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Laurence HUUGHE
Ecrits sous le voile : Romancières algériennes francophones, écriture et
identité (essai)
Paris, Publisud, juin 2001, 181p.
L’essai que propose Laurence Huughe – enseignant la littérature francophone à Mount Holyoke College aux USA –, a pour objectif d’analyser quelques œuvres féminines, choisies pour leur exemplarité, sous l’angle du regard et du voile, le second soustrayant la femme “ musulmane ” au regard d’autrui ; le regard étant aussi celui dont la femme se réapproprie pour refléter les tares et les disfonctionnements de sa société. Pour atteindre son objectif, l’essayiste utilise des références socioculturelles et s’appuie sur un corpus précis. Commençons par le corpus qui éclaire sur les volets visités de la création littéraire France/Algérie, car c’est de cela dont il est question et non de Maghreb ou d’Orient. En des chapitres successifs, L. Huughe revient, après de nombreuses études, sur Assia Djebar privilégiant Femmes d’Alger dans leur appartement et L’Amour la fantasia en faisant référence à quelques autres titres. Le chapitre 2 est consacré à trois auteures beures : Ferrudja Kessas, Sakinna Boukhedenna, chacune d’elles ayant écrit un unique témoignage autobiographique et Leïla Houari pour son premier récit de 1985 qui décolle du témoignage et qui a été suivi d’autres publications. Le chapitre 3 est centré sur la trilogie de Leïla Sebbar, construite autour du personnage de Shérazade, la jeune fugueuse de banlieue. Le dernier chapitre enfin s’attarde sur La Voyeuse interdite de Nina Bouraoui, écrivaine qui a écrit depuis plusieurs romans et récits autobiographiques forts et dérangeants. On touche ici du doigt la difficulté que l’on rencontre toujours à travailler sur des auteurs débutants ou des écrivains en pleine création : au moment où l’étude critique paraît, l’analyste est en quelque sorte “ doublée ” par le rythme créatif de ses écrivains !
Pour cerner regard, voile, enfermement, négation de l’être, difficulté à s’affirmer et à être reconnue socialement et culturellement – entrées dont on constatera la stéréotypie, d’où la lassitude que cette nouvelle “ visite ” peut susciter –, l’essayiste privilégie une analyse de contenu ne faisant pas grand cas des stratégies d’écriture que chaque écrivaine met en place pour parvenir à dire ce qui lui apparaît comme le plus important. Il semble pourtant que ce soit la seule manière de ne pas tomber dans des redites et des clichés sur “ femmes et islam ” si l’on tient à en rester à ce couple stéréotypé. Les lectures sur lesquelles sont appuyées l’analyse des textes sont données en introduction – ainsi les “ explications ” socioculturelles sont imposées d’emblée (cf. pp.3,4 et sq.) –, et enchaînent quelques citations de Fatima Mernissi, d’Edward Saïd, de Jean-Paul Sartre ou de Michel Foucault, une sollicitation plus conséquente (mais parfois erronée) de F. Fanon, d’Alain Buisine ou de Malek Alloula, de Freud ou Luce Irigaray. L’ensemble de l’étude aboutit à la conclusion que l’écriture est, en quelque sorte, le salut face à la négation et à l’effacement : “ Pour les auteures auxquelles nous nous sommes intéressés dans cette étude, le récit semble bien être […] le moyen par lequel il devient possible d’échapper à l’annihilation à laquelle les différents discours ocularocentriques dont nous avons dégagé la spécificité avaient condamné la femme maghrébine et orientale ” (p.165-166). Toutes ces femmes sont donc de nouvelles “ Shéhérazade ” qui modulent, à leur manière, leur être au monde. C’est la raison pour laquelle la conclusion est presque uniquement consacrée à la référence aux Mille et une nuits dans ces créations, en un balayage un peu cavalier, essentiellement consacré à Ombre Sultane d’Assia Djebar.
S’il n’est jamais inutile de consulter de nouvelles analyses de textes déjà étudiés, on regrette toutefois que la critique ne prenne pas en compte ce qui a déjà été fait antérieurement dans des ouvrages dont la mention existe en bibliographie. Cette absence de dialogue entre les partenaires du discours critique sur ce volet littéraire est assez commune et regrettable. Il y a toujours possibilité de découverte de pistes de lectures nouvelles : encore faut-il mettre en place ce qui a été écrit auparavant, pour l’approfondir ou pour l’appuyer [ainsi du rapport du texte de Djebar à Delacroix ou aux Mille et une nuits, par exemple ; des nombreuses études sur La Voyeuse interdite dont aucune n’est citée ; ainsi de deux ouvrages au moins, celui de M.Segarra, Leur pesant de poudre ou celui que j’ai consacré aux Algériennes, Noûn, Algériennes dans l’écriture].
Une synonymie est établie dès les premières pages et reste sous-jacente même lorsqu’elle n’est pas exprimée, entre femme maghrébine, algérienne, musulmane et orientale par des glissements qui manquent par trop de précision.
Inadéquation d’abord entre le titre et le corpus analysé : “ romancières algériennes francophones ” veut désigner chacune des écrivaines du corpus. Celui-ci demanderait à être affiné. Toutes ne sont pas romancières : le chapitre 2 en particulier est consacrée à des auteures (que nous pouvons distinguer des écrivaines et qu’on peut difficilement encore qualifier de romancières) qui ont écrit des récits autobiographiques dont la fonction testimoniale est patente et relègue au second plan la fonction poétique ? Toutes ne sont pas algériennes : Leïla Houari mais aussi Leïla Sebbar ou Nina Bouraoui, la première car elle est originaire du Maroc, les deux autres parce qu’elles appartiennent à cet espace de la mixité entre les deux pays et que Leïla Sebbar, en tout cas, se revendique comme écrivaine française. N’est-il pas temps, dans les études sur ces œuvres particulières nées des croisements, des rencontres et des violences de l’Histoire coloniale, de les approcher plus finement et de ne pas réduire tout le monde à un dénominateur commun national, régional ou fantasmé qui n’ajoute rien à l’approche des textes mêmes ? Le seul qualifiant qu’elles partageraient finalement serait celui de “ francophone ”. Et encore ! Peut-on qualifier Leïla Sebbar d’écrivaine francophone puisqu’elle écrit dans sa langue maternelle qui est aussi celle de son apprentissage de l’écriture ? Pourquoi faudrait-il privilégier la “ part ” algérienne de leur filiation au détriment de la “ part ” française ? Pour nourrir les corpus ? Nous pouvons désormais nous poser au moins la question et ne pas présenter comme évidence ce qui n’en est pas une.
Dans l’ensemble d’ailleurs, le défaut majeur de ce travail est de manquer de contextualisation alors que son ambition essentielle est de proposer une lecture socioculturelle. Il est inutile de tout relever mais de prendre, pour finir, l’exemple le plus frappant : celui de Frantz Fanon. Son introduction en texte commence par une erreur qui n’est pas de détail : “ Dans un essai publié aux lendemains de l’indépendance algérienne intitulé L’Algérie se dévoile, Frantz Fanon a été le premier à analyser dans cette optique le rôle de la femme dans la guerre de libération ”. Or ce chapitre est extrait de l’essai, publié dès 1959 dans L’An V de la Révolution algérienne, réédité ensuite, après sa mort en 1961 sous le titre Sociologie d’une révolution ! Une telle erreur de contextualisation explique en partie les interprétations qu’il faudrait discuter qui sont données du texte. En tout cas, citant plusieurs fois Les enfants du nouveau monde d’Assia Djebar éditée en 1962 [c’est même par l’allusion à Chérifa que s’ouvre l’essai… avec une petite erreur : elle ne s’aventure pas dans les rues d’Alger mais dans celles de Blida… et ce n’est pas pareil…], l’essayiste aurait pu remarquer la grande proximité de ce texte avec celui de l’essai de Fanon, replacé à sa bonne date de publication, 1959.
S’il est toujours encourageant de voir que les critiques sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à la littérature Algérie/France, écrite en langue française, on souhaiterait entrer dans une ère d’attention plus pointilleuse aux textes et aux contextes comme cela se fait pour n’importe quelle littérature. Si les clichés et stéréotypes existent c’est bien qu’ils correspondent à des réalités mais si on les nomme ainsi, c’est qu’ils ont tendance à simplifier les choses quand ils ne les caricaturent pas, à masquer la complexité des situations et l’extrême diversité des voix dont les voix littéraires, les voix de création, sont une infime partie. Les analyser conjointement à des textes de témoignage brouille le vrai travail créateur qui, partant du réel, le fait exploser vers d’autres significations.
Université de Cergy-Pontoise