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Saint-Malo, terre amoureuse, par Nina Bouraroui
LE MONDE DES LIVRES | 22.07.04
Les falaises de la Varde, la plage du Pont, le Sillon, la promenade des remparts ou le barrage de la Rance  : pour l'auteur de "Poupée Bella", ces lieux sont ceux de son enfance et de sa jeunesse, de ses amitiés et de ses amours. Comment revenir dans une ville qui est restée quand on a tant changé, comment ne pas se sentir étranger à soi-même  ?

Nous quittons le Sud, nous quittons les rochers blancs du Cap-Martin, nous quittons l'été de feu, c'est une longue traversée, c'est notre voyage, c'est nous deux, tous les deux, la voiture, la musique, la route, cette ligne infinie. Tu ne sais rien de la Bretagne, des pluies fines, du granit, de cette beauté-là, de ce silence aussi qui tombe sur la mer. Tu ne sais rien de la nostalgie. Tu es, ici, dans ton temps. Tu dis que ma mémoire est une vraie maladie. Tu pourrais être mon frère, à cause des yeux, des cheveux, de la couleur de la peau, à cause de nos deux cerveaux-miroirs.

Tu pourrais être mon jumeau. Nous marchons à deux, à force, nous nous ressemblons, je crois. Nous venons d'une même famille amoureuse, nous sommes faits de ce ciment-là. Tu conduis vite, je n'ai pas peur, avec toi, c'est toujours la vie. Tu ne sais rien de Saint-Malo, tu ne sais rien des falaises de la Varde, tu ne sais rien de la plage du Pont, tu ne sais rien du Sillon, des remparts et du barrage de la Rance.

Derrière nous, le Sud. Derrière nous la baie de Nice, Castel-Plage, La Pérouse, derrière nous ma vie de femme. Je veux retrouver, je veux te montrer, je veux te raconter, la vitesse emporte, l'été est un brasier. Tu dis que c'est facile de traverser la France en voiture, tu as l'habitude, tu aimes cela. Derrière nous, les cris des plongeurs de Roquebrune, derrière nous la maison d'Eileen Grey, derrière nous le Majestic et la grande Riviera, derrière nous la montagne sèche, rouge et dangereuse. Le Sud a la force d'un homme. La Bretagne est secrète et fragile. Nous allons vers la pierre, vers les falaises, dans le vent, nous allons vers ma jeunesse. Je ne sais plus rien de Saint-Malo, je n'ai que mes souvenirs, je n'ai que mes visages amoureux. C'est un long voyage. Je ferme les yeux. Je sais que tu me regardes. Nous sommes seuls dans la nuit. Nous sommes seuls au monde. Toutes les villes de France : toutes les villes de l'enfance.

Toi tu passais tes vacances en Bourgogne, puis en Normandie. Toi tu es un vrai garçon de Paris. Saint-Malo reste ma France inoubliable et ma France qui s'efface. Je vieillis, je ne suis plus de cette terre-là. Du Sud à Saint-Malo, voici le trajet de mon cœur, voici ma mémoire vive. Nous sommes loin du soleil. Nous sommes loin de la roche chaude. Nous sommes loin de la lumière blanche et aveuglante.

Tout se tient là, après la porte, dans la ville forteresse, tout ce que je dois te dire, tous mes secrets, tout ce qui a commencé à prendre en moi. Ce que je fus. Ce que je ne suis peut-être plus. Nous marchons, au petit matin, dans la ville fantôme de ma jeunesse. Voici l'hôtel de l'Univers où A. m'attendait tous les soirs, là le Chateaubriand où M. m'avoua qu'elle m'aimait, là, vers Solidor, la maison de V. qui s'est suicidé, ici le bateau de F., plus loin les remparts et le corps de S. qui me serrait contre lui, loin dans ma mémoire les rires des enfants joyeux que nous étions, assis sur la plage à guetter la mer qui montait, froide et agitée, encore plus loin le goût des pains-beurre-chocolat, l'odeur des algues, du sable humide, du vent dans les cheveux et encore plus loin nos promesses de ne jamais oublier, de ne jamais se quitter.

J'ai défait tous mes liens. J'ai brisé ma jeunesse. J'ai fait le vide autour de moi. Puis j'ai réparé ce vide, j'ai écrit contre la mort, contre la perte, j'ai écrit sur Saint-Malo pour tous mes visages amoureux. J'ai écrit, comme avant, ici, lorsque je cachais mes lettres au fond du jardin de la petite maison que ma grand-mère avait appelée Noroît à cause du vent. J'ai écrit pour dire combien j'avais aimé. La place du Chateaubriand me semble si petite et les rues si sombres et le temps si triste. Saint-Malo est restée et j'ai tant changé. Je ne viens plus d'ici. Ton corps est si près, si fort, tu as un air heureux, nous marchons, longtemps, tu me dis que c'est toujours triste de revenir parce que nous ne retrouvons jamais rien. Souvent, je pense avoir menti. Les livres ne viennent pas de la vraie vie ; c'est à chaque fois une réparation, c'est à chaque fois un nouveau mensonge, c'est à chaque fois l'innocence de mon corps d'enfant sur le bac de Dinard, au marché de Paramé, dans les champs de Rothéneuf, c'est à chaque fois mon corps de jeune fille au centre du petit jardin, c'est à chaque fois la sensation d'être envahie puis dépassée.

Ecrire sur Saint-Malo devient alors survivre à sa jeunesse. Tu entends, tu me regardes, tu souris, tu dis que ce n'est pas grave ; oui je ne reconnais plus rien, non je ne t'ai pas menti, avant il faisait meilleur, avant on se retrouvait au bar de la Potinière, avant le Rusty avait un jardin d'hiver, avant je plongeais de la digue parce que l'eau était assez profonde, avant C. et M. m'aimaient, avant je riais d'un rien, avant je croyais à l'éternité d'un été, avant je regardais ma grand-mère marcher sur la plage, le corps lent, les mains dans le dos, et je me disais que rien ne pouvait arriver. Que tout resterait ainsi. Tout. Avant je pensais tenir le temps, je me regardais vivre et je me regardais aimer. Avant je croyais au Paradis. Avant j'étais sûre de nos liens à tous, de notre affection, de cette force-là ; avant je n'avais pas peur de la nuit. Je cherchais, loin. Je dansais, à bout de force. Avant, je pariais sur l'avenir.

Toi tu préfères Dinard à Saint-Malo, à cause du Grand Hôtel et du casino. Tu veux jouer. Moi je n'ai jamais joué ici, je n'avais pas 18 ans. Tu dis qu'il faut sourire de tout et s'amuser, tu prends ma main, je ne suis plus une enfant... Tu dis que c'est dramatique de vouloir survivre à tout, que c'est une forme de haine de soi. Toi tu aimes le changement. Toi tu aimes la liberté. Moi je me retourne. Moi j'écris en différé. La victoire serait de décrire son temps, d'occuper le réel, de prendre ce qui vient, là, immédiatement ; j'écrirais sur toi alors, sur ton corps rivé à ta machine préférée, la Betty Boop, celle qui gagne, celle qui donne, j'écrirais sur ta façon de fumer, de conduire, de marcher, j'écrirais sur ta voix, j'écrirais sur mon pèlerinage.

Que signifie La Jeunesse ? Je ne me suis jamais sentie aussi jeune que ce soir, assise en face de toi, dans ce restaurant construit sur une falaise qui fut jadis un night-club que nous appelions la Chaumière. Tu vois, là, c'était la piste, là, les vestiaires, là, le petit salon, là, la cabine du DJ. Après la nuit, il y avait la tristesse ; oui, j'étais déjà triste de savoir que rien ne reste, tout se sépare et s'éloigne, comme la mer de la plage de Saint-Servan, comme mon regard qui te quitte parce que je suis épuisée. Derrière nous, le Sud et les nuits blanches de l'été, derrière nous, le soleil qui embrase la mer, derrière nous l'orage et les pluies chaudes. Derrière nous la vie tranquille. Saint-Malo est dans ma tristesse. Je n'ai pas fini mon histoire. Je me suis enfuie. Ici, j'ai eu peur.

Je reviens, vingt ans plus tard, avec toi et j'ai perdu ma place. Je ne sais plus. Où se trouve le Musée de la marine ? Et la parfumerie de tante Fernande ? Où accostait le voilier de Françoise ? Comment s'appelle le chemin qui descend vers la plage du Pont ? Quel est le nom de famille de Jean-Michel ? Et celui de Laurence ? Pourquoi avoir détruit le petit manoir de la Varde ? La rue de Blandine à Saint-Servan ? Dans quel lycée M. a-t-elle fait ses études ? Combien de fois ai-je pris le bateau pour Jersey ? Pourquoi mon grand-père ne venait-il que le dimanche ? Quand a-t-on eu Suroît ? Pourquoi ai-je perdu M. ? Pourquoi nous sommes nous disputées si violemment ? Pourquoi n'ai-je jamais pu revenir ici après la mort de Françoise ? Que signifie revenir ? Je n'ai jamais quitté Saint-Malo. Je n'ai jamais quitté ma jeunesse parce que je ne me suis jamais sentie jeune comme je ne me suis jamais sentie enfant, j'ai toujours eu trop de mots dans ma tête. Je me suis toujours trop regardée. J'ai toujours lié, relié, analysé. J'ai toujours été dans l'écriture. Dans cette vision. J'écrivais avant même de savoir écrire. J'ai toujours eu une deuxième voix à l'intérieur de moi ; je me suis toujours soulignée. Je ne suis pas un esprit léger. Je me souviens de chaque chanson parce que je me souviens de chaque serrement de cœur. Je me souviens de chaque visage parce que je me souviens de chaque voix. J'ai souvent dit : "Je t'aime." Et c'était toujours à la même personne. Chaque été confirmait notre amour. A chaque fois nous relancions la roue. J'aimais ce jeu. J'aimais cette façon d'aimer. Oui, j'ai désiré ici pour la première fois. Oui, j'ai eu honte de ce désir. Non, je ne l'ai jamais écrit. Non, M. n'en a jamais rien su. Ce désir-là était un vertige. Ce désir-là devait rester secret.

Je reviens avec toi, je reviens armée. Tu es mon double et mon histoire, tu es dans la vie, dans sa force, tu es la voix qui s'ajuste à la mienne ; avec toi, je regarde les vestiges de l'amour. La plage du Pont n'est pas si belle, le vent est glacé, Saint-Malo est une ville étroite, la digue ne traverse pas la falaise. Ma mémoire n'est plus sûre. Avec toi, je ferme mon passé. Je cherche, je cherche encore ce que j'étais vraiment, je cherche mon visage qui a tant changé - cette phrase de ma grand-mère : "Je ne te reconnais plus." Souvent, j'ai si peur à mon tour de ne plus me reconnaître. J'ai tant perdu depuis M. J'entre dans ma nuit, je cherche ma main qui n'écrivait pas encore, la main innocente, je cherche les corps joyeux de l'adolescence ; je cherche ce qui n'existe pas : le temps, brûlé.

Tu montes vers les deux maisons de mon enfance, je t'attends sur la plage, je ne veux pas voir, je ne peux pas, tu vas filmer avec la petite caméra numérique, tu vas me rendre mon passé ; les volets sont fermés, rien n'a changé, c'est un trésor dans tes mains, c'est un trésor dans tes yeux. Je te prends en photo sur la digue, là où je faisais mes prières amoureuses.

Saint-Malo devient notre ville, notre ville triste parce que nous aimons le Sud, parce que nos corps heureux n'acceptent que les mers chaudes et fermées, ces bains-lait. Saint-Malo devient un désert. Je n'ai plus rien de M., je n'ai plus rien de Blandine, je n'ai plus rien des nageurs du Pont, je n'ai plus rien de mes anniversaires dans le petit jardin de Noroît. Je n'ai rien trouvé ici. Je ne me suis pas révélée. J'ai perdu. Je sais que d'autres ici iront danser à Saint-Briac, je sais que d'autres encore chanteront sur le barrage de la Rance, les vitres baissées, la musique forte, je sais que chaque nuit est unique, je sais que tout recommencera sans moi. Non, vraiment, je ne suis plus d'ici, pas même traversée. Je deviens étrangère à moi-même, c'est-à-dire à ce que j'étais ici, avant. J'ai perdu mes yeux. J'ai perdu mes amis. Il y aura toujours des filles et des garçons pour briser le cœur. Il y aura toujours un chanteur à la mode. Il y aura toujours des nuits d'été. Aucune terre n'est vraiment, chaque lieu est fait de ce que nous ressentons, de ce que nous excluons. Je n'avais jamais vu Saint-Malo ainsi. Je n'en avais qu'une vision éblouie.

Vient enfin ton corps, ta voix, ce que tu es, tout ce que tu es pour moi, vient ton enfance, vient ta jeunesse, qui recouvre la mienne, vient, enfin, la vie réelle et lumineuse, vient l'odeur du Sud. Saint-Malo tombe. Saint Malo s'efface, sous la lumière forte du Cap-Martin. Ton corps que je prends en photo se superpose aux autres corps, mes corps fictions, ceux que je n'ai jamais cessé d'inventer. Tu prends la place. Tu es à ta place. La beauté se déploie, là, devant moi.

C'est toujours la même mécanique du cœur. Ce sont toujours des larmes de joie. Tu es dans ma vie. Tu es ma jeunesse, celle que j'aurai adoré avoir ici, avec toi. Tu es le temps retrouvé. Avant j'écrivais pour avoir de l'amour. Avant j'attendais. Je ne trouve rien ici. Parce qu'il ne reste plus rien. J'ai tout pris. Je n'ai rien laissé de moi. C'était à la fin des années 1980. C'était le cinquième été. C'était la fin des jours heureux. Nous avions tous 17 ans.

La jeunesse ? C'est souffrir d'aimer. La jeunesse ? C'est modifier les lieux. La jeunesse ? C'est mentir sur son passé. La jeunesse ? Ce sont des nuits sans fin. La jeunesse ? Elle n'est plus à Saint-Malo. Ma jeunesse ? Je dois l'inventer.

Toutes les villes auront quelque chose de Saint-Malo, toutes mes vies auront un air amoureux. La jeunesse est dans la main qui écrit. J'ai choisi cette existence-là. Chaque ville est à construire. Chaque livre est à réécrire. Tu marches sur la plage du Val, je te suis. Tu entres dans mon histoire. Et tu n'y entres pas vraiment. Puisque je ne peux pas tout te dire. Puisque M. ne vit plus ici. Tu dis que ce lieu ne me ressemble pas. J'entends les voix de mon enfance qui appelaient : - Viens manger. Mouille ta nuque avant le bain. Fais attention au soleil. M. au téléphone ! - Ces voix qui me surveillaient. Ces voix qui s'inquiétaient. Je détestais leur obéir. Je détestais cet amour-là : Il m'étouffait... Tout est silencieux. On ne m'appelle plus parce qu'on ne me voit plus. On ne m'appelle plus parce qu'on ne me reconnaît plus. Tu veilles sur moi. Je sais. Je sais aussi que tu ne m'en voudras pas si un jour j'écris sur toi. Je sais que tu sauras lire cette écriture.

Je ne viens pas d'un lieu, je viens des êtres qui me traversent. Mes livres viennent des voix qui m'appellent. Je suis dans ce lien-là. Je suis dans cet étonnement. Je suis dans ce ravissement.

Saint-Malo n'existait que par M. et le Sud n'existe que par toi. Il n'y a aucune terre étrangère, il n'y a que des terres amoureuses. Chaque voyage est un retour à soi. La mémoire est aussi la mémoire du désir. Ainsi, c'est toujours la première fois.

Nina Bouraroui

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.07.04

  

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