uelle est l'origine de votre trilogie ?L'idée m'en est venue lors de mes nombreux voyages et surtout des problèmes que je rencontre fréquemment dans les aéroports. A chaque fois que je me présente à la police des frontières, notamment en Asie et en Europe de l'Est, c'est pratiquement la panique ! Aujourd'hui, les gens sont traumatisés par ce que nous jette à la figure la télévision et terrifiés par les discours politiques. A croire que le monde est au bord de l'apocalypse... La perception du monde arabo-musulman est totalement biaisée, pour ne pas dire stupide. C'est pour cela qu'il m'a semblé nécessaire d'oeuvrer afin de reconstruire les passerelles naturelles qui ont toujours existé entre l'Orient et l'Occident et qui, malheureusement, s'émiettent en raison d'intérêts qui ont davantage à voir avec des ambitions personnelles qu'avec les aspirations des peuples.
N'y avait-il pas aussi un désir de changer de décor et de prendre quelques distances avec l'Algérie ?
Je pense qu'il est dangereux pour un écrivain de rester dans ce que je qualifie de littérature endémique, qui est limitée dans le temps et l'espace, telle une grippe. Mes romans qui se situent en Algérie, telle la trilogie avec le commissaire Llob (1), m'ont permis d'être reconnu un peu partout, y compris aux Etats-Unis. J'avais donc envie de profiter de l'intérêt qu'on me porte pour dire le monde. Et puis, je voulais absolument soustraire les sujets que je traite - le terrorisme, le fondamentalisme ou l'extrémisme - à l'influence des médias. Lorsque la télévision s'attarde sur un attentat, elle montre les corps, les débris, le sang, les gens qui crient, et c'est tout. On est dans le choc, pas dans la lucidité. A travers mes livres, je prends l'Occidental par la main et je l'emmène au commencement du malentendu, au plus proche de cet homme qui, un jour, décide de se faire sauter au milieu d'innocents. Je le sensibilise et lui prouve que ce monde-là ne traverse pas une crise idéologique mais politique. Il y a une mal-gouvernance voire une non-gouvernance. Ceux qui sont censés protéger les peuples, les orienter, leur proposer un projet de société, ont d'autres chats à fouetter. Au lieu de bâtir des nations, ils se construisent des fortunes personnelles et des palais pour rois fainéants.
Comment êtes-vous parvenu à rendre la réalité de Bagdad, une ville en plein chaos, et de ceux qui y vivent, sans vous y rendre ?
Je suis très attentif à ce qui se passe. Tout m'interpelle au plus profond de moi-même. Ce sont les séquelles positives de ma vie de militaire. A 9 ans, je me suis retrouvé enfermé dans une caserne parmi les orphelins de la guerre. Chaque dimanche, lorsque nous sortions en ville pour la promenade, tout ce qui est banal et ordinaire pour le commun des mortels était pour moi une découverte. Cette appréhension des choses et des êtres m'est restée. Quand j'écris sur l'Afghanistan ou l'Irak, rapidement je retrouve mes repères. Ce sont des musulmans, des Bédouins, comme moi et leurs villages ressemblent à ceux du Sahara algérien. Je n'ai donc pas le sentiment d'être dépaysé. Et puis lorsqu'à la télévision, on nous montre un attentat, je ne vois jamais l'attentat mais ce qu'il y a autour.
L'Attentat et Les Sirènes de Bagdad analysent l'itinéraire d'une femme, pour le premier, puis d'un homme, pour le second, qui basculent dans le terrorisme. Quelle nécessité y avait-il de revenir sur ce thème ?
Certains croient que le terrorisme est une seconde nature chez les Arabes et les musulmans. Or, ce sont précisément ces derniers qui en souffrent le plus et qu'on essaye d'isoler ainsi dans leur tragédie. J'essaye de lutter contre cette idée et aussi celle qui veut présenter le terroriste comme un cas pathologique. Il n'y a rien de pathologique. Ce sont simplement des êtres qui, à un moment donné, ne sont plus interpellés par leurs rêves. Ils divorcent d'avec eux et le monde. Ils sont dans la nuit la plus opaque et veulent en finir. Alors, ils se suicident en emportant des vies innocentes avec eux. Un attentat est l'aboutissement d'un long processus. On peut y venir par différents chemins : pour venger une offense, revendiquer un droit, crier son désespoir... En reprenant ce thème, je voulais montrer les différentes facettes qui conduisent à ce basculement et éviter ainsi d'enfermer la colère dans un seul moule. Quand j'écris, ce n'est pas pour cautionner. Contrairement à certains qui s'érigent en monument de solidarité et d'humanité, j'ai fait la guerre contre les terroristes. Je n'ai pas condamné le terrorisme à partir de mon salon, je l'ai combattu. Pendant huit ans, j'ai vécu tous les jours dans la peur et le deuil...
Pourquoi votre narrateur ne porte-t-il aucun nom ?
Je ne voulais pas donner un nom arabe à la violence, car elle partout, elle est humaine.
Votre livre s'ouvre et se referme à Beyrouth. En le lisant, on ne peut s'empêcher de penser aux événements de cet été, qu'il s'agisse de la guerre au Liban ou de la tentative d'attentat manquée à Londres, ville où votre narrateur est destiné à aller.
Tentative d'attentat manquée ?... encore faut-il le démontrer. Jusquà d'aujourd'hui, aucune preuve matérielle n'a été apportée. Pour moi, il s'agit d'une diversion. Le problème, c'est que les intellectuels et les consciences de ce monde adhèrent à cette mascarade. Si les choses perdurent, la mascarade deviendra réalité. La guerre pourrait se déclarer à n'importe quel moment. Les gens sont préparés psychologiquement à cette agression qui n'existe que dans leur tête. Il faut se ressaisir ! Les Arabes ne menacent personne. Ils ont tellement de problèmes, d'autres préoccupations, voyons ! Au lieu de les traîner dans la boue, aidez-les, soutenez-les, respectez-les.
Quel sentiment ressent-on lorsque l'on est ainsi rattrapé par l'actualité ?
Quand la guerre s'est déclarée au Liban, j'étais profondément triste et j'avais peur. Aujourd'hui encore j'ai peur parce que je vois aussi ce qui peut arriver par la suite. Souvent les événements m'ont donné raison... En 1997, lorsqu'est sorti
A quoi rêvent les loups, beaucoup de journalistes français me disaient, incrédules :
"Qu'est-ce que vous êtes en train de nous raconter ? Vous dites que les terroristes sont des universitaires, des fils de bonnes familles ?" Normal, ils s'étaient familiarisés avec une certaine caricature. Moi, je vivais le terrorisme grandeur nature. Je le voyais, le touchais de mes doigts. Et puis, le 11-Septembre est arrivé, et l'on a vu mes personnages sortir d'
A quoi rêvent les loups (2), monter dans des avions et aller se faire exploser contre les tours jumelles. De même, lorsque les talibans ont voulu faire sauter les bouddhas de Bamiyan, en 2001, les Occidentaux n'ont pas voulu le croire. Pour eux, ce n'était pas possible, car il s'agissait d'un patrimoine universel. Là encore, j'ai reçu de nombreux appels de journalistes qui me demandaient si les talibans étaient capables d'une telle absurdité. Je les ai invités à lire
Les Agneaux du seigneur (3) où je décris comment des intégristes détruisent un temple millénaire pour construire une mosquée. Pour autant, je ne me considère pas comme un visionnaire, simplement, je suis quelqu'un qui ne quitte pas d'une semelle mon époque, qui lui colle à la peau.
Avez-vous en tête une suite à cette trilogie ou d'autres projets ?
Pour l'heure, il faut que je sorte de cette ornière qu'est l'actualité. J'ai consacré cette trilogie au malentendu entre Orient et Occident - terme plus juste que celui
"choc des civilisations", que je refuse - par devoir. Les intellectuels préférant regarder ailleurs, il fallait que quelqu'un le fasse. Je l'ai fait. Maintenant, je peux écrire d'autres choses, drôles, heureuses, généreuses. La littérature, c'est rêver aussi. N'est-elle pas, par vocation, la thérapie des réalités difficiles ?
(1) Morituri (1997), Double blanc (1997) et L'Automne des chimères (1998), tous repris en "Folio policier".
(2) Julliard, 1999, et Pocket.
(3) Julliard, 1988, et Pocket.