus toujours
à une distance appréciable des circuits des décideurs qui visitaient, eux,
combien le peuple est serein, le pays sans plaie et les rues sans fou.
Les
présents ne s’étonnaient pas d’un fou qu’ils ne connaissaient pas. Il doit
avoir été débarqué tout récemment au petit matin et n’est que de passage de
toute façon. Mais il est de coutume chez nous de respecter un fou en le
laissant à son sort. Certes, on lui donne à manger au seuil de la porte, on lui
dépose sur les bras sans lui demander son avis quelque vieil habit, on le
craint car il n’est pas normal donc il peut être en relation avec le monde que
nous ne voyons pas, il peut être la voix de ce que nous n’entendons pas. Est-il
victime ou choisi ? C’est l’incertitude, c’est l’expectative.
Le
meddah sans se démonter mais avec une voix plus basse que d’habitude, commença
comme sur ordre :
Le
typhus dont parle mokhtar-allah, le choisi de Dieu, est une triste période qui
s’est déroulée avant la guerre mondiale. Nous ne pouvons en dire que la
solidarité qui a régné entre nos aïeux et les juifs qui cohabitaient avec eux.
Ainsi mon grand père a eu le typhus, mais sa femme devant la maladie, a préféré
faire appel à un médecin juif qui a confirmé la maladie mais a gardé le secret
pour que le malade ne soit pris par les militaires français et mis en quarantaine
avec d’autre malades de cette terrible maladie, ce qui aurait signifié sa fin.
Contrairement aux colons qui ne connaissaient pour la plupart ni la rahma, le
pardon, ni la rifqa, la magnanimité, ce docteur hébreux a continué à soigner
plusieurs indigènes dans le quartier de Tigditt. Il indiquait aux familles les
précautions à prendre et les gestes à faire pour contenir cette épidémie et
guérir les patients. Cet inconnu a sauvé de la mort certaine des dizaines
d’algériens. Lui et sa femme, Louiza, ont continué d’entretenir les meilleures
relations avec ces familles autochtones. Ma grand mère m’a souvent raconté la
générosité de Louiza, le sens de l’honneur de son docteur de mari et leur
affection pour le petit peuple de Tigditt.
Mais
aujourd’hui je vais vous raconter une autre nuit puisque celui qui parle d'une
voix qui n’est pas la sienne m’a rappelé au devoir de vérité. Aujourd’hui je
vais évoquer la deuxième guerre du monde quand méricanes, les américains, sont
venus dans la ville des medjahers avec leurs merveilles et leurs blasphèmes.
Le
meddah rejeta son burnous derrière ses épaules. Son geste quoique empreint
d’assurance était moins alerte que d’habitude, son regard surtout marquait une
lassitude tranquille. Il communiqua rapidement sa mélancolie à l’auditoire, qui
se taisait et s’attendait, résigné, à des déclarations moroses après
l’intrusion du fou, jugée, par certains, de mauvaise augure pour la journée.
Nous
étions dans une profonde misère. La disette régnait. Nos parents s’habillaient
de sacs de jute avec trois trous pour la tête et les deux bras. La France était
aussi désemparée que nous. L’alimentation se faisait avec des bons. C’était la
vraie misère je vous dis, vraie parce qu’elle était générale, sans exception,
pour tous, les roumis, les algériens, les enfants, les adultes. Pour tous
c’était le même lot. C’était la faute à l’Allemagne disait-on. Ce qui
d’ailleurs ne nous déplaisait pas toujours, car nous constations que la France
n’était pas aussi invincible que l’on disait, que cette daoula, cet état qu’on
appelle l’Allemagne était plus fort. Mais la faim nous taraudait chaque jour.
Les larcins étaient le quotidien des gens de Mostaganem. Les juifs étaient
solidaires avec les arabes, ils les aidaient et les assistaient, ils se sentaient
du même bord. De l’autre côté c’était les roumis, les français, un autre monde,
ils vivaient entre eux les difficultés du moment mais avaient sûrement des
rations spéciales portées sur les mêmes bons de distribution.
Mon
oncle, un des Hachem, appelé le maroki parce que rapide, agile et sans scrupule
dans les rapines. Il opérait de nuit et repartait sans laisser de trace, comme
un vent d’été, sans même se faire entendre. Mon oncle, el maroki, me racontait
que les méricanes avaient débarqué à Mostaganem le 8 novembre 1942. Ils avaient
étonnés par leurs équipements militaires, leurs tailles physiques, des géants,
leurs manies à ignorer la prudence et leur obsession à se croire infaillibles.
Plusieurs avaient payé de leurs vies, leurs aventures galantes dans notre prude
pays. Ils continuaient leurs habitudes comme s’ils étaient chez eux, sans se
soucier de personne. Ils étaient d’une brutalité qui montrait que leur
puissance guerrière n’était pas le fruit d’une civilisation douce et savante
mais de la pratique d’un combat sauvage de tous les jours avec leur
environnement et avec eux-mêmes. Quand il surprenaient quelqu’un entrain de les
voler, ils le fusillaient séance tenante. Ils créèrent ainsi un effroi qui leur
permit de ne pas se faire piller par des miséreux désespérés de tout.
Les
méricanes mirent pied à terre au delà de l’embouchure du Chélif, ils
construisirent un débarcadère dont les vestiges existent encore, ils occupèrent
plusieurs hectares de terrain qu’on appelait Chara où il ne poussait que le
genêt dit ertem. Aujourd’hui c’est un quartier d’immeubles, appelé 800, c’est à
dire 800 logements, comme il y a la
cité des 120, celle des 1060 ou encore celle des 300. Nous n’avons plus de nom
pour nommer ce que nous construisons à la va-vite pour connaître le stress des
mauvais logements exigus, sans haouche, cour si chère aux méditerranéens, sans
soleil, avec seulement des voisins anonymes, acariâtres, envieux, mauvais. Les
uns sur les autres, les uns détestant les autres, les uns médisant les autres.
Il n’y a plus de quartier, seulement des cités sans histoire commune entre les
vivants sur place, sans aventure de jeunesse à se rappeler pour meubler les
soirées et en rire un coup. Pas de passé, pas de communauté, pas de communion,
pas d’union, un agglomérat d’individus, parfois aux accents différents parce
que venant d’horizons divers. Une promesse de violence et un lieu de rancœur,
un algorithme de haines aggravé par le nombre hallucinant d’enfants à demi nus
qui font leurs besoins dans les escaliers, qui ramassent tout ce qui traîne,
qui pleurent à longueur de journée. Un univers de bruits, de mesquineries, de
roublardise. Une cité, pas un quartier vous dis-je.
Le
fou alors tenta une intrusion bruyante. Il manifestait son accord à ce que
disait le meddah avec beaucoup de gestes et de fébrilité. Aussitôt ses voisins
le firent rasseoir et se taire. Il dérangeait trop. Les spectateurs devinaient
sans se le dire que ce pauvre diable est devenu familier des djinns à cause de
ce que venait de préciser le meddah. Une promiscuité effroyable, une misère
d'autant plus profonde qu'elle ne concernait qu'indirectement la nourriture.
Cette misère est le résultat de l'absence de logement, on habite les uns sur
les autres n'importe comment, avec pour voisin n'importe qui. Nous, qui ne
savons pas vivre sans nous intéresser plus à notre vis à vis qu'à nous même,
nous avons été laminés dans notre être, balayés dans notre convivialité,
écrasés dans notre naïveté. Les voisins sont devenus des surveillants, les
cousins des indus occupants. Nos faibles de corps sont morts de maladies
nouvelles et foudroyantes, nos
tourmentés
de l'esprit, les lucides et les obtus, se sont mis à fréquenter les djinns et
sont devenus fous. Et le conteur continuait:
Les
méricanes nous ont apporté à manger. Ils nous ont apporté des boîtes de
conserve qu’on ignorait avant, des machines dont on soupçonnait pas
l’existence, des bottes pour nos pieds meurtris, du pain tout fait et prêt à
être manger et beaucoup d’autres choses qu’on a adopté définitivement. Il nous
ont apporté la modernité des habits, du manger, ils nous apporté le chocolat,
le chouingoum que nos enfants mâchent pour ressembler aux ruminants, la
karentika, plat qui tient de la pizza et qui a fait la fortune de certains à
Mostaganem. On vous appelle mangeurs de karentika, n’est ce pas ?
Leur
quartier général c’était l’école des tapis surplombant l’oued Ain Sefra, au
delà de Souika la basse. C’est un monument d’architecture mauresque qui est
toujours une école de filles. Mais leur grand point de commandement était une
vaste villa à l’entrée de Mazagran où a logé le fameux général Patton. De son
balcon, ce chef avait vu panoramique sur toute la baie de Mostaganem. Les
méricanes aiment dominer, contrôler et diriger.
A
ce moment le meddah remarqua dans l'assemblée une figure qui éveilla en lui un
instinct indéfinissable et sans justification. Un de ces pressentiments qui
s'avèrent sans fondement sur le coup mais vitaux pour la survie. Un sentiment
comme en éprouve ceux qui sont en guerre. Le meddah rompu aux artifices de son
métiers fit une pirouette, une suite de gestes pour meubler sa voix subitement
bloquée par le doute. Sa tête travaillait vite et dans tous les sens. Est ce un
policier venu par hasard et parce qu'il aime les meddahines, était-il en
mission de surveillance? Est ce la fameuse sécurité militaire? Ai-je dis un mot
de trop? La dawla laisse de plus en plus les gens parler puisqu'ils ne font que
cela. Beaucoup de questions se bousculaient dans l'étouffoir de son turban qui
soudain lui faisait chaud, rop chaud à la tête. Il sentit des gouttelettes de
sueur aux tempes. Il était temps de s'arrêter. c'est ce qu'il fit après le
cérémonial de prières qu'il fit machinalement plus pour convaincre le nouveau
venu que pour ses habitués. Il disparut sans demander comme d'habitude une
dernière obole, pour le retour en taxi disait-il en riant.
15
Meddah
errasoul dans son burnous jaune or avait l’air frais et dispos. Comme à
l’habitude, il dominait de sa taille, de sa prestance et de son verbe son
auditoire. La quinzième journée du mois de Rabie elouel, printanière et
clémente ajoutait à la magie du conteur. En grand seigneur, il expliquait à ses
ouailles le nom de leur ville :
Déjà
au temps des romains, il existait une agglomération de "villages"
nommé Caltadla. Mais ce qui nous intéresse c'est le nom retenu par la
postérité, Mostaganem.
Il
existe cinq origines possibles de ce nom :
Ce
serait un ensemble d’habitations autour d’un pâturage où un berger nommé Ghanem
venait avec ses troupeaux y prendre ses quartiers d’hiver à cause du climat
doux des lieux d’où l’appellation Mechtet Ghanem qui aurait donné Mostaganem.
Il
y aussi des traces numismatiques attestent de l’existence d’une ville romaine
Murustaga (oued des roseaux) à l’embouchure du Chélif. Elle aurait disparue à
la suite d’un tremblement de terre survenu sous le règne de l’empereur Galien
(260-268). Son nom fut repris pour une nouvelle agglomération qui deviendra
Mostaganem.
On
attribue à Youssef Ibn Tachfine, l’Almoravide, l’anecdote suivante : en
arrivant sur le site avec ses lieutenants, le conquérant vit un enfant qui
s’effraya de la présence soudaine de ces farouches cavaliers. Ibn Tachfine lui
dit alors en lui tendant une friandise : “mosse kranem” ce qui voulait dire
en berbère “ suce ce sucre d’orge ” d’où le nom actuel.
Certains
disent qu’il s’agit de “Mersat el ghanaïm” (port des butins) parce que c’était
une anse où les pirates des différentes époques y avaient attache et y
ramenaient leurs prises. On en conserve une pointe des pirates dans la
conversation des natifs des lieux.
D’autres
avancent qu’il faut comprendre “Mesk el ghanaïm” c’est à dire “ le joyau des butins ” entendez par là,
la meilleure possession et où effectivement s’établissaient beaucoup de
voyageurs
Meddah
errasoul continuait avec une assurance qui subjuguait ses admirateurs. Son
burnous flamboyant se déployait à chacun de ses gestes ainsi amplifié. Il avait
l'air d'un mythe
Votre
ville dédaigne le chiffre trois du mystère, rejette le sept de l'ésotérisme,
elle se rattache au cinq, comme les doigts de la main de Fatima contre le
mauvais œil, comme les cinq obligations de l'Islam. Elle a cinq origines
possibles de son nom et elle s'ouvre par cinq portes. Ces portes qui ont
délimité la ville, qui ont marqué pendant des années l'aire policée de cette
ville de symbiose entre medjahers et h'dars ses citadins, incarnations et
produits de différentes civilisations d'Europe et d'Asie, ces portes ont
disparu comme a disparu la différence entre un gueux et un chérif, un noble,
comme a disparu la hiérarchie et les convenances au profit de l'uniformisation
générale et la médiocrité ambiante. Les cinq portes étaient :
Bab
Maaskar, porte de Mascara, entre l'actuelle grande poste et la Banque Nationale
d'Algérie, en plein centre de ville. Orienté vers le village de Mesra, c'était
la voie des medjahers vaquant à leurs affaires en ville. A côté de ce
prestigieuse passage existait la porte d'Arzew, plus petite et que la postérité
n'a pas retenue.
Bab
El Bhar, porte de la Marine, à côté de l'école des tapis, elle donne sur le
port et constituait le passage des marins en goguette qui n'avaient besoin
d'aller très loin pour trouver maisons de plaisirs et lieux mal famés. Un
circuit à leur mesure.
Bab
Medjahers, porte des Medjahers qui s’ouvre sur le lieu dit Tit Talguine,
appelée de la sorte parce que à côté de l'école dénommée officiellement des
medjahers. Elles s'ouvre sur Tigditt et voit entrer et sortir de la ville
plutôt les hachems dont les douars sont dans cette direction.
Bab
El Arsa à côté du Fort de l'est, la dernière à avoir disparue quelques années
après l'indépendance avec sa buiba, petite porte annexe, donnaient sur Sidi
Hamadouche, un grand érudit qui s'est toujours tenu à l'écart des turbulences.
Bab
El Djrad derrière le quartier de Tobbbana, la première à avoir été détruite ou
plutôt enterrée, il n'en reste que le sommet de sa voûte à peine apparent sur
le sol. Détruite dés 1843.
D’autres
portes ont existé et ont disparu avant la venue des Turcs ou des Français,
comme Bab arziou, porte d’Arzew, par exemple. Mais notre ville a connu bien des
changements et elle est protégée.
16
Meddah medjahers ce jourd’hui disait :
Mostaganem,
c’est Tigditt, centre nerveux de l’activité indigène. Dans ses ruelles et ses
dédales, on se sent entre nous, sereins, d’où le nom de El Qahira qui lui fut
attribué lorsque le combat contre le colonialisme se fit précis et sanglant.
Le
nom de Tigditt veut dire “ étendue de sable ” en berbère. Il dénomme
un populeux quartier de la ville. C’est en fait la matrice de Mostaganem. Ce
quartier a vu le fameux groupe scout El Falah naître et se développer en
pépinière d’activistes pour l’indépendance. nous citerons rapidement Benayed,
Ghobrini, les frères Boudraf, Hamidi dit Chibani, Makhlouf, et bien d’autres Au
sein de cette association Ould Abderrahmane Abdelkader connu par tous sous le
surnom de Kaki et par les intimes sous le sobriquet de El Quinqui, le quinquet,
que lui a attribué le barde des medjahers, Cheikh Hamada de son vrai nom
Gouaïch. Il lui a précisé qu’il sera pour ses pairs une source de lumière.
Grâce à El Quinqui qui a institué une troupe de théâtre, culture est devenu
synonyme de lutte pour la liberté, une marque de patriotisme. Ce qui aboutit à
l’indépendance à un embryon d’activités culturelles qui ont débouché entre
autres sur le Festival annuel de Théâtre amateur que vous fréquentez pour
continuer à tuer le temps qui vous érode les soirs d’été.
Tigditt
est limité par le port avec ses mouqafdjia et ses sqaldjia, mots qui nous
viennent de Perse et de Turquie pour désigner les dockers. Tigditt est le
labyrinthe qui étourdie l’étranger de passage, qui reste opaque et impénétrable
au conquérant, c’est le carré de retraite lorsque la tourmente est
insoutenable, c’est le repli, c’est les amis d’enfance, les histoires
insouciantes. Tigditt c’est le jeu de frenda où un joueur devient roi et
ordonne à un autre dit le chaouch combien de fois il doit frapper de
l’espadrille côté toile ou côté haloufa, caoutchouc, les paumes du joueur
perdant. Tigditt c’est la zaouia Alaouia, c’est la tariqa Aïssaouia, c’est les
Gnaouas, c’est l’école Jeanmaire qui a formé les premiers lettrés algériens de
la ville et c’est l’école des Tapis qui a formé les premières mostaganémoises
qui feront des mères qui formeront leurs enfants à la langue française pour
mieux se réveiller à la liberté. Tigditt c’est Souiqa la haute et Souiqa la
basse, deux endroits mythiques où éternellement se fait et se défait la trame
de la vie des mostaganémois.
Meddah
medjahers s’arrête à bout de souffle. Il s’est laissé emporter par sa passion
pour ce quartier. D’un revers de main, il s’essuie le front et en chasse ces
souvenirs. Il continue :
La
ville c’est aussi Bordj et tork construit au XV° siècle ; il surplombe
Tigditt, avec une vue sur la baie d’Arzew. Appelé Fort de l’est, il vous domine
là-bas dans sa misère de monument historique abandonné à une ruine sournoise et
certaine.
Tous
les têtes se tournèrent vers ce bastion qui culmine la tahtaha où la multitude
grouille dans une poussière ambiante et familière.
Derrière
ces bâtiments se trouve un quartier construit par Baba Aroudj et datant du XVI°
siècle. C’est Tobbana du turc “top aneh”,
batterie de canons. Ce nom vient du rempart semi-circulaire surmontant
l’Ain sefra, faisant face à Tigditt et
où était une artillerie défendant la ville.
Mitoyen
à Tobbana on voit Bordj el mehal, appelé par les impies "Fort des
Cicognes" à partir de 1847, construit par Youssef Ibn tachfine au XI° siècle.. Du nom de la confédération
arabe qui fut maître de la ville avant les Turcs, les Mehals sont des descendants des Banou Hillal, tribu venue de
la Haute Egypte accompagnant l’expansion de l’Islam. Actuellement c'est une
prison rébarbative.
Meddah
medjahers s’arrêta un instant pour jauger la situation, faire l’état des lieux,
tout l’auditoire était ébaubi. Tant de noms familiers avaient tant d’histoires.
Les gens découvraient que chaque vestige, chaque ruine, chaque pierre, chaque
recoin, chaque escalier, chaque rue avait une mémoire. Le conteur eut le sourire du vainqueur,
condescendant et dominateur, il voulu enfoncer le clou et ajouta :
Mostaganem
est une ville qui a vu bien des événements et des paradoxes. Ainsi du côté de
la Porte de la Marine du Derb El Houd, le quartier juif où se trouvent Tobana,
Bordj el Mehal et la grande synagogue,
il y a Lala Meryama.
Située
à égale distance entre Sidi Abdelkader de La Salamandre, la porte d’Arzew et la
porte de la Marine, Lala Meryama, Sainte Marie, nous rappelle que la religion
chrétienne a eut sa période faste. Elle a donné Saint Augustin le Annabi qui
est devenu, comme vous ne le savez pas, le Pape des catholiques, le grand Imam
si vous voulez.
Lala
Meryama est un lieu d’une adoration anté islamique. Il s’agit d’une grotte
aménagée pour le culte de la vierge Marie par les chrétiens coloniaux. Mais
comme bien avant l’apparition de cette religion sur notre sol, c'était déjà un
endroit de dévotion païenne pour les indigènes, les mostaganémoises n'en continuèrent
pas à le fréquenter en s'adressant à une niche qui se trouvait à l'extérieur de
la grotte.
Et
subitement pour les curieux qui, ignorant le jour bien avancé, s’attendaient au
commencement d’une autre histoire, meddah medjahers jeta sa vieille djellaba
sur l’épaule, en un tournemain se fraya
un chemin dans le cercle hermétique et disparu. Il en a peu être trop dit, le
souvenir n’appartient qu’à ceux qui en connaissent la valeur. Il constitue la
mémoire qui assoie le quotidien entre le précédent et l’imagination sur le
giron de l’expérience. Un peuple est
libre tant qu’il entretient sa mémoire. L’asservissement commence quand faute
d’antécédent on ne sait comment dessiner la liberté. Car la liberté comme les
lieux vit de sa mémoire.
17
L’automne
avançait et l’hiver s’annonçait timide, avec beaucoup de vents et de rares
pluies. Meddah tenait toujours sa place, subjuguait encore son public et
dévoilait les secrets de la ville :
Le
jour de notre indépendance, le 2 juillet et non l 5 juillet choisi par la suite
pour coïncider avec la fête de la jeunesse qu'on pressentait déjà innombrable,
pesante, encombrante et qu'on courtisait déjà pour mieux la domestiquer, le
jour de l'indépendance nous étions contents. Contents de n’avoir plus les
roumis sur le dos pour travailler constamment, de ne plus essuyer de gifle
devant nos épouses, nous étions débarrassés de ceux qui nous avaient volé nos
terres, tués nos pères. Tout le peuple était content, on lui avait assuré qu’il
allait boire dans des verres en or, qu’il serait riche sans travailler ;
ainsi ne travaillaient que ceux qui étaient colonisés et nous avions vaincu la
France. Nos maquisards revenaient des djebels avec dans leurs bagages des
combattants de la dernière heure, ceux-là étaient acharnés dans l’appropriation
des villas laissées “ bien vacant ” par les roumis. Ils se mariaient
à tour de bras car vous pensaient bien qu’étant partis au grand qitel, le grand
combat, quand ils étaient sûrs que tout était arrangé, ils étaient assez frais
pour jouer au héros. On vit bien des moudjahids rentrer chez eux, les yeux
tristes d’avoir trop vu de misères et de morts, les épaules voûtés par les
années de privation. Ceux-là se taisaient, ne répondaient même pas aux
questions curieuses des voisins et des cousins sur l’armée des ombres qu’ils
avaient constituée et les rencontres mortelles avec les chars, les paras et
auxquels ils avaient échappés parce que Dieu le voulait disaient-ils et non
parce que nous sommes plus malins que nos frères morts quelque part, ensevelis
on ne sait où. Des chefs, il y en avait à tous les coins de rues, dans tous les
douars, ils se montraient arrogants, infaillibles, n’avaient-ils pas bouté la
France hors de notre patrie. Curieusement quand ils avaient affaire à un de
ceux qui étaient revenus en silence, chez eux ils se montraient obséquieux et
ne récoltaient que le mépris de ces ex-compagnons d’armes.
Le
meddah prenait l'air d'un professeur qui dévoilait les arcanes de l'histoire.
L'histoire telle qu'on devrait la raconter partout, à l'école, au café, dans
les veillées, ce que raconterait le grand-père à ses petits enfants. C'est la
mémoire qui doit se parler pour se dire, c'est la présentation maintes fois répétée
de l'origine d'un quotidien que nous négocions sans répit, c'est aussi la clé
et le code du comment de nos jours et des
perspectives
du futur. Le meddah racontait en sautillant de joie cette mémoire d'hier,
explications d'aujourd'hui et augure de demain. Il se sentait cheikh de zaouia
éclairant ses disciples dans les voies tortueuses de la voie, il se disait
maître d'école expliquant les tenants et les aboutissants de l'amalgame qui
nous écrase chaque instant. Le meddah dévoilait un pan exubérant de l'Histoire
à son auditoire dont la plupart n'étaient pas encore nés à l'époque, il disait:
Le
peuple avait quand même faim et attendait que passent ces premiers jours de
l’indépendance, difficile puisque la France avait tout emporté. Mais on boira
dans des verres en or, un peu de patience. En attendant, il fallait trouver une
solution. Ce sont ceux qui gesticulaient et se montraient partout qui en ont eu
l’idée. Une belle idée à vrai dire. Aussitôt ils décrétèrent que chaque
Algérien qui avait une richesse quelconque devait la déposer dans des bureaux
crées à cet effet. Il est de son devoir d’aider la patrie à se relever pour que
plus tard nous boirons dans des verres en or. Le sendouq ettadamoun, caisse de
solidarité eut un succès phénoménal, les Algériennes surtout avec leurs
habitudes de thésauriser, de cacher leur menu monnaie, avaient chacune un
bracelet, un louis d’or, un collier, certaines l’avaient hérité de leur mère,
de leur grand mère, de leur lointain ancêtre, elles n’avaient que cela au bout
d’une vie de misère mais rien n’était trop beau pour notre pays, elles le
déposèrent dans des bureaux gérés par ceux qui changeaient de tenue militaire
chaque jour, ceux qui marchaient le pas conquérant parmi le peuple qu’ils ont
libéré. En échange, elles obtenaient un reçu blanc avec une large diagonale
verte et où était mentionné parfois le nom, parfois la valeur, parfois les deux
et souvent rien de lisible. Ma mère en conserve un et dit fièrement c’est la
preuve que l’Algérie a existé dés l’indépendance. Chaque jour les enfants
étaient organisés en petits groupes avec des calots aux couleurs nationales et
sous la direction de jeunes scouts apprenaient à marcher au pas en chantant des
hymnes nationaux qui remontaient le moral et prouvaient à tous notre liberté.
Une fois par jour, tous les groupes se rassemblaient dans un grand terrain
vague à la sortie de Tigditt, Charra comme ils disent, pour tester leur
synchronisation et l’assimilation qu’ils ont appris du chant patriotique à
l’unisson et du pas cadencé, les enfants étaient fiers d’être de la même tempe
que les héros libérateurs, les parents étaient contents parce que les petits
apprenaient. Chaque soir, devant les estrades dressées dans les places, les
gens venaient et passaient leurs soirées dans la joie et la bonne humeur, entre
Algériens indépendants. Des jeunes s’improvisaient chanteurs et passaient
devant un orchestre dont les membres ne se connaissaient pas un mois avant,
chacun y allait de sa chanson. J’aimais beaucoup celle qui nous lancinait qu’il
ne fallait pas oublier ce qu’avait endurer le pays. Peu à peu la caisse de
solidarité se fit oublier parce des dons affluaient et étaient distribué à un
peuple affamé mais qui ne se plaignait jamais, un peuple de frères comme disent
ceux qui organisent. C’est surtout des bidons marqués au drapeau des méricanes,
USA, qui permettaient aux gens de survivre. Mais nos organisateurs qui avaient
raclé toutes les petites richesses pour une destination à ce jour mystérieuse
s’inquiétaient de nos jours. Ils continuaient à faire beaucoup de gestes dont
on ne comprenait pas le sens, à exhorter les gens à tenir, bientôt les verres
en or vont arriver, vous n’aurez plus besoin de travailler devant des hommes
qui commençaient à s’ennuyer et à penser que travailler ça occupe après tout.
Meddah
medjahers marqua le moment par un mouvement tournant sur lui-même, son regard
balayant la circonférence auditive. Il leva un doigt sentencieux et en le
balançant légèrement incrimina le ciel autant que les hommes de tant
d'insouciance, de tant de naïveté. Il désapprouva que des êtres furent si
humains, si bons et si loyaux envers ce qu'ils appelaient leurs frères. Et les
deux paumes ouvertes vers le sol poussiéreux, il signifia que la leçon n'était
pas terminée pour le peuple de l'Algérie naissante et pour le ramassis de
désabusés suspendu à ses éculubrations:
Ceux
qui étaient les chefs étaient embarrassé par ce peuple qu’il fallait occuper.
Ils se firent conseiller par des amis de la révolution et décrétèrent que les
hommes pouvaient aller travailler au grand chantier de el arsa. Il s’agissait
de construire parce que cela occupe du monde et que l’ion avait du matériau.
Mais construire quoi puisque les maisons inhabités, les “ biens
vacants ” pullulaient et les gesticulateurs n’en finissaient plus d’en
choisir les plus belles, les mieux situées. Allez on va construire un monument
à la gloire de l’indépendance, ce sera un parc peut être aussi parce que cela
fait étendue avec des arbres et des fleurs et que cela ne demande aucune
spécialité. Les colonisateurs ont emporté avec eux toutes leurs spécialités,
les salauds. Mais Dieu était avec nous. Aussitôt des volontaires se
présentèrent, c’étaient des émigrés rentrés pour jouir de l’indépendance, ils
voulaient contribuer à la fête pour pouvoir réclamer leurs verres en or. En
plus de cela ils avaient été contremaîtres des chantiers de bâtiment chez
l’ennemi. Ils se présentèrent avec leur aura, la conviction d’être dignes du
nouveau pays, ils avaient en tête leur savoir-faire. Une spécialité qu’ils
avaient arrachée à la colonisation, c’est toujours ça de pris. Trois d’entre
eux paraissaient être des habitués de grands chantiers. On mit sous leurs
ordres ceux qui n’avaient volé leurs spécialités qu’à moitié et sous les ordres
de ceux-ci la masse de volontaires qui n’ennuyaient de ne pas travailler. Le
colonisateur leur avait inoculé le virus du travail. On n’y pouvait rien. Ils
seront payés en nature, on puisera dans les stocks de dons qui affluaient de
partout. Bientôt on vit chaque matin très tôt, les Algériens n’étaient pas
assez anciens en indépendance, ils ignoraient totalement la grasse matinée, des
colonnes de travailleurs qui se répartissaient en trois chantiers dont la seule
directive était faire un parc pour prouver à tous notre capacité et notre
mérite. Mais ces trois parties fonctionnaient différemment selon la spécialité
volée de leur chef de chantier.
C’est
ce qui explique qu’aujourd’hui, ce parc qui domine la ville reflète trois
architectures très différentes entre elles.
Tout
prés du Fort de l’Est, Bordj Ettork, vous avez des sinuosités, un pont mignon
suspendu en voûte, des circonvolutions, un yin et un yang tracés au sol, des
escaliers concentriques autour d’un faux puits, vrai massif de fleurs qui se
veulent délicates, c’est l’art et la manière japonaise
Au
milieu, les jardins sont au cordeau, la géométrie rigide se déploie en toute
beauté et surtout l’entrée monumentale qui fait partie désormais des armoiries
de la ville. C’est des jardins à la françaises. Le responsable a volé l’esprit
français et l’a approprié. Il voit le parc comme le ferait un roumi.
De
l’autre côté, prés de Sidi Abdelkader Essafah, celui de la pierraille, on voit
des corbeilles suspendues, des charmilles, des petits escaliers en colimaçon,
des dénivellements qui rappellent l’architecture italienne.
Ce
lieu qui a réuni tant de volontaires au travail dans l’attente des verres en or
promis par les gesticulateurs, représente des mois de labeur et des tonnes de
sueur. Tout de suite après il est devenu un coin discret pour les buveurs de
vin, philosophes sans chaire, crachant sur la société qui les rejette tel des
ordures et les amours incoercibles d'une jeunesse méprisant la société qui se
fait prude, qui se veut chaste mais qui est surtout hypocrite. C'est avant qu’il
ne soit désert quand les justiciers barbus installèrent derrière chaque
buisson, une morale d’acier et ont vu dans chaque fleur un détournement de la
voie obligée qui nous mène au Paradis malgré nous.
Comme
si sa pensée avait dépassé sa volonté et comme s'il avait peur de se faire
épingler par une autorité casquettale imprévisible, capable de toutes les
permissivités et de toutes les rigueurs, il remercia l'assistance du bout des
lèvres et disparu dans le désordre des gens qui se levaient, chacun regardant
dans une direction en se dégourdissant une jambe ou un bras. Les uns parlaient
déjà d'autre chose avec leurs amis, d'autres, encore sous l'effet, méditait sur
la pérennité du malentendu. Un pays mal parti qui continuait à mal tourner.
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N'oublions
jamais que l'Algérie se trouve en Afrique, certes au nord mais en Afrique quand
même, continent noir, origine de tous les continents et de toutes les races.
Beaucoup
d'entre nous sont basanés, ce qui a permis aux colonisateurs de nous repérer et
à nous mêmes de nous distinguer des roumis, quoique les différents passages et
les multiples brassages ont abouti à ce que nous ayons comme concitoyens des nordiques comme le sont les ancêtres de
Achaacha, tribu des environs dont les arrières grand- parents sont venus du
nord lointain. Victimes d'un naufrage, ils n'ont pas eu le courage de quitter
une terre où le soleil brille la plupart du temps pour retourner à leur
grisaille permanente et leur froid insoutenable. Ils se sont établis femmes et
volaille et se sont adaptés. Ce sont les mostaganémois blonds que vous connaissez. Il y aussi ceux
venus plus tard avec les grecs, les turcs, et différents européens. Mais nous
sommes des africains pour la plupart. Et trace de nos origines, le marabout
noir qu'on appelle communément Sidi Blal, parce que l’esclave de ce nom a été
compagnon du Prophète, il fait partie intégrante de notre religion. Toutes les
manifestations noires se déroulent au nom de Dieu le tout puissant et de Blal.
Mais en fait, la pratique présente quelques nuances comme nous allons le voir.
Le
meddah par un phénomène de symbiose, s’imprégnait de ce qu’il racontait. Il
martelait le sol de ses pieds comme le font traditionnellement les noirs en
transe, lors des fêtes de Sidna Blal. Il avait une trace de bave aux
commissures et son visage assombri prenait la teinte ébonite de l’Afrique
luxuriante. Il était lion dans la savane des corps pressés autour de lui, il
était félin dans la forêt des yeux qui le fixaient. Son large manteau n’était
qu’un marron mâtiné de noir qui volait dans tous les sens et son bâton devenait
un sceptre magique ordonnant à tous les djinns du continent d’être présents et
d’être témoins de son savoir. Il était désormais griot plus que meddah, il
était à l’instant l’Afrique dans sa vastitude. Il chantait sur le rythme
africain l’histoire des noirs du maghreb dont certains n’ont connu l’esclavage
que sur le tard mais n’en sont pas encore sorti, quoi qu’on en dise. Le griot
hypnotisait :
Leur
fête en général, se déroule, non en fonction des saisons, vers l'automne comme
les autres, mais à date fixe sur notre calendrier, donc se fait à différentes
saisons puis que nos mois se décalent constamment par rapport aux saisons. Donc
je disais que leur fête la plus importante se déroule vers la mi-chaabane, deux
ou trois semaines avant le mois sacré du ramadan. Mais les rites sont assez
nombreux selon l'origine dont les participants se prévalent ou plutôt selon
l'obédience de leur mokadem, responsable. Il y a des subtilités qui nous
échappent systématiquement mais qui font des différences entre les diars,
chapelles si vous voulez. Il y en a qui sont de rite bambara, d'autre songhaï,
haoussa ou même abyssin. J'ai pu dénombré sept diars sous le nom de Sidi Blal.
Trois se disent respecter le rite du Soudan oriental, on les appelle diar des
Haoussa, c'est le rituel bornou, katchena et zouzou. Quatre se disent de
l'ouest sub-saharien, ce sont les bambara, les tombou et les gourna.
Leurs
différences apparaît surtout dans les noms qu'ils donnent aux génies, aux
djinns qui semblent partout les mêmes avec des appellations différentes. A
Mostaganem nous entendons Tchenguermama ou Sidi. Hassan ou Bounouari et il est
le roi des génies, il y a Baba Moussa, Baba Hamouda, Nana Aïcha, Sidi yathou,
Baba Mouha en fait un diminutif de Mohamed et les Mezzaouas, djinns païens,
anthropophages et méchants, honnis par Dieu et craint des hommes.
La
fête est fête, certains ne s’empêchent pas de boire et sont là avec le sourire
éclatant et les yeux rieurs. Leur présence n’affectent pas le mystère qui se
déroulera sous peu :
Le
maalem, patron au milieu des frères, tient le gounbri, sorte de luth achalandé
d’une multitude d’anneaux qui augmente sa résonance et de coquillages pour le
faire beau. Tout autour du chef avec son gounbri, il y a les frères avec des
qarqabous, paire de cymbales reliées par une tige et que les musiciens tiennent
par deux à chaque main.
Après
les imprécations d’usage, Allah le tout puissant et Mohamed son prophète,
commence laborieusement un rythme entraînant, un roulement métallique qui petit
à petit s’emballe. Il devient déferlement, frénétique, tonitruant,
assourdissant. Soudain un spectateur jaillit au milieu de cette piste de
stridulations, il est possédé, aussitôt se précipitent sur lui les frères et
lui jettent dessus des oripeaux mais d’une même couleur qui dépend du djinn qui
le chevauche :
Baba
Hamouda aime le rouge, c’est un guérisseur des plaies de la vie et l’âme, Lala
Aïcha préfère le jaune, pour Sid Ali c’est le bleu ainsi que pour Belbahri le
marin, Chengar qui est chasseur, guerrier aime aussi la même couleur, si c’est
Sergou c’est le noir, Sidi Hammou aime le jaune, il est également marin, Sidi
Bouhali se manifeste avec une djellaba que l’on jette sur les épaules du
possédé, ce djinn est le maître des montagnes, Sidi Moussa El Bahri appelé
aussi Doundourousso ou Baba Inoua ressort avec le blanc, il est le maître des
trésors marins, Slimani adore le jaune, c’est le sultan des déserts, Misadji le
noir, c’est le maître des sous sols, Yathou ou Belahmar le rouge, il est maître
de tout ce qui est rouge. C’est des djinns puissants et parfois redoutables,
Belahmar,
le rouge est le plus dangereux; Belasfer le jaune rend malade, Belabiod le
blanc n’a pas de spécialité, il passe partout.
Mais il arrive que les noms changent en
fonction des diars, et selon les villes.
Un
après l’autre, selon l’appel qu’ils ressentent les frères passent à la danse,
hommes ou femmes sans distinction. Une fois possédés, certains se livrent à des
pratiques qui rappellent ceux des Aïssaouas. Flagellations, coups de couteaux
suivis et répétés au ventre vont se succéder avec, cette fois-ci du sang qui va
couler des ouvertures. Tout de suite après, on les emmène dans une pièce à
côté, ils ressortent fatigués et souriants sans la moindre trace des coups qui
jetaient l’effroi parmi les non initiés. On fait passer parmi l’assistance la
rouina, boule de céréale avec du miel et des condiments aphrodisiaques. C’est
la fête de la vie qui rappelle l’Afrique païenne et le vaudou.
A Mostagnem,
tous les gens de Tigditt connaissent la
grande prêtresse du culte de Sidi Blal. A Mostaganem, la principale
arifa, celle qui détient le savoir, veuve du cheikh Bou Amiyad, surnommé Lala
Nouha (de nouh la pluie) parce qu'elle a dansé en transe sous la pluie un jour
et une nuit sans être mouillée, dirige une grande maison.
Elle
organise une rencontre pleine de couleurs et de bruits, on y entendait même des
parlers qui nous étaient inconnus, avec des manifestations du rite: boire le
sang tout chaud du taureau sacrifié, se flageller, se frapper avec des
couteaux. La procédure rappelle à bien des égards les cultes africains, un peu
de vaudou et beaucoup d'islam :
l'adepte se considère en situation de mariage avec un esprit par lequel il est
chevauché au moment de la possession.
Une grande mare se trouvant au bord de la mer,
derrière le mausolée de Sidi El Mejdoub à Kharrouba, sert de lieu de sacrifice
et c'est dans cet endroit que des jeunes filles qu'on n'arrive pas à marier
sont enroulées toute nues dans des draps blancs et immergées avec des
incantations. L’atmosphère n'a rien à voir avec celle des zaouias.
Les cérémonies
comportent trois phases : les rites d’entrée :salutations des objets
sacrés, litanies des esprits et des saints précédées de l’invocation du
Prophète; le sacrifice de volailles ou du taureau, consécration des offrandes
avec des chants, des rythmes de tambour et des danses appropriées ; enfin,
des rites de communion et de divination. La possession est le paroxysme de la
cérémonie. Le possédé vit la transe comme l’orgasme de sa libération. Il entre
en communion avec le monde et surmonte durant quelques instants toutes les
tracas de la vie quotidienne
Meddah
medjahers semblait lui même possédé, il parlait avec une telle conviction qu’il
inspirait la peur des djinns, la communion avec les éléments de la nature, la
lassitude du monde dans son injuste équilibre et dans sa précarité
existentielle. Il dévoilait un monde un peu en retrait, un peu ésotérique par
rapport aux fêtes publiques et bon enfant des koubas, lieu de rencontre et de
ripaille dans une pratique sans l’ombre d’une ombre, reconnue et consacrée. Il
parlait d’un espace qui n’arrivait que difficilement et lentement à se dégager
de sa gangue de mystère, séquelles tenaces d’une meurtrissure séculaire.
Excédé,
il leva les bras avec les mains bien ouvertes vers le ciel bleu qu’on ne cesse
de solliciter mais ne proféra mot. Tout le monde avait compris et se taisait.
Meddah hébété, abandonna sa prière, relâcha ses mains qui retombèrent inertes.
Il ramassa lentement ses effets avant de s’éclipser. Les badauds mirent
beaucoup plus de temps à se dissocier de leurs voisins d’une histoire, de leur
rêve d’un jour.
Les
deux meddahs continueront chacun de son côté avec conviction et art à
entretenir les masses au gré des jours. Certains feront des disciples qui
deviendront leurs amis dévoués et soumis. D’autres susciteront des vocations et
installeront des métiers.
Je
me rappellerai toujours de Si Moussa qui me subjuguait tellement que mon père ,
las de m’attendre dans la boutique qu’il tenait à côté de la tahtatha, venait
me chercher avec l’inévitable nerf de bœuf pour me corriger. Mais je
recommençais malgré tout, au désespoir de mon père qui pensait que le savoir se
trouvait exclusivement à l’école. Mais le meddah racontait si bien, des
histoires si merveilleuses, qu’il concurrençait à mes yeux Monsieur Lis si
savant et si constant dans cette classe au premier étage de l’école de la cité
foncière, au fin fond de Tigditt, coincée entre le minaret de la zaouia et la
souika carrefour de tant d’événements.