TRONC COMMUN
Licence de Lettres Modernes
Christine Queffélec
Sujet : Selon un
critique : « l’artiste fin-de-siècle succombe à la fascination d’une
‘inquiétante étrangeté’ ». cette fascination se manifeste-t-elle dans les
trois œuvres du programme ?
Par rapport aux années précédentes la qualité de la langue semble s’être améliorée. La proportion de copies témoignant de problèmes majeurs d’expression a diminué, bien qu’il en reste encore trop. Certains étudiants manifestent de gros problèmes de vocabulaire et multiplient les termes impropres. Attention aux phrases incomplètes, dépourvues de proposition principale et encore plus aux interrogations indirectes où le pronom sujet ne doit pas être inversé et qui ne prennent pas de point d’interrogation. Les problèmes d’orthographe sont variés, je ne signalerai que les plus courants. Il se résout (s’écrit avec t, cf conjugaison des verbes en –soudre), bouleverser, avec un e, participes passés des verbes de second groupe en –i : il a subi, il est puni, apollinien, dionysiaque, quelle que soit la terreur, des problèmes pécuniaires, etc…
Les principaux problèmes sont venus de l’interprétation du sujet. Beaucoup de copies tournent autour de 8 car elles sont en majeure partie hors sujet qui ne porte pas sur la fascination (pour l’art, pour la beauté, le modèle ou je ne sais quoi mais sur la fascination pour « l’inquiétante étrangeté », notion qui est au cœur du sujet. Empruntée à Freud, elle est la traduction de « das Unheimliche », mot-à-mot, « ce qui n’appartient pas à la maison et pourtant y demeure » et renvoie au retour du refoulé, à la confrontation avec un aspect de soi-même oublié ou occulté qui suscite une impression de familiarité mais aussi d’insolite, d’étrangeté. Cette fascination pour l’inquiétante étrangeté s’exprime tout particulièrement dans la Mort à Venise, avec la séduction exercée par le « Dieu étranger ». L’appel du dionysiaque qui trouble Aschenbach est la manifestation type de « l’inquiétante étrangeté. Les occurrences du champ sémantique de l’étrange (étrange, étranger) sont très nombreuses dans la nouvelle et un certain nombre de personnages à l’allure à la fois familière et étrangère, sortes de doubles de lui-même qu’Asch. ne reconnaît pas, renvoient aussi à l’inquiétante étrangeté (le voyageur mi-allemand, mi-exotique aux abords du cimetière, le gondolier, le vieux beau, le chanteur). Même si vous ne connaissiez pas l’expression « inquiétante étrangeté », cette œuvre devait vous mettre sur la voie. Le dionysiaque vous donnait une approche satisfaisante de l’inquiétante étrangeté. Pour ce qui est du Portrait de Dorian Gray , cette fascination se manifeste dans l’attrait qu’exerce sur lui le portrait, double de lui-même ou d’une partie de lui-même qu’il refuse mais dont il ne peut détacher les yeux. La contemplation de sa corruption finit par engendrer une véritable jouissance. Vous pouviez évoquer aussi « l’étrange fascination » ressentie par Basil. Son modèle le renvoie à des désirs qu’il avait refoulés et son attitude est comparable à cette d’ Asch. Face à Tadzio.
C’est dans L’Oeuvre que cette inquiétante étrangeté tient le moins de place, mais ne la retrouve-t-on pas cependant dans la stupéfaction de Claude devant l’idole d’une religion inconnue » qu’il a peinte dans un état d’inconscience et qui révèle des aspirations religieuses, et peut-être même une pulsion de mort qu’il avait toujours refoulée.
Ces réflexions préliminaires sur les textes devaient vous permettre de comprendre le sujet et d’organiser le devoir qui doit reposer sur une problématique et ne pas se contenter de décrire les textes. Il faut aussi éviter toute forme de catalogue et éviter de juxtaposer des paragraphes sur chacune des œuvres. Il faut partir des idées et utiliser vos œuvres comme des exemples dans une dissertation générale en convoquant l’une ou l’autre en fonction du point que vous traitez. Inutile de vous attarder sur les ressemblances que vous pouvez signaler de façon très synthétique, mais analysez avec finesse les différences en vous fondant sur des passages bien précis.
Venons-en à l’organisation du devoir. La problématique était la suivante. Vos œuvres illustrent-elles la fascination de l’artiste pour « l’inquiétante étrangeté » ? Il fallait prendre en considération les artistes personnages aussi bien que les auteurs de vos œuvres. Plusieurs plans étaient possibles. Certains sont partis des objections que l’on pouvait émettre, évoquant des artistes-maîtres, créant en toute lucidité, pour montrer ensuite, la dérive vers l’étrange, le retour du refoulé, l’émergence des pulsions de mort, liées à l’aspiration à l’absolu, à l’infini, d’autres ont choisi l’ordre inverse, tout aussi légitime. Les meilleures copies ont montré dans une dernière partie, que les auteurs, eux, échappaient à cette fascination par une distanciation à l’égard des personnages, une contestation de leurs options, et, pour ce qui est de Mann, une écriture parodique. Il était possible aussi, en première partie, d’analyser les différentes formes que pouvaient prendre « l’inquiétante étrangeté » (désirs sexuels, dérive mystique et pulsion de mort, dionysiaque ).
Ne pas commencer par la citation. « Amener » le sujet. Vous pouvez le faire par des considérations générales. Certains sont partis de remarques sur la décadence, son goût du corrompu, du morbide, du macabre, de la perversité. Vous pouvez aussi donner l’exemple d’œuvres d’art ou d’œuvres littéraires étrangères au programme, témoignant de cette fascination ou plus simplement partir d’exemples ou de citations empruntés à vos œuvres. Mann et Wilde vous en offraient un grand choix.
Présenter ensuite la citation, l’expliquer (cf. plus haut),
annoncer votre plan, avec souplesse si possible. (ex. : L’Oeuvre, Le Portrait, la Mort à Venise ont pour héros des artistes, qui à travers la
diversité de leurs objectifs, se veulent lucides et conscients, maîtres de leur
art, ce qui semble incompatible avec la fascination pour « l’inquiétante
étrangeté » qui présuppose la soumission à des pulsions inconscientes.
Néanmoins, certains d’entre eux semblent perdre peu à peu cette maîtrise et
trahir leurs objectifs initiaux, en proie à des désirs nouveaux, incontrôlables
auxquels ils succombent dans tous les sens du terme, puisqu’ils seront conduits
à la mort. Nous nous demanderons alors si l’échec qu’ils subissent peut être
imputé à la fascination pour une « inquiétante étrangeté » et ce que
cette formule recouvre dans chacune des œuvres, avant de nous interroger sur
les intentions des auteurs. S’identifient-il à leurs personnages ou
s’efforcent-ils, à travers leur récit, d’instaurer une distance salvatrice ?
La perfection même de l’oeuvre achevée n’implique-t-elle pas une victoire sur
les pulsions inconscientes qui auraient pu les séduire ?)
Le projet naturaliste avec son ancrage scientifique semble au premier abord mettre les artistes à l’abri de toute fascination pour « l’inquiétante étrangeté. » La démarche de l’artiste est celle du savant qui observe la réalité, expérimente, formule des lois et reproduit avec objectivité le monde extérieur et son fonctionnement. Claude ou Sandoz n’ont qu’un objectif, la représentation du réel tel qu’il est, de tout le réel, en restant au plus près de la vérité. L’objet le plus humble retient l’attention de l’artiste qui puise son inspiration dans le quotidien le plus banal, un quotidien dépourvu de tout mystère, de toute étrangeté, privé même de tout au-delà symbolique. Qu’est-ce qu’une « botte de carotte » pourrait avoir d’inquiétant ? Les projets de Claude sont infiniment rassurants, il veut peindre l’île de la Cité à toutes les heures et par toutes les saisons, faire le portrait de Christine, belle jeune fille parfaitement équilibrée dont il s’éprend peu à peu , se livre à un travail acharné pour atteindre la perfection. Claude paraît ainsi totalement en harmonie avec un univers familier qui seul l’intéresse.
Les projets esthétiques de Basil et d’Aschenbach diffèrent certes des siens. Ils manifestent tous deux une tendance à l’idéalisation, mais les liens qu’ils établissent entre l’art et la morale démentent toute tentation pour les forces obscures. Aschenbach se veut même professeur de morale, il craint toutes les formes d’abandon, se prétend un héros de la volonté, fuit en conséquence « le psychologisme indécent », réprouve toute sympathie pour le gouffre et crée dans l’effort. Sa dignité, reconnue, lui vaut l’anoblissement et ses œuvres sont données en modèle dans les lycées.
Pourtant, au moment où le récit commence, l’écrivain connaît une crise qui le confronte à des aspects de lui-même, à des désirs qui le déconcertent. Aux abords d’un cimetière il aperçoit un homme d’apparence exotique qui l’intrigue et aussitôt naît en lui un désir de voyage lointain, désir nouveau ou « dont il avait perdu l’habitude depuis longtemps ». Cela ne correspond-il pas exactement à la rencontre avec « l’inquiétante étrangeté », avec un aspect de soi refoulé depuis des années et que l’on a des difficultés à reconnaître. N’est pas le retour de l’hérédité maternelle, exotique, qu’il avait oubliée ?
Peu à peu, en effet le héros se laisse subjuguer par des forces inconnues. Il part à Venise, ville de « l’étrangeté fabuleuse », ville d’une « irrésistible séduction » (chap.III), sur le bateau il a l’impression que « le monde vire à l’étrange » et peu à peu sa volonté l’abandonne (développer des exemples : attirance pour l’infini et l’éternel sur la gondole, illustration d’une pulsion de mort qui se traduit par sa sympathie pour la Venise malade et décadente, désirs homosexuels incontrôlables, abandon au chaos du rêve dionysiaque. Venise et le dionysiaque symbolisent l’alliance d’Eros et de Thanatos, de l’amour et de la mort, constituants essentiels de l’inquiétante étrangeté). Renonce peu à peu à toutes les valeurs qu’il croyait respecter. Relations d’Aschenbach. avec Tadzio très proches de celles de Basil et de Dorian. Au premier regard le peintre comprend qu’il est « en face d’un être dont la personnalité (est) assez fascinante pour absorber à la fois (son) esprit, (son) âme, (son) art même ». Il pressent la fatalité que le jeune homme représente pour lui, mais ne peut résister à sa séduction et en meurt. Toutefois, la première victime de la fascination pour l’inquiétante étrangeté semble être Dorian lui-même, aimanté par le portrait dont il ne peut détacher son regard et qui éprouve une véritable volupté dans la contemplation de la corruption de son âme. Il ressent une sorte d’attrait-répulsion pour sa part cachée, pour ses vices(p. 180) et ces sentiments contradictoires provoquent son suicide. Pour Asch., inquiétante étrangeté se confond avec le retour du refoulé. Les désirs, trop contraints prennent leur revanche dans le déchaînement dionysiaque, pour Dorian, retour du dissimulé, triomphe de l’être sur le paraître, préservé seulement dans l’art.
La situation des artistes de L’Oeuvre semble différente, bien que l’on assiste aussi à une dérive de Claude. Sa fascination pour l’île de la Cité, pour la femme peinte, de plus en plus idéalisée est suspecte car il s’éloigne peu à peu des principes esthétiques qui étaient les siens et finit par peindre une « idole d’une religion inconnue », qui le stupéfiera lui-même, ce qui la relie à « l’inquiétante étrangeté ». Il a créé sous l’emprise d’une inspiration qu’il ne contrôle plus. Cette femme peinte, condensation du désir amoureux et d’aspirations religieuses, pourrait apparaître comme la conséquence des refoulements que Claude s’est imposés, les naturalistes liant volontiers mysticisme et frustrations sexuelles. Sandoz, en revanche résiste à toute fascination et se consacre jusqu’au bout à un travail lucide. Il est le modèle de l’artiste proposé par Zola, ce qui laisse entendre que si l’un des personnages peut être suspecté de fascination pour l’inquiétante étrangeté, le romancier, lui, met en garde contre cette forme de fascination.
Zola a pris soin de placer au centre de son œuvre deux artistes dans lesquels il a projeté certains aspects de sa personnalité, mais à qui surtout il a prêté ses conceptions esthétiques. Très proches l ‘un de l’autre au début ils vont connaître des évolutions divergentes et le narrateur prend alors parti pour Sandoz contre Claude, présenté comme un « génie incomplet », un artiste névrosé. A travers le peintre, il condamne certains de ses amis qui, tel Huysmans, ont trahi à ses yeux le naturalisme et ont évolué vers des préoccupations spirituelles, mais aussi l’évolution de l’art en général vers le symbolisme illustré par G. Moreau ou vers le décadentisme. Zola assimile une évolution artistique et littéraire qu’il rejette à une véritable maladie. Le symbolisme est en soi inquiétant et dangereux à ses yeux, mais il ne se sent pas personnellement menacé. Progressivement Sandoz devient son seul porte-parole. Ce dernier ne comprend pas l’évolution de Claude, ses tableaux le désorientent et il détruit le dernier. A travers l’éloignement de Claude et de Sandoz, Zola illustre la fracture qui est apparue entre lui et certains de ses amis. On peut imaginer, il est vrai que, Claude lui serve de repoussoir et joue le rôle de double négatif qu’il élimine pour exorciser toute tentation, mais l’hypothèse demeure spécieuse.
La situation est différente dans Le Portrait et La Mort… Dorian incarne le rêve wildien de transformer sa vie en œuvre d’art et Mann avoue avoir partagé les tentations d’Aschenbach. En conduisant leur personnage à l’échec les auteurs tentent de juguler une menace qui pèse directement sur eux et de se libérer d’une fascination pour le morbide qu’ils ont reconnue en eux. L’écriture leur permet de la mettre à distance, d’autant plus que Mann, suivant les leçons de Nietzsche, s’efforce de réconcilier l’apollinien et le dionysiaque. Contrairement à son héros, il n’a pas occulté le savoir, il a osé plonger dans l’inconscient et a su rendre ses pulsions inoffensives en les reconnaissant et en les écrivant au lieu de les vivre. Au lieu de succomber au chaos du rêve, il le met en forme. En outre, la dimension parodique de son récit qui calque l’emphase, le classicisme et l’archaïsme des romans attribués à Asch. permet d’accentuer la distance entre l’auteur et le personnage, dont le narrateur fait aussi ressortir le grotesque au dernier chapitre( « Il était assis là, le maître… »). Pour Nietzsche, le sublime et le grotesque constituent deux façons d’intégrer le dionysiaque à l’art et de se défendre de ses aspects destructeurs.
A des degrés divers les artistes représentés par nos auteurs
subissent la fascination d’une inquiétante étrangeté mais il semble difficile
d’en faire la caractéristique des artistes fin de siècle et nos auteurs y
échappent, mettant plutôt en garde contre cette fascination. La fascination, en
effet qui engendre une perte de maîtrise est incompatible avec la création
artistique qui exige une parfaite lucidité, un recul critique et aucun artiste,
même décadent, ne succombe à cette fascination. Tout au plus la contemple-t-il
à distance afin d’exorciser un danger, mais plus sûrement il y trouve un moyen
de fasciner le lecteur qui reconnaîtra peut-être dans les œuvres son double
inquiétant…