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Compte rendu de lecture de :
Guy DUGAS
Albert Memmi. Du malheur d’être juif au bonheur sépharade
Paris, Nadir, 2001, 134 p.
par
Zineb Ali-Benali
Université Paris 8
C’est le second essai de Guy Dugas sur un écrivain, romancier et essayiste, qui fut et reste une figure emblématique dans le champ de la littérature maghrébine d’expression française.
Dans l’introduction l’universitaire donne des indications sur les circonstances d’écriture de son essai. Ce spécialiste de la littérature maghrébine – et précisément de la littérature judéo-maghrébine (l’auteur parle aussi de littérature judéo-méditerranéenne) qu’il contribue à installer comme entité littéraire spécifique – avait déjà publié une première étude sur Albert Memmi[1]. Ce second texte s’inscrit dans une collection qui « se veut, précise le critique, moins universitaire, plus biographique » (p. 12).
En effet, le travail de Guy Dugas n’obéit pas aux impératifs du texte universitaire et s’inscrit davantage du côté de l’essai, en ce sens qu’il développe et défend une thèse, celle de l’existence d’une littérature judéo-maghrébine, dont Memmi est à la fois l’exemple et le défenseur indirect. Il combine les éléments biographiques et les élaborations textuelles pour asseoir l’hypothèse de cette identité doublement marginale : Memmi est juif en terre d’islam, indigène et colonisé en pays dominé. Conscience malheureuse d’une constante et irréductible marginalité. Cette méthode de lecture semble légitime puisque l’écrivain lui-même déclare que « toute (sa) vie se retrouve dans (ses) œuvres ». Tout semble donc justifier cette démarche et l’auteur signale le parallèle qui peut être établi entre les textes et les périodes de la vie de Memmi :
La Statue de sel correspond à l’enfance et à l’adolescence, tandis qu’Agar et Le Scorpion abordent le dilemme de l’adulte acculturé, alors que Le Pharaon traite de l’échec du retour au pays natal, et que les Portraits…[2] décrivent l’impossible condition des minoritaires.
Pourtant Guy Dugas demande qu’on ne considère pas l’œuvre comme « le reflet vrai de l’existence de son auteur » et que ne soit pas négligée « la part nécessaire de fiction, celle du jeu qui (…) gagne progressivement d’un roman à l’autre » (p. 12).
Pour l’essayiste, l’œuvre de Memmi renvoie davantage à la condition juive qu’à la condition maghrébine, car la conscience d’un « objectif malheur d’être juif est loin de lui être propre » (p. 13). Il prend appui sur les thèses mêmes de Memmi qui, dans Le Portrait d’un Juif[3] , analyse cette conscience et gomme les différences entre ashkénazes et sépharades.
Mais le critique tempère cette conscience malheureuse par le « bonheur sépharade, lequel puisse (…) dans un humour mélancolique que les écrivains judéo-méditerranéens me paraissent avoir hérité d’Albert Cohen » (p. 13). L’œuvre sera donc « à la fois et simultanément porteuse d’un bonheur et d’une souffrance, d’une jubilation et d’une volonté cathartique, d’un éloignement du référent et d’une nostalgie des origines » (p. 13).
L’essai s’organisera donc en deux volets, déjà signalés par le titre, chacun suivi d’annexes, constituées par des textes d’auteurs « judéo-maghrébins » de Tunisie ou d’inédits d’Albert Memmi, qui mettent ainsi en évidence la spécificité d’une écriture particulière.
1 – Du malheur d’être juif (p. 19-20)
L’œuvre d’Albert Memmi est resituée dans un contexte complexe dont l’originalité n’est pas, selon Guy Dugas, suffisamment mise en évidence. Le critique va, à partir des textes eux-mêmes, retracer l’histoire de la famille et de la communauté de l’écrivain. Il trouve dans l’histoire de la Tunisie les éléments qui viennent étayer la thèse du malheur d’être juif. Le rappel historique se fait dans le sens retenu pas Memmi :
- Les origines familiales, enracinées dans le pays, avec la greffe de modernité apportée par les Juifs venus d’Andalousie au 15ème siècle et les conflits entre les différentes composantes de la communauté.
- Le statut de dhimmi (celui qui est sous un pacte de protection an pays d’Islam). Le figement d’une communauté marquée par trois tabous : la peur, la superstition et la honte…
Le changement va s’opérer, en marge du protectorat français, et concrétiser notamment par la création d’une Ecole de l’Alliance Israélite Universelle à Tunis. Mais les Juifs vont se trouver au cœur de plusieurs conflits, qu’ils soient réels ou d’influence.
C’est dans ce contexte que naît en 1920, dans l’impasse de Tronja, dans le quartier juif, d’Albert Memmi. Le père, bourrelier, a du mal à faire vivre sa famille. Pourtant Tunis est une ville « qui danse et chante », qui s’ouvre aux idées nouvelles et aux arts inédits : Tahar Haddad publie un pamphlet pour dénoncer la situation faite à la femme, on inaugure le premier film maghrébin, on voit les premières juives dévoilées. Elles sont avocates, médecins, journalistes, artistes… la société juive commence l’aventure de l’acculturation occidentale.
C’est aussi l’aventure pour le jeune Memmi qui peut accéder à l’école française puis au lycée Carnot, où il est marqué par deux enseignants : son professeur de philosophie et celui de littérature. Ce dernier, est, lui aussi, doublement minoritaire : comme berbère colonisé et comme chrétien dans une société musulmane[4].
Le jeune homme est pris entre deux pulsions, celle de la fidélité au groupe, dont la cohésion et la clôture peuvent être très rassurantes, et le désir d’émerger en tant qu’être, en tant que sujet de son devenir et de son verbe, en tant que sujet se faisant.
L’écrivain, à la veille où l’aventure de l’écriture va commencer, est pris dans un contexte de conflits qui imposent des choix identitaires précis : après 1945, les colonies s’engagent dans les revendications et les luttes d’indépendance, la création d’Israël, pour laquelle Memmi a toujours été favorable, la découverte de l’Holocauste. L’écrivain entreprend de faire l’état des lieux d’une identité révélée par les autres, notamment dans sa judéité.
Les romans suivent les étapes d’une expérience déceptive de la découverte du monde (l’Occident) et l’échec du retour vers le monde de l’origine (le pays natal et la communauté d’origine). La question identitaire est plus que jamais au cœur de son œuvre, entre volonté d’intégration quelque part et désir d’une multiple appartenance.
Le Portrait du colonisé… reprend et systématise la réflexion sur les questions abordées dans les romans et démonte les relations de dépendances qui caractérisent le monde colonial. Memmi élabore une théorie de la dépendance, qu’on retrouve dans Le Portait d’un Juif. Il met en évidence l’existence d’une « condition juive spécifique (qui) fait du Juif un être minoritaire, différé, séparé »(cité p. 48). Ce portrait prend une acuité particulière dans le contexte du conflit au Moyen-Orient. L’écrivain prend position en faveur d’Israël qui, selon lui, rend à chaque juif « la quasi-totalité de son être » (p. 49). En effet, pour lui, le seul remède au malheur d’être juif est le « ralliement dont doivent bénéficier tous les juifs à la nationalité israélienne. »
Ainsi, parti d’une réflexion sur la domination coloniale, l’écrivain en vient à la réflexion sur la conscience du malheur d’être juif, et cela l’amène à justifier l’existence d’Israël, à la considérer comme nécessaire.
On devine ce que cet essai va soulever comme polémique. Memmi est considéré, dans le monde arabe[5], comme un théoricien du sionisme. Il est entraîné dans une polémique par ses positions tranchées, malgré certaines de ses critiques du nouvel Etat, qui concernent surtout le fonctionnement interne d’Israël.
La remise en contexte des œuvres de Memmi ne fait pas perdre de vue au critique les points thématiques les plus importants de son œuvre : la quête des ancêtres et de l’origine, de la petite enfance, de ce que l’écrivain nomme la « petite patrie portative » (cité p. 53). Guy Dugas met en évidence les articulations de ce qu’on peut appeler les inconciliables. C’est le cas de la H’ara originelle, à la fois refuge et source d’angoisse. C’est ici l’une des caractéristiques de cette littérature judéo-maghrébine : la quête généalogique et la soumission au groupe et, en même temps, le désir d’en échapper, le thème de la solitude et de l’errance. Ces thèmes et les personnages révoltés qui les portent se retrouvent chez Albert Cohen, le « père de la littérature judéo-méditerranéenne en langue française » (p. 57)
2 – Le bonheur sépharade (p. 75-116)
Dans l'exil, Albert Memmi va pouvoir réaliser son insertion dans l'univers littéraire occidental. L'écrivain naît à la littérature. Guy Dugas rappelle le fait que Jean Amrouche a été son professeur, qu'il a été le premier destinataire du manuscrit de La Statue de sel, qu'il lui a fait connaître André Gide. La relation avec Albert Camus a été plus problématique. La rencontre entre les deux hommes ne se produit qu'en 1955, à Paris. Le premier a découvert un auteur engagé, dont il acceptait de préfacer l'édition américaine. C'est cet engagement, note Guy Dugas, qui va séparer les deux hommes.
Memmi dépeint Camus sous
« les traits du colonisateur de bonne volonté désireux de
faire entendre de faire entendre la voix de la conciliation et de la justice,
mais paralysé par tout ce qui touche à l’Afrique du Nord, prisonnier de forces
contradictoires et en définitive assuré de récolter à la fois la suspicion
des colonisés, l’indignation des métropolitains de gauche et la colère des siens »
(p. 89-90). Les deux écrivains ne se reverront plus.
Sartre s’est également intéressé au jeune écrivain avec lequel il gardera des relations. Memmi aura des relations amicales également avec Claude Roy, avec Etiemble et surtout avec L. S. Senghor. Entre les deux écrivains, va s’installer un échange fructueux, qui développe la réflexion sur les notions de « judéité », « judaïcités », « judaïsme » et de « négrité », « négrisme » et « négritude ». Il faut ajouter l’influence d’écrivains juifs comme Vercors (pseudonyme de Jean Bruller) et Albert Cohen.
Une fois installé en France, Memmi peut s’intégrer dans la vie littéraire. Il est vice-président du Pen club français et milite pour la liberté d’expression des intellectuels, notamment ceux qui sont emprisonnés pour leurs opinions. Il est à l’origine d’associations où se tiennent des débats importants.
La petite fabrique de la littérature
Memmi se définit comme un « artisan de la littérature », dont l’œuvre est en constante élaboration, en vue d’une cohérence qui n’apparaîtra qu’à la fin. L’écriture est pour lui à la fois un travail (un labeur) et une jouissance. C’est également le seul salut : elle est catharsis, puisqu’elle permet de faire, dès le premier roman, le bilan de son existence. Elle est organisatrice en ce sens qu’elle permet de lettre de l’ordre dans le tourbillon de la quête identitaire, qu’il s’agisse d’en montrer l’éparpillement (La statue de sel) ou d’en esquisser une synthèse (Le Scorpion ou la confession imaginaire[6]).
Le critique fait apparaître un parallèle qui peut sembler paradoxal : c’est la structure qui devient de plus en plus éclatée. « Les figures dédoublées ou multipliées, écrit-il, présentent plusieurs destinées possibles d’une même personne » (P. 96)
Guy Dugas explique que le fait que Memmi ne propose que des solutions individuelles, qui ne peuvent être généralisées, le fait considérer comme un écrivain pessimiste, « sacrifiant, dit-il, le bonheur sépharade au malheur d’être juif » (p. 98)
Pourtant l’écrivain évolue, explique-t-il, vers une dédramatisation de la quête identitaire. L’écriture offre des solutions possibles : la réconciliation par l’imaginaire (Le Désert ou la vie et les aventures de Jubaïr Ouali el Mammi[7]), ou la polyphonie (Le Pharaon[8]) ; et l’exil débouche sur une forme de sagesse qui permet d’avoir avec soi ce que Memmi appelle sa petite partie portative.
L’exploration de cette identité complexe est complétée par un ensemble conceptuel qui permet d’analyser ce vécu : judaïsme, judéité, judaïcité (déjà signalés par le critique, voir plus haut, à propos de Senghor).
De même, Memmi mène une réflexion sur les possibilités de la langue à dire (ou surtout à ne par dire) ce qui est vécu, rêvé ou imaginé. Il distingue (L’écriture colorée, ou je vous aime en rouge[9]) entre le langage du constat, celui de l’analogie, celui de la fantaisie et celui de l’émotion.
On voit ainsi se dessiner ce qui peut s’appeler évolution : l’écrivain passe d’une écriture à très forte référentialité, celle de l’autobiographie, à une distanciation par rapport à l’histoire personnelle et à une écriture-plaisir. L’inventivité de l’écriture envahit tous les domaines de la production littéraire de Memmi.
Cette étude présente les caractéristiques de l’essai. Elle s’élabore à partir d’un projet, qui englobe le ‘cas’ Memmi, qui en est l’exemple et l’illustration : celui de poser la spécificité d’une littérature judéo-maghrébine, elle-même partie d’un ensemble plus vaste, celui de la littérature judéo-méditerranéenne. Memmi a vécu – et mit en écriture – les déchirements identitaires d’un écrivain colonisé, qui vit dans le déchirement la nécessaire rupture avec la communauté d’origine pour pouvoir émerger, solitaire et nostalgique, n’ayant plus de place nulle part. Mais en plus, la marginalité du colonisé de creuse d’une autre, celle du juif en pays musulman. Cette marginalité de la marginalité est accentuée par la prise de position de Memmi en faveur d’Israël.
Cette élaboration ne force ni l’œuvre ni les éléments biographiques et préserve le caractère irréductible à tout autre cas de cet écrivain des multiples marginalités (ou minorités).
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[1] Albert Memmi, écrivain de la déchirure, Sherbrooke, éd. Naaman, 1984
[2] La Statue de sel, Paris, Buchet-Chastel, 1953 : Agar, Ibid., 1955 ; Le Scorpion ou la Confession imaginaire, Paris, Gallimard, 1969 ; Le Pharaon, Paris, Julliard, 1988 ; Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur, Paris, Buchet-Chatel, 1957
[3] Portrait d’un Juif, Paris, Gallimard 1962
[4] Il s’agit de Jean Amrouche
[5] Guy Dugas rappelle l’essai d’A. Khatibi, Vomito blanco, Paris, 10/18, 1978, dans lequel l’intellectuel marocain, qui fut l’élève et le collaborateur de Memmi, analyse et démonte les mécanismes de la mauvaise occidentale, travaillée par la mémoire de l’Holocauste, qui permet à Israël s’agir en toute impunité.
[6] Le Scorpion…, Paris Gallimard, 1969
[7] Le Désert…, Paris, Gallimard, 1977
[8] Le Pharaon, Paris, Gallimard, 1988
[9] L’écriture colorée, ou je vous aime en rouge, Paris, Ed. Périple, 1986