LA
TRANSE DES INSOUMIS de Malika Mokeddem. Grasset, 312 p.,
18 €.
Tous ceux qui incitent les jeunes femmes nées de l'immigration à
la modération, qui ne comprennent pas leur récente marche contre
leur oppression, devraient lire le magnifique récit de Malika
Mokeddem, La Transe des insoumis.
Malika Mokeddem, née dans le désert algérien, dans une famille de
nomades sédentarisés, médecin, écrivain, est déjà l'auteur de six
livres. Des romans forts, combattants, qui lui ont valu du respect,
mais aussi des attaques. Il fallait probablement qu'elle ait tout
cela derrière elle pour oser ce récit la première personne,
va-et-vient entre son présent "Ici" et son passé "là-bas", dans le
désert, ou "Oran", le lieu de ses études. En outre, comme souvent
ceux pour qui l'écriture a été un véritable rempart contre la mort,
la découverte d'une possibilité de vie "autre", Malika Mokeddem
avait parfois un style hyperbolique et métaphorique à l'excès. Elle
s'en est dépouillée dans ce texte et sa parole n'en a que plus de
force.
"Ici", elle vient de rompre avec l'homme, un Français, qui a
partagé sa vie pendant dix-sept ans. Ils s'aiment toujours, mais il
ne supporte pas qu'elle écrive. "S'il n'a rien du macho (...) il
panique à me regarder m'éloigner dans l'écriture. Il craint de me
perdre et me perd pourtant." Avec son départ, reviennent les
insomnies, qui ont marqué l'enfance de la petite Malika, quand toute
la famille dormait dans la même pièce, sur une unique couche, sous
une même couverture. Sauf la grand-mère, que Malika allait rejoindre
en secret dans la nuit et qui lui parlait à voix basse de sa
jeunesse nomade. Insomnie- insoumis : c'est de ce rejet de la
règle commune, le sommeil, que Malika a nourri sa révolte.
Deuxième révolte : dans ce monde de l'oralité, elle a choisi
l'écrit, la lecture. Elle avait peu de livres, mais les relisait à
l'infini, de jour comme de nuit. Et, plus définitif que tout, elle a
refusé le destin des femmes, après avoir entendu "ce murmure
résigné lui raconter tant de fois la déconvenue de sa naissance".
Avoir une fille était toujours une calamité.
Son refus est radical, il n'épargne pas les femmes qui ont
consenti à leur oppression : "C'est ce chœur antique de voix
féminines qui me hante. Il édicte un tel sacrifice érigé en devoir
absolu, théâtralisé. Les femmes payent quotidiennement un tel prix à
la vie, à la cohésion de leur famille, leur tribu. C'est ce qui
transfigure leur misogynie et les rend plus dangereuses à mes yeux.
Je sais mes réactions aux injures masculines plus spontanées, moins
torturantes. Parce qu'elles étaient des injures précisément. Pas ces
appels aux ralliements de la détresse." Voilà de quoi nourrir
une réflexion bien abandonnée par les femmes, aujourd'hui. Cela dit,
ces propos concernent ce qui s'est passé "Là-bas", dans l'enfance,
quand il fallait lutter pour aller à l'école, se retrouver seule
avec quarante-cinq garçons, et entendre la mère répéter :
"Tu n'aurais jamais dû quitter le rang des femmes." "Ici", ce
sont des hommes qui prennent le téléphone pour hurler, en appuyant
sur les mots, "tu vas ccreever, sale chienne", alors que
Tahar Djaout, déjà, a été assassiné, que Rachid Mimouni vient de
mourir, sans doute de n'avoir pas supporté l'exil. C'est "Ici",
qu'un journaliste algérien se dissimulant derrière des initiales
traîne Malika Mokeddem dans la boue, dans un journal, l'accusant,
pour son roman La Nuit de la lézarde (1), de "surfer sur
la sanglante vague algérienne".
Y a-t-il une place pour une femme libre, "Ici", comme "Là-bas"?
A-t-on droit à l'insoumission, ou faut-il d'une manière ou d'une
autre, si l'on est une femme, rentrer dans le rang de la société,
subir la loi des hommes, sous peine d'affronter leurs préjugés, leur
incompréhension, leurs injures ? C'est au fond toute la
question de ce livre qu'on lit d'une traite, dans une sorte
d'urgence, car, cette question, Malika Mokeddem la pose à toutes les
femmes.
Josyane Savigneau
(1) Grasset, 1998, Le livre de poche.