JE RÊVE D'UNE AUTRE VIE (moi, le clandestin de l'écriture)
de Youcef M.D., Ed. Au diable vauvert, 276 p., 14 €.
Mon premier personnage s'appelle Ahmed et son histoire - construite
à partir du massacre de Bentalha, en septembre 1997 - se passe
en Algérie ; mon deuxième s'appelle Saïd, et son histoire -
un récit à thème sur la montée du Front national - se déroule en
France, à Strasbourg ; mon troisième s'appelle Youcef et son
histoire - sur fond de petits trafics et d'errances urbaines - a
pour décor Paris et, en particulier, le quartier de Barbès.
Ahmed, Saïd et Youcef sont chacun les héros d'un livre. Ils parlent
à la première personne, sur un mode autobiographique. Ils rêvent
eux-mêmes d'écrire, à l'image de leur auteur, et tous, d'un roman
à l'autre, répètent la même chose : que le monde est méchant,
peuplé, ici, de massacreurs islamistes, là, de brutes lepénistes
ou de magistrats imbéciles, et que le salut, l'échappée belle, résident
dans l'écriture, le témoignage, le récit de soi-même. Récit ou invention ?
Peu importe ! Nous sommes en littérature. "Sans arrêt, j'ai
écrit. Et j'ai sommé l'écriture de dire le réel. Rien que le réel.
C'est alors que j'ai compris que la littérature pouvait, parfois,
retenir à la vie. Oraisons aux dieux du scribe ! Je veux, je.
Une merveilleuse excitation, je ressentais. Un frémissement eidétique.
Un éblouissement ! Je ne connaissais pas ça, je", s'exalte
Youcef, le prolixe ghost writer de Je rêve d'une
autre vie. Certes, l'adjectif eidétique ne s'imposait pas. Pas
plus que ne s'imposent les citations ad nauseam d'auteurs
classiques, français de préférence, dont le héros, jeune émigré
clandestin de 26 ans, ayant fui la misère de Tanger, truffe son
monologue. Il est vrai, et tant mieux, que la langue trépidante
de Youcef, où se bousculent, comme sur un air de rap, le français
des livres d'école, le verlan et l'argot, mélangés à des bribes
d'arabe ou d'anglais, emporte tout sur son passage.
Il est vrai, et tant mieux ! que reste cette musique.
Elle suffisait, à elle seule, à faire de ce roman, inutilement
présenté comme "autobiographique", un livre remarquable.
Pourquoi a-t-il fallu que l'auteur de Je rêve d'une autre vieet
sa maison d'édition, Au Diable Vauvert, décident d'en rajouter,
allant jusqu'à tromper, au moins par omission, lecteurs et critiques ?
A en croire les responsables d'Au Diable vauvert, avec Je rêve
d'une autre vie, nous aurions en main "pour la première fois,
le roman autobiographique d'un sans-papiers", et Youcef M. D.
serait "le pseudonyme d'un Marocain qui vit en France en situation
irrégulière et ne peut dévoiler son identité". Il suffit pourtant
d'ouvrir le livre pour apprendre que l'auteur-narrateur, de "mère
française" et de "père marocain", est né à Orly, en région
parisienne. Si ces informations sont vraies, alors, au regard de
la loi, Youcef M. D. est français. Et se prétendre "sans-papiers"
devient une coquetterie de langage dont beaucoup d'anciens pensionnaires
de l'église Saint-Bernard aimeraient pouvoir user. "Je suis né
à Orly, mais j'ai grandi au Maroc. Vers l'âge de dix-sept ans, j'ai
pris l'avion pour la France", insiste l'intéressé.
Baskets orange, sweat-shirt noir, petites lunettes et bouc élégamment
taillé, l'auteur exhibe, sans se faire prier, les quelques accessoires
- une casquette chic, un béret de curé, etc. - dont il se sert pour
passer inaperçu et "éviter les contrôles d'identité". Il
n'a pourtant pas une tête de gangster. Ni de bourgeois, non plus.
"Ce qui me met en danger ? Mes trafics, mes magouilles,
mon business quoi ! Pas le fait d'être sans-papiers", finit-il
par admettre.
AUTRE ROMAN, AUTRE NOM
Avec son physique passe-partout, ce quadra au crâne rasé et aux
yeux marron clair ne pourrait-il pas tout aussi bien passer pour
un Allemand, un Espagnol, un Marocain ou un Français ? Visiblement,
l'idée le choque. Son berceau est au sud. Et sa langue, c'est la
France, mais la France d'aujourd'hui, une France aux sangs et aux
parlers mêlés, déchirés. C'est à un petit Français, son fils Cyril,
dit-il, qu'il a dédié Je rêve d'une autre vie. Et à une Marocaine,
la "femme qui -l'-a élevé, Hadja Tazza ben Ahmed", qu'il
a dédié son deuxième roman, Le Mauvais œil, publié en 1999
par les éditions de l'Aube. Cette femme "inoubliable" était
sa "grand-mère paternelle", précise-t-il aujourd'hui. Ce
roman, qui raconte l'histoire de Saïd, jeune Marocain venu faire
ses études à Strasbourg, n'est pas signé d'un pseudonyme arabe,
mais d'un prénom et d'un nom bien français. L'auteur "né au Maroc"
mais installé en France "a enseigné la philosophie à Strasbourg
pendant cinq ans", lit-on en quatrième de couverture. C'est
sous ce même patronyme français qu'avait été publiée, en 1998, par
les éditions Mutine, Une nuit avec un écrivain algérien,
l'histoire du petit Ahmed, gamin algérien de dix ans, rescapé du
massacre de Bentalha. Quel que soit son vrai nom et quelles que
soient les raisons de son anonymat, l'auteur de Je rêve d'une
autre vie n'en est donc pas à son coup d'essai. Pourquoi avoir
caché l'existence de ses deux précédents romans ? Les responsables
d'Au Diable vauvert ont-ils agi ainsi dans l'espoir de gruger les
lecteurs et de faire monter les enchères ? "Les petits casses
de banlieue sont des bluettes à côté des coups médiatiques",
dit l'un des personnages du livre de Youcef M. D. Encore faut-il
les réussir. Dommage, dans tous les cas, pour la littérature.
Catherine Simon