Charles BONN (Paris-13)
Plus que tout autre, le roman maghrébin de langue française a toujours été interpellé par des discours idéologiques, tout comme un ensemble d'idées reçues. Ainsi, tout roman maghrébin fonctionnera en partie par rapport à ces différents discours qui l'entourent, qui cherchent à l'englober et qu'il cherche à englober. Il est donc nécessaire ici de préciser la spécificité, s'il y en a une, du discours romanesque par rapport aux divers discours d'idées qu'il rencontre. Et de décrire quelques aspects d'une confrontation à laquelle le roman est condamné, mais sans laquelle il ne saurait pas vivre en tant que genre romanesque. Le roman se nourrit de l'idéologie, et doit constamment se défendre de s'y laisser englober, de n'en être que l'illustration sans vie. Et en même temps, il vit de ce risque constant où il est de s'y perdre.
Mais il se caractérise aussi par cette différence essentielle entre lui et les discours univoques qui l'entourent: la plurivocalité de son dire, que complète la multiplicité des lectures individuelles qu'il suscite. Un roman dont la lecture autant que la parole ne serait pas plurielle n'est plus, dans les meilleurs des cas, qu'un essai.
Peu de littératures sont autant tributaires de leurs lectures. Du moins au niveau collectif d'un "discours social". J'entends ici "discours social" comme l'ensemble des représentations, normes et clichés sur lesquels nous bâtissons notre vie quotidienne, et à travers lesquels nous raisonnons à l'unisson du groupe dont nous faisons partie. Ce discours collectif s'interroge, comme c'est normal en période de décolonisation, sur l'identité du groupe qu'il permet de définir. Et plus particulièrement sur le rapport de cette identité collective avec celle de l' "Autre": Au-delà de l'ancien colon, l'Occident qui reste détenteur du pouvoir de nommer comme de poser les questions. Abdallah Laroui, analysant l'idéologie arabe contemporaine, ne commence-t-il pas son étude en affirmant: "Depuis trois quarts de siècle, les Arabes se posent une seule et même question: 'Qui est l'Autre et qui est moi ?'" (1).
Or, la littérature maghrébine de langue française peut apparaître comme une sorte de produit hybride, de monstre inclassable dont l'existence en tant qu'entité culturelle détourne d'elle bien des lecteurs. Ceux-ci aiment en effet savoir à qui ils ont à faire. Au moins, d'autres écrivains du Tiers-Monde, comme les latino-américains par exemple, se servent de la langue utilisée dans leur pays. Mais qu'est-ce que ces bâtards qui n'emploient une langue que pour dire qu'elle n'est pas la leur, et dont on ne sait pas à quels lecteurs ils s'adressent ? Alors, plutôt que des lecteurs, au sens traditionnel du terme, (qu'il conviendrait cependant de préciser...), ces écrivains intéresseront des sociologues, attirés par leur ambivalence culturelle, ou des politiciens, pour qui leur "message" sera un témoignage.
On se trouve donc devant des textes littéraires qui semblent n'être produits que pour des lecteurs spécialisés, ne fonctionner que pour l'institution idéologique ou universitaire et grâce à elle. Et cependant cette institution n'en retient pas tant ce qu'ils sont, que ce qu'ils désignent. C'est-à-dire une réalité socio-culturelle, géographique ou politique : leur écriture passe souvent au second plan dans les commentaires que ces textes suscitent. La littérature maghrébine de langue française n'existerait-elle donc que dans et par la clôture d'une double institution intellectuelle qui ne lui donne pas seulement le statut de littérature ?
Il conviendrait d'abord de s'interroger sur l'élaboration du concept même de littérature maghrébine de langue française. Car après tout, cette littérature n'existait pas avant d'être nommée. Il y avait des écrivains, au Maghreb comme ailleurs. Camus, Jean Amrouche et d'autres. Le concept de littérature maghrébine d'expression, puis de graphie, puis de langue française, a éclos et s'est développé dans les années 50, en même temps que les nationalismes se sont fait connaître par les armes. C'est-à-dire que les écrivains ont été soudain englobés dans une interrogation collective sur l'identité qui n'était pas toujours (même si elle était présente) leur préoccupation centrale, l'axe en tout cas de leur écriture. L'interview de Dib dans les Nouvelles littéraires du 22 octobre 1953 montre qu'il n'était pas évident alors pour un écrivain maghrébin de se faire reconnaître comme tel, et la controverse autour de la publication par Albert Memmi en 1964 de l'Anthologie des écrivains maghrébins d'expression française (2) prouve que le concept était loin d'être évident encore. Il est intéressant de noter que le premier bilan à grande diffusion de cette littérature date peut-être du Portrait du colonisé, dans lequel Albert Memmi la liait explicitement, en 1957, au contexte socio-politique de la décolonisation, et la condamnait de ce fait à "mourir jeune" (3). De noter aussi que la discussion sur le choix des termes "expression" ou "graphie" (plus tard, "langue", moins "connoté" politiquement, du moins en théorie) a été menée surtout par Jean Sénac, qui se situait lui-même à la fois dans ce courant et en-dehors, position particulièrement inconfortable...
Mais le concept de littérature maghrébine de langue française a également permis, globalement, d'en faire connaître et diffuser les oeuvres. D'ailleurs, il est vrai que ces textes étaient liés de près à l'événement, à l'actualité géopolitique. D'où bien des malentendus. Dans les années 50, décrire comme Feraoun à des lecteurs français la vie quotidienne en Kabylie pouvait servir la cause de l'Algérie devant l'opinion publique internationale, qui ne s'émeut pas pour ce qu'elle ne connaît pas. Prouver aux autres qu'on existait était une manière de battre en brèche la répression, la négation coloniales. Et je ne parlerai pas ici de textes plus engagés, comme L'Incendie de Dib, ou Nedjma de Kateb, dont le rôle est évident. Mais faut-il continuer, vingt-deux ans après l'Indépendance, à témoigner de son identité devant les Autres, comme si on en doutait soi-même ?
Or, la littérature maghrébine continue souvent à jouer le rôle d'une vitrine pour la consommation extérieure, et ce à plusieurs niveaux, dont le premier, le plus maladroit, est celui d'un relais généreux d'idéologie anti-impérialiste. Tout une sous-production maghrébine (pas seulement de langue française) semble ainsi dictée par une certaine lecture naïve de l'oeuvre, lecture pour laquelle la littérature n'existe qu'en fonction du contenu plus ou moins "progressiste" qu'elle véhicule. Il semble naturel de dicter à l'écrivain le contenu, et même la forme de son texte. On reprochera volontiers aux écritures quelque peu novatrices d'être "antipopulaires", de relever d'un "narcissisme bourgeois", etc. . L'enthousiasme révolutionnaire exclut souvent la révolution de l'écriture.
On demande à l'écrivain de répéter le discours idéologique, de lui servir de caution et de miroir. Il convient d'ajouter également que l'écriture littéraire ou idéologique en tant que telle, du fait de la dépréciation de l'oralité traditionnelle considérée souvent comme "rétrograde", est vécue globalement comme extérieure, certes, mais comme signe de progrès. On ne fera donc pas de différence entre écriture littéraire et écriture idéologique ou universitaire, car c'est ensemble qu'elles représentent l'altérité ouverte par opposition à la clôture de la tradition ou des pouvoirs en place.
Mais ils sont aussi l'altérité ouverte par rapport à une autre clôture, scrupuleusement préservée en secret, qui est celle de la famille et de la mère. Et cette clôture secrète, même pour qui pratique le mieux les codes étrangers, reste souvent l'ultime recours, le point fixe, même non-avoué, de l'être profond. Je dirai que l'écriture et l'idéologie sont confondues parce qu'elles représentent conjointement l'ailleurs désiré, mais non habité, car le lieu d'origine de la parole reste la maison maternelle, caverne de l'oralité. La coupure ne peut pas se situer entre l'écriture et l'idéologie tant que l'une ou l'autre ne sont pas le lieu d'un vécu, tant qu'elles ne sont conjointement que la vitrine qui cache un vécu plus profond, d'avec lequel le silence qui l'entoure est la véritable rupture.
La situation devient plus complexe lorsque ce lieu secret est jeté en pâture à la lecture étrangère, lorsque la mère est livrée au voyeurisme de l'occidental, à qui la destinent de surcroît une langue qui n'est pas la sienne, et une écriture qu'elle n'a jamais pratiquée. Ce fut le scandale majeur de La Répudiation de Boudjedra en Algérie en 1969 (4). Or, ce scandale apparaît aujourd'hui quelque peu surfait. D'ailleurs dès 1973 l' "Entretien avec la mère", dans Harrouda du marocain Tahar Ben Jelloun (5) choquait déjà moins, même s'il se disait "prise de la parole", "manifeste politique, réelle contestation de l'immuable". Pourquoi les deux écrivains maghrébins actuels les plus connus du public ont-ils si vite perdu la nouveauté qui semblait caractériser leur première oeuvre romanesque ?
Boudjedra a choqué, certes, mais surtout au niveau d'une lecture de contenu occultant plus ou moins le phénomène global de l'écriture. Il a violé la démarcation tacite entre l'écrit et le vécu. Pourtant son effraction, si elle a pu apparaître un certain temps comme une rupture d'avec le discours du pouvoir, ne signifie pas que le roman soit également perçu par son public dans la rupture qui pourrait apporter sa forme, dans l'inscription historique de son écriture. C'est par son contenu seulement que La Répudiation est connu. C'est sur ce contenu que portent la plupart des travaux universitaires suscités par le roman. Le cas de Harrouda est plus complexe: si l' "Entretien avec la mère" appelle parfois de trop faciles études de contenu, le reste du roman déconcerte cette lecture. Aussi le roman de Ben Jelloun a-t-il moins été brandi par un discours d'opposition quelque peu schématique que celui de Boudjedra. Et si le romancier marocain représente pour la gauche française un symbole commode de l'opposition intellectuelle marocaine, il est tenu par celle-ci dans une demi-suspicion qui récuse son assimilation à un discours d'opposition constitué, et donc "récupérable". Tel n'est pas le cas du romancier algérien, qui a bien suivi la "récupération" par le pouvoir en place de la frange oppositionnelle à laquelle il avait proposé une bannière littéraire. Et qui proclame haut et fort les vertus du socialisme algérien : n'est-il pas devenu un des rouages institutionnels de la constitution d'un discours culturel officiel ?
Un roman comme Topographie idéale pour une agression caractérisée (6) illustre assez bien ce mécanisme de double allégeance de l'écriture à des idéologies complices et pourtant différentes. "Forme" et "contenu" sont ici assez naïvement dissociées, puisque le roman "traite" de l'immigration et du racisme dans un "style" qui démarque celui du Nouveau Roman. Le thème satisfait à la fois la gauche française et la thématique officielle du pouvoir algérien. Le "style", même s'il est depuis longtemps dépassé, répond, d'une part, à l'accusation portée plus haut contre La Répudiation ("rupture" du seul contenu, hors d'une recherche d'écriture), et conférera d'autre part un label de "technicité" littéraire qui aura de plus l'avantage, en le rendant illisible, d'éviter ce que le contenu aurait pu révéler de trop subversif. La composition de ce roman se fait donc à partir de lectures préexistantes, à un niveau plus complexe qu'à celui de la sous-littérature semi-officielle publiée en Algérie, mais selon un principe comparable de reproduction de modèles. Et que dire de la présentation par le même auteur de ses derniers textes comme "traduits de l'arabe" ?
Semblable énonciation romanesque, qu'elle soit ou non aussi opportuniste que celle de Boudjedra, procède à la fois d'une lecture idéologique préétablie du référent, et d'une lecture formelle de l'énoncé tout aussi extérieure. Ces lectures précèdent l'énonciation, qui en devient ainsi tributaire. Les divers discours qui entourent et canalisent la réception du texte littéraire produisent ici, à proprement parler, le roman. Celui-ci n'est plus alors qu'une oeuvre répétitive par projection de la lecture dans l'énonciation, et il perd sa nécessité propre au profit d'un double postulat de lecture.
Plus qu'un autre, le roman maghrébin de langue française est donc en partie lu par différents discours idéologiques et universitaires, qui peuvent paraître le sécréter à leur propre usage. C'est pourquoi les meilleurs textes s'appliquent, au prix d'une écriture parfois déroutante pour les conformismes de lecture, même "révolutionnaires", à déjouer le piège de ce dialogue faussé. L'écriture véritablement révolutionnaire est en partie celle qui s'inscrit en rupture avec tous les discours établis, si progressistes soient-ils. Dès les débuts de la Révolution algérienne, Kateb Yacine ne se disait-il pas "au sein de la perturbation l'éternel perturbateur" (7) ? Il ne s'agit donc pas ici, face à des écritures d'allégeance, de dresser un palmarès de celles qui refusent le trop facile lieu où signifier que leur proposent diverses lectures réductrices : "Il n'y a aucun lien en ce monde", dit l'un de ces écrivains, cependant que d'autres "habitent en cicatrice" ou font de leur écriture un lieu d'errance ou de désir qui vit souvent de sa propre impossibilité tragique. Pratiquer la césure où s'inscrivent ces textes, c'est accepter de sortir de tous les cadres préétablis, comme celui-là même de "littérature maghrébine de langue française" : Ce concept n'était-il pas un de ces serviables parapets grâce auxquels nous nous protégeons du vertige inhérent à toute écriture créatrice ?
Il n'est pas question non plus de tomber dans une autre facilité : celle d'une mystique de la création hors de toute contingence historique ou géographique. Tout texte signifie d'abord dans une lecture, laquelle est nécessairement historique, comme l'est également l'énonciation même. Mais le propre du texte littéraire n'est-il pas, à partir de ce lieu de déchiffrement que lui propose notre lecture, de nous laisser encore et toujours insatisfaits et désirants, comme devant cette "figure dans le tapis" dont James déjà disait sans dire l'ironique et insaisissable lieu du sens ? (8)
1- LAROUI (Abdallah). L'Idéologie arabe contemporaine. Parsi, Maspéro, 1967, Reéd. 1973, 224 p., p. 15.
2- ARNAUD (Jacqueline), DEJEUX (Jean), KHATIBI (Abdelkhebir), ROTH (Arlette), sous la directions de MEMMI (Albert). Anthropologie des écrivains maghrébins d'expression française. Paris, Présence africaine, 1964, 301 p.
3- MEMMI (Albert). Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur. Paris, Buchet-Chastel, 1957, Reéd. Pauvert 1966, 190 p.
4- BOUDJEDRA (Rachid). La Répudiation. Paris, Denoël, 1969. 293 p.
5- BEN JELLOUN (Tahar). Harrouda. Paris, Denoël, 188 p.
6- BOUDJEDRA (Rachid). Topographie idéale pour une agression caractérisée. Paris, Denoël, 1975, 243 p.
7- L'Action (Tunis). 11 août 1958.
8- Je développe ce rapport du roman
maghrébin avec l'historicité de ses lectures, en ce qui concerne le roman
algérien plus particulièrement, dans :
BONN (Charles). La littérature algérienne de langue française et ses
lectures. Imaginaire et Discours d'Idées. Sherbrooke
(Québec), Naaman, 1974, 251 p., et dans :
BONN (Charles). Le Roman algérien de langue française et son environnement
culturel. Constitution et fonctionnement actuel d'un espace de
communication littéraire décolonisé. Paris, L'Harmattan, Montréal, PUM,
1985, 360 p.