Citer le Coran afin de relier l'Orient et l'Occident, par Abdelwahab Meddeb
LE MONDE | 03.07.09 | 13h36
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discours prononcé le 4 juin à l'université du Caire par le président
Obama est d'abord d'une immense justesse. Il y pose les principes pour
apaiser les relations turbulentes entre l'islam et l'Occident. Il s'en
prend aux stéréotypes qui excluent l'islam. Il le fait au nom de
l'éthique de la responsabilité, et réclame en retour que l'islam fasse
de même avec la vision réductrice qu'il a de l'Occident et surtout de
l'Amérique. L'éthique de la responsabilité exige la réciprocité.
Cet
appel à réviser ses représentations pour restaurer la dignité de
l'autre est la condition qui instaure le respect véritable. En
réinscrivant l'islam dans l'imaginaire occidental, Obama met fin à
l'exclusion dont les musulmans souffrent. L'islamologue Louis Massignon
(1883-1962) repère cette exclusion dès le commencement : il revient à
la figure du premier exclu, Ismaël, fils de la servante Agar, enfant
des amours ancillaires d'Abraham ; c'est en effet d'Ismaël que procède,
selon le mythe, la descendance muhammadienne. Dans cette exclusion de
l'islam par les judéo-chrétiens, les musulmans vivent une de leurs
blessures narcissiques. Cette blessure était assumée par la discipline
intérieure tant que le musulman, et particulièrement l'Arabe, était
adossé sur une morale aristocratique, mue par l'esprit chevaleresque et
les lois de l'hospitalité accordant statut d'hôte à l'étranger, même
lorsque celui-ci se présentait en agresseur.
Cette morale
aristocratique est demeurée active, même à l'époque coloniale. Elle
illuminait les âmes des peuples réduits à la misère et à la
frustration. Ce n'est qu'à partir de la fin des années 1920, avec
l'émergence des semi-lettrés sur la scène politique des sociétés
islamiques, que va s'imposer la morale du ressentiment, par laquelle le
zélateur d'islam réagit à la domination occidentale ; refusant
l'exclusion, qu'il vit comme une humiliation, il décide d'emprunter la
voie de la violence pour répondre à l'autre qui le réprime. C'est ce
terreau qui a accueilli la graine intégriste.
Le discours d'Obama
cherche à libérer l'islam de la figure du ressentiment qui prospère
dans la sphère d'influence d'Al-Qaida. L'intégration de l'islam débute
avec la reconnaissance de la dette que la civilisation a envers lui.
Obama le fait avec précision. Plus encore, il active la référence
islamique, il la désenclave, la fait circuler comme matière capable
d'enrichir l'humain. Dans ce but, il cite en un premier temps par deux
fois le Coran, choisissant des versets qui peuvent guider aussi bien
les musulmans que tout autre humain. Et c'est en chrétien proclamé
qu'il use de la référence coranique. Ainsi du verset 70 de la sourate
XXXIII : "Craignez Dieu et dites le dit juste" (la traduction officielle américaine dit : "Craignez Dieu et dites toujours la vérité" ; or sadîd veut plutôt dire "juste, droit, qui atteint sa cible" ; il s'agirait en somme d'un dit "efficient" ; Jacques Berque traduit sadîd par "adéquat"). A cette citation Obama décide de se conformer : son discours dira la vérité, visera droit, sera juste, efficient, adéquat.
Dans
cet esprit, Obama expose le premier des six points qu'il développera,
celui qui a trait à la violence et à l'action meurtrière menée par les
extrémistes d'islam. A cette étape, il convoque sa deuxième citation
coranique, pour s'adresser aux musulmans adhérant aux actes de leurs
coreligionnaires qui sèment la mort en tuant des innocents au nom du
Dieu et font de cet acte criminel une oeuvre pie. Obama condamne
l'homicide en s'appuyant sur sa révocation radicale par le Coran (V,
32) : "Tuer une âme non coupable du meurtre d'une autre âme ou de
dégâts sur terre c'est comme d'avoir tué l'humanité entière ; et faire
vivre une âme c'est comme de faire vivre l'humanité entière." En
recourant à cette référence scripturaire, le président américain
fustige les violents criminels parmi les musulmans, ceux qui agissent
par ressentiment. Grâce à un matériau coranique, il met au ban ceux des
muhammadiens qui invoquent l'exclusion pour légitimer leurs actions
funestes.
En outre, sur le parcours de sa performance
argumentative, le résident de la Maison Blanche utilise deux autres
références puisées dans le corpus saint pour faire participer l'islam à
la convivance dont nous avons besoin. De cette convivance, se souvient
encore Obama, l'islam était capable à l'époque de sa grandeur, à Bagdad
comme à Cordoue. Et l'éclat du passé le prédispose à être le partenaire
du présent et du futur. Obama l'attache au projet de la communauté à
venir, celle qui devrait rassembler les humains en préservant leur
diversité. Enfin, il accorde à sa dernière référence coranique une
fonction conclusive, mettant le Livre révélé aux musulmans à la hauteur
du Talmud et de la Bible, donnant ainsi crédit éthique au Coran auprès
des Ecritures judéo-chrétiennes : cette intégration vise à affermir la
convivance entre juifs, chrétiens et musulmans dans la reconnaissance
des uns par les autres, pour mettre fin au déni sur lequel prospèrent
les malfaisants qui creusent encore la malignité du mal. A côté du
Talmud et de la Bible, donc, le Coran est repris par Obama lorsqu'il
cite la sourate XLIX, verset 13 : "Humains ! nous vous avons créés
d'un mâle et d'une femelle. Nous avons fait de vous des peuples et des
tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement." Cette notion coranique de ta'âruf,
qui recommande la reconnaissance par la fréquentation mutuelle,
converge vers l'horizon de paix tracé à partir de citations puisées
dans le Talmud et la Bible.
Tous les autres points qui
constellent ce discours signalent qu'Obama n'a rien occulté ni concédé
; mais il est vrai que les causes de friction et les litiges sont
énoncés avec une élégance qui laisse sa part à l'implicite. Même si
l'on y trouve à redire, je ne m'attarderai pas sur ce qu'il a exposé à
propos de l'Iran, de la démocratie, de la liberté religieuse ou du
droit des femmes. J'orienterai plutôt mon regard vers la séquence
consacrée au conflit en Terre sainte.
M. Obama exhorte musulmans
et Arabes à reconnaître Israël ; il les convie à assimiler les raisons
objectives de la légitimité d'un Etat pour les Hébreux, comme remède
radical aux millénaires méfaits de l'antisémitisme, lequel a connu son
acmé dans l'inouï de l'Holocauste. Tout en insistant sur cet impensé
islamique et condamnant sans détour le négationnisme, il n'éclipse
nullement les conséquences tragiques de la création d'Israël, à savoir
la souffrance du peuple palestinien ainsi que la spoliation qu'il subit
au quotidien. Il propose cependant aux mêmes Palestiniens de se
détacher de la violence, laquelle conduit à une impasse ; il leur
projette la réussite de ceux qui ont autant souffert qu'eux : les
Noirs, de l'apartheid en Afrique du Sud ou de la ségrégation en
Amérique. A travers cette analogie de bon aloi, il suggère que la
sortie du malheur a été conduite par Nelson Mandela et Martin Luther
King en usant de moyens autres que l'affrontement mortel contre des
machines répressives aux réactions disproportionnées.
Beaucoup,
ici et ailleurs, ont critiqué ce discours, en le jugeant utopique,
irénique. Certains pensent que ce ne sont là que des mots et qu'il faut
attendre les actes. J'estime que ces critiques manquent leur objet. Car
ce discours compte pour les principes qu'il pose. Son auteur n'ignore
pas que la voie politique, celle qui est censée mettre en pratique ces
principes, est âpre, qu'elle exigera "persévérance et patience",
selon ses propres mots. Mais, pour nous, la lettre du principe est
majeure : ne nourrit-elle pas le foyer de lumière qui a pour vocation
d'éclairer l'action ?