La productivité spatiale du carnaval dans La Répudiation [1]

Rupture et enfermement

Lors de sa publication en 1969, La Répudiation opéra un pro­fond bouleversement dans la lecture algérienne de la littérature nationale de langue française. Enfin surgissait une oeuvre forte qui ne pouvait plus, par son contenu, être classée dans l'un de ces deux courants à quoi l'opinion, on l'a vu, réduisait sa propre littérature : la description ethnographique de l'univers traditionnel, et les récits guerriers. De plus, l'écriture de ce roman semblait échapper, elle aussi, à l'alternative devenue habituelle entre une écriture « réaliste » plate d'un côté, celle de Feraoun, de Mammeri, de Malek Haddad même, et l'hermétisme relatif qu'on prêtait à des romans comme Nedjma, ou Qui se souvient de la mer. L'écri­ture apparaissait comme transcendée par la violence des images comme du contenu du roman.

Pourtant, cette violence, le roman de Boudjedra n'était pas le premier à la manifester. Sans parler du Passé simple de Chraïbi qui l'illustrait au Maroc dès 1954, il était précédé en Algérie même par deux textes de rupture au moins aussi novateurs, à savoir La Danse du roi de Dib, et Le Muezzin de Bourboune, publiés tous deux en 1968. Mais le premier fut vite considéré comme hermétique, le second n'étant diffusé que confidentiellement par un éditeur bien moins puissant que Denoël.

La Répudiation manifestait à point nommé, grâce à une dif­fusion puissante et à une mobilisation des « médias » - essen­tiellement français - jamais vue jusqu'ici, la réponse à une attente face au texte littéraire de langue française : lui voir dénon­cer la situation de la femme et l'enfermement de la vie quotidienne de la jeune génération algérienne victime du poids sclérosant des pères. Attente bien complexe, puisqu'elle craint en même temps d'être comblée. Car y répondre constitue, à proprement parler, le scandale majeur : la mise en lumière de ce qui par essence doit rester caché. C'est violer cette décence, cette « hichma » en partie fondatrice de l'identité musulmane, et qui interdit de se dénuder moralement, de montrer en particulier cet envers de la Cité que constituent la clôture de la grande maison familiale, l'univers féminin et l'intimité qu'elle contient. Peut-être parce que cette intimité échappe aux discours d'identité culturelle que sa protection fonde cependant. On a vu l'importance de la femme comme valeur-refuge.

Cette attente contradictoire se portera donc de préférence vers les textes écrits dans la langue de l'Autre, et que leur différence, de ce fait, met en situation de marginalité. Marginalité depuis laquelle est possible la parole, pourtant nécessaire, qui dit ce qui ne peut être dit dans le cercle de l'identité. Cette parole, par le scandale qu'elle est toute entière, place d'emblée celui qui la dit hors de ce cercle, de cette c hichma » par laquelle - entre autres - on se désigne comme faisant partie de la communauté, comme participant de ses normes. L'écrivain de langue française joue toujours un peu le rôle du fou.

Le texte de La Répudiation est donc une parole de rupture, à la fois par son contenu scandaleux, et par la marginalité néces­saire de son écriture. Marginalité de la langue française ; margi­nalité également d'une forme perpétuellement brisée, de dires tellement dévorés de l'intérieur par le scandale de leur contenu, qu'ils n'arrivent que rarement à se constituer en ébauches de récits. Récits vite cassés comme pour ne pas accéder à un statut identifiant de texte, car toute identité, même scripturale, semble ici impossible.

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La Répudiation est d'abord la dénonciation la plus directe de la situation de la femme qu'ait connue jusqu'ici la littérature romanesque algérienne. Cette dénonciation brute, en effet, se trouvait jusque-là surtout dans la poésie, où les textes de Sebti, Skif, Benkamla, Boudjedra lui-même, et d'autres, réunis par Jean Sénac dans sa célèbre Anthologie [2], instituaient déjà une rupture. Boudjedra dénonçait alors cette blessure profonde de sa société dans le fameux poème « La mariée », publié en 1965 dans son recueil Pour ne plus rêver [3]. Mais la poésie nomme la blessure dans l'instant, alors que le récit romanesque la prend pour point de départ d'une narration qui déploie le temps à partir d'elle. C'est peut-être pourquoi cette poésie algérienne de dénonciation est si narrative: dans la narration de « Nuit de noces » ou de « Chanson pédagogique couscous », Sebti ou Skif visent une exemplarité qui rejoint celle du récit. Inversement, la protestation du récit romanesque de La Répudiation tire une partie de son efficacité de ce qu'elle ramène souvent le récit à des situations exemplaires. Ainsi la répudiation même, qui donne son titre au roman, est d'abord un état exemplaire, dont la description au présent souligne la valeur générale, au détriment de l'anecdote particulière, et tout en se servant d'elle :

« Mon père est un gros commerçant. Il dort dans son alacrité rassurante. Ma mère est une femme répudiée. Elle obtient l'orgasme solitairement avec sa main ou avec l'aide de Nana. Dans notre ville les marabouts se multi­plient. Les rapports qui régissent notre société sont féodaux ; les femmes n'ont qu'un seul droit: posséder et entretenir un organe sexuel. » (p. 105).

La répudiation proprement dite de Ma (la mère) - à supposer que c'en soit une véritable - n'est pas narrée pour elle-même, mais amenée à partir de la description plus générale d'une société où le pouvoir appartient tout entier aux hommes

« (les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes. Les mouches continuent d'escalader les verres embués et de s'y noyer. Aucune ivresse ! Ma mère ne sait ni lire ni écrire. Raideur. Sinuosités de la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à Dieu) » (pp. 38-39).

La parenthèse contribue, comme l'usage du présent dans tout ce chapitre qui est le seul à suggérer la répudiation même, et ne la dit cependant jamais plus que ne le font ces quelques lignes, à faire du sujet du livre un symbole de société. Il s'agit donc à ce niveau d'une dénonciation globale, plus que l'histoire personnelle de Ma, la répudiée. Est exemplaire de la même façon l'horrible et tragique histoire du mariage avec un impuissant de Yasmina, la sœur du narrateur, enfermée par la suite dans un asile, et morte à vingt et un ans. Ce récit parallèle n'a d'autre incidence dans l'histoire personnelle du narrateur que d'amener par une juxtaposition dans l'espace du texte le chapitre où Rachid décrit son propre séjour à l'hôpital. Séjour auquel il donne de ce fait implicitement la même valeur symbolique et générale de l'enfermement-gâchis de la jeunesse des deux sexes dans le pays devenu tout entier un hôpital, et une prison à la fois [4].

Or, le titre même de « répudiation » indique bien que cette situation est le fait d'une violence : celle que perpétue la « conspi­ration du mâle allié aux mouches et à Dieu ». Violence qui répudie d'abord la femme - et la mère particulièrement - hors de la permission de parler, de dire. « Le silence résigné de Malika est ma fureur », disait en poésie Ahmed Benkamla [5]. La Répudiation est un récit qui procède d'une fureur de dire l'interdit, la zone d'ombre oh se noue la contradiction fonda­mentale d'une société. C'est pourquoi, dire la situation de la femme, dans un texte de fureur, est également dire l'enfermement de tout un pays.

Cet enfermement est d'abord le fait de l'hypocrisie des pères, qui s'appuie sur un discours religieux. Car le langage par excel­lence de l'identité une exhibe ici son envers : la duplicité. La rupture essentielle qu'instaure en 1969 le texte de La Répudiation réside dans le retournement qu'il opère de ce langage univoque. En manifestant la duplicité de ce langage, le roman révèle, der­rière la transparence affichée d'une parole identifiante et répres­sive, l'épaisseur corporelle de ceux qu'elle sert, comme de son propre signifiant double.

En plus du patriarche et des oncles, les représentants de la religion pratiquent un discours de duplicité. L'école coranique est ce lieu où l'on apprend à somnoler en cadence, et à accepter les propositions malhonnêtes du maître (pp. 106-107). L'homosexua­lité est également le « gâchis » imposé à l'enfant (« Là encore l'enfance vient d'être saccagée, trahie, violée à brûle-pourpoint par la faute d'un adulte monstrueux », p. 241) par le bigot ren­contré au four banal, et qui « n'a pourtant pas l'air de bouger », dédoublant par là même son comportement physique comme son discours moral. Doubles aussi sont les lectures du Coran au mariage du père ou à l'enterrement du frère, dont la goinfrerie ali­mentaire et fornicatoire se déploie en parallélisme strict avec leur fonction religieuse. La fête de l'Aïd et Kebir, affirmation pourtant de l'unité d'une foi religieuse, n'est à son tour que le massacre symbolique des fils, que l'on oblige à assister « à la cérémonie pendant laquelle on tuait plusieurs bêtes, pour per­pétuer le sacrifice d'un prophète prêt à tuer son fils pour sauver son âme » (p. 221). Aussi le père, « transfiguré de joie », exulte­t-il et danse-t-il à la mort de son fils aîné « qu'il haïssait depuis la répudiation dont personne ne s'était jamais remis » (p. 171). Comme chez Chraibi, la dénonciation de la religion et de ses pratiques sacrificatoires va de pair avec la dénonciation de celui dont elle assoit le pouvoir monstrueux.

Mais le père, les mouches et Dieu ont un autre allié de taille le Clan, dans lequel il est aisé de reconnaître le parti unique. Ici la dénonciation devient nommément politique, dans la mesure où elle désigne les détenteurs réels du pouvoir.

Ainsi, l'on trouve dans La Répudiation toute une série de dénonciations directes, véritables morceaux d'anthologie opposi­tionnelle, qui pourraient fort bien vivre en dehors du texte roma­nesque. Ce sont des descriptions politiques pour elles-mêmes, indépendantes, dans une première lecture, de toute narrativité romanesque. Celle du Clan et de sa « racaille calamiteuse cata­pultée au sommet de la gloire et de la puissance, dépassée par la situation nouvelle » (p. 214). Celle du « Chef suprême », « véritable anachorète que seul le danger d'un glissement du pays vers une idéologie importée avait fait sortir d'une longue médita­tion métaphysique entreprise au lendemain de l'Indépendance nationale ». Il voyage dans « un hélicoptère bariolé de vert et piloté par un Français versé dans la science aéronautique et converti à l'Islam » (pp. 283-284).

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Cependant ces morceaux de bravoure sont aussitôt ramenés au récit romanesque, désignés comme une parole s'y intégrant : le passage ci-dessus est ramené à la relation langagière avec Céline « Céline disait, en haletant, que je délirais tout à fait » (p. 284), et la dénonciation globale ne prend son véritable sens qu'à tra­vers la totalité de l'économie narrative. La « peur des coups et des brisures » au bagne est nommément « liée à l'enfance hale­tante, au sein de la tribu, de la marmaille, de la vaisselle et du sang (sang des animaux sacrifiés et sang des femmes) » (p. 292). L'enfance et l'âge adulte n'ont-ils pas en commun le même enfermement (la maison de Si Zoubir pour l'enfant, l'hôpital et le bagne pour l'adulte) ?

Or, cette figure d'enfermement est justement celle qui fait l'unité narrative et structurelle du roman, construit autour d'elle et par elle : c'est par le biais de cette structure que les éléments ponc­tuels de la dénonciation s'intègrent dans un ensemble à la fois narratif et symbolique. L'enfermement n'est pas seulement un trait anecdotique commun à l'enfance et à l'âge adulte, qui se développeraient en parallèle: il est également lié à l'ensemble de la narration romanesque, permettant ainsi une confusion cons­tante et volontaire du signifié et du signifiant.

Le roman tout entier est, en effet, contenu dans l'enfermement même du narrateur par les M.S.C. Cet enfermement est évoqué dès la première phrase du roman (« ... depuis le passage des Membres Secrets », p. 9). Il constitue donc une sorte d'antériorité par rapport à la parole romanesque ; et le roman se termine sur cet enfermement même, auquel tout le dernier chapitre est consacré. Par ailleurs, le chapitre qui relate l'arrestation du narrateur adulte par les « M.S.C. » suit immédiatement celui consacré à l'Aïd, « horrible carnage » de l'enfance. Cette liaison est soulignée par la juxtaposition de la dernière phrase du chapitre 14 : « Ce fut aussi le début du gâchis » (p. 244), et de la première du cha­pitre 15 : « Me voilà prisonnier du Clan » (p. 245). La confusion des paliers temporels du récit est l'une des bases de ce « délire », de cette « berlue interminable » que devient le récit romanesque. Mais c'est ce délire justement qui donne au roman sa force de dénonciation. Il permet le passage constant d'un espace d'enfer­mement à l'autre (la chambre, la maison, l'hôpital, le bagne), imposant du même coup au lecteur haletant comme Céline une sorte de totalité de l'enfermement : s' « il n'y avait plus d'issue » pour les enfants de Ma, la répudiée, il n'y en a point d'autre, non plus, pour le lecteur assailli par le récit hallucinatoire de La Répudiation, que de fermer le livre.

L'enfermement est celui du pays tout entier, comme il était celui de l'enfance et comme il est encore celui de l'âge adulte du narrateur. « Le foetus (que poursuivaient les fantasmes des fils de Ma) n'était pas l'enfant à venir de la marâtre-amante, mais le pays ravalé à une goutte de sang gonflée au niveau de l'embryon puis tombée en désuétude dans une attente prosternée de la violence qui tardait à venir » (p. 280). Le délire narratif de La Répudiation est la seule réponse possible à la confiscation de la Révolution par le Clan. Tout en n'évitant pas la dimension événe­mentielle précise (l'emprisonnement du narrateur par le Clan n'a­t-il pas lieu le lendemain d'un coup d'Etat, décrit (p. 245) à travers ses aspects secondaires, la non-parution des journaux et les marches militaires à la radio?), ce délire narratif institue une nouvelle totalité, celle de l'enfermement à tous les niveaux du vécu comme de l'écriture.

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L'enfermement du narrateur par les M.S.C. n'est pas le seul point de départ de la narration. Il en est un autre, essentiel à l'existence même du récit. Il s'agit de la Différence que repré­sente Céline. Céline est en effet plus qu'un personnage : c'est à elle qu'est fait tout le récit, dont le premier niveau est d'abord un jeu alterné de séduction-répulsion vis-à-vis de l'amante étrangère.

Aussi indispensable à l'existence du récit que le non-achève­ment de celui-ci est indispensable à sa propre existence d'amante, Céline ponctue ce récit, et lui donne un statut. Dans le premier chapitre, Rachid lui parle nommément, à la deuxième personne [6], mettant du même coup tout le récit, senti comme libérateur dès les premières lignes [7], en situation de cure psychanalytique. La phrase-leitmotiv de Céline n'est-elle pas : « parle-moi encore de ta mère » (par exemple p. 17), tandis que Rachid feint de s'in­terroger : « Pourquoi me pressait-elle ? Elle voulait que l'on parlât à nouveau de Ma ». Mais pour que cette cure soit pos­sible, il faut en même temps souligner la Différence fondamentale que les deux protagonistes représentent l'un pour l'autre. C'est pourquoi l'analyse de leur relation encadre ce qui, dans le passé du narrateur, définit le plus sa différence-séparation culturelle d'avec l'amante : la description du Ramadhan (pp. 21-32). Lorsque Céline reparaît, au chapitre 10 (pp. 147-158), le récit personnel du « Roman familial » [8] de Rachid est presque ter­miné ; à la répudiation-humiliation, le fils a répondu par le meurtre symbolique du père, en couchant avec la seconde femme de celui-ci (chap. 9, pp. 130-146). Déjà, racontant l'histoire lamen­table de Yasmina, il passe à une protestation plus générale, plus politique. Et il n'est plus question essentiellement, ni de la mère, ni de la marâtre désormais. De plus, la chambre de Rachid va faire place à l'hôpital de la révolution trahie (chap. 11, pp. 159­-169). Lorsqu'enfin le rapport du narrateur et de Céline se sera « normalisé » (p. 212 : c il était de plus en plus évident que l'agressivité avait cessé de nous miner et de pourrir nos rap­ports »), son récit sera aussi le plus politique, dans les deux sens du mot : l'évocation des souvenirs du maquis, l'évocation aussi de la trahison du Clan (pp. 214-215). Dans le dernier chapitre, l'hôpital réel est remplacé par l'évocation sévère du « pays-­hôpital », cependant que Céline, comme la mère, morte, ont disparu.

De même que la violence politique enferme le récit roma­nesque et lui fournit une cible, la différence de Céline et son statut de récepteur privilégié sont un deuxième enfermement du récit romanesque, et une deuxième violence tout aussi nécessaire à l'existence même de ce récit. C'est pourquoi le récit ne peut que sombrer dans l'enfermement réel du cachot, après le départ définitif de Céline, et mourir de cette perte secondaire de la polyphonie qui le faisait vivre en tant que roman. Les dernières pages de La Répudiation sont peut-être les plus efficaces parce que les plus directes dans la dénonciation. Mais une fois cette dénonciation dite, elles ne pourraient se continuer que par la répétition univoque. S'il avait continué au-delà du départ de Céline, le roman aurait sombré dans le pamphlet, ou le manifeste. Il se serait mué en écriture pauvrement idéologique. L'existence de Céline, le rapport très érotisé de séduction-répulsion avec elle, étaient aussi nécessaires que l'enfermement politique l'était au délire romanesque. Et c'est pourquoi la libération de Rachid est aussi un enfermement. L'écriture de La Répudiation est toujours double. Elle est souvent multiple. Mais chaque proposition, chaque lecture que l'on peut en faire, également, contient toujours son contraire en son essence même.

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La libération - relative - au niveau de la signification globale, repose dans le récit même sur un enfermement toujours plus grand. Si la construction du récit apparaît, dans son rapport à l'amante étrangère, comme celle d'une libération psychanalytique, en son passage du « Roman familial » initial à une insertion dans la société par l'activité politique (même si la société que nous découvrons dans les dernières pages du livre est concentration­naire et carcérale), ce récit est également ponctué par un certain nombre de « fêtes », qui sont autant d'agressions contre « l'en­fance saccagée » et qui laissent douter de l'efficacité de l'action promise à la fin : il y a, en effet, entre ces fêtes une sorte de gradation dans la négation du fils.

La première fête, joyeuse et salace, est le Ramadhan, par quoi Rachid affirme allègrement sa Différence d'avec Céline. Mais s'ils y participent, les fils n'en sont pas moins exclus. Ils volent leur plaisir dans une fête d'adultes, resquillent dans les cinémas improvisés d'où ils se font chasser à coups de bâton (p. 24), sont poursuivis par les mendiants (p. 25), chassés à grands cris par les prostituées (p. 23).

La seconde fête [9] est plus tragique pour les fils de Ma, la répudiée : c'est le remariage du père (pp. 70-88). Orgie mons­trueuse, certes, festin gigantesque et prolongé, « sexes en sueur », mais aussi retrait de Zahir, le frère, malade, et humiliation de la mère répudiée dans les cuisines. C'est le début du complot, où Zahir apprend à Rachid la haine du père [10]. Mais c'est aussi la fermeture du « cercle des représailles » (p. 87) sur les fils condamnés comme leur mère :

« Comme ma mère était condamnée à ne plus quitter la maison jusqu'à sa mort, nous étions très inquiets à l'idée de l'agonie qui allait nous envahir et de l'amour maternel qui allait nous dévorer : il n'y avait plus d'issue ! » (p. 88).

Cette seconde fête ponctue un changement d'espace. Les cha­pitres 2 (pp. 37-47), 3 (pp. 48-62), 4 (pp. 63-69) avaient pour lieu essentiel l'espace de la mère, la maison féminine, caverne inévitable, « le désespoir du lien coupé qui me donnait des rages de testicules » (p. 50). Le remariage va marquer le début de « la danse du père autour de notre enfance saccagée » (p. 97). L'espace que dessine cette « danse » est celui du père que l'on cherche à atteindre pour un meurtre impossible. Seul le meurtre symbolique se réalisera : Rachid couchera avec Zoubida, alors que Zahir a définitivement perdu la partie. Cet espace a pour cadre naturel, non plus la maison de Ma, mais la ville de l'errance de Zahir (voir en particulier pp. 89-91).

La troisième fête, paradoxalement, sera l'enterrement de Zahir (pp. 170-196). Au meurtre symbolique du père répond la mort réelle de l'un des fils. Le saccage est effectif. La danse du père est victorieuse. Car il est allié au Clan. « Zahir n'était que la victime expiatoire d'une violence obligatoire » (p. 172). Le « cercle des représailles » se referme de plus en plus.

Il se referme complètement avec la quatrième fête : celle de l'Aïd. Triomphe du sang. Sacrifice occulte des fils. Or, cette fête se situe chronologiquement avant toutes les autres. Elle n'est cependant relatée qu'à la fin du récit. Car elle est la blessure la plus profonde. Et si l'enfant ne peut « échapper à l'horrible carnage » (p. 230), si, humiliation suprême, il est après cela vic­time d'un bigot pédéraste, le narrateur adulte est après ce récit prisonnier du Clan. On a vu l'enchaînement direct et significatif du récit de l'Aïd au chapitre 14 et de celui de l'irruption des M.S.C. au chapitre 15. Le piège s'est refermé. La « berlue inter­minable » de l'écrivain rejoint celle de Zahir. Le Clan et le père ont eu raison de lui. Le cercle est parfait. La cellule de prison est aussi close et coupée du monde extérieur que la maison caverne maternelle. Et à la dernière page, c'est en prison que Rachid apprend le troisième mariage de son père...

L'efficacité de cette libération personnelle par le récit, de même que l'efficacité politique de ce dernier, semblent donc profondément remises en cause. La Répudiation est ce roman qui ne progresse que par et dans son propre enfermement et sa propre remise en cause. De même que son, ou ses récits, sont rupture d'avec un réel aliénant violemment dénoncé ici, le roman se situe également en rupture avec les premiers « romans » algé­riens de langue française, qui répercutaient un discours univoque, ethnologique ou guerrier, ou encore sociologique de l'acculturation, et n'instauraient que fort peu le plurilinguisme.

La production des récits

L'ambiguïté et le plurivocalisme de La Répudiation reposent d'abord sur une pluralité des récits en présence, comme des dynamiques narratives d'ensemble du roman. La Répudiation n'est pas un récit linéaire, et pourtant, plusieurs récits linéaires parallèles peuvent s'y retrouver, qui tous entretiennent un rapport particulier, autonome et différent avec le temps, avec l'espace du texte, et avec l'espace réel.

L'étude des structures d'enfermement du texte romanesque et de sa violence nous a permis déjà de dégager les trois principaux parmi ces récits : le récit actuel de la relation avec Céline, point de départ et condition du récit des souvenirs, se situe en deux lieux clos, la chambre (« l'habitacle »), et secondairement l'hôpital. Le récit des souvenirs, d'enfance et d'adolescence, objet principal - apparemment - du roman, est produit par le récit de la relation avec Céline. Le récit des souvenirs familiaux désigne également deux lieux clos, les deux maisons de Si Zoubir (celle de Ma et celle de Zoubida), et un espace ouvert (la ville), mais tout aussi enfermant que les deux maisons. Le récit actuel enfin de l'enfermement par les M.S.C., le plus directement politique des trois, est comme celui de la relation avec Céline l'une des deux clôtures productrices du récit des souvenirs, et d'une partie des récits ou textes parallèles dont on va décrire l'emboîtement. Il se situe en deux lieux clos principaux, le bagne et la prison, mais intervient aussi directement dans l'hôpital, autre lieu clos qu'il amène à se fondre avec les précédents, et dans la chambre  (« l'habitacle ») partagée avec Céline.

Ces trois récits principaux ont chacun un rapport particulier au temps. Celui de la relation à Céline est le seul à fonctionner sur une linéarité temporelle simple, puisqu'on assiste à l'évolution de cette relation depuis le passage des Membres Secrets, blessure initiale, jusqu'au départ de Céline à la fin. Les retours en arrière possibles (ainsi, l'arrestation par les M.S.C. n'est narrée qu'au chapitre 15, mais rien ne nous dit que ce soit le même événement que leur « passage » sur quoi s'ouvre le roman), le va-et-vient constant dans ce récit entre l'hôpital et la chambre, la chambre et l'hôpital, n'empêchent pas de dégager dans ce récit une histoire de la relation avec l'amante.

On a vu que le récit des souvenirs récuse une linéarité tempo­relle. La fête de l'Aïd, sur quoi il prend fin, si elle est la dernière narrée dans la chronologie textuelle du récit des souvenirs, n'est pas la dernière dans la chronologie réelle de la vie du narrateur enfant, et pourrait même y être la plus ancienne. Le récit des souvenirs progresse vers ce point originel.

L'Aïd est origine, parce que souvenir biographique le plus ancien du narrateur dans le récit psychanalytique libérateur de sa personne. Mais origine culturelle aussi, en ce qu'il est, avec le Ramadhan (qui commence le récit des souvenirs, alors que l'Aïd le termine, ces deux fêtes plaçant ainsi tout ce récit dans l'optique d'une quête d'identité) la fête la plus signifiante de l'identité, et liée explicitement par l'auteur au souvenir du sacrifice d'Abraham. Dans les deux cas, il s'agit d'une antériorité, d'une mémoire, et si le récit des souvenirs progresse, chronologiquement, entre la « répudiation » de la mère (chap. 2), le remariage du père (chap. 5), et l'enterrement de Zahir (chap. 12), il remonte globalement cette même chronologie en débouchant sur le sou­venir le plus ancien, blessure à la fois première et ultime. Cepen­dant, l'Aïd et le Ramadhan sont les deux seules fêtes répétitives, donc plus difficilement localisables dans le temps que les autres fêtes qui ponctuent ce récit, et, à ce titre, l'Aïd est plus une antériorité culturelle qu'événementielle, mais ceci ne change pas la double orientation temporelle du récit des souvenirs, à la fois chronologique et inverse de la chronologie.

Le récit politique enfin entretient lui aussi un rapport dou­ble avec le temps. Si l'on peut supposer (encore qu'il ne le dise pas explicitement) que le roman tout entier se déroule entre un premier « passage des Membres Secrets » dans la chambre, dési­gné comme antériorité au texte à la première page, et l'enferme­ment final, ces deux événements peuvent apparaître comme le début et la fin d'une chronique « réelle », qui serait celle de tout ce récit. Mais ce récit est plus qu'un autre encore tributaire d'une mémoire, et même d'une double mémoire: mémoire du camp, de probables violences liées à la mort du Devin, et mémoire du maquis, que j'appellerai plus loin récit historique. Le dévelop­pement du récit politique, ses occurrences de plus en plus répé­tées, sont tributaires de la récupération de la mémoire, que les interrogatoires du chapitre 15 et de probables sévices antérieurs, tout comme l'hôpital, ont fait perdre. Le récit politique entretient donc lui aussi un double rapport au temps, à la fois chronologique et inverse de la chronologie, encore que la remontée de la chro­nologie soit ici moins systématique que dans le récit des souve­nirs. Mais la quête de la mémoire y est plus intense, plus obses­sionnelle, et l'on peut dire que le rapport au temps de ce dernier récit est l'inverse de celui du récit des souvenirs : une remontée vers la mémoire dans le cadre d'un récit chronologique, alors que la description de l'enfance se faisait sur le mode d'une chronolo­gie d'événements ponctuels dans le cadre d'une remontée globale vers la mémoire.

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Cependant, leur rapport avec l'espace comme avec le temps interdit de séparer véritablement ces trois récits principaux. On a vu déjà leur interdépendance au niveau de l'économie narrative d'ensemble du roman, et leur enfermement réciproque. Si les lieux essentiels du récit des souvenirs (les deux maisons de Si Zoubir) n'appartiennent qu'à lui, puisqu'aucun des deux récits « actuels » ne se déplace en ces lieux, et si le récit de la relation avec Céline n'a pour ainsi dire pas de mémoire, pas de passé propre, la ville entoure et relie aussi bien les deux maisons de Si Zoubir, que la chambre et l'hôpital de la relation à Céline, ou l'hôpital et la prison de l'enfermement par le Clan (le bagne et le Camp sont toutefois extérieurs à la ville). Dans cet enfermement, Si Zoubir intervient puisqu'il est membre éminent du Clan, et le Clan, on l'a vu, fait irruption dans les lieux du récit de la relation avec Céline: la chambre et l'hôpital. Quant à la mémoire-remontée dans les souvenirs d'enfance, elle va de pair, et on en étudiera plus loin les mécanismes, avec celle des rapports avec le Clan, qu'elle rend possible.

Les récits, se produisant l'un l'autre, comme on l'avait vu faire par les récits de Nedjma, sont donc étroitement emboîtés. De plus, ces récits principaux produisent chacun à son tour plusieurs récits parallèles également emboîtés en eux, et parfois passerelles supplémentaires entre eux. Ainsi, l'histoire additive de Yasmina au chapitre 10 fait partie du temps du récit des souvenirs, et se déroule autour et dans la maison de Ma. Mais elle n'est pas intégrée directement dans ce récit, et ne participe pas directe­ment de la biographie du narrateur. Par contre, elle est adressée à Céline (« Je t'ai montré, un jour, des photos de Yasmina », p. 156), et l'hôpital de Yasmina amène, comme on l'a vu, l'hôpi­tal du narrateur au chapitre suivant. Enfin, liée à la fois aux:. souvenirs d'enfance et au récit de la relation à Céline, elle a le sens d'une protestation exemplaire devant la situation de la femme, qui l'intègre au récit politique proprement dit. Tout ce chapitre 10, s'il est centré sur la relation avec Céline, est­ d'abord un récit-prétexte sur lequel se greffent toute une série de récits du même type que celui de Yasmina, comme celui de Saïda au début, ou celui du bordel (p. 153). L'interpénétration de ces différents récits et leur alternance y font aussi progres­ser la narration globale sur tous leurs registres à la fois, confir­mant cette polyphonie dont il était question plus haut: la fusion de toutes ces destinées féminines exemplaires, y compris celle de Zoubida, donne à la protestation - qui pourrait être pla­tement idéologique et univoque - une résonance et une portée démultipliées.

Ailleurs, c'est un objet, la couverture du Devin, progressive­ment raccourcie par Céline dans l'habitacle, qui suggère un récit toujours embryonnaire et recommencé aussi bien dans cette cham­bre que dans la « villa » des interrogatoires du chapitre 15. Cette couverture établit également un lien, par la mémoire amputée de la mort de ce même « Devin », entre les deux récits « actuels » qu'on a déjà vus converger à deux reprises (chap. 1 et chap. 15) dans ce même « habitacle » dont elle constitue le centre. Le cha­pitre 15 lui-même ne mêle-t-il pas plusieurs récits dans la chambre de la relation à Céline où il débute : celui de l'arrestation du narrateur par les M.S.C., se subdivisant à son tour dans les sous-­récits des interrogatoires ; celui de l'Histoire en ses deux niveaux, le maquis, mais également le coup d'Etat du 19 juin 1965, direc­tement suggéré ; celui, enfin, que développe le rire de complicité entre Rachid et Céline. Rire qui rend cocasses dans un sous-récit­ parodique aussi bien le bénéficiaire du coup d'Etat, que ses sbires les M.S.C. présents dans l'habitacle. Et cependant ce rire lui­-même sombre dans un autre sous-récit : celui de sa propre irréa­lité, de sa propre irréalisation (p. 252: « Non, personne n'avait ­ri »), élément narratif qui fonctionne à son tour à deux niveaux, puisqu'il peut, soit s'adresser au lecteur, et nier le rire, soit s'adresser aux M.S.C., et introduire dans ce cas contre eux une compli­cité supplémentaire entre Rachid, Céline, et le lecteur. Là encore, l'ambiguïté est l'un des moteurs essentiels de multiplication de la signifiance, que manquerait un discours idéologique univoque. On pourrait multiplier ainsi les exemples de production de récits parallèles, parfois désignés par des parenthèses ou par un changement de temps verbal (le présent des récits qui tendent à l'exemplarité les détachant comme un tableau isolable du cadre à l'imparfait qui forme la base syntaxique du roman), mais le plus souvent intégrés sans autre précaution à la trame narrative, qu'ils démultiplient à l'infini. L'essentiel était de montrer cette production réciproque des récits de La Répudiation les uns par les autres, et non depuis un réel, dont la saisie semble le plus sou­vent aléatoire. Plutôt que d'être produits depuis le réel, comme ils le seraient dans un roman de description réaliste de celui-ci, ou par une lecture idéologique de ce réel qui induirait le texte roma­nesque, les différents récits partent au contraire de leur propre existence de récits, pour aller progressivement à la rencontre du réel, dont la mémoire a été brisée.

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La politisation progressive du roman est justement cette avan­cée vers le réel, éminemment politique. La Répudiation est le contraire d'un roman « à thèse », dicté par une vision idéologique préexistante au récit. Le récit de La Répudiation est producteur de sens, et non illustration d'un sens, et c'est pourquoi son écri­ture est véritablement romanesque. Ceci est particulièrement vrai du chapitre 10, dont il vient d'être question, où le récit premier de Leïla, la demi-sœur juive, retourne soudain le fantasme bio­graphique du narrateur en une collusion exemplaire de plusieurs récits de destructions-enfermements de femmes. Récits qui conver­gent avec celui de l'enfermement de ce même narrateur pour déboucher sur une positivité, une efficacité de la révolte que leur collusion, et non leur explication, provoquera chez le lecteur. Le lecteur est ainsi amené à formuler lui-même, à partir de cette collusion exemplaire, sa propre lecture politique. Cette lecture politique est produite par la narrativité au lieu de la produire.

Le roman devient totalement politique au chapitre 15, où l'ar­restation par les M.S.C. vient réaliser ce que contenait déjà leur « passage » à la première page, à laquelle ce chapitre est ainsi presque un retour. Mais ce retour au point de départ n'est pos­sible que grâce à la politisation progressive de la narration, qui seule permet de conférer au réel de la première page la significa­tion qu'il y avait déjà. Cette signification ne se découvre que dans la récupération de la mémoire, qui va de pair avec la politisation des récits. La politique est vécue d'abord au passé, avant d'être manifestée dans le présent : elle est amenée par le récit histori­que (proche de celui de Kateb Yacine) du soulèvement des élèves du lycée contre la colonisation (pp. 205-207, chap. 13). Or, l'oc­currence de ce récit historique est antérieure, dans le roman, à celle du récit de l'Aïd au chapitre 14, lequel seul rendra possi­ble le récit de l'enfermement actuel (« Me voilà prisonnier du Clan », p. 245) au chapitre 15. La mémoire du récit des souve­nirs et celle du récit politique vont donc de pair, se complètent l'une l'autre dans la mise en lumière progressive d'un même enfermement, d'une même blessure première, dans les deux récits. Cet enfermement comme cette blessure sont à la fois le point de convergence ultime comme le point de départ caché des deux récits, à la rencontre duquel la mémoire seule, que les récits convergents ont rendue possible, a permis d'accéder. La mémoire est subversive, comme le récit qui la manifeste.

Car finalement, cette mémoire est découverte du lien imprévu entre les récits les plus cachés, et que le roman n'exhume pas à une lumière totale : ces deux récits à la complémentarité exem­plaire ne sont-ils pas, d'une part celui de la mort du Devin, pré­sent à travers tout le roman grâce à la couverture ramenée du camp, et de l'autre, celui du viol de Leïla, la demi-sœur juive, qui serait alors le seul véritable inceste d'un roman dont l'inceste est une obsession fondamentale sans que jamais on puisse le localiser véritablement? Ces deux récits sont les plus tributaires d'une mémoire brisée et non totalement récupérée, puisque l'on ne saura jamais si l'inceste avec Leïla a eu vraiment lieu ou non, et que le lieu du camp où mourut le Devin ne peut plus être nommé (p. 248), pas plus que la ville où se situe l'hôpital (pp. 164­-165), ou que l'identité du « Devin » lui-même, leader révolution­naire assassiné par le Clan. Et cependant, ces deux récits parti­cipent tous deux à la fois d'une exemplarité politique générale et de la biographie individuelle du narrateur.

Lien ultime et proprement insoutenable entre les différents récits, la mémoire devient ainsi l'interdit majeur, parce qu'elle est le récit le plus subversif. Or, de même qu'il n'y a peut-être pas eu de véritable inceste dans La Répudiation, il n'y a pas non plus de véritable répudiation puisque Ma continue à être entre­tenue par Si Zoubir. La véritable répudiation dans ce cas ne serait-elle pas celle de la mémoire, individuelle et collective ? Mémoire-récit que les récits falsificateurs du Clan interdisent sous peine d'enfermement ? La récupération de cette mémoire par la parole de La Répudiation serait ainsi le contre-récit de la récupé­ration de cette mémoire, ce qui transforme le récit en acte, de par la subversion majeure qu'il représente.

Textes et espaces

Si les récits sont ainsi produits l'un par l'autre, dans une per­spective temporelle où la mémoire devient particulièrement sub­versive, ils sont également produits par un certain nombre de lieux et d'espaces. Ces lieux et ces espaces deviennent ainsi pro­ducteurs de sens, et s'intègrent dans l'économie narrative globale du roman, non seulement en tant que points de rencontre entre les différents récits, mais en tant que matrices génératrices de ces récits mêmes. Et cependant, ces récits les produisent à leur tour, dans un échange fondateur constant.

L'enfermement dont il a été question plus haut se manifeste, se dit par un certain nombre de lieux clos, qui ont pour la plu­part été déjà répertoriés : la chambre-habitacle, la maison de Ma, l'hôpital et la prison en sont les principaux. La clôture de ces lieux est en elle-même déjà récit de cet enfermement, tant du narrateur que du pays, que de Ma et des différentes femmes du roman, que du dire romanesque.

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Mais il n'est pas que des lieux clos dans La Répudiation: une clôture n'existe que par rapport à un extérieur, ou même à un envers, qu'elle récuse et qui la fonde. Cet envers de la plupart des lieux clos de La Répudiation, c'est d'abord la ville qui les entoure presque tous, et se retrouve ainsi dans presque tous les récits que nous avons inventoriés, entre lesquels elle constitue un lien, une communauté spatiale aussi importante que le roman lui-même. Ces lieux clos ont du moins en commun d'appartenir à une même ville comme ils appartiennent à un même roman. En ce sens, La Répudiation, à la différence de la plupart des romans ethnographiques algériens, est un roman citadin. Son écriture se confond avec celle de la ville, même si dans cette ville les lieux clos d'où surgissent les récits du roman peuvent apparaître comme autant d'îlots.

La ville est d'abord productrice de textes. Ceux, dès le premier chapitre, de la fête du Ramadhan, qui ne se conçoit que dans les prestiges citadins déployés devant les enfants émerveillés. Or, ce texte citadin de la fête du Ramadhan n'est pas n'importe quel texte, de n'importe quelle fête : on a vu qu'il servait à instituer, à fonder la différence culturelle de Rachid face à Céline. La ville manifeste ainsi la différence et l'identité. En ceci, elle est bien loin de la ville le plus souvent étrangère des romans ethnographi­ques, même de La Grande maison, de Mohammed Dib. La ville est assimilée, elle confère une identité. C'est pourquoi non contente de produire des textes, elle est texte. S'y promener est lire ses « ondulations grises, vibrations métalliques, bandes jaunes », etc. D'ailleurs, elle n'existe que comme texte, puisque, cousine de celle de Nedjma, elle « ne dure que l'espace d'un fracas fulgu­rant, lors du passage d'un train qui s'en va vers Blida » (p. 89). Aussi est-elle fuyante comme les signes qui la fondent, et « s'effi­loche »-t-elle « en geignements vains que l'intrépidité des badauds désœuvrés n'arrivait plus à contenir » (p. 144). Car ne la possède pas qui veut : pour Zahir, elle est l'inscription en quoi il se fond de par son impuissance à tuer le père, puisqu'il en revient ivre­-mort après chaque tentative manquée (chap. 8). Et ce n'est qu'après avoir tué symboliquement le père à qui la ville appartient que Rachid peut pour la première fois se noyer dans la foule citadine qui le reconnaît enfin dans son identité trouvée, et mar­ginale : « Bonheur à traverser ce tohu-bohu exigu et infernal oh j'avais l'impression d'être un homme à part, saccageur de la com­munauté calcinée par la faute de cet amour incestueux que je traînais » (p. 146).

Pourtant, cette identité apparaît d'emblée comme une rupture. Si elle lui confère son identité, la ville reconnaît d'abord Rachid dans sa différence, la solitude de celui qui en transgresse la léthargie. Il n'y a véritablement communion avec le texte de la ville que lors du Ramadhan. Et même là, les enfants sont rejetés de la fête, sont parasites. On ne se glisse dans la ville que par effraction, et sauf au chapitre 8 dont il vient d'être question, on ne s'y aventure depuis un de ces îlots refermés contre elle dénombrés plus haut, que pour revenir en hâte à leur clôture. Ainsi, au chapitre 4 où le retour à la maison de Ma et à l'enfermement par les femmes est inévitable. Ainsi lors de cette traversée peureuse de la ville, un panier de têtes de moutons à la main pour les porter au four le jour de l'Aïd. La ville devient ici l'envers révélateur de l'identité craintive. Elle est productrice de signes par contraste. Elle est un système de signes différents de ceux de la maison et de la fête, traversés par l'enfant porteur de têtes. Et cette traver­sée de la différence aboutit à la révélation dans la caverne (le four) de l'identité-blessure véritable (pp. 234-242).

La ville renvoie donc à la clôture de ces îlots qu'on avait peu­reusement quittés pour lire la différence à quoi elle se ramène, même si un moment (lors du Ramadhan) elle avait frauduleuse­ment servi à affirmer l'identité face à une autre différence, celle de Céline. L'identité qu'elle confère n'est que négative : celle des dangers dont elle entoure la maison de l'enfance (p. 63), tout comme l'habitacle de l'amant de Céline, à qui elle enverra les M.S.C. ; celle d'une virilité agressive qui enferme les femmes dans leurs maisons (p. 44). Aussi, même si elle s'oppose aux maisons féminines pour en souligner et en renforcer la clôture, la ville, loin d'être espace ouvert, est clôture à son tour, car elle est assié­gée par la mer (p. 89) devant qui ses « bruits sont relégués au niveau des cauchemars » (p. 91). D'ailleurs, si le narrateur la traverse parfois dans le récit des souvenirs, il ne s'y aventure jamais dans les deux récits actuels, où elle se contente d'être l'es­pace d'où viennent les M.S.C et où se perpétue le coup d'Etat. La ville est donc davantage une clôture de plus contre laquelle se dit l'identité et se raconte la mémoire, qu'un espace véritable­ment signifiant en lui-même. Le seul espace véritablement signifiant face aux lieux producteurs de récits dont il est question par ail­leurs, est l'espace du roman lui-même.

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Les lieux clos, îlots dans la ville, sont, quant à eux, produc­teurs de textes qui échappent à leur clôture, qui la contrecarrent même, mais au surgissement desquels elle est nécessaire. Ainsi, la clôture de l'habitacle est la condition du récit à Céline, c'est-à-dire de presque tout le roman. « Je te cloîtrais pour te racon­ter comment mes sœurs l'avaient été » (p. 151), dit le narrateur à l'amante. La maison de Ma est l'objet premier sur quoi se fonde le récit des souvenirs, qui devient ainsi d'abord récit d'un lieu, et la condition même de ce récit, dans le parallèle entre sa clôture et celle de l'habitacle où le récit est proféré. C'est le développe­ment de la mémoire de ce lieu qui rendra possible la mémoire que visent tous les autres récits, et qui les sous-tend tout en leur conférant sa puissance subversive. La subversion première de La Répu­diation est l'effraction dans ce lieu caché des origines par un récit iconoclaste qui en viole le silence, qui lui donne un pouvoir signi­fiant, alors que l'enfermement en ce lieu par le père était juste­ment condamnation au silence, à l'inefficacité, à l'impuissance.

La maison familiale est le lieu de récits avortés, qui sont autant de tentatives manquées de rompre l'étau du silence. Ainsi, celui de la visite nocturne à la cousine et du « péché piètrement consom­mé », qui n'aboutit qu'à « cette odieuse impasse oh me catapultait l'innocence amère », celle d'un acte sexuel guère plus réalisé que son récit, commencé pourtant au passé simple, et retombé avec l'échec à l'imparfait de la non-réalisation qu'il avait un instant quitté (pp. 56-59). Ainsi, dans le même chapitre, le récit des premières masturbations qui se transforment « en système ver­rouillé d'automutilation » (p. 49), et n'aboutissent qu'à la mise « à mort d'horribles limaces roses », dans laquelle le narrateur retrouvait « le même désespoir du lien coupé qui me donnait des rages de testicules » (p. 50). La répudiation, condamnation des fils à la réclusion dans la maison de Ma, est d'abord condamna­tion à un vocabulaire inopérant. « Je nageais alors dans un monde dilué qui m'obligeait à créer, pour mon propre usage, des mots dont l'abstraction excessive me laissait pantelant » (p. 50), et dont le roman sera justement, par sa violence même, la conjuration.

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Or, la clôture de cette maison sur le silence que violera le texte romanesque est produite, non tant par un fait objectif, ethnolo­gique, que par les différents discours du père. Cette clôture est production langagière. Le récit ne la décrit pas tant en elle-même, qu'il ne décrit les langages qui la produisent, après avoir décrit ceux qu'elle tente en vain de produire. Ainsi, le remariage du père (chap. 5) est-il avant tout un système de langages qui insti­tuent cette clôture. Cette noce est une colossale production de tex­tes autour d'un noyau vide qu'ils ont pour mission de suggérer.

Dans un roman aussi cru que La Répudiation, la nuit de noces du père n'est désignée qu'à un second niveau, dans une phrase dont l'objet est d'abord un langage d propos d'elle. Langage des tambourins qui camoufle la nuit de noces: « Les tambourins, toute la nuit, avaient couvert les supplices de la chair déchirée par l'organe monstrueux du patriarche » (p. 71). Les nouveaux mariés, objet de la fête, imaginés par les convives, en sont absents, cependant qu'autour de cette absence et à propos de ce qu'elle recouvre, se produisent une infinité de textes parallèles :

« Défoulement des femmes. Folie de mon frère, de plus en plus délirant. Le peuple braillard était aux premières loges et se bâfrait sans aucune retenue (...). Le nouveau marié restait invisible (...). Les mâles se frottaient les mains et rêvaient d'une éventuelle fête érotique (...). Les lecteurs de Coran se relayaient (...). Les mendiants arbo­raient des faces de jouisseurs (...). Toute la ville parlait de cette noce fastueuse : les riches riaient fort (...), les pauvres, eux, souriaient (...), les femmes n'avaient pas d'opinion » (pp. 72-74).

Ce foisonnement verbal tombe ensuite dans le carnavalesque et dégénère en sa propre dérision, cependant qu'enfermés par cette avalanche de signifiants qui dessinent paradoxalement une clô­ture de silence, les fils de Ma en sont réduits à produire, quant à eux, des phrases et des mots inefficaces : « Nous collions aux mots et imaginions le crime parfait (...). Me traînaient dans la tête des relents de phrases, petites, cupides, souffreteuses » (p. 77). « J'en cafouillais de stupeur. Mon frère gloussait » (p. 81). D'ail­leurs, une fois terminées la fête et sa production irradiante de textes débridés, la maison désertée par les signes ne pourra plus que laisser entrer parcimonieusement les bruits du dehors qui l'as­siègent (p. 82), car elle a perdu tout pouvoir producteur pour se faire « piège du silence devenu dramatique et dont la mère était la principale victime » (p. 87).

La répudiation-enfermement est proprement ce « cercle des représailles » dont on ne peut sortir que par le récit, celui de Zahir « racontant aux femmes cloîtrées ce qu'il avait vu » dans ses promenades en ville (p. 87). Le discours de la fête, dans et par sa colossale production langagière, est donc devenu momen­tanément un lieu singulier, dont il dessinait l'espace avec les signes qui le composaient. Mais il a créé aussi un lieu durable. le piège de silence en quoi s'est transformée après la fête la maison de Ma. Ainsi, lieu, espace et récit sont intimement mêlés dans La Répudiation. Le lieu est récit, même s'il dit le silence. Il n'est pas objet extérieur au texte.

De la même façon, la « danse du père autour de notre enfance saccagée » (p. 97) qui prolonge cette fête est enfermement langa­gier qui fait bégayer les fils dans sa logorrhée verbale, dans sa « berlue ». Assiégés par les transes (p. 95), les « clameurs, citations du Coran, dissertations, anathèmes, soliloques aberrants, menaces, braillements, gesticulations, propos incohérents, hennis­sements, reproches » (p. 96) du père, les fils perdent la voix comme la notion du temps. Mais cette danse dessine aussi un autre espace clos : le magasin du père, qui n'existe pour ainsi dire qu'en elle, par elle, puisqu'elle en produit l'espace.

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Le rapport de paroles et d'un lieu s'inverse, par rapport à la noce du père et à la scène du magasin, lors de l'enterrement de Zahir. En fait, il n'y a point ici de lieu proprement dit, puisqu'on n'arrive à la maison qu'à la fin de l'équipée. Mais cette équipée est d'abord, comme la noce, une folle production de textes, sacri­lèges de surcroît, qui constituent le noyau spatial de la fête : Rachid et les fumeurs de kif se sont en effet installés dans le fourgon mortuaire, d'où ils profèrent ces textes qui réduisent au silence les lecteurs du Coran restés à l'extérieur. Colossale parodie d'en­terrement, cette fête profane récuse la clôture autour d'un noyau vide qu'aurait été l'enterrement religieux. Les textes parallèles produits ainsi sur le mode parodique deviennent paradoxalement un noyau d'identité véritable, puisqu'ils imposent la présence du mort en son essence culturelle - c'est-à-dire sa différence. Le rite parodique reçoit un plein, qui aurait manqué au rite « nor­mal » comme il manquait à la noce du père. Mais ce plein, c'est à la fois la culture profane contre la culture religieuse, le corps contre la parole de négation, et la présence réelle de la mort, contre sa métaphore coranique. La mort devient ainsi le seul plein possible d'un espace langagier qui ne dessine plus son lieu, et qui récuse toute clôture. Cependant, ce langage est parodique et mar­ginal, voué à l'inefficacité et au délire : le langage procédant d'un plein est ce langage qui n'a point de lieu, si ce n'est celui de là fête, qu'il ne peut posséder qu'en le retournant en sa propre paro­die, en son envers.

Le même procédé est à l’œuvre à l'hôpital, mais à partir d'un lieu clos réel, que des langages jaillis de son centre vont subvertir, retourner en son contraire. A la différence de la chambre où parviennent les cris des marchands de poisson et l'odeur de la mer, ou de la maison de Ma entourée-assiégée par la ville, l'hôpital n'est pas, cependant, dessiné par un extérieur qui lui préexisterait. La ville dans laquelle il se situe n'a pas de nom, et la parole, au lieu de dessiner le lieu clos depuis un extérieur, a au contraire pour fonction, à partir de ce lieu clos, de lui dessiner un espace extérieur. C'est depuis le centre de la salle d'hôpital que Rachid demande à Céline de lui dire, « lentement, le nom de la ville où je suis et le nom de la mer qui la baigne ». De plus, et on a déjà souligné la signification politique de ce double enfermement ; la clô­ture de l'hôpital se confond avec celle de la prison, et même du pays tout entier. Autant dire qu'elle est faite pour être traversée, annihilée ou du moins dé-réalisée, depuis son intérieur, depuis son noyau, qui va devenir productif en produisant deux récits tous deux générateurs d'un espace extérieur. Il s'agit d'abord (bien qu'il soit chronologiquement second) de cette « formulation de révolution permanente » (p. 277) à quoi les internés se livrent dans l'hôpital, avec la complicité des médecins. « Révolution » dont le récit est peut-être magnifique d'inefficacité, mais qui pro­jette le pays tout entier à partir de cette fausse clôture exem­plaire de l'hôpital. Pourtant ce jeu de la révolution n'est possible (au chap. 16) que grâce à la récupération, toujours à l'hôpital, de la mémoire du maquis (pp. 161-162).

Ainsi, cet hôpital à la clôture si imprécise qu'elle se confond avec celle du bagne, de la prison, et du pays tout entier, devient le lieu, avec la chambre, le plus richement producteur de récits de tout le roman. Comme pour la chambre, les récits produits en son noyau finissent par en irradier la clôture, qui se confond ainsi avec celle du roman. L'hôpital, comme le roman, de lieu d'enfermement est devenu lieu de guérison et de révolution, par la production de récits et la récupération d'une mémoire qu'il avait pour fonction première de gommer. Le roman est ce délire verbal libérateur qui tire son existence de lieux clos dont il tra­verse le piège de silence, par la parodie, par la profusion débridée de récits qui se heurtent l'un l'autre pour mieux se générer réci­proquement. Texte et espace sont ainsi dans un double rapport de production l'un de l'autre. La vie profonde de l'écriture de La Répudiation vient en partie de ce que jamais elle ne prend de recul face à des espaces, pour les décrire. L'objet et le mot sont intimement liés, ne connaissent pas la séparation. En ceci, l'écri­ture de La Répudiation est productrice de réel. Elle s'attribue une fonction qui retrouve par certains aspects celle de l'écriture mythi­que que j'avais développée à propos de Nedjma.

Parodie, plurivocalisme et intertextualité fondatrice

La Répudiation est le lieu de multiples récits, qui désignent leur clôture réciproque en s'intergénérant. Mais ces récits à leur tour sont lieux de rencontre de diverses paroles, dont la relation est souvent parodique.

La parole répressive par excellence est celle du père. Mais dans La Répudiation, cette parole du père est d'abord une colossale absence : le père est absent, ou silencieux. On ne le voit pratique­ment parler que dans la fameuse scène du magasin (pp. 96-98) où ses mots sont enfermement terrible des fils réduits au bégaiement. Or, ces mots si terribles ne sont en fait que des vociférations. Si terrible qu'elle soit, la parole du père est grotesque. Mais surtout, elle entraîne ensuite son récit parodique, burlesque, aux sœurs dans la maison de Ma réintégrée : « la pagaïe atteignait son com­ble et tout le monde gigotait, se trémoussait... » (p. 99).

Autre parole d'enfermement, l'interrogatoire par les M.S.C. (pp. 256-264) est livré tel quel, dans toute son absurdité qui n'est pas dite par le narrateur, mais que sa représentation désigne d'elle-même, de l'intérieur même de son discours. Par ailleurs, le roman tout entier est mise en lumière de la duplicité du discours pseudo-révolutionnaire du Clan. Mais, au lieu de nous décrire ce dis­cours et d'en souligner la duperie comme le ferait un récit pure­ment idéologique, Boudjedra le fait décrire, du point de vue opposé au sien - autre représentation parodique - par Si Zoubir lui-même (p. 282). Mieux: il fait tenir ce discours dans un contexte où l'on ne s'attendrait pas à le trouver, par les infirmières à vari­ces de l'hôpital, ce qui lui permet d'y introduire avec toute la vraisemblance d'une situation délirante des éléments hétérogènes ou caricaturaux sans rapport les uns avec les autres. Eléments hétérogènes qui s'intègrent cependant parfaitement dans le fonc­tionnement discursif auto-justificateur parodié : « Les cloportes et autres bestioles n'avaient-ils pas disparu ? Notre armée n'était-elle pas la plus puissante du Maghreb ? N'étions-nous pas membres influents de l'O.N.U. ? Le prix des femmes dont on demandait la main aux parents n'avait-il pas augmenté, et par là même la valeur intrinsèque de la femme ? » (p. 288). Le discours indirect, ici, souligne la parodie. Celle-ci devient plus pernicieuse encore lors­que le discours parodié est repris par le narrateur lui-même qui en force les modes de qualification du réel, comme dans cette des­cription du « chef suprême » (p. 284) citée plus haut.

Selon un procédé comparable, l'oraison funèbre de Zahir, à l'enterrement duquel les lecteurs de Coran avaient déjà été rem­placés par les fumeurs récitant les poèmes du grand Omar, est dite par le vieil Amar complètement ivre, double parodique, à la fois du père et du poète (par l'homophonie), qui inverse les signi­fiés du discours religieux en vantant la mort en état d'ivresse du frère. Ce n'est qu'après cette homélie burlesque que le narrateur conclut : « Zahir était bien mort » (p. 198) en jouant sur toute l'ambiguïté sémantique de la formule. Il est inutile, par ailleurs, de revenir à la production langagière de la noce du père, dont l'aspect parodique, dans le carnavalesque, était déjà apparu. Cepen­dant, pour qu'on ne s'y trompe pas, l'aspect parodique de cette production débridée de textes y est souligné par la réalité bru­tale de la mort lubrique d'un mendiant sur les détritus de la fête, envers cinglant de la parodie (pp. 78-79).

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Dans les exemples évoqués jusqu'ici, la parodie restait un mode de signification particulièrement efficace du réel par l'écriture ou le récit. Cette parodie cependant ne s'arrête pas en si bon chemin, et l'écriture de Boudjedra se fera parodie de son propre statut de roman algérien de langue française. Elle ira jusqu'à se parodier elle-même, en la prétention idéologique que certaine lecture vou­drait lui prêter exclusivement.

La Répudiation, d'abord, joue avec son statut de roman algérien de langue française en désignant d'emblée sa dette par rapport au texte dont on a vu qu'il pouvait constituer, dès 1956, le pro­totype d'une écriture algérienne en rupture d'avec tous les modè­les, toutes les dépendances tant politiques que formelles : Nedjma, de Kateb Yacine.

L'intertextualité dans La Répudiation se manifeste d'abord sur le mode de la parodie. Les emprunts burlesques de ce roman à des textes antérieurs se font à propos de la description d'un espace privilégié: celui de la ville. Dans la découverte de celle-ci Rachid est guidé par Zahir, son double comme Si Mokhtar était le double initiateur d'un autre Rachid dans Nedjma. Dans la ville de La Répudiation, les héros de Kateb, d'ailleurs habitués des fumeries surplombant le Rhummel, sont transformés en fumeurs « trans­percés de part en part par l'extase », et qui « se souviennent aussi d'être morts jadis, épuisés par la recherche de quelque amante sauvage », laquelle n'est plus ici qu'une « odeur d'amante, enchaî­née (comme Nedjma) à son luth et à son mari », et qui « ne pou­vait venir qu'à condition qu'on fît couler le sang en son honneur » (p. 94).

La parodie est volontairement réductrice, pour permettre l'éclo­sion du rire. Et cette réduction se fait d'abord par une substitution des lieux. Ainsi la caverne légendaire du Nadhor où régnait le nègre justicier et terrible ne sera plus que ce café dérisoire où « un gros nègre, la tête enveloppée dans une serviette de toilette écarlate (empruntée à Si Mokhtar ?), fume le narguilé ». Et afin que nul ne se trompe sur l'intention de Boudjedra, celui-ci pré­cise bien : « mais il n'est pas pris au sérieux » (p. 93). D'ailleurs, Nedima n'est pas le seul texte parodié ici, puisque dans ce même café on voit apparaître le double du « type » de la « metabkha » qui ouvre Qui se souvient de la mer de Dib. Seulement, si ce « type » faisait baisser les yeux de honte aux consommateurs atta­blés chez Dib, il n'a ici d' « air mystérieux » que parce qu' « il ne sent pas des pieds ». Et lorsqu'il « s'en va très triste, personne ne pipe mot. Un vieillard hoche la tête et rend l'âme, on le laisse faire » (p. 92). La parodie, ici, fait sombrer la situation lourdement signifiante de Qui se souvient de la mer dans le « nonsense ». Celui de Lewis Carroll, ou de tel texte surréaliste.

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La parodie burlesque dont tout le roman est imprégné, si elle est un mode privilégié d'introduction du plurivocalisme dans l'écri­ture de La Répudiation, n'est pas le seul mode de fonctionnement de l'intertextualité. Elle sert, par contre, à souligner cette der­nière, dont la fonction est beaucoup plus importante. L'intertextua­lité est un des modes de production majeurs du texte. Elle dessine plusieurs des espaces du récit, qui entre, grâce à elle, dans un fonctionnement mythique renouvelé, particulièrement lorsqu'il s'agit de donner un statut à cet espace dont le roman ethnogra­phique était singulièrement dépossédé : la ville. Comme dans Qui se souvient de la mer, la ville est ce mouvement perpétuel, ara­chnéen et de fragile violence « où les grosses grues bâtissaient à coups de convulsions électriques des échafaudages compliqués, tou­jours sur le point, semblait-il, de culbuter dans la mer tentatrice qui guette » (p. 90). Et comme la Bône de Nedjma, elle « donne aux passants des visages d'un siècle à venir, les coupe et les découpe en figures géométriques, colle sur leurs visages des impressions de kaléidoscope » (p. 90).

La ville est ici appropriée par le biais d'une écriture dont les résonances intertextuelles en font une dimension propre au roman algérien de langue française. Elle devient de ce fait un élément d'une écriture dont La Répudiation participe. En dési­gnant la ville à travers ses référents textuels, La Répudiation l'in­tègre dans la reconstruction mythique de l'espace culturel maghré­bin.

La résonance l'une dans l'autre des différentes écritures roma­nesques, distantes dans le temps, d'une histoire littéraire que dési­gne justement cette intertextualité, constitue peu à peu un nou­veau récit mythique : celui, non plus de héros légendaires hors du temps historique, mais d'une succession de textes à l'écriture radicalement nouvelle et intégrée dans l'Histoire. Textes qui, par-­delà la rupture d'une unité primitive qui seule les a rendus pos­sibles, recréent une autre perception identifiante de l'espace.

D'ailleurs, envers de la ville, l'école coranique est également un de ces lieux privilégiés dont la description quasi-obligatoire constitue un texte en roman algérien de langue française. A la différence de la ville, ce lieu a pourtant un statut ambigu : le décrire est, qu'on le veuille ou non, prêter le flanc au reproche d'exotisme à l'usage du lecteur occidental qu'on n'a pas manqué de faire au roman ethnographique. Boudjedra lui-même n'évite pas cet écueil en se sentant obligé de justifier - donc de solli­citer le jugement extérieur - la pédérastie du maître coranique par la pauvreté. Il retombe alors (p. 107) dans une écriture ethno­graphique par rapport à laquelle tout son roman cherche à se démarquer. Mais cette faiblesse passagère ne fait pas pour autant sombrer le récit dans la description pour elle-même : l'école cora­nique n'est qu'un élément du récit d'un vécu, lequel n'est jamais, comme dans le roman ethnographique, le prétexte à cette des­cription. Elle n'est point pittoresque, et ne sert ici qu'à inscrire une rupture culturelle dans l'univers citadin étranger du lycée, dont le surveillant général corse, « Midi-moins le quart », semble sorti lui aussi du roman de Kateb. Moment arrêté du récit, quelque peu descriptif malgré tout, elle situe la différence et rendra plau­sible le récit ultérieur de la fuite du lycée, début d'une errance de l'écolier qui, elle encore, rappelle celle de Kateb.

Le récit se construit donc en partie sur et dans la citation qui lui confère sa valeur fondatrice, et grâce à laquelle l'anecdote par­ticulière prend une dimension exemplaire, rejoignant ainsi certai­nes fonctions perdues du mythe. Si le mythe célèbre les origines, le roman compense la perte des origines par la création d'une Histoire : son Histoire de roman algérien de langue française. Et ce qui ainsi se désigne comme Histoire littéraire va permettre au texte romanesque d'enjamber la rupture première, culturelle, historique, scripturale, dont il procède, pour aller à la rencontre des origines perdues. Car le récit de La Répudiation est en grande partie, dans sa vocation fondatrice même, et par-delà la fêlure qu'il ne cesse d'inscrire dans son écriture, un roman des origines, dans tous les sens que l'on pourra donner à ce terme.

Le roman des origines

La référence intertextuelle privilégiée de La Répudiation à Nedjma n'est pas un hasard : si Nedjma instaure le mieux le mythe de la littérature algérienne, le mythe donc d'une identité littéraire, s'il est le mythe d'origine du roman algérien de langue française en tant que texte, le roman de Kateb tire justement sa force de sa fonction mythique même. La geste des Keblouti y développait, pour la première fois dans le cadre d'un roman, une mythologie des origines, au-delà d'une tribu particulière, du pays tout entier. Nedjma, en ce sens, a pu être interprétée comme une allégorie de l'Algérie, et le récit des aventures de l'héroïne et de ses quatre amants faisait passer le temps historique du roman à la dimension exemplaire du temps mythique, générateur de l'iden­tité collective. Or, les pères, dans le cycle des oeuvres de Kateb, étaient justement ceux par qui l'identité s'était perdue, et au-delà de qui il fallait la retrouver, quitte à passer sur leur corps. La Répudiation, au contraire, a été lu souvent comme le récit d'une quête tragique du père, au même titre que Le Passé simple ou Succession ouverte de Chraïbi au Maroc.

Le père est, dans La Répudiation, le détenteur jaloux d'une culture arabe dont il enferme les précieux textes dans son coffre. La répudiation est aussi exclusion des fils hors de la culture ances­trale. La blessure essentielle est ce refus d'une identité, que les fils devront ravir au père par une seconde violence, et que le texte romanesque tentera de reconstruire, par sa fonction fonda­trice. En ce sens le texte romanesque est à la fois poursuite et meurtre du père par la reconquête de l'identité perdue. Le roman acquiert une fonction de production culturelle, mais cette pro­duction culturelle est reconquête et création à la fois d'une iden­tité du narrateur, et c'est pourquoi la fonction culturelle du roman ne peut être dissociée de sa dimension de roman familial, au sens psychanalytique du terme.

Le père qui refuse l'identité qu'il peut seul donner aux fils, ne peut être rejoint que par le meurtre. Pourtant, ce meurtre est désir. C'est pourquoi le roman des origines de La Répudiation s'inscrit sur fond de saccage. « Le saccage était en nous, dès notre enfance éreintée par cette course à la découverte du père phallique mi-réel mi-apparent, perdu dans ses sortilèges ». Toute l'enfance de Rachid et Zahir est poursuite de « l'ombre désin­volte et sûre d'elle-même sans répit ni espoir transbaladés d'énigme en énigme » dans « notre marche vers la découverte merveilleuse du patriarche inique ; mais le périple s'enfonçait à jamais dans les affres de l'alcool et de l'inceste » (p. 220). La « quête du père », pour reprendre l'expression consacrée par une critique de contenu un peu facile, a, dans l'imbrication spatio-temporelle des récits analysés plus haut, un statut particulier. L'objet essentiel du récit des souvenirs n'est pas le père lui-même, mais la quête ou plutôt « la poursuite », « la marche », « le périple » des fils à sa rencontre. La quête du père prend ainsi une dimension spa­tiale de mouvement qui donne au récit une dynamique parti­culière.

Or, cette « course » est désir de meurtre, où pour retourner le saccage originel, il faut tuer ou mourir. Zahir meurt parce qu'il n'a pas su tuer le père. Mais peut-être aussi parce qu'il n'a pas compris que le meurtre réel, objectif, non symbolique, ne résout pas le roman familial. Zahir n'a pas su que le seul meurtre efficace du père était le double meurtre que tentera Rachid : non pas tuer physiquement le père, ce qui laisserait intact le saccage culturel qu'il avait perpétré, mais le tuer symboliquement, en couchant avec Zoubida, la marâtre, et en racontant son origine à Céline, l'amante étrangère.

L'impuissance de Zahir, et son échec, proviennent de ce qu'il n'a pas su faire la différence entre le réel muet et la signification symbolique de ce réel. Zahir refuse la différence sexuelle de la femme, comme il refuse la différence entre le réel et sa signifi­cation. Rachid tue le père en donnant à sa relation avec Zoubida une signification symbolique évidente : « Mon plaisir parricide béait » (p. 139), et en réalisant cette symbolique par le récit à Céline, dont la différence culturelle autant que sexuelle redouble la portée symbolique de ce meurtre.

Pourtant, toute la relation avec Zoubida peut être considérée comme une quête désirante du père, et de l'identité qu'il incarne. Cette séduction se dit meurtre du père, mais si le plaisir est parricide, il est avant tout « ma quête de la tragique engeance » (p. 135), retrouvailles avec « le sang bafoué au long d'un siècle de violence et de feu » (p. 136). C'est pourquoi les étapes de la séduction de Zoubida sont ponctuées par une citation du « poète Omar » au trouble statut de garant culturel arabe. Cette citation donne à la séduction une dimension culturelle évidente, mais par un aspect de la poésie arabe (le plaisir érotique) qui à la fois parodie l'activité essentielle du père en ce lieu même (la chambre de Zoubida), et désigne le meurtre symbolique du père par l'acte amoureux.

Dans une ambiguïté productrice multipliée, les vers du poète Omar deviennent ainsi le double de la culture du père, et le meurtre proprement dit du père par ses trésors les plus cachés, Zoubida et la grande tradition érotique de la poésie arabe. De plus, cette citation se développe d'une occurrence à l'autre (pp. 130, 131, 133, 136), soulignant que la progression de la séduction a une signification essentiellement littéraire. En lui volant Zoubida qui récite le poète Omar, Rachid vole à son père le secret de sa puissance : son pouvoir culturel. C'est pour­quoi la séduction de Zoubida doit être traversée. Le récit ne parle que d'un après-midi, mais le narre à l'imparfait. Cet imparfait itératif suggère la répétition, seule susceptible de dépasser le simple meurtre symbolique du père, pour désigner une durée fondatrice d'un temps et d'un espace reconquis, d'une identité réappropriée. Le vrai bonheur, Rachid le trouve donc en quittant Zoubida pour se sentir, grâce à ce vol de la place du père, intégré dans son identité virile pleine par la ville qui le reconnaît enfin. Reconnaissance face à laquelle l'effraction qui permit de la conquérir n'est plus que cauchemar : « Je retrouvais les hommes avec une avidité inouïe : je quittais le cauchemar » (p. 144).

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Car le mythe identifiant est à jamais une forme vide dont la dimension essentielle est son éclatement même : seule la violence, en effet, le fonde et le détruit. Le maquis dont la progression du récit redonne la mémoire, n'était qu'une entreprise hasardeuse, ce qui explique en partie son oubli. L'identité que cherche à recouvrer le récit ne peut résider que dans cette restitution dif­ficile d'une histoire fondatrice qui remplacerait le mythe des origines, car on ne peut effacer l'intrusion d'un temps historique dont le récit romanesque, à la différence du récit mythique, est justement la manifestation.

Mais, nouvelle ambiguïté, cette Histoire est à son tour frappée d'inefficacité à cause de la mort du mythe : « Nous haletions, avides de pouvoir et de possession, qui se révélaient hasardeux à cause du mythe éclaté et brisé auquel personne ne croyait plus » (p. 210). Car cette Histoire est celle, non plus du Fondateur sûr de lui qui apparaissait au héros de Kateb dans sa cellule, mais du « Clan parti à la recherche de lui-même dans les gorges et les grottes calcinées par le soleil et les bombardements » (p. 201). Le Clan, dans sa dimension historique, ne peut, comme le mythe ancien, affirmer une identité que l'action doit lui conférer au lieu de la manifester. Inscrit lui-même dans l'Histoire, il ne peut lui donner un sens, qu'au contraire il en attend : « Il fallait nous débrouiller, car en vérité il n'y avait ni legs, ni testament, ni parcours » (p. 211).

La quête d'identité est donc inséparable de celle du père, pour­tant responsable du saccage évoqué plus haut. Se définissant par le refus de la différence et la quête du père, elle ne sort pas du roman familial, ce qui lui permet certes de se constituer plus facile­ment en récit, mais la condamne à l'inefficacité et à la perte d'une mémoire que Si Zoubir n'avait fait que prêter aux lycéens, pour mieux la confisquer ensuite avec l'aide des M.S.C. Car la véritable Histoire, celle du Clan et de ses rapports avec Si Zoubir et les « gros commerçants », reste à faire. Elle seule serait véritable­ment fondatrice, en ce qu'elle permettrait au récit la sortie déchi­rante du roman familial qui l'encercle. Mais justement, les M.S.C. sont là pour intervenir au moment précis où le récit des souve­nirs, après avoir narré la fête de l'Aïd, pourrait narrer la fête la plus enfouie, la blessure première, celle de la circoncision qui ne sera dite que dans le roman suivant, L'Insolation. Le récit des souvenirs prend fin à la dernière ligne du chapitre 14 par la phrase annonciatrice: « Ce fut aussi le début du gâchis » (p. 244). C'est qu'il est coupé à ce point par l'arrestation qui suit : « Me voilà prisonnier du Clan » (p. 245). Cette arrestation vise avant tout à empêcher la récupération d'une mémoire véritablement fonda­trice, en ce qu'elle dirait la liaison évidente entre le saccage de l'enfance et celui de l'âge adulte.

Au lieu de converger vers la récupération de cette mémoire, les récits sont ainsi juxtaposés, comme les souvenirs, dans un écla­tement qui est celui de tout le roman. Bien plus, le récit politique actuel de l'arrestation, beaucoup plus que l'arrestation elle-même, est la véritable coupure du récit des souvenirs. La blessure est langagière, narrative. Le récit des souvenirs est proprement castré par le récit politique actuel. La récupération de la mémoire grâce au récit à Céline, lequel acceptait la différence pour, par elle, devenir fondateur, est interdite par la rivalité des récits.

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Ainsi, l'identité tant cherchée est peut-être cette brisure même, inhérente à l'écriture romanesque plurivocale ? Le roman est dans la brisure du réel entre ses différents récits. Il ne peut substituer à cette brisure, à cet éclatement un mythe unifiant qui n'est pas au pouvoir de son écriture. Cette écriture n'est-elle pas née de la blessure d'une modernité historique dans laquelle le mythe de l'origine est définitivement rompu? La quête de l'origine par l'écriture romanesque ne peut donc être que tragique, en ce que cette écriture relègue définitivement l'origine mythique dans le passé révolu que lui dessine, pour mieux l'y tuer, le temps historique du roman.

Reste l'enfermement volontaire dans le récit délirant. Mémoire et identité se consument dans cette grande logorrhée-oubli que sont à la fois la clôture parodique de l'hôpital, et le délire de l'écriture. La marginalité de l'écriture et l'oubli dans la clôture ludique de l'hôpital constituent tous deux une sorte d'envers pré­caire du discours établi. L'hôpital de La Répudiation a la même fonction d'envers radical d'un discours de pouvoir que les sables du Grand Erg où se dilue le muezzin bègue et athée de Bour­boune, ou que les récits hallucinés d'Arfia et de Rodwan dans La Danse du roi de Dib.

Le mythe, désormais, est un futur hypothétique. Il ne peut être atteint que hors du temps (« Me faire oublier dans un quelconque hôpital et y attendre la réalisation de la prophétie du Devin : la faillite du Clan », p. 275), ou dans le double délire prophétique du récit de révolution en chambre des malades de l'hôpital, et du récit romanesque tout entier. Le roman se parera donc d'une fausse cohérence délirante, garant le plus sûr du sommeil définitif. Le narrateur n'avoue-t-il pas dès le début du roman qu'il cherche « par mes palabres (...) à puiser dans la structure des mots le vertige nécessaire à ma somnolence définitive, car je savais m'en­chevêtrer dans les signes les plus aigus et les plus pernicieux, jusqu'à en faire partie et m'y perdre » (p. 34) ?

Le récit délirant nie la fonction fondatrice première des récits décrite plus haut. Loin d'authentifier le réel, de lui donner un sens, il se coupe de ce réel, par la perte progressive, au fur et à mesure de son propre déroulement, des repères de véracité de ce qu'il narre. Le récit instaure le doute sur le réel, tout en connais­sant les réponses, qu'il occulte cependant. Il est ainsi condamné à sa propre répétition, à son auto-engendrement à partir d'un déra­page progressif des gages de réalité : « Avais-je été l'amant de Leila ? Zahir était-il réellement mort ? Pour oublier ces questions qui me hantaient continuellement et dont je connaissais les réponses, je partais à nouveau dans un récit » (p. 203). Le récit s'installe dans la perte de son référent. Il ne produit plus que lui-même, dans une sorte de terrorisme interne qui seul, à présent, le fonde.

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Cependant, on peut également retourner la proposition : de même que l'amour avec Zoubida et le récit à Céline étaient retournement de sa violence contre le père, de même le roman prononce la répudiation du principe même de réalité. La fabula­tion qui s'affirme comme telle vit de et dans sa coupure-répudiation. Mais elle est également une manière de soumettre le réel au fantasme. Le délire du récit s'instaure en mode de séduction, aussi bien de Céline que de Zoubida. Laisser Céline « dans cet état désagréable d'incertitude » (p. 197) procure au narrateur une jouissance, car le délire est conquête autrement efficace qu'un réel somme toute dérisoire. « Céline, entre la mer et le délire, ne savait plus à quel éblouissement se vouer et, à défaut d'un choix crucial, elle s'abandonnait à l'un et l'autre, conquise bien avant de s'être rendue, contrariée par la cohérence interne d'un récit fictif dans lequel je la tenais prisonnière et haletante » (p. 202).

Ainsi le délire narratif de La Répudiation s'inscrit-il dans une dialectique érotique. Il est outil de séduction de l'amante-auditrice, efficacité de la parole sur le corps qu'elle possède. Mais il est aussi le produit de cette possession, production par le corps des amants. Certes, Boudjedra n'est pas le premier à exploiter cette corporalité du mot, cette liaison de même nature de la parole et du corps, qui constitue depuis Bataille, Blanchot ou Genêt, l'un des thèmes majeurs d'une avant-garde. Le discours romanesque de La Répudiation est « performatif », selon le mot d'Austin repris par Benveniste, en ce qu'il constitue en lui-même, indé­pendamment de son contenu, un acte corporel de séduction. Soshana Felman parlerait à son propos de « scandale du corps parlant » [11]. Il peut donc être intéressant de dégager la dimen­sion proprement corporelle de l'énonciation des récits dont on a vu surtout les dimensions spatiales et scripturales. De voir surtout en quoi cette sexualité de la parole spécifie et limite à la fois la production des récits, et amoindrit, entre autres, la fonction de libération dont on a déjà vu qu'elle n'aboutissait pas.

La parole-corps et le roman familial

Si le récit romanesque de La Répudiation a pu nous apparaître comme un récit encerclé, si ce récit est prisonnier de la violence du silence, il est également lové dans le corps de l'amante. Céline rend le récit possible, par sa différence culturelle et son écoute, mais également par son corps, dont le frottement fait surgir la narration du souvenir de Ma : « Pourquoi me pressait-elle ? Elle voulait que l'on parlât à nouveau de Ma, et comme je résistais, elle venait frotter contre mon corps la douceur contagieuse de son épiderme » (p. 9). Le récit des souvenirs est ainsi un des modes de la relation sexuelle à Céline, la narration est jouissance. Elle est cette perte indispensable dont la jouissance est d'autant plus forte qu'elle a été longtemps retardée, car le refus de dire n'est que feinte érotique : « Je ne répondais à ses sollicitations que lorsqu'elle était à bout de patience et que je sentais confusé­ment que, si je continuais à me taire, je risquais de perdre à jamais l'occasion de pouvoir évoquer la maison de Ma et les mythes de la tribu ; je m'empressais alors de la satisfaire » (p. 15).

Elément de la jouissance des corps, le récit comme eux ne peut s'enclore lui-même dans le temps et l'espace du texte romanesque. S'il est encerclé et limité par le silence de la bles­sure que lui infligent les M.S.C., il n'a pas, à proprement parler, de début marqué comme tel (et peut-être pas de fin non plus, puisque L'Insolation lui fera suite). Il n'est pas limité par l'espace textuel, car son véritable espace est le corps, la relation sexuelle dont il procède, et qui lui préexiste. Le corps est antérieur au récit. Il est son en-deçà, par rapport auquel le récit est une continuité, et non un commencement. Les articles définis (renvoyant à une antériorité sans rupture) de sa première phrase, tout comme la proposition temporelle renvoyant à un événement juste antérieur, mais non intégré dans la clôture du texte romanesque, font partir le roman d'une continuité chaotique, insèrent le texte dans son référent non-textuel, et physique: « Avec la fin de l'hallucination venait la paix lumineuse, malgré le bris et le désordre, amplifiés depuis le passage des Membres Secrets » (p. 9). Céline, pas plus que les Membres Secrets ne sont présentés : ils sont, avant même d'être produits par le texte. C'est pourquoi Céline n'est d'abord désignée que par le prénom « elle », avant même d'être nommée pour la première fois. Tous les autres personnages apparaîtront ainsi comme des évidences, à partir du flou d'une action anté­rieure au texte, dont il n'est qu'un des éléments. Céline, puis Ma, puis Zahir, puis Zoubida, puis Si Zoubir, puis Saïda seront là, dès avant que leur histoire ne soit dite, et sans qu'ils soient présentés ou nommés. Et ce flou d'une non-nomination, d'une non-présentation des personnages, est consubstantiel de la moiteur du corps de Céline, de la fusion ou de la répulsion des corps des deux amants, qui sont également les deux aspects de la relation complexe du texte au réel.

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Le corps, la sexualité, sont ainsi une latence, un en-deçà du récit d'avec lequel il est bien difficile de leur assigner une démar­cation. Tout au plus peut-on noter que de cette latence, souvent appelée « état calamiteux », le récit a toujours quelque peine à surgir, même si elle est nécessaire à son surgissement. Ainsi, les masturbations dans le magasin du père ne suffisent-elles pas à réaliser le désir de posséder la marâtre, « délire calamiteux » qui n'arrive pas encore à se constituer en récit efficace. « L'éjaculation chaque fois me laisse hagard. Début de mort lente. Attente fébrile, mais rien n'arrive » (p. 120). Seule la pénétration effective du corps de Zoubida au chapitre 9 permettra au récit de surgir véri­tablement, à un début d'action de se manifester (p. 130). Latence, point zéro du récit, le corps de l'amante se confond ainsi avec le réel dont le récit va surgir pour le violenter. La parole du narrateur n'est possible que grâce à la « fixité fabuleuse » (p. 21 : la juxta­position des deux termes, avec la double signification de l'adjectif, est ici révélatrice) de l'amante, que souligne l'absence de verbe dans cette « phrase » préliminaire à un segment de narration.

De même, mais inversement, la maison de Ma baigne dans cette « fixité primordiale » des oncles qui réduit à l'impuissance le désir dit de les frapper (p. 54). La « répudiation » de la mère n'est pas introduite, amenée dans le temps par une quelconque narration : elle est. Etat de fait, latence, et non événement. Le narrateur en désigne cette latence non narrable par des phrases sans verbes, et surtout par l'usage du présent. Celui-ci la situe hors du temps de la narration, dans une atemporalité en-deçà de tout récit. C'est pourquoi cette « répudiation »-latence, état de fait, est caractérisée surtout par le manque : « aucune révolte ! aucune soumission ! aucun droit » (p. 37). Manque existentiel chez la mère, manque socio-politique qui caractérise la condition fémi­nine en général, manque, surtout, de récit : ce qui est narré sous couvert de répudiation sera au contraire une copulation banale de la mère avec Si Zoubir. Le (non)-récit de la répudiation est donc surtout le récit de la non-répudiation, qui se nie donc lui-même et devient, ironiquement, le récit de la parole impossible : « Ma hésite. Une gêne... La banalité des mots qu'elle va prononcer. Elle ne sait pas se décider. Et les phantasmes ! Surtout pas d'in­solence pour ne pas rebuter les ancêtres. Se taire... Les mots se forment, puis se désagrègent au niveau de la gorge sèche. Ma préfère desservir la table » (p. 38). La mère ne peut pas plus dire le réel, ni lui imprimer l'efficacité d'une parole, que le narrateur ne peut raconter les faits, lui qui se réfugie dans un récit second, pour désigner à travers lui le récit véritable qui ne peut se faire. Le récit de l'en deçà de la parole ne peut se développer que par et dans son propre envers.

C'est pourquoi, liée à la répudiation, la noce est également dite par un récit-envers de ce que serait son récit normal. Le signifié véritable de la description de la noce de Si Zoubir (parti­culièrement pp. 71-72) peut être découvert dans l'envers qui la nie : l'absence de Zahir. La description de la noce proprement dite (à partir de « Noces drues »... etc.) est en effet statique. Elle repose sur des phrases sans verbe ou des verbes à l'imparfait (« la mariée avait quinze ans »), et ses différents personnages, ou actants, y sont nommés par leur fonction dans la cérémonie (« la mariée », « les vieilles femmes », « le patriarche ») et non par leur identité, du moins au début. Le premier prénom dit est celui de Zahir, l'absent, l'envers, et ce n'est que lors de son apparition que le récit surgit de la latence de cette accumulation d'actants n'existant que par leurs fonctions généralisables: l'usage subit du passé simple marque ce surgissement (p. 72: « Il rentra complète­ment saoul »). Le récit individualisé ne commence que là, et l'objet de ce récit est précisément l'envers du récit annoncé de la noce : c'est la maladie de Zahir, qui constitue une réfutation,. une négation fondamentale du texte de la noce (et l'on a vu déjà que l'espace de cette noce n'existait que par la prolifération des, récits parallèles, en l'absence de récit de la noce elle-même). Le passé simple qui désigne le récit désigne en fait un contre-récit qui n'existe quant à lui que dans la négation du récit annoncé, car il constitue cette négation même.

Ainsi, les récits de La Répudiation, qu'on a vus plus haut se générer réciproquement, se nient également de manière tout aussi réciproque. D'ailleurs, le contre-récit de la maladie de Zahir ne se développe guère jusqu'à exister complètement comme récit : il tourne court et s'enlise dans la latence-absence dont il avait surgi. Prolifération de récits tous dépendants d'un réel­-corps, en-deçà générateur de ces récits. La Répudiation est éga­lement le roman de récits qui n'arrivent pas à se réaliser. D'où la constante stylistique de phrases à l'imparfait ou de phrases sans verbe qui désignent encore plus cet état-latence d'où le récit sans cesse cherche à surgir, et où il s'anéantit non moins régu­lièrement.

La parole de La Répudiation se situe le plus souvent à ce point magique où le récit s'apprête à surgir de son en-deçà, corps ou situations non-langagières. Ce point d'émergence difficile est désigné, on vient de le voir, par l'usage ou le non-usage des. verbes. Maïs il l'est également par un vocabulaire particulier, par un ensemble de termes recherchés ou de créations pures et simples qui désignent l'aspect laborieux de cette émergence. Ces termes prolifèrent particulièrement aux moments où cette émer­gence se dessine sans arriver toujours à se réaliser. Le seuil du récit est une sorte de magma qu'un vocabulaire particulier conjure par sa magie sonore et répétitive. Ainsi, la matrice narrative fondamentale qu'est la relation sexuelle avec Céline se parera de termes comme « alacrité », « animosité alcaline » (p. 19), qui se situent dans le domaine physique de la sensation. L'extranéïté de son espace par rapport à celui du texte se dira par la magie de qualificatifs comme « traquenard » (p. 12), « habitacle » (p. 10), « état calamiteux » (p. 9), « monde cinétiquement étrange » (p. 34). Pour raconter, le narrateur est « atteint d'amaurose » et de « papules » en travers de ses paupières, et « seule l'atmosphère des pissotières pourrait rendre la ferveur rigide dans sa solennité, comme une obliquité pointue » (p. 19) de cet état. La ville, autre latence d'où les textes pourraient surgir, « s'effi­lochait en geignements », cependant que les femmes y « oubliaient leurs aménorrhées », que les mendiants s'y transforment en « incubes malodorants », et que le narrateur s'y sent considéré « comme un véritable protozoaire en perdition dans l'antre » des fumeurs (p. 144-145 et 141). Pour arriver au texte, « il s'agit de se balancer comme un cercopithèque ' (p. 106), et si l'on arrive à se dégager des qualificatifs quasi-obligatoires de la « pater­nité éreintante » et de son « ombre envahissante » (quasi-obligation de qualifier certains états, et d'en souligner le statisme par le participe présent, autre temps verbal privilégié dans l'écriture de Boudjedra), le récit de toute manière ne pourra être qu'une « logorrhée envahissante » ou une « berlue interminable » (p. 293).

Face au réel dont il voudrait être la saisie, le récit bégaie dans une semi-impuissance qui est celle, justement, du narrateur devant le corps désiré et offert de Zoubida : « Balbutiements, juste au moment des décisions à prendre. Je rêve debout (la putain au maillot jaune... C'est un camarade de lycée bègue ; il manque les cours d'arabe pour aller au bordel. Il raconte. Il nous énerve à bégayer au moment le plus crucial) » (p. 121). La parenthèse d'un autre récit rêvé-bégayé est une fuite devant l'acte, devant la narration. De la même façon, les récits à peine amorcés retombent vite dans la description qui annule leur mouvement diégétique. Ainsi, après l'amorce de récit de ce qui se passait dans le magasin du père, retombe-t-on dans la fixité du morceau d'anthologie descriptif de la page 105 : « Mon père est un gros commerçant. Il dort dans son alacrité rassurante. Ma mère est une femme répudiée... etc. ». Le récit non sorti d'ailleurs de l'impar­fait verbal qu'il affectionne comme pour mieux montrer son impuis­sance narrative, a besoin de se ressourcer dans l'immobilité de ces descriptions, qui sont souvent de meilleure qualité que le récit événementiel proprement dit. Les récits de La Répudiation reposent sur ces moments fixes et généralisables, mais quasiment lapidaires. On retombe ainsi dans une quotidienneté-latence qui exclut toute succession événementielle, et qui préexiste au récit qu'elle réabsorbe.

Cette quotidienneté réelle n'est pas générée par le texte. Elle le génère au contraire sans qu'il puisse à partir d'elle prendre son élan propre. Le réel produit le texte, qui lui revient à peine ébauché, sans avoir réussi à établir la distance par rapport à ce réel - ou à ce corps -, qui lui permettrait d'exister comme récit. Le burlesque et le délire verbal ne créent qu'une fausse distance. Ils parodient, non tant leur objet apparent, que la distance même que le texte devrait instituer d'avec le réel pour pouvoir fonctionner. Au lieu de produire le roman, burlesque et parodie le rendent presque impossible.

La Répudiation fait partie de ces romans qui disent en clair le trouble statut de leur parole. Le roman familial est explicite­ment l'objet d'un texte qui affiche la répudiation de la mère dès son titre, et qui, au-delà de ce fait nommé narre, justement, toute l'histoire de l'enfance dans ses aspects les plus occultés par des romans plus « traditionnels ». Et pour qu'aucune ambiguïté ne subsiste, on a vu le récit se prendre bien souvent lui-même pour objet, désigner sa fabulation, être corps avant d'être littérature, et surtout intégrer dans son texte Céline, dont la position théra­peutique est on ne peut plus claire. Ce récit, vrai ou faux, volontaire ou extorqué par l'amante, est donc un acte par lequel le narrateur prend en charge et remanie au besoin, substituant sa vérité à celle de son référent hors-texte, sa biographie familiale et personnelle. Le narrateur fait corps avec le roman : tous deux baignent dans la même bâtardise. Le roman dans celle de son genre indéfini. Le narrateur dans celle d'une paternité-identité refusée par la répudiation.

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C'est pourquoi le roman est aussi supplice de la mère par le fils. Le titre même de La Répudiation est déjà supplice de la mère. Supplice dont le premier officiant est, certes, le père qui vit à la ville. Mais le deuxième officiant, omniprésent, est la ville. A la ville, la mère est seule face à la conspiration des mâles, seuls possesseurs légitimes de l'espace urbain : « Dans la ville, les hommes déambulent. Ils crachent dans le vagin des putains, pour les rafraîchir. Chaleur... Les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes. Les mouches conti­nuent d'escalader les verres embués et de s'y noyer. Aucune ivresse! Ma mère ne sait ni lire ni écrire. Raideur. Sinuosités de la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à Dieu » (pp. 48-49).

Lieu du supplice de la mère, ou du fils qui participe de son espace, le livre est parcouru d'images de sang. Le sang des moutons de l'Aïd devient celui du fils tué par le père, et celui des femmes dont les menstrues entraînent la mort lente. Là encore la mère est holocauste, dans « cet affreux rêve où j'avais vu un lapin écorché sur lequel on jetait des bassines de sang, alors que ma mère, à côté, agonisait par la faute de menstrues démentielles qui ne voulaient pas s'arrêter » (p. 14).

Le fils - l'écrivain - contribue à ce supplice et le met en scène. Profanation à plusieurs niveaux. Tout d'abord celui de la violence du style, des images : la mère est projetée de force dans un langage étranger, où il n'est question par surcroît que de ce dont on ne parle jamais devant une femme sans lui faire injure, à plus forte raison devant une mère-amante-répudiée.

L'inceste recherché avec la marâtre est une deuxième profana­tion, surtout lorsque cette femme est ressentie comme un substitut de la mère, elle-même présente dans la parole du romancier « Inceste. J'avais alors, pour ne pas faiblir, des attitudes d'enfant recroquevillé sur le sein de l'amante généreuse dont je rêvais qu'elle était naine. Retour au fœtus imprécis et dégoulinant mais solidement amarré aux entrailles de la mère-goître ; je confondais, dans l'abstraction démentielle de l'orgasme, ma marâtre avec ma mère » (p. 142).

Profanation enfin, le fait que tout ce récit libérateur ne soit possible, on l'a vu en commençant, que par la présence et sous les sollicitations de l'amante étrangère, Céline. C'est à l'étrangère, dont l'attitude est étrangement maternelle, que le narrateur livre sa mère, se délivrant lui-même par la même occasion dans son dire libérateur. Et c'est là peut-être la plus grande trahison, puisqu'entre les souvenirs livrés et le narrateur s'institue du même coup une séparation. L'espace maternel devient incongru au moment même où l'amant de Céline s'aperçoit de sa propre ressemblance avec sa maîtresse, devenue troisième mère. Le sup­plice de la mère ne prend fin que dans sa disparition.

De la même façon le fait narré - vrai ou faux, qu'importe ? - n'existe que par le sens coupable que lui donne le récit, dans lequel et par lequel, en même temps, il se perd, devenant « au fur et à mesure du déroulement de mes souvenirs (...) un irréel non pas fantastique, mais incongru » (p. 15). Tuer symbolique­ment la mère comme le père par le récit, c'est se donner à soi­même sa propre naissance, c'est se mettre soi-même à l'origine de sa vie, c'est être la matrice, avoir le pouvoir de se créer à, volonté contre ses parents, mais c'est en même temps n'exister que par la folie de ce récit, dans l'instant limité de son dérou­lement.

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Car l'écriture de La Répudiation n'est pas seulement supplice de la mère, profanation de l'origine dans l'auto-engendrement délirant. L'utilisation de la Différence, qui lui permet de surgir, d'être efficace, est également meurtre du Même en son impuis­sance. La mère, certes, mais surtout Zahir. Zahir est et reste l'Identique, et il en meurt.

Le chapitre 8 est celui de la séparation des deux frères. Il prépare aussi l'accession de Rachid à la Différence, au récit et au réel, alors même que le carnet de Zahir comme sa personne représentera le récit impossible. Le récit ne devient possible que par le dépassement de son impossibilité que représentait le main­tien dans l'Identique.

L'importance de ce passage est marquée syntaxiquement par l'emploi des temps. Seuil du récit, attente du passage, le cha­pitre 8 tient de l'utilisation du présent sa fixité, qui est celle des deux attentes sur lesquelles il est construit : l'attente du retour de Zahir au début, l'attente-désir de Zoubida, après quoi Zahir ne peut plus reparaître que mort, à la fin. Par contre, l'enterre­ment de Zahir au chapitre 12 est narré à grand renfort de passé simple, temps consacré du récit actif, mais assez rare dans un roman où l'imparfait domine. On peut presque dire que l'enter­rement de Zahir, même s'il est dit sur le mode carnavalesque, est le premier vrai récit d'un fait ponctuel dans le roman : l'amour avec Zoubida (chap. 9) est narré à l'imparfait, qui laisse entendre l'étalement dans le temps, par la répétition, de ces rencontres. Quant au remariage du père, on a vu déjà qu'il ne s'y passait véritablement rien d'autre, à proprement parler, que sa négation par l'attitude de Zahir justement, laquelle attitude est également décrite au passé simple. Presque tous les autres événements du roman sont, par essence, répétitifs, et dits de ce fait à l'imparfait. Le récit proprement dit au passé simple concerne donc le plus souvent Zahir, mais c'est pour mieux le tuer. Le récit au passé simple est meurtre de la répétition dans l'Identique. Ce n'est qu'après ce meurtre (au chap. 12) que sera possible la nette politisation du récit (au chap. 13), laquelle comme on l'a déjà vu va de pair avec une complicité avec Céline. Or, la première phrase de ce chapitre répète purement et simplement la dernière phrase du chapitre précédent, qui énonce la condition de ce progrès du récit : « Zahir était bel et bien mort ! » (pp. 196 et 197).

L'intervention des M.S.C. dont on a vu qu'elle enferme toute l'écriture du roman, peut ainsi apparaître comme une punition de l'entreprise de se faire reconnaître par l'Autre. C'est-à-dire de produire un sens efficace à partir de la Différence interdite. Transgression doublée ici du fait que la bâtardise n'est pas seulement` sociale, mais également culturelle et historique. Non seulement le narrateur est châtié d'avoir livré sa mère à l'amante étrangère, mais l'écriture elle-même devient coupable, puisqu'en sa bâtardise elle cherche la consécration par l'Autre, le lecteur francophone cette fois, dont elle utilise la langue, et même les techniques littéraires.

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Cette culpabilité de l'écriture bâtarde et arriviste pourrait même se lire éventuellement comme l'une des raisons de cette auto-­parodie du récit dont il a déjà été question : le dernier chapitre sombre dans un carnavalesque grinçant. Les délires révolution­naires à quoi son récit a conduit le narrateur ne sont que dérision dans le cadre de l'hôpital, et finissent par lasser Céline elle-même, qui retourne en France, « me laissant dans un désarroi inouï ». Bien plus, ne sont-ils pas, en partie, provoqués par cet abandon de l'amante, qui les ramène à une efficacité encore plus nulle :

« Depuis cette rupture avec l'amante, il m'arrivait de plus en plus de soliloquer tout haut dans ma cellule, provoquant ainsi, sans le vouloir, des cauchemars dans le sommeil de mes gardiens » (p. 292). Rejeté à l'identique, à « l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus » dans un univers finalement rassurant par sa clôture, le Bâtard châtié se contente d'un projet de révolution en vase clos qui n'effraie plus personne. Si au moins les femmes tentaient de prendre le relais : leur Différence nouvellement reven­diquée saura peut-être trouver une efficacité plus grande ? Mais leur projet (étouffer sous leurs pets le chef suprême) renvoie d'emblée cette efficacité à la farce. L'écriture libératrice du Bâtard sombre dans la palinodie.

Cette sorte de destruction du texte par lui-même, dans la farce, donne au roman une toute autre dimension. Le but de La Répudiation n'est pas d'être un roman, et de s'installer par là dans le monde de la littérature qui restera de toute manière fermé au Bâtard : il est au contraire de donner un statut bien plus global à sa bâtardise, de trouver une identité aussi bien culturelle, collective, que personnelle. Car, à la bâtardise du faiseur de romans qu'est en définitive tout romancier, Boudjedra ajoute celle de l'intellectuel maghrébin de langue française, qui sait que de toute manière l'arabité de Si Zoubir ou du poète Omar lui est encore plus refusée que la reconnaissance par le milieu littéraire français. C'est pourquoi le narrateur de La Répudiation avoue calmement : « Mes manuscrits ne me ser­vaient qu'à éblouir les femelles » (p. 198). L'écriture n'est qu'un mode de séduction. Un passeport pour une identité nouvelle qu'elle désigne, qu'elle fonde, mais qu'elle n'est pas.

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Ainsi conviendrait-il donc une fois de plus de renverser la proposition anthropologique traditionnelle sur la littérature maghrébine en contexte d'acculturation : l'écrivain n'exprime plus, ne reproduit plus dans ses textes une situation sociologique de domination culturelle, il part au contraire du texte. Le récit, par l'autodestruction dans laquelle et par laquelle il s'avance, installe l'écrivant dans une situation problématique d'autant plus poi­gnante pour le lecteur autre qu'elle ne se dit pas, ne se décrit pas comme telle directement, platement. La destruction du récit par lui-même, au fur et à mesure qu'avancerait son déroulement exaspère toute saisie. La séduction est d'autant plus violente qu'elle récuse la logique paternaliste du lecteur séduit, par un jeu de répulsion-séduction qu'on a déjà vu à l’œuvre avec Céline. La reconnaissance par l'Autre n'échappe à la récupération (donc, à la suppression) qu'a déjà subi l'écriture descriptive qu'en se constituant comme insaisissable.

Cette séduction-fuite va, ainsi, créer le sujet séducteur. Le texte suscite la situation biographique socio-culturelle de celui qui l'a écrit, et non plus l'inverse. Le texte crée l'écrivain, en se détruisant lui-même comme texte. Pourtant, les dés sont pipés, car le lecteur est tombé dans le piège d'une Différence qui se dit tout en se récusant, mais dont le jeu est créateur d'être. Et l'Identité ainsi conquise ne vit que par le pied de nez qu'elle fait à ceux dont la reconnaissance crispée la fait être.

 



[1][1] Rachid Boudjedra, La Répudiation. Paris, Denoël, 1969.

[2] Jean Sénac, Anthologie de la nouvelle poésie algérienne. Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1971. Pour des aperçus plus récents, voir l'antho­logie que j'ai moi-même composée pour Europe (Paris), n° 567-568, juillet-août 1976, ainsi que la toute récente anthologie de Jean Déjeux, Jeunes poètes algériens. Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1982.

[3] Rachid Boudjedra, Pour ne plus rêver. Alger, E.N.A., 1965.

[4] Histoire de Yasmina : pp. 156-158. Chapitre sur l'hôpital, pp. 159-169.

[5] « Dame ennemie des changements », in Sénac, op. cit., p. 117.

[6] « Te dire », p. 21.

[7] « Avec la fin de l'hallucination venait la paix lumineuse », p. 9.

[8] J'emprunte l'expression à : Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972.

[9] Seconde dans l'ordre du roman, même si chronologiquement elle est antérieure au Ramadhan du chapitre 1, où Zoubida est déjà la « marâtre », p. 22.

[10] « Ne pas hésiter: les buter, lui, sa gamine et le fœtus », répétait-il », p. 76.

[11] Shoshana Felman Le Scandale du corps parlant. Paris, Le Seuil, 1980.