Loin des canaux battus et rebattus, des
places et des musées (à ne pas rater malgré tout), l'auteur de
"Tu n'as rien compris à Hassan II" convie à une visite
très personnelle de la capitale des Pays-Bas. Fuir le centre,
prendre ici le tram, là le ferry, et découvrir les marchés
cosmopolites, la campagne en banlieue, une serre aux
papillons... Prendre le large pour mieux retrouver une ville
sans cesse changeante.
Enfonçons quelques portes ouvertes. La première : visiter
une ville et y habiter sont deux choses totalement
différentes. Du temps que je venais régulièrement à Amsterdam,
en touriste, sac au dos, carte Interail en poche, je me
vantais d'en connaître le moindre recoin, la moindre
steegje(ruelle). J'étais comme ces gens qui, dans les
années 1970, allaient passer deux semaines en Chine et en
revenaient avec une somme de mille pages et quelques photos -
j'ai tout vu, j'ai tout compris, voilà la Chine pour 20
francs. Bref.
Leidseplein et ses cafés, le Rijksmuseum, le Musée Van
Gogh, les petites rues autour de la Vieille Eglise, tout cela
m'était familier. J'arpentais les lieux comme si j'y étais né.
Aujourd'hui, il me semble que je n'avais rien vu alors.
Installé depuis bientôt treize ans en plein centre de la
capitale des Pays-Bas, mon Amsterdam n'est pas celui des
Anglais buveurs de bière qui (maudits soient Ryanair et les
autres casseurs de prix !) "amortissent" une virée chez les
Bataves dès la cinquième Heineken.
Ce n'est pas celui des petits crevards allemands ou
italiens qui nous polluent l'air de l'odeur douceâtre du
hachisch, en vente libre un peu partout - perdus dans leur
songe laborieux, déambulant le nez dans les nuages, ils n'ont
rien vu à Amsterdam.
Pas celui des faux marins et des vrais péquenots qui
s'ébaubissent devant les vitrines du quartier réservé - le
red light district en anglais dans le texte -, derrière
lesquelles vitrines se fanent de mornes Albanaises et des
Nigérianes qui se morfondent. Quelle tristesse... Qu'est-ce
que cela a à voir avec la ville où Descartes et Spinoza,
Vondel et Rembrandt, et tant d'autres de nos contemporains
éternels, ont passé ? Qu'est-ce que cela a à voir avec les
ciels toujours changeants et les noces de l'Amstel et des
canaux ?
Enfonçons une autre porte ouverte, ou plutôt poussons-la
doucement. Ce n'est pas une métaphore. Dans le Jordaan,
quartier des artistes, des petits Mozart de la finance et de
l'habitat subventionné - joyeux mélange typiquement
amstellodamois - se dissimulent des dizaines de hofjes,
des petites cours semi-publiques, si l'on peut dire. Il suffit
de passer l'entrée, c'est tout de suite la sérénité des
endroits magiques où l'on est sûr que rien d'important ne nous
arrivera.
On y trouve des bancs parfois et des chats toujours, et,
pourvu que vous ne dérangiez ni les humains ni les félins,
vous pourrez y passer le temps qu'il vous plaira à lire ou à
rêvasser. Même, vous pourrez regarder, comme au zoo, les
Hollandais vivre derrière les vitres claires. Ici, pas de
rideaux aux fenêtres, au grand étonnement de l'étranger. On se
rince l'œil tant qu'on veut. Rien de très excitant, mais quand
même. Ce vieil homme qui vaque à ses petits tremblotements, ce
couple qui discute autour d'une table jonchée de livres, non,
ça ne les dérange pas que vous les observiez, bouche bée,
comme au peep-show. Eux n'ont rien à cacher, ils vivent dans
une maison de verre. Et vous-mêmes ? Bienvenue chez les
calvinistes, ou plutôt - les temps changent - chez les
agnostiques, qui n'ont rien perdu des us de leurs ancêtres.
Mais qu'ai-je à parler des hofjes, qui sont dans
tous les guides, à commencer par le Béguinage, qui se trouve,
lui, en plein centre ? Fuyons ! Laissons là le Jordaan, qui
finira bien par être racheté, en bloc, par Neckerman ou par le
Club Med, qui en feront un Lunapark. Oublions le Dam, la place
centrale d'Amsterdam, où le Palais royal - il ne porte ce
titre que depuis Louis Bonaparte, roi de Hollande -
s'accommode, hélas, du voisinage de Madame Tussaud. Fuyons !
Une hésitation, pourtant : la Warmoestraat est si proche, elle
s'ouvre là, au coin du Dam. Cette rue mythique fut, il y a
trois siècles, le vrai centre du monde. C'est très sérieux, ce
n'est pas de Dali, voyez Braudel ou Wallerstein : les
marchandises venaient de tous les continents, elles
aboutissaient là, dans les entrepôts de Warmoestraat. Il y
avait de rudes gaillards à la manœuvre, on déchargeait, on
comptait, on enregistrait, et puis les fourrures du Nord
repartaient vers Venise ou ailleurs, les soies de l'Orient
s'en allaient vers l'Ouest, tout cela faisait un bazar très
austère. On ne rigolait pas, au Siècle d'or, sous la
république des Provinces-Unies. L'homme en noir qui peuplait
la rue était pasteur ou commerçant. Aujourd'hui, le long de
Warmoestraat, la chemise est criarde, hélas, et l'homme est
dealer ou proxénète. Fuyons. On visitera un autre jour le
romantique jardin d'hiver de l'Hôtel Krasnapolsky, qui est là,
tout près, au coin du Dam et de Warmoestraat. On peut s'y
marier.
Fuyons. Allons plutôt du côté du nord. Une aubaine : il n'y
a ni pont ni passerelle pour y aller, ce qui présente
l'avantage de décourager les fâcheux et les hooligans. Pour
traverser l'estuaire qui sépare la ville de son quartier d'en
haut, il y a juste un petit ferry, derrière la gare centrale,
qui fait la traversée en quelques minutes. On débarque, on
marche un peu, et c'est le rêve de l'humoriste devenu réalité,
la ville à la campagne, on peut s'y promener, à pied ou à
vélo, on est bientôt dans les champs, où des vaches placides
s'appliquent à aggraver l'excédent laitier de l'Union. Des
vaches, des moutons, un cheval égaré, on s'y croit dans les
polders. Tout cela dans une capitale européenne, un centre
international de la finance et du grand commerce... A ce
propos, ne cherchez pas le port d'Amsterdam, il est proprement
invisible. J'ai longtemps cru qu'il n'existait pas, qu'il
s'agissait d'un canular de Jacques Brel. Mais on m'assure
qu'il n'en est rien, que ce port est bien là quelque part, à
l'écart, à l'ouest de la ville. Déçu, j'ai dû admettre que
tous les ports ne sentent pas la sardine grillée comme
l'Essaouira de mon enfance, qu'ils ne sont pas tous battus par
les vents du large, que certains, et pas des moindres, ne sont
que des abstractions technocratiques, des plans d'eau qui se
vantent, des ordinateurs.
Les statistiques officielles enfoncent le clou, enfoncé ton
Essaouira riquiqui, Amsterdam est, entre autres records, le
plus grand importateur de cacao du monde : 525 000 tonnes l'an
dernier, de quoi faire passer bien des chagrins d'amour. Tout
cela filera, sur des péniches, vers l'Allemagne ou la Suisse.
Cela dit, les "marins qui dorment/ Comme des oriflammes/ Le
long des berges mornes" ont pris leur retraite. N'en
déplaise au grand Jacques, ce sont des jeunes bien éveillés,
précis et pressés, qui manipulent les grues et les conteneurs.
Bon, Amsterdam-Nord, c'est bien joli, et on pourrait passer
des heures sur la digue au nom imprononçable qui se dresse à
son orée, mais vous avez raison de me dire qu'on n'est pas là
pour ça. Revenons par le ferry, qui est gratuit (ce détail a
son importance ici, un sou est un sou). Nous revoilà derrière
la gare centrale, d'où nous étions partis. C'est généralement
à ce moment-là que les amis de passage à qui j'inflige mon
Amsterdam et qui se sont laissé barber en silence n'y tiennent
plus. Sur le ton de la révolte ou de l'humble requête, ils
demandent : "Et les canaux ?"
Ah, les canaux... Cliché entre les clichés dès qu'on parle
de ma ville. Et pourtant, il faut bien admettre que, de tout
ce qu'elle a à offrir, c'est encore ce qui est le plus
envoûtant, le plus mélancoliquement beau, le plus charmant
(cela dépend du temps qu'il fait, respectivement brume du
soir, pluie de novembre, matin ensoleillé du printemps). Je
rechigne, tout cela est bien connu. Si mes amis insistent, je
les conduis à mon canal à moi, le Binnenkant, dont j'espère
sans trop d'espoir que les guides l'ignorent, alors que c'est
le plus large et le plus beau et qu'il expire au pied de la
très noble et très inutile tour Montelbaan. Et si nous sommes
arrivés là, c'est que j'ai habilement manœuvré pour éviter de
repasser par le centre, l'horrible Damrak, le révoltant Rokin,
deux boulevards qui grouillent de touristes et de pickpokets
(on vous aura prévenus) et cette place qu'on appelle
Muntplein, une ancienne gloire du Siècle d'or défigurée par
des néons criards qui annoncent des restaurants pakistanais ou
de l'électronique sud-coréenne.
A partir de la tour Montelbaan, on peut éviter cette
déchéance, il suffit de prendre la direction de l'est -
attention à ne pas tomber à l'eau. Ce n'est pas une blague, on
repêche parfois un flâneur éméché ou un jazzman. On sautillera
de pont en pont - il y en a, paraît-il, plus de 1 500, et,
comme ils se ressemblent tous, le visiteur distrait ne manque
jamais de se perdre. Ma sœur, venue pour la première fois me
rendre visite, m'informa, désinvolte :
"J'ai laissé ma voiture sur un pont, pour la retrouver
plus facilement."
On la cherche encore.
C'est à l'est de la ville qu'on a l'intuition de ce qu'est
vraiment l'Amsterdam d'aujourd'hui. Du côté de Dappermarkt, un
marché coloré qui ressemble à un souk, le chaland qui n'est
pas marocain est probablement turc, ou alors, à la limite,
hindoustani du Surinam, mais certainement pas batave. C'est
ainsi. Un enfant sur deux, dans la capitale des Pays-Bas, a
des parents qui viennent du grand large, du Rif, de l'Anatolie
ou des Célèbes. Tout cela fera d'excellents Néerlandais,
footballeurs ou diplomates, brigands ou chirurgiens, mais,
d'ores et déjà, leurs parents ont acquis la gratitude de
millions de ventres reconnaissants.
Que de fois, à l'heure du dîner, un malheureux, désespéré à
l'idée de devoir de nouveau ingurgiter du stampot - le plat
national des Pays-Bas, je ne sais pas trop ce que c'est, sans
doute de la pomme de terre, du choux frisé, peut-être des
carottes, on ajoute du lard, c'est gluant -, un malheureux,
donc, pas loin de porter la main sur soi par dégoût définitif
de la vie et du stampot, se souvient soudain qu'il y a un
restaurant turc ou un boui-boui marocain en bas de chez lui,
et, humant par anticipation l'odeur du kabab ou du tagine aux
pruneaux, s'écrie, sauvé : "Merci, mon Dieu, et vive la
société multiculturelle !"
Bref, non seulement Amsterdam-Est vaut le détour, mais
c'est une façon comme une autre de fuir Amsterdam, et plutôt
deux fois qu'une : il suffit d'aller à la gare locale,
Muiderpoort, et de sauter dans un train. Dix minutes plus tard
- pas une de plus -, vous êtes dans la banlieue, à Naarden.
Petit village idyllique, de l'eau et de la verdure, des
commerces où on prend le temps de bavarder avec le client, une
rivière qui serpente entre les champs et les vergers. Ni
touristes ni hooligans, pas de cannettes de bière vides sur le
trottoir, pas le moindre junkie. On se pince, étonné. Suis-je
toujours à Amsterdam ? Mais oui. En tout cas, vous êtes en
Hollande. La Hollande profonde, à 10 minutes du Dam.
Mais je suis un ingrat. Je parle sans cesse de fuir cette
ville, l'une des plus belles du monde, alors qu'elle m'a tant
donné. Mais comment raconter les cafés pris dans le foyer Art
déco de l'Hôtel Américain (en français dans le texte) ? Et les
promenades dans le Vondelpark, où il se passe bien des choses
le soir, du côté de la roseraie ? Les dîners chez Blake's
(vous n'en saurez pas plus) ? Comment peindre les couchers de
soleil sur le Café Vertigo ? Les séances de cinéma au
Tuschinki, une splendeur qui date de 1921, où vous irez voir
un film slovaque sous-titré en néerlandais ? Les après-midi
studieux dans la bibliothèque du Musée des tropiques ? Les
baisers volés sur le pont Maigre ou sur le pont Bleu, qui est
la copie d'un pont parisien ?
Chaque saison, chaque mois m'apportent un nouvel Amsterdam.
Par temps de pluie, je vais chiner dans un curieux endroit qui
s'appelle De Looier, une suite de boutiques enchevêtrées, on
ne sait pas trop qui vend quoi, il y a des objets par
milliers, tellement hideux pour la plupart qu'on a envie de
les consoler. J'y vais régulièrement avec le secret espoir de
dénicher pour 1 euro un carton de Rembrandt derrière une
croûte affreuse. La fortune ne m'a pas encore souri, on verra
bien.
Quand il fait soleil - on ne rit pas, ça arrive -, je vais
m'asseoir sous les arbres de l'Hortus Botanicus de
l'université, un livre sur les genoux. En cas d'averse
soudaine, je me réfugie dans la serre aux papillons, toute
proche, quitte à souffrir que quelque lépidoptère distrait
vienne se poser sur mes cheveux. Il y a aussi des jardins
secrets, par exemple celui du Musée Willet-Holthuysen, où
personne ne va jamais.
Quand j'ai envie de me dégourdir les jambes, le Plantage
(ça s'appelle vraiment comme ça) est mon quartier préféré. Le
calme qui y règne est parfois troublé par un ou deux
rugissements. Pas de panique, le zoo est tout proche. La
synagogue portugaise, qui date de 1670, est à peu près tout ce
qui reste de l'ancien quartier juif, qui occupait une partie
du Plantage. Si on s'y perd, ce n'est jamais pour longtemps,
une ligne de tram court en son milieu, qui ramène tout le
monde vers la gare centrale. Et de là, on peut tout
recommencer, et chaque fois d'une autre façon.
Par Fouad Laroui
"Ce n'est pas le brouillard qui manque à Amsterdam, ni ce
mélange au sein d'un méandre de canaux de l'illusion avec la
réalité, de l'habitation et de la perspective, ni ce portrait
que livre de toutes choses une nappe attentive dont nous ne
quittons jamais le bord, ce doublement qu'elle réalise de tout
et ce fantôme en qui elle nous transforme aussitôt quand nous
nous penchons sur elle. Limite des deux mondes ! Ne la
retrouvons-nous pas à un niveau différent dans les musées sous
les lustres furtifs de la glace et du vernis quand nous
confrontons notre actualité précaire à ces effigies que l'art
a immobilisées pour nous à la fenêtre du passé ? Comme ils
sont réels !" (in L'Œil écoute, de Paul Claudel,
Gallimard, 1946).