L’étranger,
une figure du sujet lyrique dans Parole prise, parole donnée de Mohamed Hmoudane.
Présenté par Touriya
Fili-Tullon
Mohamed Hmoudane
est l'auteur de six recueils de poésie et de deux romans (consulter ici la
fiche bio-bibliographique de l’auteur). Toutefois, le
texte poétique de Hmoudane est loin de correspondre à
un genre littéraire bien codifié. Les limites entre la prose et la poésie sont
sans cesse déstabilisées, genres et registres confondus dans un même geste
subversif. La métaphore du feu et de la destruction parcourt les recueils et
fonde une esthétique de la fulgurance, où le chant devient cri et renoue avec
une tradition dionysiaque revendiquée.
Aborder la figure lyrique de l’étranger
à partir du recueil Parole prise, parole donnée (La Différence, 2007)
suppose au préalable de reconnaître l’étrangeté comme un thème majeur informant
l’étranger dans la langue. Il s’agira donc de cerner les configurations
lyriques de l’étranger et d’en mesurer l’impact sur l’esthétique. Pour cela, il
nous a semblé important de nous soumettre nous-mêmes à l’épreuve de
l’étranger (selon l’expression d’Antoine Berman[1]), d’abord en abordant ce texte avec
très peu de références bibliographiques, épreuve très déstabilisante pour des
étudiants en Master que leur formation a habitués au recours à l’autorité
universitaire. En outre, l’opacité même du langage poétique de Hmoudane, ses références supposées
« orientales », constituaient un obstacle supplémentaire. Ce recueil
fut donc abordé avec un minimum de bibliographie secondaire et le seul soutien
de l’analyse poétique et intertextuelle. Fanny Margras
dans une étude comparée entre Le Livre de
l’hospitalité d’Edmond Jabès et Parole
prise, parole donnée de Mohamed Hmoudane, puis
dans un commentaire composé « Une écriture
carnavalesque au service de la ré-génération du poète»,
autour de la section VI du même recueil
Ensuite, et là fut la deuxième épreuve,
des extraits du recueil et de l’un des deux romans de Hmoudane
furent proposés aux étudiants du Master TLEC pour qu’ils les traduisent dans
leurs langues respectives : arabe, espagnol et portugais : Mila Christel
Bathurt dans la
traduction espagnole de deux extraits de l’œuvre de Hmoudane (roman et poésie), Ramia
Ismaïl dans une traduction
d’un extrait de French dream en arabe; et
Boris Chassaing traduisant le
même extrait en portugais). Cette expérience fut aussi l’occasion
pour les jeunes traducteurs de s’exercer à traduire
des textes qui multiplient les registres de langues et accordent une attention
particulière au rythme et aux sonorités. Les traductions furent lues en public
et devant l’auteur, lui-même traducteur ( français-arabe).
Eléments pour aborder le recueil
Sur la poésie marocaine
On constatera que la poésie demeure le
parent pauvre des recherches universitaires sur les littératures maghrébines de
langue française. Cette tendance commence toutefois à s’inverser depuis une
année ou deux : on peut signaler par exemple le colloque Situations des
poésies de langue française qui s’est tenu à l’Université Cergy Pontoise,
Centre de Recherche Textes et Francophonies, les 29,
30 et 31 mai 2013.
Consulter la bibliographie présente sur
www.limag.com , sous la rubrique Présentations générales : La
poésie marocaine de langue française, par Abderrahman
Tenkoul.
Sur la poésie
marocaine populaire : l’article de Ahmed Bouanani,
« Introduction la poésie populaire marocaine » dans la revue Souffles (n° 3, 3e
trimestre 1966, p. 3-9. Consultable en ligne sur www.limag.com .
On peut consulter également l’anthologie élaborée
par Abdellatif Laâbi, La Poésie marocaine de
l’Indépendance à nos jours[2], qui propose « une lecture personnelle de la
poésie marocaine écrite depuis l’Indépendance du pays, en 1956, jusqu’à nos
jours ». Dans sa préface, Laâbi évoque les
raisons du choix des auteurs et des textes, la question de la possibilité ou
non de traduire la poésie (Laâbi est lui-même poète
et traducteur), le plurilinguisme littéraire (arabe, amazigh et français),
l’émergence de voix féminines, la singularité du champ littéraire marocain. À
ce propos, il note :
Nous découvrons là une des originalités de la situation
marocaine, qui tranche avec celle qu’ont connue beaucoup de pays arabes régis
par des dictatures. En Égypte, Syrie, Irak, Algérie, les régimes fondés sur des
idéologies de type nationaliste ou baassiste ont pu
créer l’illusion en se prévalant du combat contre le colonialisme ou les
féodalités qu’ils ont supplantées. Pour asseoir leur légitimité, ils ont eu
recours au terrain des idées, au mythe libérateur, et ont ainsi pu
instrumentaliser la culture, avec la bénédiction volontaire ou forcée d’une
bonne partie des intellectuels. Il en a été autrement au Maroc, où le régime se
cramponnait à une légitimité fondée plutôt sur l’hérédité, la religion et la
tradition. La culture porteuse d’un projet de libération ou d’une dynamique
citoyenne, lui était étrangère et ne pouvait que lui être hostile[3]. On va donc la retrouver tout naturellement dans la
contestation.[4]
Cette lecture
idéologique est cependant nuancée par Laâbi lui-même qui
constate un changement manifeste du statut de l’intellectuel et de l’écrivain
depuis les mutations intervenues à la tête de l’État à partir de 1999 et
l’ouverture qui s’en est suivie ; il ne faut pas oublier non plus que
certains écrivains portés par la revue Souffles,
avaient pris leurs distances avec la tournure de plus en plus idéologique du
discours véhiculé par la revue, préférant porter la contestation sur les seuls
codes littéraires. A ce propos, on peut se reporter à l’ouvrage de Kenza Sefrioui, La
revue Souffles : 1966-1973. Espoirs de révolution culturelle au Maroc, (préface de Abdellatif
Laabi), Casablanca, éd. du Sirocco, 2013.
Néanmoins, cet enchevêtrement
entre le poétique et le politique n’est pas rare dans
le monde arabo-musulman où la tradition voulait que le poète condense à lui
seul la figure du porte-parole de son peuple, la sienne propre et celle d’un
prophète-démiurge qui enchante sa communauté par la beauté de son verbe mais
qui ancre sa parole dans « le réel ».
Écriture et réel: la notion de figure lyrique
Nous empruntons la notion de figure du
sujet lyrique à Dominique Rabaté[5] pour qui l'expérience poétique intègre
la complexité par laquelle le chaos du monde est reconfiguré par le langage.
Car il y aurait bien un sujet lyrique,
non pas constitué et préalable au poème puisque […] le sujet lyrique se crée
par et dans le poème. Sa voix émerge à mesure mais selon des modes de
figurabilité et des dispositifs d’énonciation (un placement de la voix et des
types d’adresses particuliers) qui peuvent se caractériser différentiellement[6].
Dans le même collectif, Dominique Combe[7] montre que la poésie lyrique pose
finalement « les mêmes problèmes que n’importe quel genre à la première
personne ». Faut-il pour autant aller jusqu’à rejeter toute forme de
coïncidence entre le monde et sa saisie par le langage, sa nomination ?
Mohamed Hmoudane, interrogé par le journaliste
Mohamed El Khadiri[8] à propos de la dimension
autobiographique dans son roman Le Ciel, Hassan II et maman France[9] répond : « certains ont
parlé d’autofiction, d’autres d’autobiographie, et certains diront qu’il s’agit
d’un roman. Ce qui m’intéresse, c’est l’acte d’écriture en lui-même. Peu
importent les désignations. Il est vrai que certains faits s’inspirent de mon
vécu »[10] . Ce que dit l’auteur de son
roman est sans doute valable aussi pour ses recueils de poésie et cela, bien
qu’il reste à définir les procédures de figuration qui sont à l’œuvre dans l’un
et l’autre genre, quand bien même les genres eux-mêmes sont déconstruits de
manière assez systématique par une écriture rétive aux cloisonnements.
Ainsi, et comme le suppose John E.
Jackson, « la poésie serait peut-être à saisir comme l'effort pour cerner
l'être de la réalité que son langage
a engendrée, étant entendu que cet être
est posé par définition comme extra-verbal »[11].
Selon Jackson, au regard d'une réalité
déjà donnée, celle d'un être
extra-verbal, le langage n'est que la reconstruction de cette réalité. C’est
précisément cette re-construction qu’il nous
appartiendra d’analyser, et sans évacuer totalement la part du vécu, c’est à sa
reconfiguration poétique que nous nous intéresserons.
Parole déplacée
Le statut d’étranger préoccupe
l’écrivain et fait partie de ses thématiques récurrentes. Ses deux romans
mettent en scène des personnages déplacés, émigrés ou étudiants poursuivant le
« rêve français », et qui se battent avec les armes dont ils
disposent pour survivre. Hmoudane a
participé à un collectif [12] sous forme de correspondances ;
le volume se présente à la fois comme
une réflexion et comme un manifeste contre la politique d'immigration appliquée
en France.
Dans Parole prise, parole donnée, Hmoudane
écrit ceci:
Libre après à l'<éternel
indigène> d'être aux portières et aux valises cinquante ans après- je
l'imagine comme il a toujours été, comme il continue d'être: poète commis aux
ascenseurs. (P. 27).
Acculé à demeurer cet éternel indigène
au moins au regard d’une vision fixiste de l’Histoire, l’étranger venu avec des
rêves d’égalité et de fraternité tombe dans la désillusion et l’amertume.
L'exil devient une errance sur place qui
ne trouve sa résolution que dans l'écriture, seul déplacement dialectique
possible. En s'emparant du français comme langue d'écriture, comme parole
prise, le sujet substitue l'hospitalité de la langue à celle du pays d'accueil.
Hmoudane qui s’est installé en France depuis 1989
multiplie toutefois les séjours dans son pays d’origine où il travaille avec
différents acteurs de la scène culturelle marocaine. Ses textes bien que
publiés majoritairement en France peuvent être considérés comme une production
liée à la condition diasporique et peuvent être abordés selon la perspective
des études sur les littératures diasporiques : comment se construit le
sujet lyrique ? Avec quels transferts et quelles mutations culturelles et
linguistiques ? quels processus d’hybridation sont à l’œuvre dans cette écriture ?
A ce sujet, on peut consulter avec profit l’ouvrage d’Edward Said, Réflexions sur l’exil et autres essais, tr. De l’américain par Charlotte Woillez, Arles, éd. Actes Sud, 2008, et en particulier son
article « Dans l’entre-monde » (p. 687-703)
Le titre du recueil
Dans ce titre, Parole prise, parole donnée, il y a
peut-être la hantise d’un autre titre (Donnant donnant[13]) de Deguy qui a dirigé la
revue Po&sie
qu'il a créée en 1977 et dans laquelle Hmoudane a
publié plusieurs textes.
Le titre juxtapose
deux syntagmes nominaux avec la reprise de « parole » qu’il inscrit
dans une relation d’échange (prendre / donner) ou d’opposition : d’un
côté la parole prise comme arrachée et de l’autre, celle qui est accordée,
offerte. Dans sa préface au recueil Poésie
d'au-delà de la saison du silence, suivi de Ère d'aube[14], Claude Mouchard écrit :
« Les poèmes amorcent à chaque fois
un geste de prise, une morsure… ». Le geste lyrique envisagé comme
un acte conquérant qui considère chaque mot comme une victoire sur le silence
n’évacue pas la possibilité d’un échange, Parole prise, parole donnée ou Akhdh wa radd selon l’expression arabe qui
désigne une situation dialogique où la parole circule librement.
Publié en 2007, dans la collection
Clepsydre des éditions La Différence, ce recueil se compose de plusieurs
fragments de longueurs différentes et d'une extrême hétérogénéité au regard des
registres de langue et des thèmes. Les fragments sont rangés en sections
distinguées par une numérotation en chiffres romains et des intertitres. Cet
ordre, trompeur pour le lecteur qui croit y trouver un repère ou une scène de
réception balisée à l'avance, est miné par la redondance des chiffres, qui semblent
ramener à des passages sans issue dans un labyrinthe de signes. En effet, la
section I est sous titrée « Poèmes piégés comme
une voiture » et l'on se rappelle que Hmoudane
est aussi l'auteur de Attentat
publié en 2003 aux éditions de La Différence.
Ce seuil risqué auquel nous convie
paradoxalement le livre, par un jeu de séduction pervers et menaçant, est
redoublé dans le premier fragment, numéroté à nouveau I, par un protocole de
lecture qui s'annonce comme une mise en garde à l'adresse de lecteurs « frileux
aux bons goût ».
Dès le seuil de cette première section,
le poète se présente comme un matador, clin d'œil à Leiris, et présente la
scène d'écriture comme une arène. Lire à ce propos la présentation de Raphaelle Richez,
“La scène agonique de la poésie dans Parole prise, parole donnée».
Au-delà de cette dimension « agonique », le titre
de la section « Poèmes piégés comme une voiture » appelle une lecture
attentive et prudente. Et de fait, le numéro I en chiffres romains est redoublé
par le chiffre I du premier fragment. Or, le premier est en italiques alors que
le second est en caractères romains. Cette première section contient douze
fragments. La deuxième section, intitulée « Détonation », est
désignée par le chiffre II et contient
deux sous-sections (I et II), elles-mêmes fragmentées et constituées de très
courts passages où domine le blanc des pages. La troisième section III,
titrée « Au centre des ruines », est constituée de huit
sous-sections, constituées chacune de plusieurs fragments qui, à la différence
de ceux de la section II, adoptent une disposition verticale, avec des
vers courts qui jouent différemment avec l’espace de la page.
Ainsi la seule disposition typographique, la mise en pages,
l’agencement des sections et des fragments, tout cela semble relever d’une
architecture savante ou du moins d’un jeu élaboré et qui teste la vigilance du
lecteur. À moins que ce souci de l’ordre et du découpage ne cherche à contenir
le flot d’une parole qui jaillit et se déverse au début du recueil de manière
impérieuse et qui semble se raréfier comme le filet d’une source qui s’épuise.
Cette parole prise / donnée va-t-elle vers son propre épuisement, à la
rencontre du silence ? Le « Centre des ruines » (section III)
serait-il une descente aux enfers, une expérience orphique qui désigne sa
propre mort?
Voici quelques pistes, à titre indicatif, pour aborder ce
recueil.
La section I « Poèmes
piégés comme une voiture »
La trivialité et la violence liée à la
comparaison annoncent la facture subversive du recueil. On aurait tort de
chercher une relation avec l’actualité meurtrière des actes de terrorisme
rapportés par la presse, sinon peut-être de manière indirecte. Plutôt un clin
d’œil intratextuel qui nous invite à lire cette
section comme une suite (ou une variation), au sens musical de ces termes, du
recueil Attentat, lequel commence par l’épigraphe
suivante:
Je sèmerai terreur et crime. Je
sublime. Je me reconnais
Désormais kamikaze. D’un foutre
démentiel, je retrace
La voie lactée. Sur la page. J’en
attente aux trajectoires.[15]
Le titre de la section I de Paroles
prise, parole donnée semble faire écho à cet avertissement au lecteur qui
peut y lire une dénonciation des raccourcis essentialistes associant l’Arabe à
la violence sanguinaire ou à l’obsession sexuelle. Deux stéréotypes se trouvent
ainsi épinglés, d’entrée de jeu et annoncent symétriquement une déconstruction programmée d’un ensemble
d’idées reçues.
Le premier fragment :
Le poète en matador et en vampire
Le choix d’expliquer ce premier
fragment se justifie par le fait qu’il nous semble constituer un contrat de
réception. Les travaux effectués par les étudiants apporteront des lectures
possibles, mais non exclusives, d’un corpus qui reste encore à explorer.
Le mot liminaire,
« Matador », dans ce premier fragment, est isolé par un tiret qui
semble le constituer comme un sous-titre au passage. La scène tauromachique et
l'écriture semblent avoir ceci de commun que l'une et l'autre sont des parades.
Le poète annonce cette esthétique de l'ostensible où le je lyrique se laisse prendre dans le jeu
de la fanfaronnade. Mais « en professionnel impassible ». (P. 9-10)
Matador – J’ai tout le ciel pour arène et
tant d’étoile à mettre à mort –
Flottant
autant d’éteignoirs plein les mains ostensible je parade – à l’œuvre au zinc –
non plutôt à l’abattoir – en professionnel impassible je vous porte des coups
de massue à la pointe du crâne […] j’écorche et je dissèque et j’entaille – et
j’émaille les devantures de vos sarcophages – poètes aux galons d’imams,
généraux de Lettres agonisantes, censeurs, merci pour vos hommages – minables
que vous êtes – plus minables qu’un lecteur mystifié comme vous dites dans
votre jargon – comme si vous étiez vous-mêmes déjà des avisés – allon donc allons – on se connaît – vous avez braillé –
avalez et plus vite que ça vos amphigouris – et là j’entends vos tremblements
le grincement de vos dents le bruissement de vos pas pataugeant dans vos
flaques d’urine chaudes comme d’une ânesse en plein rût
– l’heure est venue frileux aux bons goûts – le glas de votre fin sonne dans ma
gorge – ne vous ai-je pas promis des funérailles dignes de votre insignifiance
– encore faudrait-il vous rendre présentables – par compassion – voici alors
vos cadavres insipides parés de dentelles incrustées à même la chair – de haute
suture – ça gicle ça gicle la nuit retournée au scalpel – ce sang vénérien
distillé des commissures insatiable j’en redemande – vampire avéré je me vénère
dans mon temple mastubatoire…
La présence du champ lexical de la
dissection (« j'écorche, et je dissèque, et j'entaille, – et
j'émaille ») est soulignée par les allitérations agressives en consonnes
sourdes ([k], [š], [s], [t]) et par la répétition de la finale en -aille,
homophone du cri qui leur fait écho. Le soulignement est accentué par le
coordonnant « et » qui transforme cette dissection en acharnement
programmé.
Les lecteurs auxquels s’adressent ces
menaces sont énumérés : « poètes aux galons d'imams, généraux de
Lettres agonisantes, censeurs minables… » C’est bien à un balisage d’une
scène de réception qu’on assiste, un type de lecteurs est évacué de manière
véhémente et une autre réception se dessine en négatif à travers cette mise en
garde.
Si une supposée communauté hostile est
traitée sur le mode de l'invective et de la “vanne” dans une poétique de la
périphérie, du déplacement de la norme et du rejet du bon goût, le poète dresse
de lui-même le portrait d’un médecin légiste d’un type particulier. Le
scalpel-stylet du poète écorche d’abord la syntaxe normative de la langue
française, multipliant les digressions parenthétiques
assurées par le tiret demi-cadratin (représenté traditionnellement par le signe
« moins »). La ponctuation qui s’exhibe de la sorte participe à créer
un effet de voix (J. Piat[16]) basé sur la dislocation de la phrase,
l’autocorrection et le mélange de registres de langue. Cet effet de voix rehaussé par le champ
lexical de la parole et du son transforme ce préambule en scène sonore.
Le vocabulaire trivial rabaisse ces
censeurs autoproclamés du bon goût en réduisant leur expression à celle d’une
animalité déchue : amphigouris, grincement de dents, bruissement de pas,
pataugeant dans les flaques d'urine chaude, ânesse en pleine rut, cadavres
insipides… Dans le même élan, la trivialisation qui
est à l’œuvre use du jeu de mots pour transformer ce qui relève du raffinement
de la « haute couture » en une macabre « haute suture » et
élabore une métaphore amusée de la chirurgie esthétique à laquelle on suppose
que les stars de cercles parisiens très fermés peuvent recourir.
Ce vocabulaire dont la violence est
accentuée par l’ahanement simulé par l'assonance en [ã] : « amphigouris,
tremblement,
grincement, dent,
bruissement, pataugeant… » et noue avec la poétique du rap et du slam.
Celui qui se fait surnommer le « Poète de Saint-Denis », ville de la
banlieue parisienne où il réside, semble jouer de cette identité décentrée
qu’il oppose à l’intelligentsia parisienne.
La mise à mort discursive se termine
sur une métamorphose aux accents baudelairiens où le matador se mue en vampire
qui déclare se nourrir du « sang vénérien distillé des commissures ».
Cette mise à mort est bien une mise en
scène qui exhibe ses ressorts en tant que théâtre de lecture, un avertissement
en négatif peut s'y lire. Cette scène semble faire écho à une autre, celle de
Abdellatif Laâbi quand il écrit[17]:
Va ma parole
délie
moi
délire-moi
sois
drue, âpre, rêche, ardue, hérissée
Monte
et bouillonne
Déverse-toi
Lave
les mots traînés dans la boue
et
les bouches putrides.
Mais Hmoudane
n'est pas de la même génération que Laâbi, même s’ils
ont en commun une guerre menée à travers les mots. Pour Hmoudane,
les mots sont à la fois l’arme et la cible. Le poème devient dès lors une scène
agonique où le je lyrique expose son
théâtre intérieur. Nul n'est épargné par cette agression, ni le pays hôte,
désiré et en même temps vomi, ni le cercle des “gens de lettres” parvenus, ni
même la langue dont la syntaxe malmenée informe une scénographie conquérante.
Iconoclaste, le poète s'en prend à tous
les symboles religieux, moraux, esthétiques (mais d'une esthétique qu'il
considère comme décadente).
Cependant, la scène tauromachique de
l'écriture signale au lecteur averti qu'il est dans une œuvre qui théâtralise
jusqu'à l'outrance ses effets. Mise à mort esthétisée d'un héros tragique, car
le poète est le premier à vivre ces morts multiples. Un univers « gothique »
semble s'installer au gré de ces images obsédantes de noir, de sang et de
dentelle.
Voici
alors vos cadavres insipides parés de dentelles incrustées à même la chair – de
haute suture –
Le Paris nocturne s'habille d'éclats
métalliques et se transfigure en territoire de maudits. Beaucoup de critiques
ont cru voir dans les textes de Hmoudane une
filiation avec Lautréamont, tant la cruauté déployée avec une rare violence
fait écho à celle des Chants de Maldoror. De ces rapprochements aussi le sujet de Parole prise, parole donnée se moque :
tiens tiens
dirait-on il y a du Celan dans l’air – et pourquoi pas du Césaire et du Rimbaud
et du Baudelaire puisque que je le veuille ou non j’aurais déjà commis et à mon
insu une sorte
de poésie en prose hallucinée comme celle de Lautréamont[18]
Mais nous avons bien là une poésie
urbaine qui s'inspire aussi bien que des lectures de l’étudiant (qu’était le
poète lui-même) que du vécu et des déceptions de l'immigré déclassé qu’il était
devenu. À ce titre, la continuité thématique avec les deux romans de M. Hmoudane semble évidente (reprise des topoï de la littérature de l’immigration : errance
nocturne, bars peuplée de personnages marginaux, beuveries, musique populaire,
etc. Poésie urbaine donc, mais marginale et assumant ses marges jusqu'au bout,
travaillant aux limites de la langue et multipliant les figures du sujet
lyrique à l’infini. Ce que précisément la narration romanesque ne permet pas
aisément.
En effet, ce premier fragment qui
s’étend sur un peu plus d’une page est constitué d’un seul bloc ponctué de
tirets segmentant le propos et de virgules rares. Une multiplication de phrases,
de compléments circonstanciels, donne l'apparence désordonnée d'un premier jet,
d'une oralité de l'insulte. Mais cette scène est aussi une célébration
jubilatoire de la langue comme exploration des discours marginalisés dont elle
se fait à la fois le lieu et la forme.
Cette posture, plus une pose, une
parade, comme le déclare le poète lui-même, s'inscrit dans un théâtre de la
voix qui expérimente ses propres limites.
Le rejet explicite des figures
titulaires de la poésie européenne et française est pourtant démenti par la
quatrième de couverture du roman Le Ciel, Hassan II et Maman France qui
annonce par la voix de son narrateur principal:
Je suis venu ici juste pour des études,
cinéma ou littérature, je ne sais pas encore. Sûrement littérature, littérature
française. Et pour tout te dire, j'ai déjà effeuillé une à une les Fleurs du
mal lors de nuits nuptiales exquises et torrides, séjourné en enfer toute une
saison, pleuré quand la pauvre Emma s'est donné la mort... Je connais sur le
bout des doigts mes classiques. Je te récite si tu veux du Lautréamont, du
Rimbaud, du Breton et je ne sais quoi encore. Je suis imprégné jusqu'à la
moelle d'idées humanistes. Voltaire, Saint-Simon et Rousseau sont des potes. Je
te raconte si ça ne t'ennuie pas, épisode par épisode, la belle Histoire de
France, de Clovis à nos jours.
Outre sa fonction réflexive,
l’évocation des grandes figures de la poésie peut-être lue comme une procédure
de légitimation détournée. Le rejet ou l’appropriation de la filiation poétique
entre dans un processus de construction de la figure lyrique, une volonté de
singularisation qui fait de l’autodafé symbolique un passage nécessaire. Mais ce
souci de marquer sa différence, et qui apparaît également dans l’usage qui est
fait de la langue française et de ses codes, n’est-il pas l’unique possibilité
pour le sujet lyrique d’affirmer sa voix et de bâtir sa demeure en tant que
poète ?
[1] Antoine Berman, L'Épreuve
de l'étranger : Culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris,
Gallimard, 1995.
[2] Abdellatif Laâbi, La
Poésie marocaine de l’Indépendance à nos jours, Paris, La
Différence, 2005.
[3]Voir à ce propos la conférence de
Touriya Fili sur le rapport entre avant-garde et journalisme au Maroc (http://cle.ens-lyon.fr/arabe/litterature-d-avant-garde-et-journalisme-francophone-au-maroc-168554.kjsp).
[4] Laâbi, op. cit., p. 20.
[5] Dominique Rabaté (dir.), Figures du
sujet lyrique, PUF, 2011.
[6] Id., « Présentation », p. 8.
[7] Id., « La référence dédoublée. Le sujet lyrique
entre fiction et autobiographie », p. 52.
[8] « Hmoudane
et Hassan II », entretien daté du 03/03/2011, en ligne sur le site http://www.goud.ma consulté le 25/06/2013.
[9] Mohamed Hmoudane, Le Ciel, Hassan II et maman France, La
Différence, 2010.
[10] Notre traduction de
l’arabe, langue de l’entretien.
[11] John E. Jackson, La Poésie et son autre, Corti, 1998, p. 126.
[12] Il me sera difficile de venir te voir, de. vent d'ailleurs, et Boucherie littéraire, 2007.
[13] Michel Deguy, Donnant donnant, Gallimard,
1970.
[14] Mohamed Hmoudane, Poésie d'au-delà de la saison du silence, suivi de Ère
d'aube, L’Harmattan,
1994, p. 7.
[15] Mohamed Hmoudane, Attentat, Paris, La Différence, page non notée.
[16] Julien Piat, L’Expérimentation syntaxique dans
l’écriture du Nouveau Roman (Beckett, Pinget, Simon). Contribution à une
histoire de la langue littéraire dans les années 1950, Honoré Champion,
2011.
[17] L'Étreinte
du monde, La Différence, [1993], 2001.
[18] Parole prise, parole donnée, op. cit., p. 12.