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Compte-rendu de lecture :

La Femme sans sépulture, de Assia Djebar
(Éditions Albin Michel, 2002)

par Mina Aït'MBark

Dans le dernier texte d’Assia Djebar La Femme sans sépulture[1], le lecteur retrouve les thèmes chers à Djebar : le retour aux sources de sa ville, les conversations entre femmes, la prise de parole par les morts oubliés,  la mise en exergue de la marge de l’Histoire...

Zoulikha, femme combattante de la guerre d’indépendance algérienne, dont le corps n’a jamais été retrouvé, ne « repose » donc nulle part. Sa mémoire survit par les récits qu’en font les femmes qui l’ont connue. Le texte de Djebar se propose de lui rendre un lieu de repos par le récit en souvenirs des unes et des autres qu’il fait de son  histoire.

Le texte est construit telle « l’étrange mosaïque dont [la narratrice] ne se souvenait plus » de Césarée de Maurétanie (Cherchell) qu’elle évoque lors d’une conversation avec la jeune fille de Zoulikha (Mina) et Lla Lbia (Dame Lionne, amie de Zoulikha) :

[...] trois femmes représentées sur cette fresque d’il y a plus de deux mille ans [...] Trois femmes ou plus exactement, trois femmes-oiseaux, oui ! Je crois même que personne n’a ainsi dessiné les femmes, dans aucune des mosaïques si célèbres de la région, ni à Carthage, ni à Timgad, ni à Leptis Magna. Je suis prête à le parier. Des femmes, celles de Césarée. (106)

La représentation de ces « femmes-oiseaux » rejoint celle des trois femmes de Césarée/Cherchell qui évoquent leur souvenir : La Femme sans sépulture devient la fresque-mosaïque qui traversera le temps. En effet, La Femme sans sépulture est composée de textes hétéroclites mis les uns à côté des autres et qui, peu à peu, créent une cohésion d’ensemble du texte : cette mosaïque textuelle, métaphore de celle dont l’auteure/narratrice avait oublié jusqu’à l’existence, dépose dialogues entre femmes, conversations avec « l’étrangère pas si étrangère » et monologues de la femme oubliée pour créer enfin un lieu de repos de cette parole ravivée.

Le personnage central de cette « large fresque féminine » est Zoulikha (mère, sœur, amie ou voisine des autres personnages féminins). « La première Arabe [...] à avoir eu le certificat d’études dans la région, peut-être même dans tout le département », personnage féminin fort. Les voix autour de la narratrice/auteure qui se la remémorent et la commémorent sont celles de femmes « ordinaires » dont le rôle a pourtant été essentiel dans l’Histoire de leur pays. Cette technique de la « mosaïque textuelle » que Djebar utilise dans ce texte, a pour effet de remettre au centre les lieux et personnages « marginaux » de l’Histoire. D’une part, celle écrite et dite universelle de l’ancien colonisateur est remise en question par les récits « de l’ombre » de ces femmes. D’autre part, l’Histoire officielle des vainqueurs de la guerre d’indépendance est également décentrée pour revenir aux « réseaux de femmes » réunis dans les patios.

Tout comme dans le reste de son œuvre (et en particulier dans L’Amour, la fantasia) Djebar « brouille la notion d’une Histoire linéaire et représente une vision alternative de la corrélation entre l’intime et le public, entre le passé et le présent. » En effet, temps et espace sont redéfinis sur un mode de juxtaposition qui rend la narration complexe : le temps du texte lui-même est enchevêtré avec le temps des récits et celui des souvenirs sur Zoulikha. L’histoire se déroule ainsi sur un mode de chapitres/séquences accolés les uns aux autres qui évoquent la technique cinématographique de Djebar[2].

Représenter l’Histoire et l’histoire des femmes sous-tend toute l’œuvre de Djebar : l’écriture même de Djebar se trouve donc entre deux espaces textuels : « l’un historique, l’autre littéraire[3] ». Dans son ouvrage, Beida Chikhi nous rappelle que les rapports entre l’Histoire et la littérature sont eux-mêmes inscrits dans la question de l’historicité du texte littéraire. La formation d’historienne d’Assia Djebar fait qu’« il y a entre l’auteur et ses lecteurs comme un malentendu[4] ». Ainsi les rapports entre le texte historique et le texte littéraire se renverraient les images d’une histoire façonnée par deux discours : celui « de la connaissance maîtrisée pour ne pas dire discours scientifique[5] » et celui de la créativité et de la fiction. La Femme sans sépulture s’inscrit dans cette représentation historique « djebarienne » et dans le projet, plus vaste encore, de l’auteure rattrapée par l’Histoire de son pays au lendemain de l’indépendance :

Pour lutter contre la terrible répression des années 90 en Algérie, avec ces islamistes qui veulent immobiliser les femmes, on a tous le devoir de réécrire le XXe siècle au féminin. Comme je suis romancière, mon imagination sert à réanimer les gens de l'intérieur parce que c'est mon histoire, ma culture.[6]

 

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[1] Paris, Albin Michel, 2002.

[2] Voir à ce sujet l’ouvrage de Jeanne-Marie Clerc : Assia Djebar. Écrire, Trangresser, Résister. Paris, L’Harmattan, 1997.

[3] Beida Chikhi. Littérature algérienne: désir d’histoire et d’esthétique. Paris, L’Harmattan, 1997, p. 134.

[4] Chikhi, id., p. 134.

[5] Chikhi, id., p. 135.

[6] Source : Cyberpresse (réf.).