Goupes 5 et 8  Mme QUEFFELEC :

 

                        Corrigé de commentaire : l’Oeuvre, P. 465-463.

 

Par Christine Quéffelec

 

            Claude, artiste peintre, héros de l’Oeuvre de Zola, sort désespéré d’une soirée chez l’écrivain Sandoz. Non seulement il souffre de ne pouvoir achever son tableau de l’île de la Cité, mais il a été dénigré par ses amis qui le tiennent pour responsable de leur propre échec. Abattu, il refuse de rentrer chez lui avec sa femme Christine et se dirige ver la Seine dans l’espoir de contempler un nouvelle fois le site qui l’obsède. Christine, inquiète le suit en cachette.

 

            L’arrivée de Claude sur le Pont des Saints- Pères offre l’occasion d’une nouvelle description de ce paysage rendu déjà sous diverses lumières. Interrompue par un bref passage de récit centré sur Christine, elle change brutalement de tonalité.

 

            Conforme à l’esthétique de Zola qui souhaite concilier réalisme et impressionnisme, elle se trouve néanmoins métamorphosée par le regard du peintre qui l’investit d’un double symbolisme. L’ensemble du passage, en outre, revêt une fonction dramatique : il témoigne de la fracture du couple et de l’approche de la mort.

 

 

            Comme les peintres impressionnistes, Zola se plaît à rendre compte d’un même paysage à des heures et sous des éclairages différents. Après avoir décrit l’île en une soirée de grand soleil, après l’avoir évoquée en hiver sous la neige, il brosse un paysage nocturne à travers le regard du peintre.

            Si le présentatif “c’était” confère une impression d’objectivité,  la phrase introductrice indique sans ambiguïté que Claude scrute l’obscurité de son regard. On peut tout au plus imaginer que la vision du narrateur et celle du personnage se superposent.

            Les effets de lumière sont privilégiés, l’eau et l’éclairage de la ville s’y prêtent, mais les grandes lignes du dessin ne sont pas pour autant sacrifiées. Les lignes de fuites matérialisées par les quais sont coupées par les lignes horizontales des ponts tandis que les bâtiments introduisent les lignes verticales et que le regard est attiré vers le haut par les reflets rouges du ciel.

            La structure du tableau paraît académique. Les plans sont organisés à partir du regard du peintre, situé au centre du décor. Il porte alternativement les yeux “à gauche”, à droite”, vers le bas, en direction du fleuve, puis vers le ciel. Il passe aussi des premiers plans aux lointains, ce qui est justifié par sa quête de l’île, située au fond du paysage. Cela permet au narrateur de créer des effets de perspective.

            Les lignes demeurent donc fermes, bien que la description se polarise essentiellement sur les effets de lumière et de reflets. Le narrateur tente de concurrencer le peintre en rendant toutes les nuances, toutes les variantes de la lumière, si bien que l’on peut presque parler d’ekphrasis.

            Il traduit d’abord l’amenuisement progressif des effets de lumière à mesure que le regard s’éloigne. Les “taches rondes” “se rapetis(sent)” avant de devenir “poussières d’étoiles fixes”. Les “barres de lumière” se font”de plus en plus minces” puis deviennent“traînées de paillettes”. Les “larges éventails” de braise des premiers plans se concentrent en “petites touches de feu immobiles”.

            Les différents degrés de brillance ou d’intensité sont également suggérés. Des taches de lumière “scintillent”, d’autres sont comparées à des perles qui connotent la blancheur éclatante,  d’autres encore à des “paillettes” plus petites et plus brillantes. Les “frissonnements d’écailles” évoquent les miroitements de l’eau, tandis qu’à la fin du premier paragraphe le paysage s’enflamme, rougeoie comme un incendie en une sorte d’apothéose qui précède son anéantissement. Soudain en effet, tout s’éteint et la Seine se trouve baignée d’une ombre à peine éclairée de quelques “étincelles filantes,”  d’une “eau braisillante” et d’une “lanterne rouge”.

            Les reflets de lumière dans l’eau contribuent à animer le paysage et à métamorphoser cette scène réaliste en une scène fantastique. Une sorte de magie poétique s’opère.

 

 

            Alors que l’introduction du passage connotait l’obscurité, le froid, la mort, puisque le ciel était “brouillé, d’un noir de suie” et qu’”il n’y avait plus que la vie des becs de gaz” ,  tout ressuscite, les objets semblent avoir une âme. Les verbes d’action sont nombreux et donnent l’impression  que les éléments matériels agissent : les quais se déroulent, les pont jettent des barres de lumière etc... L’eau surtout paraît vivante et l’allitération en v  dans l’expression “l’eau vivante des villes “fait entendre son frémissement. Dans une sorte d’inversion du ciel et de la terre, elle semble renfermer en son sein tout un cosmos avec ses étoiles et ses comètes et devient aussi symbole d’une harmonie supérieure par sa réconciliation avec le feu qui semble vivre en elle. L’eau se fait passion et renvoie peut-être à la passion de Claude pour cette Cité devenue femme ou sirène, dans on imagination. Le peintre réaliste oublie en effet la réalité et se laisse transporter dans un univers onirique. Il passe au-delà des apparences pour deviner un au-delà ou plutôt un en deçà du fleuve où les sirènes donnent une fête dont il est exclu. C’est cette exclusion, ce sentiment de ne pouvoir atteindre l’univers merveilleux auquel il aspire qui explique le changement brutal de tonalité.

 

            Hypnotisé par l’île plongée dans l’obscurité, Claude prend conscience qu’il ne peut répondre à son appel qu’elle est située au-delà des limites de la perception et soudain le spectacle euphorisant se mue en spectacle macabre. La Seine vivant ressemble soudain au Styx, fleuve de l’enfer. Les “carcasses fines” des ponts font penser à des squelettes, tout “se noie”, “l’île tomb(e) au néant.” Le mot ambivalent “corps”, qui relève du vocabulaire de la marine, fait penser aussi à un cadavre, la fosse du fleuve devient “abîme”. On pourrait avancer une explication réaliste. Le temps passe et les lumières doivent se faire de plus en plus rares en cette heure tardive. On a toutefois plutôt l’impression que le peintre projette ses états d’âme sur le paysage. Il arrive exalté à l’idée de revoir l’objet de tous ses désirs  et confronté à son impuissance il se désespère. Il  désire la mort qui lui permettrait de rejoindre celle qui a déjà sombré, d’où l’oxymore la“douceur de mourir”. L’hypallage, “le gros bruit triste du courant” confirme l’osmose qui se produit entre les sentiments de l’homme et le lieu.

            On comprend alors l’angoisse de Christine qui pressent le dénouement tragique de son histoire.

 

 

            En cette conclusion de l’avant dernier chapitre, on devine que la fracture du couple est désormais sans remède. Chacun est isolé dans son univers. Christine ne quitte pas des yeux Claude qui ne la voit pas, obnubilé par l’île. Il ignore même sa présence et à la fin elle devra courir devant lui pour qu’il ne s’aperçoive pas qu’elle l’a suivi. Aucun échange n’est donc possible entre eux, aucune confiance. Ses angoisses exprimées au discours indirect libre concernent son mari, tandis que lui ne s’interroge que sur la rivale, l’île invisible. La périphrase à valeur euphémique, “la pensée terrible” rend compte de sa terreur. Elle n’ose pas prononcer le mot propre de peur qu’il ne fasse advenir le malheur. Ensuite Christine semble ancrée dans un réel dont Claude a perdu conscience. Elle souffre du vent, du froid, de la fatigue jusqu’au vertige, Claude ne les sent même pas. Son obsession de l’île correspond  à un désir d’accéder à un univers invisible en contradiction avec ses objectifs réalistes initiaux. En outre il n’accepte ses limites et se voudrait démiurge capable de faire la lumière, d’évoquer l’île, c’est à dire, au sens propre, de l’appeler hors des enfers où elle a sombré, de la ressusciter. Cette démesure rend inévitable sa mort.

 

            Prouesse descriptive. tous les esthétiques se trouvent rassemblées, réalisme, impressionnisme, symbolisme. le romancier a surpassé le peintre. en outre description n’est pas gratuite accompagne l’évolution psychologique du peintre dont elle rend compte et annonce ainsi le dénouement.