L’Action, Tunis, 14 juillet 1958

 

« Djerba, l’île des lotophages »

 

 

Les pages inédites dont nous offrons aujourd’hui la primeur aux lecteurs de L’Action sont extraites d’une œuvre en préparation de Kateb Yacine, Le Polygone étoilé, à paraître aux éditions du Seuil. Il s’agit à la fois d’un roman, d’un ensemble de pièces de théâtre et de poèmes réunis dans la même structure, ce qui constitue en soi une tentative d’en finir avec les formes, les cadres, en un mot une négation des « genres littéraires ».  A défaut d’espace pour montrer dans toute son ampleur une œuvre aux dimensions nécessairement multiples, complexes, voire abstraites, voici un fragment en prose qui concerne l’île de Djerba où se déroule (dans la forme romanesque) une partie de l’action. Nous avons respecté autant que possible la simultanéité qui caractérise ici le récit, en indiquant dans les limites d’une page de journal, la disposition du texte original.

 

 

(le texte qui suit est entrecoupé par l’insertion de trois photos : la 1ère représentant un vieux rabbin à la longue barbe blanche ; la 2ème un paysage avec palmier, âne et chameau ; la 3ème, une femme voilée dont la silhouette se détache sur  les coupoles et le minaret d’une mosquée. Le tout, texte et photos, est disposé en quatre colonnes)

            Ni l’imagination ni la mémoire ne m’avaient préparé à cet élancement des palmes sur une  telle vastitude, ocre, verte, bleue, blanche, plaine profonde et jaillissante, de toutes parts submergée, brise de terre succédant au vent du large… Jusqu’au dernier instant, l’île s’estompe et se dérobe. Pour les Anciens, c’était Meninx, la terre demeurée calme en dépit des orages.

            Le long des haies, vers l’unique fontaine des ombres glissent, porteuses d’eau ; certaines sont des Soudanaises, filles d’esclaves qui continuent à servir les mêmes puissantes familles, sont durement traitées, ne reçoivent aucun salaire –tout juste nourries- ne dorment pas toujours sur la peau de mouton réservées aux domestiques… Elles passeront ainsi toute leur vie, si elles ne sont pas mariées à un affranchi (en sa qualité d’homme ayant échappé le plus souvent à la servitude par l’exil) qui leur rendra leur dignité ; d’autres filles, d’autres femmes qui ne sont pas noires, épaves de quelque naufrages social, sont employées aux provisions d’eau, l’orgueil d’une bourgeoise d’ici ne se mesurant pas à l’automobile ou au manteau de vison, mais à l’abondance de l’eau dans la maison. Sur le chemin, théoriquement public, toute porteuse d’eau est sacrée, inapprochable, et jette à peine un regard de côté ; les mâles baissent pudiquement les moustaches, affectent de ne pas la voir, selon les mœurs de  l’aristocratie insulaire.

Elles détalent, emmitouflées dans leurs châles ; en la débauche solaire, les corps couleur de glaise cuite ne se révèlent qu’à la hauteur de la cheville, au coup de vent dans les robes larges, frissonnantes, fleuries, fringantes, mais le regard apparemment grave, elles imitent comme à plaisir la fausse importance, la démarche ample, rapide, insinuante, brusque, des colombes sur le qui-vive.

            Nuit et jour s’éternisent, l’œil jamais ne se heurte à l’horizon ouvert de toutes parts, déchiqueté mais adouci par d’immenses bancs de sable fin où les flamants roses vivent en groupes florissants, leurs formes floues majestueusement agitées, se débattant au loin comme à la limite d’un monde, et même les nuages s’éloignent à regret, à la merci de tous les vents, au-dessus de cette soif écumante et tranquille ; ce qu’on ressent à peine, comme un goût agaçant de jujube, c’est son attachement impossible à ce point d’ombre dans le feu.

 

*

            La Synagogue a deux mille ans. C’était à l’origine un boudoir de païenne ; les rabbins encyclopédiques, ayant tout recueilli, depuis les tables de la Loi jusqu’aux textes obscurs qu’ils réimpriment eux-mêmes pour des disciples triés sur le volet, composent un chœur sagace et catégorique, nullement gêné par ses criantes contradictions, pour raconter l’histoire de l’Étrangère sans foi ni loi réfugiée dans l’île, au temps de la captivité de Babylone ; les Juifs proscrits et pourchassés l’avaient trouvée dans une hutte de branchages, dit-on, tout près de leur campement, la Hara d’aujourd’hui, leur quartier.

            Elle mourut dans sa hutte et dans son mystère, sans jamais révéler sa religion ni ses origines ; les fugitifs de Babylone, dit-on, émus du sort de l’Étrangère (ils ne l’appelaient plus qu’ainsi) l’honorèrent d’un temple, marquant l’emplacement de la future synagogue, celle où nous nous trouvions réunis, et ces oiseaux, dit-on,  colombes et hirondelles, ont toujours niché au sommet du temple et, peut-être en leurs mémoires aériennes ont-ils quelque souvenir, oiseaux et rabbins, du tombeau de fortune, et chaque année, le trente-troisième jour après la fête de Pâque, les Juifs d’Afrique du Nord et de tout l’Orient  viennent ici en pèlerinage…

            Nous prenons place, le long de la travée, sur l’invitation des barbes blanches, et  les yeux se tournent vers le cortège nuptial qui vient  de faire son entrée, conduit par un orchestre silencieux, violons et tambourins. La bénédiction commence sous les cris des oiseaux venus en foule assister à la cérémonie, comme s’ils y étaient rituellement conviés ; le jeune époux, escorté de son père et de ses amis, penche son turban fleuri sur l’autel, en blanc costume de soie brodée. Pas une femme dans l’assistance, et pas un Musulman, à part Si Mabrouk et moi, Salem ayant refusé de venir par orgueil religieux, alors qu’il y a cohue et populace judéo-arabe derrière la porte, attendant sans façon la fin des formalités spirituelles pour s’emparer de l’orchestre et boire, par outres de  vin de palme, à la ruine de tous les blancs-becs et autres jeunes mariés…

            Meneur de tambourins, Si Mabrouk était de toutes les fêtes de toutes les assemblées ; je l’avais vu à la synagogue, je le revis à la mosquée de mes ancêtres –oui, la plus ancienne, elle portait mon nom et on l’appelait aussi la mosquée des Étrangers- et il m’attirait, m’intriguait, presque autant que cette Étrangère, réfugiée dans l’île depuis peu. Elle n’acceptait, disait-on, l’hospitalité d’aucune famille, ni juive ni musulmane, pas même la sienne, la nôtre… Pourtant Si Mabrouk, disait-on, avait été son tuteur ou son médecin, et à présent pour elle, depuis son départ, il sombrait dans la magie. Comment expliquer autrement qu’il eût adoré, seul et à la face de tous, après l’avoir creusé sous la hutte, le tombeau d’une vivante ? Telle était la question posée par Salem, le gardien de la paix ; ce policier de vingt-trois ans avait des attaches avec le Néo-Destour, aimait les livres, ne cachait pas qu’une partie de son temps, non la moindre, était consacrée à des femmes qu’il harcelait de prose poétique puisée à la bonne source, de même qu’il avait, dès le premier jour, déclamé à mon intention toute une page du vieil Homère, en guise de bienvenue :

            « Ils partent et pénètrent au séjour des lotophages, peuple tranquille qui ne leur dresse aucun piège mortel ; il leur présente le lotos, ses délices. Au moment où mes guerriers ont porté à leurs lèvres ce fruit aussi doux que le miel, loin de songer à mes ordres ni à leur départ, ils n’aspirent qu’à couler leurs jours parmi ce peuple : savourer le lotos est leur seul charme, ils ont oublié jusqu’au nom de leur patrie… »

 

            Israélites et musulmans, ils employaient les sempiternelles servantes soudanaises dont ils domestiquaient les enfants sans pouvoir se prémunir contre les dangers d’unions secrètes entre noirs et blancs. La tribu primitive envahissait la dérisoire aristocratie, prête à serrer dans ses bras forts (et jamais libres) une engeance à venir au sang mêlé à flots, qui se mettrait un jour en marche depuis les fleuves de l’exode jusqu’au Nil, au cœur d’une Afrique anarchiste, mère de toutes les libertés, de son temps de bagne largement accompli, selon la complainte qui tremble aux lèvres des esclaves à l’heure de l’évasion en foule irrésistible :  « laisse aller mon peuple… »

 

*

            Et Si Mabrouk trouva la hutte vide… Au vent du soir, à quelques brasses de la rive, un petit bateau à voile manœuvrait pour prendre le large. Il vit, dit-on, la Femme Sauvage embarquée au milieu de cinq marins, des Européens, dit-on, qui ne paraissaient nullement émus par les efforts de Si Mabrouk pour les rattraper à la nage. Immobiles, recueillis autour de leur passagère, et déjà, eux aussi, tout acquis à son culte. Mais cette fois-ci, elle dirigeait son propre rapt, avec finesse et autorité.

 

 

(Encadrant la dernière photo, le texte suivant, en caractères plus petits que pour le reste de l’extrait)

En 910, lorsque les Chrétiens de Tripoli entreprirent l’exploration de l’île, leurs cent vingt navires rencontrèrent une résistance imprévue : ce jeudi-là le vétéran fit encercler rapidement les nouveaux venus qui avaient déjà subi une tempête, avant de jeter l’ancre ; le vent avait précipité dix-huit navires sur les rives… Mais les survivants furent accueillis, et ils connurent le lotos après le bannissement et la guerre.

            En 666, le premier gouverneur arabe de Tripoli dut s’occuper tout spécialement des jeunes filles ; elles étaient alors de libres païennes pleines d’attraits, d’où les disgrâces qui obligèrent le représentant de l’Islam à proclamer devant ses troupes rougissantes : « L’homme qui croit en Dieu et à la vie élevée ne doit pas arroser ce qu’un autre a semé. »