Nouvel Observateur Hebdo N° 2076 - 19/8/2004
Un film
sur Jean Sénac
Retour
sur l'assassinat d'un poète
Un beau film d'Abdelkrim Bahloul ressuscite la
figure de ce grand poète engagé, provocateur, homosexuel, négligé en France et rejeté
en Algérie, et dont le meurtre mystérieux symbolisa le naufrage d'une
révolution à laquelle il s'était identifié
Retour sur l'assassinat
d'un poèteC'était un fou d'Algérie et il en est mort.
On a retrouvé Jean Sénac le 30 août 1973, allongé entre deux lits, dans une
cave sordide d'Alger, celle qu'il habitait au 2 rue Elisée-Reclus,
étrange adresse qui sonne comme prince captif ou poète emmuré. Ce mur contre
lequel on lui a fracassé la tête, avant de lui porter 23 coups de couteau post
mortem, histoire d'accréditer la thèse d'un crime crapuleux. Il l'avait
prévu: «Vous verrez que je serai assassiné, et ils feront croire que c'est
une affaire de moeurs...» Le journal «El Moudjahid» traite sa mort en
quelques lignes, le reste de la presse se tait, on arrête un petit délinquant,
il «avoue» et reconnaît le vol avant d'être discrètement libéré. Le ministre de
l'Information refuse qu'on publie l'annonce de ses funérailles et il est
enterré - contre sa volonté - dans un cimetière chrétien à Guyotville et non en terre musulmane. Exit le poète. Il
faut dire qu'il ne servait plus à rien au nouveau régime, qu'il était même
devenu très irritant avec son idéalisme révolutionnaire et sa naïveté intacte,
voire franchement gênant, lui l'homosexuel, pied-noir, français, chrétien, à
force de dénoncer le naufrage d'une Algérie nouvelle: «J'ai vu ce pays se
défaire/ Avant même de s'être fait/ Pays de zombies, de fantômes.../ Cet
immense cloaque, c'est quoi?»
Face au dévoiement des anciens militants devenus potentats, il écrit: «Non,
mon frère, ce ne sont plus les monstres colonialistes, c'est le napalm de nos
bourgeois, des profiteurs, des "militants" sans base/ [...]
Camarades, les ordures envahissent le sang!/ Il y a corruption et crime/ [...]
Le sang de Ben M'Hidi, c'est leur Coca-Cola!»
Lui qui avait rêvé d'une terre de soleil, méditerranéenne et mélangée, arabe,
berbère, juive et latine, belle et sensuelle, contemple une capitale «libérée
du colonialisme» mais étriquée, dogmatique et brutale: «Dans cette ville, la
jeunesse est un crime, l'intelligence est un crime, la beauté est un crime.»
Jean Sénac en crève parce qu'il est algérien, de naissance, de ventre, de
coeur, d'esprit. Il est né pauvre et bâtard à Beni-Saf
et a grandi dans un faubourg d'Oran. Camus, qui sera longtemps son protecteur,
reconnaît en lui ce pied-noir misérable, le métèque espagnol, l'orphelin et
même l'homme fragile relégué un temps dans un sanatorium d'Algérie. Il est
petit, moche, devient prématurément chauve, efflanqué, porte les épaules en dedans
mais signe ses lettres d'un soleil et séduit tous ceux qui l'approchent. Il est
fou de culture, de lecture, de peinture - «la peinture, ça reste, ça
saigne, ça éclabousse...» -, fou d'ambition aussi, de vanité souvent, de
désir et de sexualité débridée. Le poète écrit ses vers sur une carte postale,
au coin d'un journal ou d'un carton d'invitation, drague tous les jeunes
Algériens qui lui plaisent, court toujours après trois sous pour manger et une
chambre pour aimer.
A l'heure de la guerre d'indépendance, il choisit son camp naturel, présente
des étudiants algériens indépendantistes à Camus, aide le journal «El
Moudjahid» à trouver une imprimerie clandestine et joue, à défaut de valises,
les porteurs d'idées du FLN, écrivain engagé mais contradictoire qui passe la
guerre à Paris et confesse: «Je suis ici inutile, complice et lâche. J'ai
honte...» Quand Camus dénonce les «crimes du FLN», Sénac
l'interpelle: «N'êtes-vous plus désormais que le prix Nobel de la
pacification?» Mais celui qui l'appelait «mi hijo»
(«mon fils») le qualifie désormais en souriant de «petit égorgeur».
A l'heure de l'indépendance en 1962, l'Algérie accueille à bras ouverts un
poète capable de commettre des vers ridicules: «O Révolution/ Tu es belle
comme un comité de gestion...» Nommé conseiller d'un ministre de Ben Bella, Sénac crée une galerie de peinture, fonde l'Union
des Ecrivains algériens et anime une émission de
radio: «Poésie sur tous les fronts». Mieux, il vit désormais dans son élément,
à Pointe-Pescade, près d'Alger, à la villa Venezia, face à la mer, en plein soleil. Courtes années de
gloire. Un coup d'Etat chasse Ben Bella
remplacé par l'austère Boumediene, ennemi du «rouge à lèvres» et de la
francophonie. Déjà, une loi interdit à toute musulmane le mariage avec un non-musulman. Quand on lui annonce l'imminence d'une
campagne anti-homosexuelle, le «fou à lier, poète, bâtard, pédéraste...»
éclate d'un grand rire: «Il faudrait débaptiser la moitié des rues d'Alger!»
«La poésie de Sénac affronte le feu», a écrit un de ses amis militants. Lui
n'a pas changé, écrit des articles à l'étranger et donne des conférences qui
font salle comble, plus sûrement que celles des ministres
du régime qui boudent sa volonté d'avoir la nationalité algérienne. C'en est
trop. Le ministre de l'Information, Ahmed Taleb Ibrahimi,
lui retire son émission à la radio; il perd son poste à l'Union des Ecrivains et sa belle villa Venezia
pour se retrouver dans une cave d'Alger, 2 rue Elisée-Reclus.
Le régime l'a assassiné politiquement. Ne reste plus qu'à en finir avec
l'homme, poète obstiné, qui écrivait: «Quand je serai mort, jeunes gens,
vous mettrez mon corps sur la mer... Vous comprendrez pourquoi ma mort est
optimiste...»
A voir: «le Soleil assassiné», film d'Abdelkrim
Bahloul. En salles actuellement.
A lire: Jean Sénac, «OEuvres poétiques», Actes
Sud.
Jean-Paul Mari