Les falaises de la Varde, la plage du
Pont, le Sillon, la promenade des remparts ou le barrage de la
Rance : pour l'auteur de "Poupée Bella", ces lieux sont
ceux de son enfance et de sa jeunesse, de ses amitiés et de
ses amours. Comment revenir dans une ville qui est restée
quand on a tant changé, comment ne pas se sentir étranger à
soi-même ?
Nous quittons le Sud, nous quittons les rochers blancs du
Cap-Martin, nous quittons l'été de feu, c'est une longue
traversée, c'est notre voyage, c'est nous deux, tous les deux,
la voiture, la musique, la route, cette ligne infinie. Tu ne
sais rien de la Bretagne, des pluies fines, du granit, de
cette beauté-là, de ce silence aussi qui tombe sur la mer. Tu
ne sais rien de la nostalgie. Tu es, ici, dans ton temps. Tu
dis que ma mémoire est une vraie maladie. Tu pourrais être mon
frère, à cause des yeux, des cheveux, de la couleur de la
peau, à cause de nos deux cerveaux-miroirs.
Tu pourrais être mon jumeau. Nous marchons à deux, à force,
nous nous ressemblons, je crois. Nous venons d'une même
famille amoureuse, nous sommes faits de ce ciment-là. Tu
conduis vite, je n'ai pas peur, avec toi, c'est toujours la
vie. Tu ne sais rien de Saint-Malo, tu ne sais rien des
falaises de la Varde, tu ne sais rien de la plage du Pont, tu
ne sais rien du Sillon, des remparts et du barrage de la
Rance.
Derrière nous, le Sud. Derrière nous la baie de Nice,
Castel-Plage, La Pérouse, derrière nous ma vie de femme. Je
veux retrouver, je veux te montrer, je veux te raconter, la
vitesse emporte, l'été est un brasier. Tu dis que c'est facile
de traverser la France en voiture, tu as l'habitude, tu aimes
cela. Derrière nous, les cris des plongeurs de Roquebrune,
derrière nous la maison d'Eileen Grey, derrière nous le
Majestic et la grande Riviera, derrière nous la montagne
sèche, rouge et dangereuse. Le Sud a la force d'un homme. La
Bretagne est secrète et fragile. Nous allons vers la pierre,
vers les falaises, dans le vent, nous allons vers ma jeunesse.
Je ne sais plus rien de Saint-Malo, je n'ai que mes souvenirs,
je n'ai que mes visages amoureux. C'est un long voyage. Je
ferme les yeux. Je sais que tu me regardes. Nous sommes seuls
dans la nuit. Nous sommes seuls au monde. Toutes les villes de
France : toutes les villes de l'enfance.
Toi tu passais tes vacances en Bourgogne, puis en
Normandie. Toi tu es un vrai garçon de Paris. Saint-Malo reste
ma France inoubliable et ma France qui s'efface. Je vieillis,
je ne suis plus de cette terre-là. Du Sud à Saint-Malo, voici
le trajet de mon cœur, voici ma mémoire vive. Nous sommes loin
du soleil. Nous sommes loin de la roche chaude. Nous sommes
loin de la lumière blanche et aveuglante.
Tout se tient là, après la porte, dans la ville forteresse,
tout ce que je dois te dire, tous mes secrets, tout ce qui a
commencé à prendre en moi. Ce que je fus. Ce que je ne suis
peut-être plus. Nous marchons, au petit matin, dans la ville
fantôme de ma jeunesse. Voici l'hôtel de l'Univers où A.
m'attendait tous les soirs, là le Chateaubriand où M. m'avoua
qu'elle m'aimait, là, vers Solidor, la maison de V. qui s'est
suicidé, ici le bateau de F., plus loin les remparts et le
corps de S. qui me serrait contre lui, loin dans ma mémoire
les rires des enfants joyeux que nous étions, assis sur la
plage à guetter la mer qui montait, froide et agitée, encore
plus loin le goût des pains-beurre-chocolat, l'odeur des
algues, du sable humide, du vent dans les cheveux et encore
plus loin nos promesses de ne jamais oublier, de ne jamais se
quitter.
J'ai défait tous mes liens. J'ai brisé ma jeunesse. J'ai
fait le vide autour de moi. Puis j'ai réparé ce vide, j'ai
écrit contre la mort, contre la perte, j'ai écrit sur
Saint-Malo pour tous mes visages amoureux. J'ai écrit, comme
avant, ici, lorsque je cachais mes lettres au fond du jardin
de la petite maison que ma grand-mère avait appelée Noroît à
cause du vent. J'ai écrit pour dire combien j'avais aimé. La
place du Chateaubriand me semble si petite et les rues si
sombres et le temps si triste. Saint-Malo est restée et j'ai
tant changé. Je ne viens plus d'ici. Ton corps est si près, si
fort, tu as un air heureux, nous marchons, longtemps, tu me
dis que c'est toujours triste de revenir parce que nous ne
retrouvons jamais rien. Souvent, je pense avoir menti. Les
livres ne viennent pas de la vraie vie ; c'est à chaque fois
une réparation, c'est à chaque fois un nouveau mensonge, c'est
à chaque fois l'innocence de mon corps d'enfant sur le bac de
Dinard, au marché de Paramé, dans les champs de Rothéneuf,
c'est à chaque fois mon corps de jeune fille au centre du
petit jardin, c'est à chaque fois la sensation d'être envahie
puis dépassée.
Ecrire sur Saint-Malo devient alors survivre à sa jeunesse.
Tu entends, tu me regardes, tu souris, tu dis que ce n'est pas
grave ; oui je ne reconnais plus rien, non je ne t'ai pas
menti, avant il faisait meilleur, avant on se retrouvait au
bar de la Potinière, avant le Rusty avait un jardin d'hiver,
avant je plongeais de la digue parce que l'eau était assez
profonde, avant C. et M. m'aimaient, avant je riais d'un rien,
avant je croyais à l'éternité d'un été, avant je regardais ma
grand-mère marcher sur la plage, le corps lent, les mains dans
le dos, et je me disais que rien ne pouvait arriver. Que tout
resterait ainsi. Tout. Avant je pensais tenir le temps, je me
regardais vivre et je me regardais aimer. Avant je croyais au
Paradis. Avant j'étais sûre de nos liens à tous, de notre
affection, de cette force-là ; avant je n'avais pas peur de la
nuit. Je cherchais, loin. Je dansais, à bout de force. Avant,
je pariais sur l'avenir.
Toi tu préfères Dinard à Saint-Malo, à cause du Grand Hôtel
et du casino. Tu veux jouer. Moi je n'ai jamais joué ici, je
n'avais pas 18 ans. Tu dis qu'il faut sourire de tout et
s'amuser, tu prends ma main, je ne suis plus une enfant... Tu
dis que c'est dramatique de vouloir survivre à tout, que c'est
une forme de haine de soi. Toi tu aimes le changement. Toi tu
aimes la liberté. Moi je me retourne. Moi j'écris en
différé. La victoire serait de décrire son temps,
d'occuper le réel, de prendre ce qui vient, là, immédiatement
; j'écrirais sur toi alors, sur ton corps rivé à ta machine
préférée, la Betty Boop, celle qui gagne, celle qui donne,
j'écrirais sur ta façon de fumer, de conduire, de marcher,
j'écrirais sur ta voix, j'écrirais sur mon pèlerinage.
Que signifie La Jeunesse ? Je ne me suis jamais sentie
aussi jeune que ce soir, assise en face de toi, dans ce
restaurant construit sur une falaise qui fut jadis un
night-club que nous appelions la Chaumière. Tu vois, là,
c'était la piste, là, les vestiaires, là, le petit salon, là,
la cabine du DJ. Après la nuit, il y avait la tristesse ; oui,
j'étais déjà triste de savoir que rien ne reste, tout se
sépare et s'éloigne, comme la mer de la plage de Saint-Servan,
comme mon regard qui te quitte parce que je suis épuisée.
Derrière nous, le Sud et les nuits blanches de l'été, derrière
nous, le soleil qui embrase la mer, derrière nous l'orage et
les pluies chaudes. Derrière nous la vie tranquille.
Saint-Malo est dans ma tristesse. Je n'ai pas fini mon
histoire. Je me suis enfuie. Ici, j'ai eu peur.
Je reviens, vingt ans plus tard, avec toi et j'ai perdu ma
place. Je ne sais plus. Où se trouve le Musée de la marine ?
Et la parfumerie de tante Fernande ? Où accostait le voilier
de Françoise ? Comment s'appelle le chemin qui descend vers la
plage du Pont ? Quel est le nom de famille de Jean-Michel ? Et
celui de Laurence ? Pourquoi avoir détruit le petit manoir de
la Varde ? La rue de Blandine à Saint-Servan ? Dans quel lycée
M. a-t-elle fait ses études ? Combien de fois ai-je pris le
bateau pour Jersey ? Pourquoi mon grand-père ne venait-il que
le dimanche ? Quand a-t-on eu Suroît ? Pourquoi ai-je perdu M.
? Pourquoi nous sommes nous disputées si violemment ? Pourquoi
n'ai-je jamais pu revenir ici après la mort de Françoise ? Que
signifie revenir ? Je n'ai jamais quitté Saint-Malo. Je n'ai
jamais quitté ma jeunesse parce que je ne me suis jamais
sentie jeune comme je ne me suis jamais sentie enfant, j'ai
toujours eu trop de mots dans ma tête. Je me suis toujours
trop regardée. J'ai toujours lié, relié, analysé. J'ai
toujours été dans l'écriture. Dans cette vision. J'écrivais
avant même de savoir écrire. J'ai toujours eu une deuxième
voix à l'intérieur de moi ; je me suis toujours soulignée. Je
ne suis pas un esprit léger. Je me souviens de chaque chanson
parce que je me souviens de chaque serrement de cœur. Je me
souviens de chaque visage parce que je me souviens de chaque
voix. J'ai souvent dit : "Je t'aime." Et c'était
toujours à la même personne. Chaque été confirmait notre
amour. A chaque fois nous relancions la roue. J'aimais ce jeu.
J'aimais cette façon d'aimer. Oui, j'ai désiré ici pour la
première fois. Oui, j'ai eu honte de ce désir. Non, je ne l'ai
jamais écrit. Non, M. n'en a jamais rien su. Ce désir-là était
un vertige. Ce désir-là devait rester secret.
Je reviens avec toi, je reviens armée. Tu es mon double et
mon histoire, tu es dans la vie, dans sa force, tu es la voix
qui s'ajuste à la mienne ; avec toi, je regarde les vestiges
de l'amour. La plage du Pont n'est pas si belle, le vent est
glacé, Saint-Malo est une ville étroite, la digue ne traverse
pas la falaise. Ma mémoire n'est plus sûre. Avec toi, je ferme
mon passé. Je cherche, je cherche encore ce que j'étais
vraiment, je cherche mon visage qui a tant changé - cette
phrase de ma grand-mère : "Je ne te reconnais plus."
Souvent, j'ai si peur à mon tour de ne plus me reconnaître.
J'ai tant perdu depuis M. J'entre dans ma nuit, je cherche ma
main qui n'écrivait pas encore, la main innocente, je cherche
les corps joyeux de l'adolescence ; je cherche ce qui n'existe
pas : le temps, brûlé.
Tu montes vers les deux maisons de mon enfance, je
t'attends sur la plage, je ne veux pas voir, je ne peux pas,
tu vas filmer avec la petite caméra numérique, tu vas me
rendre mon passé ; les volets sont fermés, rien n'a changé,
c'est un trésor dans tes mains, c'est un trésor dans tes yeux.
Je te prends en photo sur la digue, là où je faisais mes
prières amoureuses.
Saint-Malo devient notre ville, notre ville triste parce
que nous aimons le Sud, parce que nos corps heureux
n'acceptent que les mers chaudes et fermées, ces bains-lait.
Saint-Malo devient un désert. Je n'ai plus rien de M., je n'ai
plus rien de Blandine, je n'ai plus rien des nageurs du Pont,
je n'ai plus rien de mes anniversaires dans le petit jardin de
Noroît. Je n'ai rien trouvé ici. Je ne me suis pas révélée.
J'ai perdu. Je sais que d'autres ici iront danser à
Saint-Briac, je sais que d'autres encore chanteront sur le
barrage de la Rance, les vitres baissées, la musique forte, je
sais que chaque nuit est unique, je sais que tout recommencera
sans moi. Non, vraiment, je ne suis plus d'ici, pas même
traversée. Je deviens étrangère à moi-même, c'est-à-dire à ce
que j'étais ici, avant. J'ai perdu mes yeux. J'ai perdu mes
amis. Il y aura toujours des filles et des garçons pour briser
le cœur. Il y aura toujours un chanteur à la mode. Il y aura
toujours des nuits d'été. Aucune terre n'est vraiment, chaque
lieu est fait de ce que nous ressentons, de ce que nous
excluons. Je n'avais jamais vu Saint-Malo ainsi. Je n'en avais
qu'une vision éblouie.
Vient enfin ton corps, ta voix, ce que tu es, tout ce que
tu es pour moi, vient ton enfance, vient ta jeunesse, qui
recouvre la mienne, vient, enfin, la vie réelle et lumineuse,
vient l'odeur du Sud. Saint-Malo tombe. Saint Malo s'efface,
sous la lumière forte du Cap-Martin. Ton corps que je prends
en photo se superpose aux autres corps, mes corps fictions,
ceux que je n'ai jamais cessé d'inventer. Tu prends la place.
Tu es à ta place. La beauté se déploie, là, devant moi.
C'est toujours la même mécanique du cœur. Ce sont toujours
des larmes de joie. Tu es dans ma vie. Tu es ma jeunesse,
celle que j'aurai adoré avoir ici, avec toi. Tu es le temps
retrouvé. Avant j'écrivais pour avoir de l'amour. Avant
j'attendais. Je ne trouve rien ici. Parce qu'il ne reste plus
rien. J'ai tout pris. Je n'ai rien laissé de moi. C'était à la
fin des années 1980. C'était le cinquième été. C'était la fin
des jours heureux. Nous avions tous 17 ans.
La jeunesse ? C'est souffrir d'aimer. La jeunesse ? C'est
modifier les lieux. La jeunesse ? C'est mentir sur son passé.
La jeunesse ? Ce sont des nuits sans fin. La jeunesse ? Elle
n'est plus à Saint-Malo. Ma jeunesse ? Je dois l'inventer.
Toutes les villes auront quelque chose de Saint-Malo,
toutes mes vies auront un air amoureux. La jeunesse est dans
la main qui écrit. J'ai choisi cette existence-là. Chaque
ville est à construire. Chaque livre est à réécrire. Tu
marches sur la plage du Val, je te suis. Tu entres dans mon
histoire. Et tu n'y entres pas vraiment. Puisque je ne peux
pas tout te dire. Puisque M. ne vit plus ici. Tu dis que ce
lieu ne me ressemble pas. J'entends les voix de mon enfance
qui appelaient : - Viens manger. Mouille ta nuque avant le
bain. Fais attention au soleil. M. au téléphone ! - Ces
voix qui me surveillaient. Ces voix qui s'inquiétaient. Je
détestais leur obéir. Je détestais cet amour-là : Il
m'étouffait... Tout est silencieux. On ne m'appelle plus parce
qu'on ne me voit plus. On ne m'appelle plus parce qu'on ne me
reconnaît plus. Tu veilles sur moi. Je sais. Je sais aussi que
tu ne m'en voudras pas si un jour j'écris sur toi. Je sais que
tu sauras lire cette écriture.
Je ne viens pas d'un lieu, je viens des êtres qui me
traversent. Mes livres viennent des voix qui m'appellent. Je
suis dans ce lien-là. Je suis dans cet étonnement. Je suis
dans ce ravissement.
Saint-Malo n'existait que par M. et le Sud n'existe que par
toi. Il n'y a aucune terre étrangère, il n'y a que des terres
amoureuses. Chaque voyage est un retour à soi. La mémoire est
aussi la mémoire du désir. Ainsi, c'est toujours la première
fois.
Nina Bouraroui