L’auberge des pauvres de Tahar Ben jelloun ou le roman des contrariétés.
L’auberge des pauvres, le roman de Tahar Ben
Jelloun, entame peut être une rupture dans la production littéraire de cet
écrivain marocain. Ce livre, le vingt-sixième de l’auteur, se détache nettement
de ses romans et récits antérieurs, par son style, son espace et ses
thématiques. Ben Jelloun abandonne le style lyrique, voire ouvertement poétique,
qu’il affectionnait dans ses autres romans pour le tronquer avec une manière
d’écrire très crue, un ton violent qui n’est pas sans rappeler l’écriture
corrosive de Rachid Mimouni.
Ben Jelloun laisse également
de côté la technique, très maghrébine, du conteur sur la place publique. Il
faut, sur ce point précis, se rappeler la place prépondérante du conteur dans Moha le fou Moha le sage. En donnant
congé au conteur, tout se passe comme si l’écrivain marocain avait enfin
réalisé qu’il ne suffit plus de conter mais que, désormais, il s’agit d’agir.
Et c’est ce que fait le narrateur de L’auberge
des pauvres puisque celui-ci arrive, comme dit Ben Jelloun, à «mettre la
vie pleinement dans la vie plutôt que dans des mots ou d’autres
substituts ».[1]
La spatialité de L’auberge des pauvres est également
toute novatrice. Pas seulement parce qu’elle s’éloigne du sol marocain ou des
banlieues françaises, espaces habituels des romans et récits de Ben
Jelloun, pour s’implanter dans une
ville italienne, Naples, mais aussi et surtout parce qu’elle prend comme point
d’ancrage un espace emblématique chargé de symboles, d’histoires, de cultures.
Et rempli aussi à ne plus pouvoir de tant de drames, de douleurs, de
violences…Tel est L’auberge des pauvres,
décor de la nouvelle fiction de Ben Jelloun. Cet espace est aussi original
comme lieu de fiction parce que L’auberge
des pauvres existe encore jusqu’aujourd’hui en tant d’édifice fermé mais
surtout il a réellement fonctionné autrefois comme hospice des pauvres. Le
bâtiment fut construit par Charles III pour servir d’asile à tous les pauvres
du royaume. Après la deuxième guerre mondiale, il avait encore servi à
recueillir les enfants orphelins.
Si l’écrivain, le narrateur
de L’auberge des pauvres, prend
prétexte de l’espace napolitain et plus exactement s’il raconte Naples à partir
de L’auberge c’est fondamentalement
pour dire, à distance, Marrakech, et par extension, le Maroc natal et tous ses
maux. C’est que le narrateur est à la recherche d’un exorcisme. S’il se réfugie
à L’auberge des pauvres c’est pour
fuir l’ennui Marrakchi. S’il rêve de rencontrer Iza, avec laquelle il
entretenait une correspondance amoureuse, c’est pour échapper à la médiocrité
de la vie conjugale.
Au fond ce que
l’écrivain-narrateur désire, au plus profond de lui-même, c’est en finir avec
toutes les innombrables contrariétés, car le narrateur, nous apprend Ben
Jelloun, dès les premières pages du roman, est un homme contrarié. Comment
peut-il y échapper à un tel sort lui qui déjà se «fait appeler Bidoun («sans »,
en arabe), en souvenir d’un horrible voyage que j’ai effectué à l’automne 1975
au Koweït. J’y découvris, à une quinzaine de kilomètres de la capitale, un
campement où le gouvernement koweïtien parquait les immigrés illégaux et sans
nationalité, des hommes qui détruisaient leurs documents d’identité pour ne pas
se faire expulser »[2].
Bidoun, ce surnom du narrateur fonctionne sur le mode elliptique car
l’expression complète serait
« Bidoun Wathaïk », version moyen-orientale des «sans
papiers » d’Europe.
Revenu à Marrakech, le
narrateur s’il se fait appeler toujours Bidoun n’est pas pour autant sans
illusions. Loin s’en faut. Des illusions, il en avait justement comme par
exemple celles de se faire une nouvelle vie, d’échapper à l’ennui marrakchi, de
fuir la morosité conjugale, de se défaire définitivement de son statut de
fonctionnaire du ministère de l’enseignement supérieur. Et l’illusion suprême,
caressée comme un rêve sur le point de se réaliser, c’est de vivre le vrai
amour, la vraie passion, avec cette Iza phatasmée très belle très sublime à
partir d’une régulière correspondance amoureuse. Alors le voyage à Naples, la
ville justement de Iza, tombe opportunément à pic, un véritable don du ciel,
pour se guérir de toutes les contrariétés. A Naples, le destin conduit
inexorablement l’écrivain vers L’auberge
des pauvres, lieu où viennent s’échouer, lamentablement, les naufragés de
la vie ; vieux et jeunes, femmes et hommes, inconnus et célébrités de
l’art et du spectacle, autochtones et étrangers…Et là tout le monde acquiert
une nouvelle identité : « pensionnaire de L’auberge ». Pas plus.
Commence alors pour le
narrateur marrakchi une véritable descente aux enfers dont le guide attiré est
cette vieille femme, ultime gardienne des lieux, « notre source de vie et
de rêve ». Ce personnage est capital dans le roman et Ben jelloun n’en dit
pas moins : « J’ai beaucoup aimé construire ce personnage
fantasque : elle est à la fois merveilleuse, époustouflante, scatologique,
attachante, repoussante, excessive en tout. Comme Naples. Je ne conçois pas ce
personnage en dehors de cette ville entêtante, pathétique… »[3]
Grâce à la vieille et les
personnages qui l’entourent, dont chacun constitue une part de la vie et de
l’histoire de Naples, et sur lesquels elle veille comme une mère très
attentionnée – Momo le colosse sénégalais tète les seins de la vieille -,
l’écrivain-narrateur explore la vie et la ville de Naples, passé et présent. Et
avec ce contact inattendu, il est obligé plus d’une fois de revenir sur sa
propre vie. Il fait son bilan et acquiert une nouvelle manière de percevoir et
les choses et les êtres. Il réalise alors combien la vie pouvait être violente,
si violente pour les gens vulnérables, pour les êtres passionnés que sont les
pensionnaires de L’auberge, tous
victimes de leurs illusions respectives. Comme Gino dévoré par sa passion pour
Idé à tel point qu’il crut à l’éternité de la passion, ce qui l’a poussé à
abandonner son métier de brillant compositeur pour venir échouer à L’auberge.
Le narrateur-écrivain n’en
finira pas lui aussi, finalement, d’avoir affaire aux contrariétés de la vie,
même si, entre temps, il avait réussi à vivre une extraordinaire, mais
éphémère, liaison amoureuse avec la belle Ava. Toutefois, sur le point de
quitter Naples, la contrariété vient le gicler brutalement puisque Iza, sa
correspondante qu’il imaginait très belle, vient le trouver à l’hôtel
accompagné de son père, « le seul homme de sa vie », dans un fauteuil
roulant. Elle lui remet les lettres qu’il lui avait envoyées pendant des années
ainsi que les lettres qu’elle avait écrites mais non envoyées. Dans une de ses
lettres Iza devait parler de son mal incurable et de son infirmité. Ainsi, à la
recherche de la vraie passion, l’homme ne rencontre qu’illusion et rêve brisé.
Sur ce point, L’auberge des pauvres
se présente comme un roman orphique. Comme Orphée, Bidoun entreprend un voyage
dans les ténèbres des enfers à la recherche d’un amour rêvé mais revient
bredouille. Exactement comme Orphée avait définitivement perdu Eurydice, Bidoun
doit renoncer à jamais à Iza.
Au retour dans son pays
après le voyage de Naples, le narrateur aura définitivement gagné son surnom de
Bidoun, mais dans un autre sens, celui d’être un homme libéré définitivement de
ses illusions. C’est donc un homme sans
illusions qui revient à Marrakech. Totalement Bidoun ! Car, l’écrivain est
désormais sans femme - sa femme s’étant remariée avec un marchand - et sans
travail, le ministère de l’enseignement supérieur l’ayant rayé des effectifs de
ses fonctionnaires. Il est aussi sans perspectives. Totalement Bidoun
donc !
Les thématiques de L’auberge des pauvres tournent autour de
la vie conjugale, la pauvreté, la passion, la douleur, la mafia, l’identité,
l’antisémitisme, les illusions de la vie…et tous ces thèmes ont un dénominateur
commun : la violence de la vie. Voilà pourquoi ce roman de Ben Jelloun se
distingue par la violence du propos. Sur cet aspect, l’écrivain marocain assume
et prévient : « J’assume toutes les réflexions du narrateur. Elles
m’appartiennent et préfigurent un roman, peut être très dur, que je compte
écrire.»[4]