L’étranger, une figure du sujet lyrique dans Parole prise, parole donnée de Mohamed Hmoudane.

Présenté par Touriya Fili-Tullon

 

 

Mohamed Hmoudane est l'auteur de six recueils de poésie et de deux romans (consulter ici la fiche bio-bibliographique de l’auteur). Toutefois, le texte poétique de Hmoudane est loin de correspondre à un genre littéraire bien codifié. Les limites entre la prose et la poésie sont sans cesse déstabilisées, genres et registres confondus dans un même geste subversif. La métaphore du feu et de la destruction parcourt les recueils et fonde une esthétique de la fulgurance, où le chant devient cri et renoue avec une tradition dionysiaque revendiquée.

Aborder la figure lyrique de l’étranger à partir du recueil Parole prise, parole donnée (La Différence, 2007) suppose au préalable de reconnaître l’étrangeté comme un thème majeur informant l’étranger dans la langue. Il s’agira donc de cerner les configurations lyriques de l’étranger et d’en mesurer l’impact sur l’esthétique. Pour cela, il nous a semblé important de nous soumettre nous-mêmes à l’épreuve de l’étranger (selon l’expression d’Antoine Berman[1]), d’abord en abordant ce texte avec très peu de références bibliographiques, épreuve très déstabilisante pour des étudiants en Master que leur formation a habitués au recours à l’autorité universitaire. En outre, l’opacité même du langage poétique de Hmoudane, ses références supposées « orientales », constituaient un obstacle supplémentaire. Ce recueil fut donc abordé avec un minimum de bibliographie secondaire et le seul soutien de l’analyse poétique et intertextuelle. Fanny Margras dans une étude comparée entre Le Livre de l’hospitalité  d’Edmond Jabès et Parole prise, parole donnée de Mohamed Hmoudane, puis dans un commentaire composé «  Une écriture carnavalesque au service de la ré-génération du poète», autour de la section VI du même recueil 

Ensuite, et là fut la deuxième épreuve, des extraits du recueil et de l’un des deux romans de Hmoudane furent proposés aux étudiants du Master TLEC pour qu’ils les traduisent dans leurs langues respectives : arabe, espagnol et portugais : Mila Christel Bathurt  dans la traduction espagnole de deux extraits de l’œuvre de Hmoudane (roman et poésie), Ramia Ismaïl  dans une traduction d’un extrait de French dream en arabe; et Boris Chassaing traduisant le même extrait en portugais). Cette expérience fut aussi l’occasion pour les jeunes traducteurs de s’exercer à traduire des textes qui multiplient les registres de langues et accordent une attention particulière au rythme et aux sonorités. Les traductions furent lues en public et devant l’auteur, lui-même traducteur ( français-arabe).

 

Eléments pour aborder le recueil

 

Sur la poésie marocaine

 

On constatera que la poésie demeure le parent pauvre des recherches universitaires sur les littératures maghrébines de langue française. Cette tendance commence toutefois à s’inverser depuis une année ou deux : on peut signaler par exemple le colloque Situations des poésies de langue française qui s’est tenu à l’Université Cergy Pontoise, Centre de Recherche Textes et Francophonies, les 29, 30 et 31 mai 2013.

Consulter la bibliographie présente sur www.limag.com , sous la rubrique Présentations générales : La poésie marocaine de langue française, par Abderrahman Tenkoul.

 

Sur la poésie marocaine populaire : l’article de Ahmed Bouanani, « Introduction la poésie populaire marocaine » dans la revue  Souffles (n° 3, 3e trimestre 1966, p. 3-9. Consultable en ligne sur www.limag.com .

 On peut consulter également l’anthologie élaborée par Abdellatif Laâbi, La Poésie marocaine de l’Indépendance à nos jours[2], qui propose « une lecture personnelle de la poésie marocaine écrite depuis l’Indépendance du pays, en 1956, jusqu’à nos jours ». Dans sa préface, Laâbi évoque les raisons du choix des auteurs et des textes, la question de la possibilité ou non de traduire la poésie (Laâbi est lui-même poète et traducteur), le plurilinguisme littéraire (arabe, amazigh et français), l’émergence de voix féminines, la singularité du champ littéraire marocain. À ce propos, il note :

 

Nous découvrons là une des originalités de la situation marocaine, qui tranche avec celle qu’ont connue beaucoup de pays arabes régis par des dictatures. En Égypte, Syrie, Irak, Algérie, les régimes fondés sur des idéologies de type nationaliste ou baassiste ont pu créer l’illusion en se prévalant du combat contre le colonialisme ou les féodalités qu’ils ont supplantées. Pour asseoir leur légitimité, ils ont eu recours au terrain des idées, au mythe libérateur, et ont ainsi pu instrumentaliser la culture, avec la bénédiction volontaire ou forcée d’une bonne partie des intellectuels. Il en a été autrement au Maroc, où le régime se cramponnait à une légitimité fondée plutôt sur l’hérédité, la religion et la tradition. La culture porteuse d’un projet de libération ou d’une dynamique citoyenne, lui était étrangère et ne pouvait que lui être hostile[3]. On va donc la retrouver tout naturellement dans la contestation.[4]

 

Cette lecture idéologique est cependant nuancée par Laâbi lui-même qui constate un changement manifeste du statut de l’intellectuel et de l’écrivain depuis les mutations intervenues à la tête de l’État à partir de 1999 et l’ouverture qui s’en est suivie ; il ne faut pas oublier non plus que certains écrivains portés par  la revue Souffles, avaient pris leurs distances avec la tournure de plus en plus idéologique du discours véhiculé par la revue, préférant porter la contestation sur les seuls codes littéraires. A ce propos, on peut se reporter à l’ouvrage de Kenza Sefrioui,  La revue Souffles : 1966-1973. Espoirs de révolution culturelle au Maroc,  (préface de Abdellatif Laabi), Casablanca, éd. du Sirocco, 2013.

Néanmoins, cet enchevêtrement entre le poétique et le politique n’est pas rare dans le monde arabo-musulman où la tradition voulait que le poète condense à lui seul la figure du porte-parole de son peuple, la sienne propre et celle d’un prophète-démiurge qui enchante sa communauté par la beauté de son verbe mais qui ancre sa parole dans « le réel ».

 

Écriture et réel: la notion de figure lyrique

 

Nous empruntons la notion de figure du sujet lyrique à Dominique Rabaté[5] pour qui l'expérience poétique intègre la complexité par laquelle le chaos du monde est reconfiguré par le langage.

 

Car il y aurait bien un sujet lyrique, non pas constitué et préalable au poème puisque […] le sujet lyrique se crée par et dans le poème. Sa voix émerge à mesure mais selon des modes de figurabilité et des dispositifs d’énonciation (un placement de la voix et des types d’adresses particuliers) qui peuvent se caractériser différentiellement[6].

 

Dans le même collectif, Dominique Combe[7] montre que la poésie lyrique pose finalement « les mêmes problèmes que n’importe quel genre à la première personne ». Faut-il pour autant aller jusqu’à rejeter toute forme de coïncidence entre le monde et sa saisie par le langage, sa nomination ? Mohamed Hmoudane, interrogé par le journaliste Mohamed El Khadiri[8] à propos de la dimension autobiographique dans son roman Le Ciel, Hassan II et maman France[9] répond : « certains ont parlé d’autofiction, d’autres d’autobiographie, et certains diront qu’il s’agit d’un roman. Ce qui m’intéresse, c’est l’acte d’écriture en lui-même. Peu importent les désignations. Il est vrai que certains faits s’inspirent de mon vécu »[10] . Ce que dit l’auteur de son roman est sans doute valable aussi pour ses recueils de poésie et cela, bien qu’il reste à définir les procédures de figuration qui sont à l’œuvre dans l’un et l’autre genre, quand bien même les genres eux-mêmes sont déconstruits de manière assez systématique par une écriture rétive aux cloisonnements.

Ainsi, et comme le suppose John E. Jackson, « la poésie serait peut-être à saisir comme l'effort pour cerner l'être de la réalité que son langage a engendrée, étant entendu que cet être est posé par définition comme extra-verbal »[11].

Selon Jackson, au regard d'une réalité déjà donnée, celle d'un être extra-verbal, le langage n'est que la reconstruction de cette réalité. C’est précisément cette re-construction qu’il nous appartiendra d’analyser, et sans évacuer totalement la part du vécu, c’est à sa reconfiguration poétique que nous nous intéresserons.

 

Parole déplacée

 

Le statut d’étranger préoccupe l’écrivain et fait partie de ses thématiques récurrentes. Ses deux romans mettent en scène des personnages déplacés, émigrés ou étudiants poursuivant le « rêve français », et qui se battent avec les armes dont ils disposent pour survivre. Hmoudane a participé à un collectif [12] sous forme de correspondances ; le volume  se présente à la fois comme une réflexion et comme un manifeste contre la politique d'immigration appliquée en France.

Dans Parole prise, parole donnée, Hmoudane écrit ceci:

Libre après à l'<éternel indigène> d'être aux portières et aux valises cinquante ans après- je l'imagine comme il a toujours été, comme il continue d'être: poète commis aux ascenseurs. (P. 27).

 

Acculé à demeurer cet éternel indigène au moins au regard d’une vision fixiste de l’Histoire, l’étranger venu avec des rêves d’égalité et de fraternité tombe dans la désillusion et l’amertume. L'exil devient  une errance sur place qui ne trouve sa résolution que dans l'écriture, seul déplacement dialectique possible. En s'emparant du français comme langue d'écriture, comme parole prise, le sujet substitue l'hospitalité de la langue à celle du pays d'accueil. Hmoudane qui s’est installé en France depuis 1989 multiplie toutefois les séjours dans son pays d’origine où il travaille avec différents acteurs de la scène culturelle marocaine. Ses textes bien que publiés majoritairement en France peuvent être considérés comme une production liée à la condition diasporique et peuvent être abordés selon la perspective des études sur les littératures diasporiques : comment se construit le sujet lyrique ? Avec quels transferts et quelles mutations culturelles et linguistiques ? quels processus d’hybridation  sont à l’œuvre dans cette écriture ?   A ce sujet, on peut consulter avec profit l’ouvrage d’Edward Said, Réflexions sur l’exil et autres essais,  tr. De l’américain par Charlotte Woillez, Arles, éd. Actes Sud, 2008, et en particulier son article « Dans l’entre-monde » (p. 687-703)

 

 

Le titre du recueil

 

Dans ce titre, Parole prise, parole donnée, il y a peut-être la hantise d’un autre titre (Donnant donnant[13]) de Deguy qui a dirigé la revue Po&sie qu'il a créée en 1977 et dans laquelle Hmoudane a publié plusieurs textes.

 Le titre juxtapose deux syntagmes nominaux avec la reprise de « parole » qu’il inscrit dans une relation d’échange (prendre / donner) ou d’opposition : d’un côté la parole prise comme arrachée et de l’autre, celle qui est accordée, offerte. Dans sa préface au recueil Poésie d'au-delà de la saison du silence, suivi de Ère d'aube[14], Claude Mouchard écrit : « Les poèmes amorcent à chaque fois  un geste de prise, une morsure… ». Le geste lyrique envisagé comme un acte conquérant qui considère chaque mot comme une victoire sur le silence n’évacue pas la possibilité d’un échange, Parole prise, parole donnée ou Akhdh wa radd selon l’expression arabe qui désigne une situation dialogique où la parole circule librement.

 

 

Parole prise, parole donnée

 

Publié en 2007, dans la collection Clepsydre des éditions La Différence, ce recueil se compose de plusieurs fragments de longueurs différentes et d'une extrême hétérogénéité au regard des registres de langue et des thèmes. Les fragments sont rangés en sections distinguées par une numérotation en chiffres romains et des intertitres. Cet ordre, trompeur pour le lecteur qui croit y trouver un repère ou une scène de réception balisée à l'avance, est miné par la redondance des chiffres, qui semblent ramener à des passages sans issue dans un labyrinthe de signes. En effet, la section I est sous titrée « Poèmes piégés comme une voiture » et l'on se rappelle que Hmoudane est aussi l'auteur de Attentat  publié en 2003 aux éditions de La Différence.

Ce seuil risqué auquel nous convie paradoxalement le livre, par un jeu de séduction pervers et menaçant, est redoublé dans le premier fragment, numéroté à nouveau I, par un protocole de lecture qui s'annonce comme une mise en garde à l'adresse de lecteurs « frileux aux bons goût ».

Dès le seuil de cette première section, le poète se présente comme un matador, clin d'œil à Leiris, et présente la scène d'écriture comme une arène. Lire à ce propos la présentation de Raphaelle Richez, La scène agonique de la poésie dans Parole prise, parole donnée».

Au-delà de cette dimension « agonique », le titre de la section « Poèmes piégés comme une voiture » appelle une lecture attentive et prudente. Et de fait, le numéro I en chiffres romains est redoublé par le chiffre I du premier fragment. Or, le premier est en italiques alors que le second est en caractères romains. Cette première section contient douze fragments. La deuxième section, intitulée « Détonation », est désignée par le chiffre II  et contient deux sous-sections (I et II), elles-mêmes fragmentées et constituées de très courts passages où domine le blanc des pages. La troisième section III, titrée « Au centre des ruines », est constituée de huit sous-sections, constituées chacune de plusieurs fragments qui, à la différence de ceux de la section II, adoptent une disposition verticale, avec des vers courts qui jouent différemment avec l’espace de la page.

Ainsi la seule disposition typographique, la mise en pages, l’agencement des sections et des fragments, tout cela semble relever d’une architecture savante ou du moins d’un jeu élaboré et qui teste la vigilance du lecteur. À moins que ce souci de l’ordre et du découpage ne cherche à contenir le flot d’une parole qui jaillit et se déverse au début du recueil de manière impérieuse et qui semble se raréfier comme le filet d’une source qui s’épuise. Cette parole prise / donnée va-t-elle vers son propre épuisement, à la rencontre du silence ? Le « Centre des ruines » (section III) serait-il une descente aux enfers, une expérience orphique qui désigne sa propre mort?

 

Voici quelques pistes, à titre indicatif, pour aborder ce recueil.

 

La section I « Poèmes piégés comme une voiture »

La trivialité et la violence liée à la comparaison annoncent la facture subversive du recueil. On aurait tort de chercher une relation avec l’actualité meurtrière des actes de terrorisme rapportés par la presse, sinon peut-être de manière indirecte. Plutôt un clin d’œil intratextuel qui nous invite à lire cette section comme une suite (ou une variation), au sens musical de ces termes, du recueil  Attentat, lequel commence par l’épigraphe suivante:

 

Je sèmerai terreur et crime. Je sublime. Je me reconnais

Désormais kamikaze. D’un foutre démentiel, je retrace

La voie lactée. Sur la page. J’en attente aux trajectoires.[15]

 

Le titre de la section I de Paroles prise, parole donnée semble faire écho à cet avertissement au lecteur qui peut y lire une dénonciation des raccourcis essentialistes associant l’Arabe à la violence sanguinaire ou à l’obsession sexuelle. Deux stéréotypes se trouvent ainsi épinglés, d’entrée de jeu et annoncent symétriquement  une déconstruction programmée d’un ensemble d’idées reçues.

 

Le premier fragment : Le poète en matador et en vampire

 

Le choix d’expliquer ce premier fragment se justifie par le fait qu’il nous semble constituer un contrat de réception. Les travaux effectués par les étudiants apporteront des lectures possibles, mais non exclusives, d’un corpus qui reste encore à explorer.

 

Le mot liminaire, « Matador », dans ce premier fragment, est isolé par un tiret qui semble le constituer comme un sous-titre au passage. La scène tauromachique et l'écriture semblent avoir ceci de commun que l'une et l'autre sont des parades. Le poète annonce cette esthétique de l'ostensible  où le je lyrique se laisse prendre dans le jeu de la fanfaronnade. Mais « en professionnel impassible ». (P. 9-10)

 

                        Matador – J’ai tout le ciel pour arène et tant d’étoile à mettre à mort –

Flottant autant d’éteignoirs plein les mains ostensible je parade – à l’œuvre au zinc – non plutôt à l’abattoir – en professionnel impassible je vous porte des coups de massue à la pointe du crâne […] j’écorche et je dissèque et j’entaille – et j’émaille les devantures de vos sarcophages – poètes aux galons d’imams, généraux de Lettres agonisantes, censeurs, merci pour vos hommages – minables que vous êtes – plus minables qu’un lecteur mystifié comme vous dites dans votre jargon – comme si vous étiez vous-mêmes déjà des avisés – allon donc allons – on se connaît – vous avez braillé – avalez et plus vite que ça vos amphigouris – et là j’entends vos tremblements le grincement de vos dents le bruissement de vos pas pataugeant dans vos flaques d’urine chaudes comme d’une ânesse en plein rût – l’heure est venue frileux aux bons goûts – le glas de votre fin sonne dans ma gorge – ne vous ai-je pas promis des funérailles dignes de votre insignifiance – encore faudrait-il vous rendre présentables – par compassion – voici alors vos cadavres insipides parés de dentelles incrustées à même la chair – de haute suture – ça gicle ça gicle la nuit retournée au scalpel – ce sang vénérien distillé des commissures insatiable j’en redemande – vampire avéré je me vénère dans mon temple mastubatoire

 

La présence du champ lexical de la dissection (« j'écorche, et je dissèque, et j'entaille, – et j'émaille ») est soulignée par les allitérations agressives en consonnes sourdes ([k], [š], [s], [t]) et par la répétition de la finale en -aille, homophone du cri qui leur fait écho. Le soulignement est accentué par le coordonnant « et » qui transforme cette dissection en acharnement programmé.

Les lecteurs auxquels s’adressent ces menaces sont énumérés : « poètes aux galons d'imams, généraux de Lettres agonisantes, censeurs minables… » C’est bien à un balisage d’une scène de réception qu’on assiste, un type de lecteurs est évacué de manière véhémente et une autre réception se dessine en négatif à travers cette mise en garde.  

Si une supposée communauté hostile est traitée sur le mode de l'invective et de la “vanne” dans une poétique de la périphérie, du déplacement de la norme et du rejet du bon goût, le poète dresse de lui-même le portrait d’un médecin légiste d’un type particulier. Le scalpel-stylet du poète écorche d’abord la syntaxe normative de la langue française, multipliant les digressions parenthétiques assurées par le tiret demi-cadratin (représenté traditionnellement par le signe « moins »). La ponctuation qui s’exhibe de la sorte participe à créer un effet de voix (J. Piat[16]) basé sur la dislocation de la phrase, l’autocorrection et le mélange de registres de langue.  Cet effet de voix rehaussé par le champ lexical de la parole et du son transforme ce préambule en scène sonore.

Le vocabulaire trivial rabaisse ces censeurs autoproclamés du bon goût en réduisant leur expression à celle d’une animalité déchue : amphigouris, grincement de dents, bruissement de pas, pataugeant dans les flaques d'urine chaude, ânesse en pleine rut, cadavres insipides… Dans le même élan, la trivialisation qui est à l’œuvre use du jeu de mots pour transformer ce qui relève du raffinement de la « haute couture » en une macabre « haute suture » et élabore une métaphore amusée de la chirurgie esthétique à laquelle on suppose que les stars de cercles parisiens très fermés peuvent recourir.

Ce vocabulaire dont la violence est accentuée par l’ahanement simulé par l'assonance en [ã] : « amphigouris, tremblement, grincement, dent, bruissement, pataugeant… » et noue avec la poétique du rap et du slam. Celui qui se fait surnommer le « Poète de Saint-Denis », ville de la banlieue parisienne où il réside, semble jouer de cette identité décentrée qu’il oppose à l’intelligentsia parisienne.

La mise à mort discursive se termine sur une métamorphose aux accents baudelairiens où le matador se mue en vampire qui déclare se nourrir du « sang vénérien distillé des commissures ».

Cette mise à mort est bien une mise en scène qui exhibe ses ressorts en tant que théâtre de lecture, un avertissement en négatif peut s'y lire. Cette scène semble faire écho à une autre, celle de Abdellatif Laâbi quand il écrit[17]:

 

Va ma parole

délie moi

délire-moi

sois drue,  âpre, rêche, ardue, hérissée

Monte et bouillonne

Déverse-toi

Lave les mots traînés dans la boue

et les bouches putrides.

 

Mais Hmoudane n'est pas de la même génération que Laâbi, même s’ils ont en commun une guerre menée à travers les mots. Pour Hmoudane, les mots sont à la fois l’arme et la cible. Le poème devient dès lors une scène agonique où le je lyrique expose son théâtre intérieur. Nul n'est épargné par cette agression, ni le pays hôte, désiré et en même temps vomi, ni le cercle des “gens de lettres” parvenus, ni même la langue dont la syntaxe malmenée informe une scénographie conquérante.

Iconoclaste, le poète s'en prend à tous les symboles religieux, moraux, esthétiques (mais d'une esthétique qu'il considère comme décadente).

Cependant, la scène tauromachique de l'écriture signale au lecteur averti qu'il est dans une œuvre qui théâtralise jusqu'à l'outrance ses effets. Mise à mort esthétisée d'un héros tragique, car le poète est le premier à vivre ces morts multiples. Un univers « gothique » semble s'installer au gré de ces images obsédantes de noir, de sang et de dentelle.

 

Voici alors vos cadavres insipides parés de dentelles incrustées à même la chair – de haute suture –

 

Le Paris nocturne s'habille d'éclats métalliques et se transfigure en territoire de maudits. Beaucoup de critiques ont cru voir dans les textes de Hmoudane une filiation avec Lautréamont, tant la cruauté déployée avec une rare violence fait écho à celle des Chants de Maldoror. De ces rapprochements aussi le sujet de Parole prise, parole donnée se moque :

 

tiens tiens dirait-on il y a du Celan dans l’air – et pourquoi pas du Césaire et du Rimbaud et du Baudelaire puisque que je le veuille ou non j’aurais déjà commis et à mon insu une sorte de poésie en prose hallucinée comme celle de Lautréamont[18]

 

Mais nous avons bien là une poésie urbaine qui s'inspire aussi bien que des lectures de l’étudiant (qu’était le poète lui-même) que du vécu et des déceptions de l'immigré déclassé qu’il était devenu. À ce titre, la continuité thématique avec les deux romans de M. Hmoudane semble évidente (reprise des topoï  de la littérature de l’immigration : errance nocturne, bars peuplée de personnages marginaux, beuveries, musique populaire, etc. Poésie urbaine donc, mais marginale et assumant ses marges jusqu'au bout, travaillant aux limites de la langue et multipliant les figures du sujet lyrique à l’infini. Ce que précisément la narration romanesque ne permet pas aisément.

En effet, ce premier fragment qui s’étend sur un peu plus d’une page est constitué d’un seul bloc ponctué de tirets segmentant le propos et de virgules rares. Une multiplication de phrases, de compléments circonstanciels, donne l'apparence désordonnée d'un premier jet, d'une oralité de l'insulte. Mais cette scène est aussi une célébration jubilatoire de la langue comme exploration des discours marginalisés dont elle se fait à la fois le lieu et la forme.

Cette posture, plus une pose, une parade, comme le déclare le poète lui-même, s'inscrit dans un théâtre de la voix qui expérimente ses propres limites.

Le rejet explicite des figures titulaires de la poésie européenne et française est pourtant démenti par la quatrième de couverture du roman Le Ciel, Hassan II et Maman France qui annonce par la voix de son narrateur principal:

 

Je suis venu ici juste pour des études, cinéma ou littérature, je ne sais pas encore. Sûrement littérature, littérature française. Et pour tout te dire, j'ai déjà effeuillé une à une les Fleurs du mal lors de nuits nuptiales exquises et torrides, séjourné en enfer toute une saison, pleuré quand la pauvre Emma s'est donné la mort... Je connais sur le bout des doigts mes classiques. Je te récite si tu veux du Lautréamont, du Rimbaud, du Breton et je ne sais quoi encore. Je suis imprégné jusqu'à la moelle d'idées humanistes. Voltaire, Saint-Simon et Rousseau sont des potes. Je te raconte si ça ne t'ennuie pas, épisode par épisode, la belle Histoire de France, de Clovis à nos jours.

 

Outre sa fonction réflexive, l’évocation des grandes figures de la poésie peut-être lue comme une procédure de légitimation détournée. Le rejet ou l’appropriation de la filiation poétique entre dans un processus de construction de la figure lyrique, une volonté de singularisation qui fait de l’autodafé symbolique un passage nécessaire. Mais ce souci de marquer sa différence, et qui apparaît également dans l’usage qui est fait de la langue française et de ses codes, n’est-il pas l’unique possibilité pour le sujet lyrique d’affirmer sa voix et de bâtir sa demeure en tant que poète ? 

 

 



[1] Antoine Berman, L'Épreuve de l'étranger : Culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1995.

[2] Abdellatif Laâbi, La Poésie marocaine de l’Indépendance à nos jours, Paris, La Différence, 2005.

[3]Voir à ce propos la conférence de Touriya Fili sur le rapport entre avant-garde et journalisme au Maroc (http://cle.ens-lyon.fr/arabe/litterature-d-avant-garde-et-journalisme-francophone-au-maroc-168554.kjsp).

[4] Laâbi, op. cit., p. 20.

[5] Dominique Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, PUF, 2011.

[6] Id., « Présentation », p. 8.

[7] Id., « La référence dédoublée. Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », p. 52.

[8]  « Hmoudane et Hassan II », entretien daté du 03/03/2011, en ligne sur le site http://www.goud.ma consulté le 25/06/2013.  

[9] Mohamed Hmoudane,  Le Ciel, Hassan II et maman France, La Différence, 2010.

[10] Notre traduction de l’arabe, langue de l’entretien.

[11] John E. Jackson, La Poésie et son autre, Corti, 1998, p. 126.

[12] Il me sera difficile de venir te voir, de. vent d'ailleurs, et Boucherie littéraire, 2007.

[13] Michel Deguy, Donnant donnant, Gallimard, 1970.

[14] Mohamed Hmoudane, Poésie d'au-delà de la saison du silence, suivi de Ère d'aube, L’Harmattan, 1994, p. 7.

[15] Mohamed Hmoudane,  Attentat, Paris, La Différence, page  non notée.

[16] Julien Piat, L’Expérimentation syntaxique dans l’écriture du Nouveau Roman (Beckett, Pinget, Simon). Contribution à une histoire de la langue littéraire dans les années 1950, Honoré Champion, 2011.

[17] L'Étreinte du monde, La Différence, [1993], 2001.

[18] Parole prise, parole donnée, op. cit., p. 12.