Histoire et production mythique dans " Nedjma

(Extrait de la thèse de Charles BONN. On renverra aussi au livre, plus détaillé et plus récent: Charles Bonn: Nedjma de Kateb Yacine, Paris, P.U.F., 1990, Coll. "Etudes littéraires",)

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Une inscription plurielle de l’Histoire

L'Incendie, publié quelques mois avant 1e 1er novembre 1954, produit l'Histoire grâce, en particulier, à ce que j'ai appelé sa « tension didactique ». La production de l'Histoire par Nedjma [1][34], que j'ai retenu ici parce qu'il s'agit, de l'avis unanime, du texte le plus important de la production romanesque algérienne, est bien plus complexe. Kateb ne se contente pas, comme l'auteur de L'Incendie, de laisser dire l'injustice par ses victimes dans une parole transparente à travers laquelle s'expriment les exclus de l'Histoire et du Verbe. « Autobiographie plurielle », Nedjma n'est pas un espace de parole prêté, comme outil pour la maîtrise de leur situation socio-politique, à d'autres que l'auteur. Parlant de l'Algérie, Kateb parle de lui. Ses quatre héros, tous en quête de Nedjma, sont en partie des aspects divers de son propre drame personnel, biographique. Mais en même temps, jamais cette « auto­biographie », même       « plurielle », ne se présente explicitement comme telle.

D'ailleurs, « autobiographie plurielle », Nedjma l'est aussi de, toute une génération : celle qui a vécu tragiquement les massacres du 8 mai 1945. Celle qui, d'errement en tragédie, s'achemine, parfois à son insu, vers le soulèvement révolutionnaire décisif du ler novembre 1954. Celle qui découvre à la fois l'idée de nation algérienne, grâce au pouvoir générateur du mythe, et la répétition de l'échec. C'est pourquoi, à la transparence de L'Incendie qui laisse l'Histoire se dire, je serais tenté d'opposer l'épaisseur drue, mythique et tragique à la fois de Nedjma qui se saisit de l'His­toire pour la fonder, grâce à une violence génératrice de tout le texte. Or cette violence qui produit 1e texte est également celle, aussi bien de la répression du 8 mai 1945, que de la geste fon­datrice de l'ancêtre Keblout, que de la passion désespérée des quatre amis pour Nedjma, l’»  ogresse au sang obscur ».

Pas plus que de L'Incendie, je n'ai l'intention de proposer ici une lecture exhaustive d'un texte comme Nedjma qui, non seule­ment est antérieur à l'Indépendance, puisqu'il a été publié pour la première fois sous forme de roman en 1956 [2][35], mais a déjà fait l'objet de bien des travaux, dont 1e plus récent et 1e plus exhaustif est la thèse monumentale et irremplaçable de Jacqueline Arnaud à laquelle je vais reprendre bien des éléments dans les pages qui suivent. Je tenterai cependant de dire quelques mots sur la manière dont l'Histoire génère Nedjma, et sur la manière dont Nedjma à son tour génère l'Histoire. J'aimerais montrer surtout, à travers une relecture du tragique déjà souligné par J. Arnaud, comment Nedjma donne de façon radicale, cette fois, sa pleine dimension historique à ce que j'avais appelé jadis l'espace maternel [3][36]. Espace que j'avais trop facilement considéré alors comme extérieur à l'Histoire.

Il convient d'abord de préciser, comme J. Arnaud l'établit de façon indubitable, que pas plus que pour L'Incendie, le référé explicite de Nedjma ne peut déjà être la guerre d'Algérie. J. Arnaud s'inscrit particulièrement en faux contre le calcul de Marc Gontard [4][37] selon lequel les révélations de Rachid à la fumerie de Constantine auraient lieu en 1956. Selon J. Arnaud, cette séquence qui est effectivement la plus tardive de la chronologie diégétique de l'oeuvre, ne peut se situer au-delà de 1952. Composé par fragments entre 1946 et 1955, Nedjma est, pour elle, « un roman d'avant le l- novembre 1954 et 1e déclenchement de l'in­surrection, puisque des passages importants sont déjà publiés en 1953 ». Par contre, elle souligne bien que « nul, parmi les écri­vains algériens, n'évoque aussi précisément la répression du 8 mai 1945 : « La parole de Kateb a la force de la vérité : il y a eu des morts dans sa famille, à Sétif et à Guelma » [5][38].

C'est pourquoi lorsque dans le roman Mustapha affirme : « Depuis le 8 mai 1945, quatorze membres de ma famille sont morts, sans compter les fusillés » (p. 83) [6][39], c'est Kateb lui­-même que nous entendons. Et quelles que soient les significations multiples du prénom de Nedjma, qui désigne l'étoile en arabe, J. Arnaud encore souligne que ce symbolisme astral « prend toute sa signification quand on se rappelle que le premier rassem­blement nord-africain d'inspiration laïque qui ait revendiqué l'indépendance s'appelait « l'étoile nord-africaine », d'où est sorti le P.P.A. » [7][40] .

Comme pour L'Incendie, l'inscription historique et biographique de Nedjma est donc très précise. Le texte naît de la violence du 8 mai 1945 qui le génère. D'ailleurs Kateb dit bien que c'est l'expérience de la prison, même s'il avait déjà écrit quelques poèmes auparavant, qui fit de lui l'écrivain qu'il est devenu. « C'est à ce moment-là », dit-il dans une interview, « que j'ai accumulé ma première réserve poétique », et ailleurs : « Je crois que je serais resté un poète obscur s'il n'y avait pas eu la mani­festation du 8 mai 1945 » [8][41]. La torture de Lakhdar (pp. 58-60) est vécue. Nedjma s'ouvre et se ferme sur l'image du couteau, que l'on verra circuler dans toute la première partie du roman. Cette première partie, haletante, est toute entière baignée dans la violence des rapports coloniaux au chantier et autour du chantier, rapports qui aboutissent au meurtre de M. Ricard par Mourad, lors de ce mariage burlesque et tragique qui en constitue l'un des sommets (pp. 25-28).

La violence de la répression du 8 mai 1945 est également l'élé­ment générateur du théâtre tragique de Kateb, du Cadavre encer­clé aux Ancêtres redoublent de férocité, et jusqu'au long poème du Vautour qui clôt la tétralogie du Cercle des représailles. Cette répression, la dispersion de la manifestation et ses suites, sont à l'origine de l'image d'éclatement, fondement même du symbole de Nedjma, l'étoile. Or la dispersion de la manifestation du 8 mai 1945 est également, on le verra, celle de la tribu des Keblouti. Le leitmotiv de la séparation des quatre amis apparaît dès la première partie (pp. 34-35), et clôt le roman. La dispersion consécutive à la violence (celle de la répression, mais celle aussi du meurtre de M. Ricard par Mourad), est l'un des deux motifs générateurs essentiels du texte de Nedjma, qui est ainsi produit par la violence de l'Histoire.

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L'autre motif générateur en est le corollaire, et relève de la même violence : il s'agit des figures d'enfermement, contraire et complément de la figure de dispersion. Les deux motifs sont contenus dans le symbolisme du prénom de Nedjma, car « l'ogresse au sang obscur » est aussi celle qui retient prisonniers ses quatre prétendants dans une passion sans issue. Surtout, si le roman nous parle dès la première page du couteau de Mourad, sa première ligne est : « Lakhdar s'est échappé de sa cellule. » (p. 11). La prison d'où sort Lakhdar ouvre le livre. Celle où se retrouve Mourad est inhérente à la figure d'éclatement, répétée à deux reprises (pp. 33-34 et 256), qui le clôt (« Mais Mourad n'est pas là. Ils songent à Mourad. »). Et pour bien préciser la complémen­tarité de la dispersion et de l'enfermement, la première page du livre, qui parle à la fois de la prison de Lakhdar et du couteau de Mourad, est répétée une page avant la figure d'éclatement de la fin (pp. 255-256). Mais la prison est également celle où Rachid, déserteur, verra lui apparaître l'ancêtre Keblout (p. 134) ou réen­tendra les paroles les plus significatives de Si Mokhtar (pp. 128­-129) : dans les deux cas la prison est l'antre où s'élabore le récit fondateur. Aussi les révélations de Rachid à l'écrivain public se feront, en cinquième partie, dans cet autre lieu clos, où il s'est lui-même enfermé, qu'est la fumerie, laquelle surplombe la grotte du Rhummel où fut conçue Nedjma. Et ses révélations à Mourad (III A, pp. 91-105) se feront dans la chambre où l'enferme la maladie. Enfin, la rencontre de Rachid avec Nedjma se fait dans la clôture d'une clinique où Si Mokhtar l'a enfermé avec elle, comme Lakhdar enferme Nedjma avec Mustapha, croyant l'avoir enfermée avec Mourad, à la villa Beauséjour à la fin du roman. D'ailleurs Lakhdar crée ainsi une autre des situations génératrices du récit : la répétition de l'épisode de la grotte du Rhummel, dont le mystère sur ce qui s'y est réellement passé est également l'un des motifs producteurs les plus féconds du texte de Nedjma [9][42].

Cette complémentarité entre les figures d'éclatement et d'en­fermement – les unes comme les autres étant elles-mêmes produites par une violence fondamentale –, du texte comme de la situation historique dans laquelle il s'inscrit, est génératrice de quelques­-uns des thèmes essentiels de l’œuvre. J. Arnaud a montré, on l'a vu, que si Nedjma est appel à la prise de conscience de l'identité nationale algérienne, c'est d'abord le roman de l'impasse et de l'espoir à la fois. L'ambivalence de la figure du cercle devenant spirale, dans la construction de l’œuvre, prend ici tout son sens.

« Le retour au Nadhor des origines a abouti à l'échec ; la mani­festation est apparue comme un soulèvement avorté ; pour l'ins­tant, tous les chemins mènent à la prison, ou à l'exil, ou au point de départ, à la mort lente de Rachid sur son Rocher natal. L'amour est impossible, la révolte est impossible, c'est l'impasse. Pourtant le cercle n'est pas irrémédiablement clos. Le couteau reste symbole d'explosion latente, et Rachid prédit la future forme de la patrie : le cercle est en réalité une spirale qui se détendra le moment venu. » [10][43]. Cette impasse, cette violence et cet espoir d'une unité toujours introuvable, sont bien ceux de l'époque même dont Nedjma est, autant que de son auteur, l'autobiographie plu­rielle et la re-création. A cette impasse, qui est également celle de la rue des Vandales dans Le Cadavre encerclé, Nedjma comme le théâtre de Kateb donne un sens, par sa construction même : la structure du texte est productrice d'Histoire.

Que la structure de Nedjma soit productrice du sens des années de latence entre le 8 mai 1945 et le 1er novembre 1954, je me risquerai à en proposer une preuve supplémentaire dans le sys­tème de numérotation des chapitres, dont la rigueur duodénaire ou biduodénaire me semble trop frappante pour ne pas l'interroger.

A un premier niveau, la récurrence du chiffre 12 peut suggérer l'écoulement des douze mois de l'année selon le calendrier chré­tien, qui n'est donc pas celui de l'Hégire auquel pourrait renvoyer le symbolisme religieux de l'étoile, « nedjma ». On aurait ainsi une opposition de deux calendriers qui pourrait être significative, aussi bien de la violence culturelle coloniale, que de l'opposition entre le temps historique d'une modernité révolutionnaire laïque, et celui de la prosternation religieuse.

Mais on pourrait aller plus loin s'il s'avérait exact que la numérotation des chapitres ait été faite tout à la fin de la période de rédaction, qui se termine, selon J. Arnaud, en 1955, soit après le déclenchement de la lutte armée. Nedjma est composé, certes, de six parties, mais la troisième, la quatrième et la sixième partie, au lieu d'une série de douze, comportent chacune deux séries de douze chapitres. On arrive donc à un total de neuf séries de douze chapitres. Or, entre 1945 et 1954, neuf ans se sont écoulés : ces neuf années de latence, d'impasse historique, sujet même du roman, ne sont-elles pas ainsi désignées et camouflées à la fois par ces neuf séries de douze chapitres, ou de douze mois ? Ce qui n'est pas directement signifié dans des textes écrits pour la plupart avant le 1er novembre 1954, pourrait donc l'être par la structure numé­rique du roman. C'est là, certes, une hypothèse extrême qui demande à être confirmée (et encore, ce ne serait pas une preuve) par l'établissement de la date à laquelle cette numérotation des chapitres a été faite. Mais elle contribuerait à montrer, surtout si cette opération s'était faite, chez l'écrivain, à un niveau non explicite, que l'Histoire et la Révolution peuvent être signifiées par un discours qui ne se désigne nullement comme idéologique ou pédagogique [11][44]. Le texte peut signifier par sa logique interne, hors de toute intention de signification explicite chez son auteur.

Le sens de l'Histoire, ainsi, découlerait non d'un discours expli­cite préexistant au texte littéraire, mais serait produit par le texte en tant que fonctionnement, c'est-à-dire dans la rencontre entre les sens explicites du texte et ceux qu'une lecture active fera foi­sonner en s'appuyant sur les structures et les formes de celui-ci. La production du sens historique se ferait donc, dans une oeuvre à forte densité mythologique comme celle de Kateb, dans l'épais­seur fondatrice du texte lui-même et non dans la transparence du texte qui est celle de L'Incendie.

Ce qui ne signifie pas que L'Incendie soit davantage un discours explicite. Certes, L'Incendie est un texte beaucoup plus directe­ment idéologique que Nedjma, et le discours idéologique de l'auteur et de son engagement y est à peine caché. Mais on a vu que sa portée historique et idéologique venait essentiellement de la tension didactique qu'y provoquait le spectacle d'une parole révolutionnaire paysanne en train de se constituer, et non encore affirmative, comme l'est un discours idéologique constitué.

Le discours de Nedjma est, lui, affirmatif. Mais il l'est avant tout par l'épaisseur même de son écriture, par la multiplication des niveaux où elle produit le sens. Sans vouloir donner à la structure formelle du roman une importance exagérée, force nous est de constater qu'elle est un des niveaux de production du sens, et ceci, bien sûr, n'est pas vrai que pour Nedjma. L'intérêt, cependant, comme pour L'Incendie, est que le sens produit est, précisément, l'Histoire.

La production mythique du sens historique.

Même si sa description de l'univers colonial est souvent saisis­sante, le but de Kateb n'est pas le réalisme. Pour produire l'His­toire, il ne suffit pas de décrire les faits, il faut les recréer. Or, le récit possède, pour qui sait en utiliser toutes les virtualités, un pouvoir de signification du réel infiniment supérieur à celui du discours d'une description réaliste.

En effet, je me garderai bien, ici, d'opposer Histoire et mythe comme on le fait trop souvent, même si je suis conscient qu'ils reposent l'un et l'autre sur des perceptions du temps radicalement différentes. Car la production mythique des récits, comme le montre en partie J.-P. Faye, est une dimension essentielle à la constitution historique de tout nationalisme. Le mythe a une fonc­tion mobilisatrice dans toute révolution. Toute révolution est création de valeurs, de significations nouvelles. On l'a vu chez Frantz Fanon.

On concevra que dans la constitution de la nation algérienne, phénomène historique par excellence et où le culturel joue un rôle essentiel, la production mythique collective soit d'une impor­tance capitale. Le mythe, ici, produit le réel. Il est le moteur de l'Histoire, et non sa fuite. Encore faut-il qu'il ne se trompe pas d'objet : Nedjma, roman le plus fastueusement producteur de mythes parmi tous ceux qu'étudiera cet ouvrage, est également l'un des plus démystificateurs à une époque où certains discours aux­quels ses successeurs seront confrontés sont à peine en gestation. Il est révolutionnaire en ce qu'il est producteur de réel par sa créativité mythique. Mais il l'est également parce qu'il pourfend les mythes de camouflage destinés à empêcher l'accession de la société algérienne à son Histoire.

Plutôt donc que de faire de son texte le lieu où l'Histoire se dit, linéairement, dans une transparence qui n'est, à tout prendre, que celle d'un discours idéologique extérieur à la production diégé­tique, Kateb va donner à l'Histoire, dans Nedjma et dans tout le cycle de textes non-romanesques qui l'entourent, l'épaisseur et les dimensions du mythe. Ce n'est qu'après avoir lu l'Histoire à travers le mythe, que l'écriture romanesque pourra revenir à l'Histoire, avec un véritable impact.

L'Histoire objective, réelle, est présente d'un bout à l'autre de Nedjma, dans les deux récits de la répression du 8 mai 1945, ou dans la description réaliste des rapports entre les deux commu­nautés. Mais très vite le récit historique dépasse le niveau strict des faits pour s'inscrire dans le récit d'une mémoire beaucoup plus globale. Il s'agit de la légende d'un peuple à qui Kateb veut que revienne le dernier mot des Ancêtres redoublent de férocité, car « rien n'appartient à l'homme " dit-il dans ses indications scé­niques, et il précise : « La légende se montre plus vraie, plus lucide que l'Histoire : c'est la revanche du verbe ancien » [12][45].

Cette légende dépasse l'événement présent. Elle est la geste d'une résistance millénaire et immémoriale du peuple algérien à tous les envahisseurs. Elle donne à Hassan cette tranquille assu­rance qui lui fait dire : « Notre peuple en a vu d'autres. Il sait bien, lui, qu'une guerre comme la nôtre, n'ayant jamais cessé, ne sera jamais finie » [13][46]. Or le pouvoir mythique de la légende repose sur la prolifération du symbole. Symbole de Nedjma-patrie, « vierge dans un désert ennemi, tandis que se succèdent les colo­nisateurs, les prétendants sans titre et sans amour » (Nedjma, p. 175). Symbole des Ancêtres, qu'il « suffit de remettre en avant pour découvrir la phase triomphale, la clé de la victoire refusée à Jugurtha, le germe indestructible de la nation écartelée entre deux continents » (ibid.) Symbole des villes. On retrouve ici la dimension spatiale inséparable de l'Histoire dans la production mythique. Et c'est encore Rachid, face au ravin de Constantine, qui dégage le plus nettement la production du mythe dans la rencontre des villes et d'une Histoire millénaire : « Car les Cités qui ont connu trop de sièges n'ont plus le goût du sommeil, s'attendent toujours à la défaite, ne sauraient être surprises ni vaincues » (pp. 173-174).

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Le symbolisme de l'événement insignifiant comme de l'espace lui-même repose en partie sur une autre figure génératrice de l’œuvre, que je dégagerai ici après celles de la dispersion et de l'enfermement : celle de la répétition. L'arrivée de Rachid à Cons­tantine évoque celle de Lamoricière cent ans plus tôt (p. 155).

Si l'espace est producteur de sens mythique, c'est que sa lecture le charge de souvenirs collectifs accumulés comme les cadavres de la rue des Vandales. Le sens mythique des différents niveaux diégétiques de Nedjma est dégagé essentiellement par Rachid, dans la fumerie qui surplombe le Rhummel, faille symbolique, et la caverne où Nedjma fut conçue et où mourut le père de Rachid. Le sens mythique, dans Nedjma, est produit par deux ou trois lieux où Rachid le plus souvent dit et interprète ce qui s'est passé en d'autres lieux. Ces lieux générateurs du discours mythique sur ce qui s'est passé en d'autres lieux, et que j'appellerai lieux du sens par opposition aux lieux de l'action, ou encore lieux du dis­cours par opposition aux lieux diégétiques, sont essentiellement de deux types. Il s'agit d'abord, comme on vient de le voir, de Cons­tantine, la ville dont la configuration physique même dit l'His­toire des conquêtes et des rapts. C'est là que Rachid parle à l'écrivain. Mais il s'agit aussi de la chambre de Mourad où Rachid se fait narrateur pour son hôte, dans la troisième partie. Ou bien encore du bateau de pèlerinage à la Mecque, où Si Mokhtar livre à Rachid le récit mythique de la tribu. La chambre de Mourad ou le faux pèlerinage à la Mecque n'existent que pour permettre les récits qui s'y livrent, mais dont le lieu diégétique est ailleurs. Or, ces espaces de production de récits par Rachid (et autour de lui, symétriquement, par Mourad d'un côté et Si Mokhtar de l'autre) sont caractérisés en tant que lieux, contrairement à la non­précision du lieu d'où parle le narrateur anonyme lorsque le récit n'est pas le fait de l'un de ces personnages (le carnet de Mustapha n'est pas un lieu). C'est-à-dire que ces espaces doublent les espaces diégétiques. Le sens mythique des récits de Nedjma repose en partie sur cette répétition, spatiale autant que temporelle, du lieu de l'histoire par le lieu du récit, ou de la narration. Car cette répétition introduit la distance qui rend possible l'élaboration du sens mythique de l'événement. Cette distance est quasiment nulle à Constantine, où Rachid dit dans l'espace même qu'il déchiffre. Mais le surplomb même de la fumerie au-dessus de la caverne et du Rhummel dédouble cet espace en deux lieux dont la fusion qui guette, par l'attirance du gouffre, rendrait le récit impossible. Ce récit est ainsi suspendu comme la fumerie au-dessus de son propre anéantissement, et c'est encore une fois le dédoublement des lieux qui lui permet d'acquérir un sens mythique.

Mais si elle est génératrice au niveau des espaces, la répétition l'est simultanément au niveau du temps, chacune des histoires qui raconte Nedjma apparaissant comme la répétition d'une autre histoire, proche ou lointaine, et c'est à chaque fois la répétition qui produit le sens de l'événement. Or, temps et espace sont ici inséparables, ce qui nous permet de ramener la multiplicité des récits aux figures qui les génèrent, et qu'on va voir se continuer pour donner au roman sa dimension mythique. On a déjà vu la figure de la dispersion des quatre amis se répéter dans le corps du texte (pp. 33-34 et p. 256). Or cette répétition ne prend véri­tablement sens que parce qu'elle-même répète la dispersion de la tribu décimée en quatre branches. Inversement, les figures d'enfer­mement ne prennent sens que dans leur répétition d'autres enfer­mements. Ainsi, en deuxième partie, Lakhdar, arrêté pour un délit de droit commun, se souvient aussitôt de son arrestation un an plus tôt pour délit politique. Plus profondément, l'emprisonnement inévitable des quatre amis-ennemis par Nedjma répète celui, tout aussi inévitable, des quatre conquérants par la patrie en gestation : « comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s'enraciner, otages de la patrie en gesta­tion dont ils se disputaient la faveur » (p. 102). Et de la même façon, les quatre amants de Nedjma répètent les quatre amants de sa mère (voir entre autres p. 103).

La répétition dessine, ainsi, une progression du récit dans une dimension toujours double. Le récit dialogue avec la mémoire spatiale et temporelle de son lecteur, c'est-à-dire le plus souvent avec le souvenir qu'y a laissé un autre récit du même roman. La répétition donne au récit une efficacité plus grande que n'importe quel discours idéologique. Ainsi, lorsque le récit, en sixième partie, de la torture subie par Mustapha en 1945 (p. 233) répète celui, en deuxième partie, de Lakhdar à la même date mais en un autre lieu, point n'est besoin de discours pour que ce récit ainsi dédoublé voie ce que j'ai appelé son pouvoir générateur (c'est-à­-dire générateur d'autres récits dans le roman, mais aussi de la prise de conscience politique par le lecteur), démultiplié.

Processus fondamental de génération du texte comme du sens, la répétition se transforme donc, dans Nedjma, en dédoublement du signifiant. Dédoublement au niveau des symboles. (L'association par exemple entre 11,9 et II,10 par la répétition de la formule « Invivable consomption du zénith ! Prémices de fraîcheur » (p. 69) et par le double sens de « fraîcheur », relie Nedjma au 8 mai 1945, ce qui produit une signification politique importante et inattendue.) Dédoublement au niveau d'épisodes obsessionnels comme l'arrivée dans une ville (celle de Lakhdar à Bône (p. 69), puis celle de Rachid à Constantine (pp. 151 sq.)). Dialogue de récits qui s'appellent les uns les autres par la seule structure du texte. Réponse d'un récit au creux, au désir d'en savoir plus généré chez le lecteur par le récit précédent. Jeu sur l'opposition entre réalité et irréalité de ce que dit le texte. On pourrait multi­plier les exemples. L'essentiel était de montrer qu'un récit, dans Nedjma, ne prend sa pleine signification qu'en écho à un autre récit du texte katébien.

Or, c'est précisément cette composition musicale, polyphonique, qui permet au sens produit de dépasser la singularité de ce texte pour devenir l'épopée mythique d'une nation en gestation. Et le style, au sens traditionnel du terme, de certains passages, contri­bue à ce grandissement épique du récit. Je me contenterai de souligner, à titre d'exemple, l'utilisation de l'anaphore lors des retrouvailles du mythe tribal par Rachid ou Si Mokhtar : phrases. commençant systématiquement par « Et... » (pp. 133-134), ou bien amorces de segments narratifs sur une formule comme « Oui, la même tribu... » (p. 124), etc. Ailleurs, des phrases-­leitmotive donnent le thème musical d'un personnage ou d'un groupe : « Invivable consomption du zénith » et « prémices de fraîcheur » pour Nedjma (pp. 68-69), « un enfant terrible égaré dans un déménagement » ou « un collégien en rupture de ban » pour Lakhdar (pp. 71-72), « Mère, le mur est haut » (qui est, de plus, le refrain d'une chanson populaire) pour Lakhdar et les bagnards (pp. 41-42).

Le caractère épique de l'écriture de Kateb se trouve également dans le traitement des personnages. Dans Le Cadavre encerclé, Lakhdar a été lu comme un symbole : celui du peuple. Mais dès ce texte théâtral, Lakhdar dépassait cette dimension symbolique univoque, pour entrer dans ce que j'appellerai la polyphonie du mythe, par la rencontre entre le sens qu'il incarne, et la figure scénique : la position de Lakhdar sur la scène, comme le titre même de la pièce, rappelle Prométhée sur son rocher. Mais c'est dans la rencontre entre cette résonance et l'action même, que Lakhdar acquiert sa dimension mythique : sans abandonner sa charge symbolique, il sera en quelque sorte déchargé de l'uni­vocité de celle-ci par l'introduction du chœur, ou encore celle de l'arbre. Le chœur et l'arbre sont des éléments symboliques uni­voques, en ce qu'ils sont déchiffrables, transparents. Ils ne peuvent être des mythes. C'est pourquoi ils permettent à Lakhdar de le devenir : d'entrer dans la polyphonie.

Le même processus est à l’œuvre, on l'a déjà vu, pour le per­sonnage de Nedjma. J. Arnaud s'insurge, à juste titre, contre l'image d'une guerrière sur fond de drapeau déployé qui orne la jaquette d'une édition libanaise de Nedjma traduit en arabe : « Nedjma n'a pas grand chose à voir avec cette figure de propa­gande : c'est une femme réelle qui, par ses contradictions, devient le symbole d'un pays déchiré : toujours, le symbolisme s'enracine sur un réalisme ». Et le travail de J. Arnaud montre ensuite le passage de cette singularité biographique qui brise toute lecture symbolique hâtive, à la complexité du mythe de Nedjma, en qui Rachid, « nomade en résidence forcée, (entrevoit) l'irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays » (p. 175). « Car la figure de Nedjma devient apte à toutes les métamorphoses, et c'est pourquoi elle peut devenir comme un archétype de la terre violée, " vierge après chaque viol " » [14][47]. J'ajouterai qu'elle devient également l'archétype des villes glorieuses du passé, Cirta ou Hippone, tout comme de leurs doubles modernes, Constantine ou Bône, coupées comme Nedjma d'une Histoire que pourtant elles incarnent comme elle tout entière.

Or, Nedjma ne se fait jamais la voix de son symbole, incarnant et disant les valeurs qu'elle représenterait. Bien plus, elle n'appa­raît pour ainsi dire qu'à travers les récits des quatre amis, ou à travers le récit à la troisième personne de l'auteur. Elle n'utilise la première personne, dans ce dernier récit, qu'encadrée par les guillemets du discours rapporté (pp. 67-68). C'est-à-dire qu'elle n'est jamais l'une des voix narratrices du roman, qui pourtant distribue généreusement le rôle de narrateurs aux « quatre amis », ou, à un deuxième niveau, à Si Mokhtar. C'est-à-dire qu'à la dif­férence du Lakhdar du Cadavre encerclé, Nedjma dans le roman devient mythe, non en remplissant un espace de parole et de pré­sence scénique tous deux codés par des résonances culturelles, mais par le creux qu'elle représente au centre des différents récits qui gravitent autour d'elle. Nedjma est, paradoxalement, produc­trice de sens mythique par l'absence même de sa parole sur la scène romanesque. Absence de parole qui produit le sens mythi­que par le même processus de dédoublement spatial décrit plus haut pour les récits et leurs lieux. L'absence de parole est encore un écho producteur de sens mythique.

Et c'est bien l'un des paradoxes majeurs de ce roman qui pro­duit plus que tout autre le sens mythique, que de ne pas avoir comme les anciennes épopées qui remplissent également cette fonction de personnage central porteur du sens et pivot de l'action, pas plus que de narrateur unique. Le procédé, certes, n'est pas nouveau et qui ne s'est essayé à son petit parallèle entre Kateb et Faulkner, ou Joyce ? Mais précisément, Faulkner et Joyce, si différents et singuliers que soient leurs apports techniques, ont également en commun avec Kateb de signifier, au-delà de la singularité assumée dans l'éclatement des points de vue, et par elle en même temps, une totalité mythique : celle du Sud, ou celle de l'Irlande.

Le mythe, chez Kateb, s'inscrit dans le creux du polygone que dessine la figure d'éclatement même des quatre amis. Et ceci est vrai aussi bien du mythe personnel, les quatre amis comme Nedjma représentant chacun un aspect de la biographie person­nelle de l'auteur, que du mythe collectif de la nation en gestation. Mais la production du sens sera d'autant plus forte que le référent symbolique sera plus estompé, plus énigmatique, plus probléma­tique.

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Ne subsiste alors que la production mythique à l'état brut, qui se donne elle-même en spectacle. Ainsi, non seulement Nedjma reste une énigme, comme le pays à venir, mais certains récits mythiques mêmes, dans le roman, s'irréalisent. Etudiant la chronologie interne à l’œuvre, J. Arnaud constate que l'épisode de l'aigle attaqué par les sœurs de Mustapha (p. 133) ne peut y trouver de place. Mais elle va plus loin : l'épisode du Nadhor, qui suit ce passage, est également « ininsérable » dans une chronolo­gie interne du roman et pourrait être tout simplement un épisode rêvé, pourquoi pas dans la cellule de déserteur où Keblout appa­raît en rêve à Rachid (p. 134) [15][48] (15) ? Or, cette irréalité, cette obscurité dans la vraisemblance chronologique qui caractérise l'épisode du Nadhor, vont être le lieu où prendront sens, en partie par le phénomène de résonance que j'ai décrit plus haut, les épisodes les plus crûment réalistes, comme la description de la situation coloniale. C'est-à-dire que le texte de Nedjma joue sur l'ambivalence de sa diégèse pour signifier, précisément, qu'il n'est pas de fait brut, plat. L'événement s'inscrit dans l'ambiguïté d'un sens mythique qui échappera toujours au décodage symbolique univoque. La richesse sémantique de Nedjma provient de son refus du discours simplement affirmatif de l'épopée, et pourtant, la polyphonie mythique du roman surgit de son jeu même avec des modes de récit épiques.

Ce jeu avec une vraisemblance chronologique interne au roman peut certes échapper au lecteur. Il est plus visible dans la confrontation que permet l'éclatement des points de vue narratifs, entre les différents récits du même événement. Procédé utilisé par Faulkner, et qui dans le Nouveau Roman signifie souvent un vacillement de l'objectivité du réel, mais qui, ici, produit d'au­tant plus la signification mythique qu'il en montre l'élaboration. Ainsi, le récit de Rachid, avant d'être dit par lui-même, est reconstitué par Mourad qui souligne le travail auquel il se livre (p. 91 : « Trop de choses que je ne sais pas, trop de choses que Rachid ne m'a pas dites », p. 94 : « J'appris, un mois plus tard, que Rachid... », p. 95 : « De Mustapha, j'appris encore que Rachid... », « Au bout de quelques jours, j'avais à peu près reconstitué le récit que Rachid ne me fit jamais jusqu'au bout », etc.). Bien plus, le récit à la troisième personne par Mourad qui compose la première section de cette troisième partie entraîne le récit à la première personne de Rachid, ce que souligne la répé­tition de la formule, avec simple changement de pronom : « Elle vint à Constantine sans que Rachid sût comment. Il ne devait jamais le savoir... » (IV, A, 12, p. 104). « Elle vint à Constantine, je ne sais comment, je ne devais jamais le savoir. » (IV, B, 1, p. 105) : le récit génère son narrateur. Le travail de reconstitution du récit a été plus fécond, certes, que Mourad ne s'y attendait...

Or, le personnage-récit par excellence est Si Mokhtar : Nedjma sera en grande partie le récit de l'énonciation de ses aveux. De même que Mourad raconte l'énonciation réticente de son récit par Rachid, de même Rachid raconte l'énonciation réticente (« Et le vieux brigand m'en avouait chaque fois un peu plus », p. 98) de son récit par Si Mokhtar. Là encore, la production du sens se donne en spectacle, et elle est d'autant plus signifiante que son énonciation comme son énonciateur sont irréalisés. Car le récit de Si Mokhtar est d'autant plus grave que son énonciateur n'est qu'un bouffon. Si Mokhtar est d'autant plus habilité à parler des origines et de l'identité qu'il n'est qu'un faux père, et l'épisode du Nadhor est d'autant plus vrai qu'il n'a pas pu exister dans 1a chronologie diégétique du roman. C'est dans l'ambivalence de ces paradoxes que je vois la dimension mythique la plus féconde de l’œuvre : la production du sens historique majeur, l'idée de nation, se fait grâce à l'envers exact d'un « héros positif ».

En ce sens, l'irréalité de l'épisode du Nadhor qu'a dégagée l'analyse de la chronologie diégétique est productrice de sens historique. Une fois de plus un vide produit un plein. Et c'est pourquoi le rôle de Si Mokhtar me semble essentiel. Certes, Si Mokhtar doit mourir, comme l'époque dont il est le symbole, pour que le futur puisse naître. Mais Lakhdar, dans Le Cadavre encerclé, la Femme Sauvage dans Les Ancêtres redoublent de férocité, ne font pas autre chose. L'important, pour Si Mokhtar, me semble être qu'il meure précisément au Nadhor dans un épi­sode qui serait rêvé, et ce, juste après le faux pèlerinage à La Mecque où il a livré ses secrets à Rachid. La répétition du motif de Rachid dans sa cellule en III, B, 12 (pp. 128-129) « croyant entendre sur le pont les révélations passionnées de Si Mokhtar » et en IV, A, 2 (p. 134) : « Et le vieux Keblout légendaire apparut en rêve à Rachid, dans sa cellule de déser­teur » me semble particulièrement significative en ce qu'elle relie le récit du faux pèlerinage à La Mecque au récit faux de l'épisode du Nadhor. On a ainsi une double production par le simulacre (« Rachid croyait » – « apparut en rêve ») de ces deux récits qui fonderont le passage du mythe tribal à l'idée de nation. De plus, la cellule de Rachid n'est pas celle du manifestant du 8 mai 1945, mais celle du déserteur. Pourquoi l'ancêtre n'apparaît-il pas plutôt à Lakhdar ? La désertion de Rachid n'est un acte positif que par refus d'un acte négatif. Elle n'est jamais posée comme une affirmation politique en soi. C'est-à-dire qu'elle joue, par rapport à l'acte révolutionnaire positif, le même rôle que le personnage de Si Mokhtar le bouffon de Nedjma, par rapport à Hassan dans Les Ancêtres redoublent de férocité : l'affirmation d'une positivité de l'idée de nation ne peut se faire que par et dans le dérapage de son énonciateur ou de son énonciation elle-même dans le récit. Le dire positif de la nation ne peut être que le fait d'une parole irréalisée ou carnavalesque.

Il y a certes à ceci l'explication historique : le référent de l’œuvre de Kateb est la génération du 8 mai 1945 qui doit mourir pour permettre le surgissement de celle du 1er novembre 1954. Il n'en reste pas moins vrai que la production mythique (et non plus uniquement symbolique) du sens historique dans Nedjma se fait dans l'ambivalence du heurt entre ce sens et le personnage ou la parole qui sont retenus pour le dire [16][49].

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La production mythique du sens historique chez Kateb récuse donc d'avance toute clôture que tendrait à instituer un discours nationaliste univoque. C'est par sa parodie burlesque des langages dominants, que ce soit le français ou même la langue des Ulémas, que Si Mokhtar dit bien plus que par une profession de foi [17][50]. De même, c'est par la dérision poétique que Lakhdar, « puce sen­timentale ", découvre la nation en 1945 :

« J'ai ressenti la force des idées.

J'ai trouvé l'Algérie irrascible. Sa respiration...

La respiration de l'Algérie suffisait.

Suffisait à chasser les mouches. » (p. 54).

 

Or, ce plurivocalisme n'est pas seulement un mode de produc­tion du sens historique, il est le sens même. Car si j'ai vu en Nedjma un centre absent particulièrement fécond du roman, si Nedjma apparaît à ses amants comme toujours fuyante à leurs approches, c'est qu'aucun discours identifiant ne saurait la cerner tout entière. Nedjma qui donne son nom au roman, l'étoile sym­bolique de la patrie, ne peut se limiter à un seul sens. La leçon ultime de Nedjma, s'il pouvait y en avoir une, serait donc qu'il ne peut y avoir de sens un, réponse définitive. C'est pourquoi Kateb a conscience, selon sa formule célèbre, de faire sa révolu­tion à l'intérieur de la révolution politique, d'être, « au sein de la perturbation, l'éternel perturbateur » [18][51].

De la polyphonie mythique à l'ambiguïté tragique.

La production mythique du sens historique par Nedjma se fait donc par et dans le refus de tout symbolisme univoque. Le pluri­vocalisme et l'ambivalence y récusent l'épique, si l'on entend par ce terme un mode de narration où récit et discours sont soudés, où le langage fait corps avec son sens idéologique, lequel s'avère le plus souvent positif, affirmatif. Dans cette période historique de l'Algérie l'action révolutionnaire naissante appelle pour certains sa glorification épique : n'est-ce pas ce que faisaient à l'époque même où Kateb écrivait Nedjma et Le Cadavre encerclé des historiens comme Mohammed Cherif Sahli dans Le Message de Yougourtha, publié pour la première fois en 1947 [19][52] ? Pour Kateb, aucune urgence historique ne justifie une écriture qui se condamne à la pauvreté pour satisfaire aux exigences pédago­giques d'une idéologie préexistante. Seule la poésie est créatrice du sens. C'est pourquoi, dès 1958, lors de la représentation à Tunis des Ancêtres redoublent de férocité par J.-M. Serreau et un groupe d'étudiants maghrébins, Kateb se situe face au didac­tisme de Brecht, et défend vigoureusement sa conception de la tragédie : « Ce que je refuse chez Brecht, c'est la façon qu'il a, lui qui est poète, de freiner continuellement la poésie au profit de l'enseignement d'une doctrine » [20][53]. Et c'est pourquoi la geste de l'ancêtre Keblout est perpétuellement cassée, comme on l'a vu, par le statut même de son énonciation toujours ambivalente.

Cette ambivalence de la production mythique dans Nedjma nous amène à la notion d'ambiguïté dont des réflexions récentes sur la tragédie ont fait l'une des clés de ce genre chez les Grecs, l'opposant précisément à la vérité une de la philosophie platoni­cienne [21][54]. Kateb se réclamait explicitement de la Tragédie, entre autre, dans l'interview de L'Action déjà cité. La fin des Ancêtres redoublent de férocité illustre exactement le double sens de la Tragédie : mort de la Femme Sauvage et de Hassan, Mustapha aveuglé et pris, le chœur encerclé par les soldats, mais annonce par ce même chœur d'un avenir de lutte positive. Or Mustapha, ici, est aveuglé comme Œdipe, mais par les coups du Vautour, double de l'aigle de la tribu. Le dédoublement dont on a vu l'importance chez Kateb est une figure tragique qui remonte entre autres au dédoublement de l'aigle et du Vautour. « Lorsque sonneront les dernières heures de la tribu », dit Ali dans La Poudre d'intelligence, « l'aigle noble et puissant devra céder sa place à l'oiseau de la mort et de la défaite » [22][55] : celui-là même qui aveugle Mustapha, et dont le poème clôt Le Cercle des repré­sailles. Or ces paroles sont dites précisément par le personnage qui incarne l'Histoire et la Révolution à venir, dans cette pièce autre ambiguïté, autre signification double.

L'ambiguïté qui fonde la tension de la tragédie repose sur la manifestation simultanée d'un êthos et d'un daimon : « chaque action apparaît dans la ligne et la forme d'un caractère d'un éthos, dans le moment même où elle se révèle la manifestation d'une puissance de l'au-delà, d'un daimon » [23][56]. C'est précisément ce que, dans Nedjma, Rachid dit à Mourad :

« Ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d'orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, – l'ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin » (p. 97).

Comme les héros tragiques, les personnages de Nedjma vivent entre deux univers et deux langages qui se manifestent en eux simultanément, celui du passé et celui du présent, celui du mythe et celui de la Cité, celui du retour inévitable aux origines et celui de l'Histoire révolutionnaire. Ils succomberont de l'intrusion de l'Histoire, et pourtant ils en appellent la découverte.

Mais comme les héros tragiques, ils vivent en partie ce conflit dans leur dialogue avec l'espace même de la Cité, lequel connaît également cette tension tragique entre son passé et son présent. Les villes, dans Nedjma, sont victimes comme les héros de leur spectre ennobli : « ce qui a disparu fleurit au détriment de tout ce qui va naître » (p. 175). Le conflit entre deux temps, entre deux langages, se développe dans une relation spatiale indispen­sable à la résonance du mythe. Car le mythe précisément donne sens à un espace dans l'Histoire. Mais au lieu, comme le mythe, de développer, de faire fleurir l'espace qui est son enjeu, la tra­gédie enferme cet espace dans l'instant même où elle le déploie, l'irréalise au moment même où elle dit sa réalité.

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Ici, l'opacité de l'écriture de Nedjma que j'opposais à la trans­parence de celle de L'Incendie prend sa pleine dimension : plura­lité, résonance multiple du sens dans sa production mythique, elle est également ambiguïté du signifiant, opacité productrice du sens tragique. L'entreprise de Nedjma est en partie celle du déchiffre­ment d'un sens. La tragique destinée des héros de Kateb, aussi bien dans Nedjma que dans Le Cercle des représailles, est d'être les déchiffreurs d'une réalité à venir, et de mourir pour ce déchif­frement. La génération d'Ali, le fils de Lakhdar et de Nedjma, pourra mourir, ou vivre, pour la réalité découverte de la nation. Celle de Lakhdar, de Mustapha, de Rachid comme de Nedjma, ne peut que mourir des difficultés même de cette découverte, pri­sonnière qu'elle est d'une signification encore oblitérée par la malédiction des ancêtres. Nedjma est un signe ambigu, un mot opaque. Hassan et Mustapha, dans Les Ancêtres redoublent de férocité meurent de n'avoir pas su déchiffrer la Femme Sauvage, ou de n'en avoir déchiffré qu'un seul sens. Et dans Nedjma, Rachid à la fumerie se dissout lui-même dans la parole qui produit le sens.

« Et c'est à moi, Rachid, nomade en résidence forcée, d'entrevoir l'irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays (...) Je ne savais pas non plus qu'elle était ma mauvaise étoile, la Salammbô qui allait donner un sens au supplice (...) Elle n'était que le signe de ma perte » (p. 175).

Si le déchiffrement seul produit l'avenir, il est également la perte du déchiffreur. C'est en quoi les personnages de Nedjma sont tragiques, dans cette oeuvre ainsi bâtie sur le renversement des valeurs lorsque l'on passe de l'un à l'autre des plans de signi­fication indissociables.

C'est la même figure tragique de renversement qu'on peut trouver dans ce qui a été dit plus haut sur la fonction productrice de sens mythique du creux que représente Nedjma au milieu de différents récits qui gravitent autour d'elle. Ces récits sont pro­duits par l'absence même de sa parole : Nedjma, comme Le Vau­tour, débouche sur l'absence. Le creux est, certes, producteur de sens, mais le sens ultime, si l'on retourne la proposition, n'est-il pas en dernier ressort l'absence, le manque, cette quatrième branche qui n'est pas là lors du leitmotiv final de dispersion ? N'est-il pas dans ces « ombres » qui « se dissipent sur la route », comme le sens, comme la direction non précisée que prend Musta­pha (p. 256) ? Aussi Rachid comme le Vautour est-il un être « sans ». Le Vautour est veuf, dans Nedjma (p. 133) comme dans Le Cercle des représailles. Quant à Rachid, alors même qu'il dévoile le sens ultime, il n'est « plus qu'une ombre sans fusil, sans femme, ne sachant plus que tenir une pipe ; pseudo-Rachid issu trop tard de la mort paternelle, comme l'Oued El Kebir né prolongeant que l'ombre et la richesse du Rhummel, sans lui restituer sa violence ancienne " (p. 180).

Ici, l'opacité tragique, l'obsession de la mort du signifiant au moment précis où il délivre le sens, rejoint la violence du mythe. C'est alors l'ironie tragique. Celle qui consiste à montrer comment,, au cours du drame, le héros se trouve littéralement « pris au mot », un mot qui se retourne contre lui en lui apportant l'amère expé­rience du sens qu'il s'obstinait à ne pas reconnaître. Dans la geste légendaire des Keblouti, Keltoum a perdu la tête de Keblout, mais elle a également et en même temps perdu la tête. Elle est, elle aussi, prise au piège des mots. Sa folie devient celle de Nedjma, qui devient à son tour et avec elle la Femme Sauvage. Or, de même que l'absence de la parole de Nedjma dans le roman génère les récits des quatre amis qui gravitent autour d'elle, de même la tête perdue de Keblout dessine ce creux d'où s'élève tout le texte katebien. Car non seulement la tête de Keblout, mais encore son livre est perdu : et s'il n'était lui-même, comme le montre encore J. Arnaud [24][57] qu'une reconstitution imaginaire ? Ainsi Keblout ne tirerait sa réalité que du texte katebien, lequel, à l'inverse, ne serait pas né si Keblout en personne n'avait rendu visite à Rachid dans sa cellule de déserteur (IV, A, 2) : n'est-ce pas également dans sa prison que Kateb s'est véritablement décou­vert écrivain ? Or, on a vu que ce court chapitre de la visite en rêve de Keblout à Rachid génère tout le récit probablement irréel dans la vraisemblance diégétique, du pèlerinage au Nadhor. Et le Nadhor n'est à tout prendre qu'un lieu déserté, pour ne pas dire un désert. Peut-être avant tout un manque : celui-là même dont procède l'écriture du roman. Roman dont l'envers, le renverse­ment tragique, est précisément cette prison des mots, de ses pro­pres mots, où finit Rachid.

Historicité tragique de l'espace maternel.

On est donc amené à s'interroger sur la nature même de cette béance qui s'ouvre pour Rachid dans sa cellule de déserteur, parce que c'est d'elle que procède la tension tragique de tout le roman, c'est-à-dire ce désir par lequel Nedjma est générateur du sens historique. Or Nedjma, on l'a vu en commençant ce chapitre, est « autobiographie plurielle », et sous ce pluriel, on peut être tenté de rechercher le singulier : l'inscription biographique de Kateb lui-même dans son texte. Après tout, notre propre biographie n'est-elle pas la mesure première que nous avons tous de l'Histoire et du temps qui lui est propre ? Bien plus, ne peut-on pas dire que, dans une certaine mesure, le passage du temps mythique au temps historique de la Cité se fait par le surgissement de l'in­dividu qui est également une des dimensions fondamentales de la tragédie ?

On ne s'est pas privé de montrer que les quatre amis de Nedjma pouvaient représenter chacun une des faces de leur créateur, lui­-même ainsi éclaté en quatre branches rivales comme la tribu des origines. Mais en même temps, on a vu qu'on est bien loin, dans Nedjma, du roman psychologique traditionnel.

Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha sont, certes quatre faces complémentaires de la personnalité de leur créateur, mais surtout de son histoire. Ils sont éléments de récits, dits par leurs actions ou leurs récits mêmes : ils ne sont pas des « caractères » dont l'action serait le révélateur. Ils sont encore moins décrits de l'intérieur par l'écrivain. La multiplication des points de vue narratifs par ce dernier est une manière de laisser dire et faire ses personnages à sa place, c'est-à-dire de se dispenser de la traditionnelle étude psychologique dont l'absence ici se superpose à celle de la parole énigmatique de Nedjma.

L'absence d'une parole désigne alors celle d'une autre parole. Celle des profondeurs ? Produits par les récits au lieu d'en pro­duire l'action par leurs caractères, les quatre amis semblent se réduire à n'être que des fonctions. Au moment même où ils manifestent le surgissement biographique, ils endossent le masque par lequel le récit les fait être et les individualise. Et en ceci encore ils ne sont pas loin des personnages de la tragédie grecque, individualisés par leur masque qui les camoufle en même temps qu'il les révèle, cependant que le chœur, anonyme, n'a point besoin d'être masqué. Mais le masque désigne la double réalité de celui qu'il expose, et de même l'auto-représentation des person­nages de Kateb par le récit qui feint de ne pas être celui de l'auteur, souligne l'ambivalence de cette représentation. Ambiva­lence qui invite à écouter la résonance multiple d'une voix der­rière la représentation pourtant réelle du masque, à découvrir l'autre côté.

Je n'ai nullement l'intention ici, comme cela a été ébauché ailleurs de façon toujours quelque peu réductrice [25][58], d'entre­prendre une psychanalyse de Kateb Yacine à travers son roman. Mon propos est plutôt de souligner quelques glissements de sens indiqués par le roman lui-même, d'un personnage à l'autre, d'un récit à l'autre. Tout en renforçant la thèse de l'ambivalence mythique et tragique de son écriture, cette démarche me permettra peut-être de montrer en fin de compte que l'historicité ultime et la plus vraie est celle de l'espace maternel : celui-là même que j'avais autrefois, avec bien d'autres, tendance à situer hors de l'Histoire. Position que je vais nuancer à présent comme j'ai nuancé déjà l'opposition trop facile du mythe et de l'Histoire. Or, j'ai montré la dimension spatiale du mythe, en développant la notion de résonance : l'espace maternel serait-il le lieu d'une résonance comparable à celle de l'espace mythique ?

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Dans Nedjma, bien des récits renvoient l'un à l'autre, on l'a vu, et c'est là un des fondements de la résonance multiple par laquelle ils produisent le sens. Il me semble cependant que la correspondance est particulièrement significative entre les récits de Rachid et ceux de Mustapha. Les récits de Rachid sont le plus souvent provoqués soit par le récit et la présence (les deux plans diégétiques étant volontairement confondus par moi) de Mourad en troisième partie, soit par les questions et la présence de l'écri­vain public en cinquième partie. Or, l'écrivain public se dit « kateb » en arabe : introduction malicieuse de la référence bio­graphique ? En fait, le vrai double est ailleurs : c'est Mustapha, le seul des personnages-récits du roman à dire explicitement par écrit : par son carnet. L'écrivain public, venu interroger Rachid à la fumerie sur Mourad, n'écrit pas, et le récit qu'il reçoit n'est pas celui qu'il était venu chercher : Mustapha serait-il le seul écrivain ?

Mais Mustapha est surtout celui des quatre amis qui parle (écrit) le plus de son enfance, laquelle ressemble beaucoup à celle de Kateb lui-même, lui aussi fils d'oukil. Or, le père de Mustapha est d'abord un homme qui dort, et dont le sommeil attire l'attention de son fils sur ses pieds, à l'ongle déformé (p. 210) : rappel des orteils coupés de Si Mokhtar pendant son sommeil au Nadhor ? Cette notation ne serait cependant guère significative si le même épisode du Nadhor, dans sa scène essen­tielle (le bain de Nedjma), n'était implicitement désigné par le figuier, l'eau et le chaudron, dans le souvenir d'enfance le plus important de Mustapha sous l'angle du rapport à l'histoire de l'espace maternel qui me préoccupe ici :

« J'ai appris l'alphabet français à ma mère, sur la petite table entourée de coussins, devant le figuier qui a failli mourir, dans les émanations de l'eau moisie (y a pas de fontaine chez nous ; Mère fait la vaisselle et la lessive dans d'immenses chaudrons) » (p. 212).

Ce passage est, d'abord, particulièrement biographique, et préfigure celui à la fin du Polygone étoilé où l'auteur décrit la même situation, qu'il nomme « la gueule du loup », en assu­mant directement le « pacte autobiographique ». En ce sens le passage de Kateb, entre Nedjma et Le Polygone étoilé, d'une « autobiographie plurielle » biaisée à une autobiographie singu­lière assumant le pacte du genre est également à inscrire dans une évolution historique. Et ce n'est point un hasard si Le Poly­gone étoilé se termine précisément sur cette scène : l'espace mater­nel est peut-être brisé, mais il est définitivement historique.

Cependant, plus de figuier ni de chaudron dans Le Polygone étoilé : même si l'un et l'autre existaient peut-être dans la maison d'enfance de l'auteur, l'important est, ici, qu'ils renvoient non à un référent autobiographique, celui du « pacte référentiel » de l'autobiographie selon Lejeune, mais à un autre récit de Nedjma, celui du bain de l'amante au Nadhor.

Renversons donc la perspective, et parlons de l'épisode du bain de Nedjma : rappelons d'abord que, selon J. Arnaud, dont j'ai suivi l'opinion, tout l'épisode du Nadhor pourrait n'être que rêvé, c'est-à-dire irréel. Comme le récit de Rachid à la fumerie, il se dissout dans la fumée de l'herbe. Il s'agit donc bien d'un récit qui ne parvient pas à se réaliser, à prendre corps : corps du référent narratif, corps aussi de Rachid et Nedjma qui n'arrivent pas à se rejoindre sexuellement (p. 140) [26][59], corps du nègre dont on ne sait s'il existe réellement, ou s'il n'est pas, lui aussi, un fan­tasme dû à l'herbe. Certes, cet épisode joue sur la tension extrême entre le désir et l'impossibilité de le réaliser, Nedjma semblant d'autant plus exhibée-offerte qu'elle est, dans tous les sens du terme, intouchable. Elle n'est qu'un être créé par la parole et par le rêve, mais elle est surtout l'impossibilité de la parole de Rachid :

« je ne pouvais lui dire...

(…)

Encore. ému des chants. brisés. de mon enfance, j'aurais voulu traduire à la créature que le nègre dévorait des yeux ce monologue des plus fous...

(…)

Fallait-il. lui parler de ce nègre, et lui conseiller.(...) ?

(…)

Mais je ne pouvais rien dire de cela devant Nedjma, me contentant de l'énoncer à voix basse, murmurant pour moi-même le peu de mots capables de suggérer le mystère de pareilles pensées... (pp. 136, 138, 139, 140).

L'essentiel de ce passage, au-delà de toutes les significations symboliques qu'on a pu lui trouver, est donc bien cette mise en regard d'une parole qui ne peut se dire. Et cette parole est celle de l'enfance, dont elle entend « les chants brisés ». Parole dans laquelle Nedjma deviendrait ce qu'elle ne peut devenir dans le roman, et que Rachid indique dans des phrases où perce l'humour de l'auteur : la mère :

« J'ai honte d'avouer que ma plus ardente passion ne peut survivre hors du chaudron...

C'est pourquoi, plutôt que de te promener au soleil, je préférerais de beaucoup te rejoindre dans une chambre noire, et n'en sortir qu'avec assez d'enfants pour être sûr de te retrouver. Et seule une troupe d'enfants alertes et vigilants peut se porter garante de la vertu maternelle... » (pp. 139 et 140).

Pourtant, la maternité, Nedjma la connaîtra, mais grâce à Lakhdar, et dans un texte différent, théâtral et historique, Le Cadavre encerclé. L'enfance ne peut être rejointe que dans l'action historique. C'est pourquoi dans Nedjma, elle n'est prêtée qu'à Lakhdar, lui aussi « savoureux têtard » d'une mère « héroïne anal­phabète », tous deux « mère et fils et amants, au sens barbare et platonique » (p. 194).

Rachid peut dire le sens mythique, dans des récits qui se diluent de plus en plus dans l'irréalité. Il ne peut rejoindre l'en­fance, car l'espace maternel dont il rêve est fuite hors de l'Histoire, refuge dans la chimère. On a vu que sa cellule est celle du déser­teur, et non celle du militant. Quant à l'épisode – peut-être irréel – du Nadhor, c'est un échec puisqu'on y cherche les ori­gines dans une antériorité mythique, au lieu de les chercher dans l'action qui dessine un à-venir historique : celle de Lakhdar et Mustapha, dont on connaît l'enfance, dans Nedjma, parce qu'on connaît également leur participation au 8 mai 1945. Le récit de l'enfance de Rachid n'est qu'un prétexte transparent pour parler de Si Mokhtar et de Constantine, celui de l'enfance de Mourad un autre prétexte transparent pour nous expliquer sa présence dans la villa Beauséjour. Or, Mourad s'est également trompé de sens historique en tuant M. Ricard, et c'est Rachid qui cherche à donner à cet acte la signification politique qu'il aurait pu avoir mais n'arrive, pas plus que pour les chants brisés de l'enfance dans la scène du chaudron, à la dire :

« Rachid poursuivit à voix basse, comme pour se persua­der d'une chose depuis longtemps reconnue, mais toujours incroyable.

- Le crime de Mourad n'en est pas un. Il n'aimait pas Suzy » (p. 177).

Là encore, c'est Mustapha seul qui saura donner à l'acte de Mourad sa véritable signification (p. 187) : Mustapha possède et dit le sens historique comme il dit la parole de l'enfance.

Cette juxtaposition-opposition est d'autant plus nette que la page du carnet de Mustapha où ce sens est donné coupe le récit de Rachid au fondouk où il est question de Mourad. Elle est encore plus significative lorsqu'on voit qu'à cette quatrième partie centrée sur Rachid comme la troisième l'était sur Rachid et Mourad, succède et s'oppose la cinquième centrée sur l'enfance et l'engagement politique de Lakhdar et Mustapha réunis. Plus : tandis que la quatrième partie se termine, dans les vapeurs de l'herbe et « sur le gouffre nocturne », dans l'impuissance de la parole (p. 190), la cinquième partie, par le récit de l'enfance, débouche sur l'efficacité de l'écrit politique de Mustapha lycéen qui sera « exclu pour huit jours » (p. 222). Or, cette première exclusion du lycée préfigure celle du 8 mai 1945. Par ailleurs, l'enfance de Mustapha, loin de l'identité mythique close sur elle­-même qui hante les récits de Rachid, est celle de la rencontre pittoresque et réelle des deux communautés. Monique, dont le « sillon rougeoyant » entrevu trouble l'enfant, pourrait même apparaître comme un autre double réel de la Nedjma du chaudron.

L'espace réel de l'enfance de Mustapha, qui s'oppose à l'espace rêvé des origines de Rachid, est donc un espace essentiellement historique. Le vrai récit des origines n'est pas le mirage de Rachid au Nadhor, après sa parodie de voyage à La Mecque, mais la réalité de l'enfance de Mustapha que désigne l'épisode du chau­dron. On peut donc se demander si, dans Nedjma, le passage du mythe à l'Histoire, ou plus précisément du mythe rétrospectif des origines à celui de la nation entrevue dans l'avenir, ne se fait pas obligatoirement par la prise en charge du biographique, et plus encore de l'autobiographique. Mais en même temps, Kateb dépasse très largement cette fonction référentielle de la biographie, en lui donnant valeur fondatrice et mythique : l'éclatement originel, celui-là même de la tribu des Keblouti, n'est-il pas ce saut dans la « gueule du loup » de la fin du Polygone étoilé, où les rôles de l'espace maternel, comme le sens de son histoire, sont retour­nés ? Quoi qu'il en soit, la réalité de cet espace maternel est bien d'abord historique.

C'est grâce au récit de l'enfance de Mustapha qu'un second récit du 8 mai 1945 est possible. Mais inversement c'est grâce à l'historicité de sa mort le 8 mai 1945 que Lakhdar, dans Le Cadavre encerclé, « retrouve le cri de (sa) mère en gésine » [27][60]. La chanson des bagnards de Lambèse ne s'adresse-t-elle pas d'ins­tinct à la mère (pp. 41-42) ? Cette ambivalence du temps de l'espace maternel, d'une part refuge et continuité, de l'autre his­toire active, va faire de la mère le personnage tragique de la Femme Sauvage, que ne pouvait encore être Nedjma. C'est pour­quoi Nedjma est le noyau absent du roman. La Femme Sauvage parle, mais c'est sur l'espace tragique de la scène, tout entier enfermé dans l'action historique. En passant de l'espace du roman à celui de la scène (Le Cadavre encerclé a été écrit en même temps que Nedjma), Nedjma devient mère, acquiert la parole et rejoint le maquis. Mais c'est bien le même personnage.

Keltoum, en tranchant la tête de Keblout, a renversé le sens de l'histoire traditionnelle de la vierge au dragon sauvée par le beau chevalier, nous dit J. Arnaud [28][61] : la parole féminine est révolution immémoriale, et en même temps historique : Keltoum ne rejoint-elle pas les porteuses de bombes dont parle Fanon ? C'est pourquoi le ravin de la femme sauvage est un refuge de maquisards bien connu. Mais il est aussi le ravin du Rhummel oh Nedjma fut conçue, dans une confusion que répète celle de la nuit à la villa Beauséjour, laquelle renvoie pour la lecture anthro­pologique de Déjeux, au rite de la nuit de l'erreur. Erreur, confu­sion, folie de la Femme Sauvage comme de la mère de Mustapha, folie prêtée au nègre du Nadhor (p. 150) : c'est bien d'un « autre côté » encore qu'il s'agit. Dans le moment même où l'Histoire se produit, crée ses symboles, cet « autre côté » montre dans une ironie suprême qu'il ne saurait y avoir de sens un, que la vie et la mort n'existent pas l'une sans l'autre. Et que Nedjma ne peut être le pays entrevu que parce qu'elle est aussi l’»  étoile de sang jaillie du meurtre pour empêcher la vengeance, Nedjma qu'aucun époux ne pouvait apprivoiser, Nedjma l'ogresse au sang obscur comme celui du nègre qui tua Si Mokhtar, l'ogresse qui mourut de faim après avoir mangé ses trois frères » (p. 179).