Goyon Carine

Maîtrise de lettres modernes

Année universitaire 2002-2003

Exposé sur L’infante maure de M.Dib

 

 

L’histoire se situe dans un pays de l’Extrême Nord, Lyyli Belle, personnage énigmatique et attachant, déjà présent dans Neiges de marbre est une petite fille sans âge née d’une mère européenne et d’un père maghrébin. Des sapins enneigés aux dunes infinies de sable, de la confrontation de deux traditions, de deux imaginaires, elle construit du haut de son arbre tout l’univers magique de l’enfance avec ses rites et ses secrets et abolit ainsi à sa façon la souffrance et la séparation.

On va donc se demander en quoi ce livre s’inscrit dans la problématique qui est la notre c'est-à-dire celle de la francophonie et en quoi le problème d’identité et d’identification que Mohammed Dib soulève ici, illustre une des nombreuse ambiguïtés et un des gros problèmes de toute littérature et écrivains francophones.

Dans un premier temps il sera intéressant de s’attacher à la structure de l’œuvre à travers notamment le schéma familial traditionnel, la coexistence de trois mondes distincts et la figure du milieu, pour finalement se rendre compte que ce triptyque repose en équilibre parmi de nombreux dualismes (tout cela autour de la notion de secret et l’évocation de la mort) et terminer enfin sur le voyage identitaire de la jeune fille, métaphore de l’écrivain francophone et quête universelle

 

 

        I.      Structure en triptyque

 

Ø      Trio familial. Figure du milieu

 

Le roman s’articule en effet autour de trois personnages principaux à savoir Lyyli Belle, son père et sa mère et en ce sens on peut se référer au schéma familial traditionnel lui-même basé sur ces trois éléments, le père, la mère et l’enfant. Ici la mère de la fillette est européenne et son père est maghrébin, il est nous dit-on : « un nomade dont la patrie est un campement dans le désert » (page 104). Lyyli Belle se situe donc d’emblée au cœur de ces relations familiales avec un père qui s’absente régulièrement et une mère qui vit au rythme de ses va et vient. La notion de triptyque s’en trouve donc renforcée, Lyyli Belle étant l’élément central sur lequel se replie les deux autres. Elle est la protagoniste et la narratrice principale de l’histoire et c’est à partir d’elle et vers elle que se centre toute la réflexion du roman, c’est sur elle que repose toute l’homogénéité de la famille ; elle le dit d’ailleurs clairement page 18 : « je suis la gardienne de ma mère et de mon père ». Elle symbolise donc à différents niveaux la figure du milieu, page 146 par exemple : « dans un désert on est partout au milieu dit papa. Moi je suis plantée justement au milieu, ce milieu qui se trouve partout, on y voyage aussi sans bouger parce que vous êtes toujours là où il vous plait d’être et partout au milieu », ou encore page 147 : « pour l’instant je suis au milieu de cette neige de sable toute chaude ».

En arrière plan se dessinent également d’autres trios eux aussi chargés de symboles ; tout d’abord celui que composent Lyyli Belle, sa mère et « une tierce personne » qui représente le père absent, page 163 : « ce sourire qu’elle a l’air d’adresser, quand nous ne sommes que deux, à ne troisième personne invisible » ; puis celui constitué autour de Lyyli Belle, son père et son grand-père. Dans chaque cas la fillette se revendique clairement au centre, elle sert de lien entre les différentes personnes de sa famille (c’est elle d’ailleurs qui fait intervenir son grand-père par l’imaginaire). Bien que petite fille elle joue donc un grand rôle. De plus, le titre et les sous-titres la qualifient directement, elle est tour à tour « l’infante »venant du latin « infans » qui signifie l’enfant ou encore « l’héritière ». De même c’est la seule qui porte un prénom, les autres en effet, ne sont évoqués que dans leur rôle dans la famille et par rapport à la fillette. L’auteur en fait donc une effigie en quelque sorte, il attire et force notre attention sur elle comme pour nous avertir que toute l’intrigue romanesque reposera sur ses épaules.

 

Ø      Rythme et structure des phrases

 

Lyyli Belle prend d’autant plus d’importance qu’elle se charge de la narration sur la quasi-totalité de l’œuvre, on a en effet affaire à une première personne du singulier qui nous raconte un peu de sa vie et nous fait part de ses sentiments, de ses réflexions ; la focalisation est donc surtout interne. De plus elle se charge en quelque sorte d’un rôle de metteur en scène, en effet c’est elle qui passe à tour de rôle la parole à son père, sa mère ou son grand-père ; la proximité que l’on peut donc avoir avec la petite fille au cours de la lecture est de plus accentuée par la structure et le rythme des phrases elles-mêmes. En effet, nous sommes tentés de lire au même rythme que Lyyli Belle parle c’est-à-dire très rapidement et de façon un peu haletante. Les phrases sont souvent courtes, fortement ponctuées et fonctionnent la plupart du temps sur un rythme binaire ou ternaire qui fait écho au triptyque familial, page 10 par exemple : « on veut crier Papa ! Papa ! puis tout bas Maman » ; ici la symétrie est très perceptible, Lyyli Belle se trouve au centre, c’est le point par lequel ses parents s’accordent.

Le rythme reste néanmoins plus pertinent, page 12 : « C’est maman. Elle ne comprend pas. Je l’ai réveillée. Papa ne dit rien. Il ne dort plus depuis un moment, je le sais mais il ne dit rien. Il écoutait comme je dansais toute seule : de ça aussi, j’en suis sûre », ou page 22 : « Maman reporte sur moi sa faculté d’attention retrouvée puis sur papa, puis sur moi, puis de nouveau sur papa ». Le schéma ternaire s’impose en effet en maître et nous guide au fil des phrases comme envoûtés par une musique ou une danse à trois temps. Tout va donc très vite mais c’est à la fois très rigoureux de manière à ce que l’on s’identifie pleinement à la fillette.

 

Ø      Réalité-Monde intermédiaire-Fiction

 

A tout cela viennent s’ajouter trois univers différents qui s’imposent à nous au gré de l’enfant. Nous avons tout d’abord le monde réel dans lequel Lyyli Belle tente de trouver sa place, réalité somme toute pesante pour elle, réalité qu’elle tente de fuir voire de subvertir à l’aide d’un monde imaginaire, fictif. Mais réalité aussi qui se mêle au merveilleux pour fonder un « entre-deux mondes » assez vaste.

Lyyli Belle, au fil du roman, s’invente en effet plusieurs amis qui semblent tenir une place de choix dans son existence. Il y a d’abord page 87 : «  les histoires de Kikki, des histoires abracadabrantes » ensuite page 40, elle fait référence aux « lops », « ce sont des loups qui ne sont pas des loups mais qui ressemblent à des loups », et aux « haïoks » page 49,50 : « quelques fois j’y rencontre ces étrangers les haïoks, comme je n’ai pas peur d’eux nous sommes amis. Quand papa n’est plus avec nous c’est là que pas un jour les haïoks n’oublient de venir » ; il est clair à travers cet exemple que Lyyli Belle se réfugie dans la fiction pour s’éloigner de l’absence de son père, elle en arrive même dans sa rêverie à vouloir faire coïncider ces deux univers, elle compare en effet son père à ces êtres fictifs. A tout cela viennent s’ajouter des « fées », des « fantômes », des « monstres » et avec eux tout l’univers du conte. Le champ lexical du rêve s’impose ainsi au fil des pages, cela s’étend ensuite à la notion de folie, de délire, page13 : « elle est venue me libérer de mes délires » ou page 140 lors d’un dialogue avec sa mère : « Tu es folle, nous sommes deux folles ». Mais ces deux univers que sont réalité et fiction se rassemblent autour d’un tiers qui lui se définit autrement, presque mystérieusement dans un « entre-deux », c’est « l’autre monde », c’est « nulle part » (page 40). Par exemple page 82 : « cette forêt c’est un autre monde, on y entre qu’en dansant » ou page 95 : « elle regarde la glace et semble y voir autre chose, on ne sait pas quoi. L’autre monde. Elle se tient là devant comme si elle était tentée d’y entrer. Elle est là non devant un miroir mais devant une porte à franchir ». M.Dib y fait d’ailleurs déjà référence dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture où il dit : « Au commencement est le paysage, s’entend comme cadre où l’être vient à la vie, puis à la conscience. A la fin aussi. Et de même dans l’entre-deux…Secret travail d’identification et d’assimilation où conscience et paysage se renvoient leur image, où, s’élaborant, la relation ne cesse de se modifier, de s’enrichir, où le dehors s’introvertit en dedans pour devenir objet de l’imaginaire, substrat de la référence, orée de la nostalgie ». Cet autre monde qui peut aussi selon Mourad Yelles dans un article intitulé « Dib ou le poème en Never Land » s’assimiler à celui de l’enfance : « Mais qui se souvient du nom du pays imaginaire de Peter Pan, le célèbre héros de James Matthew Barrie ? Never Land, « le pays de jamais » ou encore « la contrée de nulle part ». Ce pays nomade que l’on traîne avec soi, derrière soi, comme une vieille ombre, sans jamais pouvoir y retourner vraiment. Ce pays où s’exile le meilleur de nos rêves, ce pays que les poètes rencontrent parfois au détour d’une rime, ce pays porte un beau nom. Enfance. ». Lyyli Belle jongle ainsi avec ces trois univers, elle passe de la réalité à la fiction en explorant cet autre monde qui est celui de l’enfance, elle va du réalisme au fantastique en passant par le poétique. Tout cela au rythme de ses pas de danse qui la font osciller d’un côté à l’autre.

 

     II.      …mais un triptyque en équilibre parmi de nombreux dualismes

 

Comme on vient de le voir l’œuvre se construit à la manière d’un triptyque mais rien ne semble acquis jusqu’ici, Dib laisse en effet peser une atmosphère ambiguë faite de secret et de mystère.

 

Ø      Notion de secret

 

Elle apparaît en effet très tôt dans le roman, tout de suite on a l’étrange impression que tout n’a pas été éclairci. Les premiers signes de tout cela sont bien sûr les nombreuses questions que Lyyli Belle se pose ou pose à ses proches, page 65 : « Qu’est-ce, comment, pourquoi etc. ». La petite fille veut tout savoir et surtout veut briser le secret qui semble peser sur sa famille et sur sa vie. Par définition, le secret est une discrétion, quelque chose qui doit être tenu caché, mais c’est aussi ce qu’il y a de plus caché, de plus intime en nous, de là, apparaît donc tout un champ lexical relatif à cette notion de silence, page 12 par exemple : « le silence j’espère se fera long… le fond de ce calme est inaccessible comme un trésor, c’est le trésor de la maison », on nous parle encore page 109 : d’ « impossibles paroles », de « choses qui ne devraient pas se savoir », ou de « secret bien gardé ». A cela s’ajoute des termes comme « message » (page 35) ou « mystère » (page 53).Des mots ambigus sans définition précise dans le contexte contribuent également à cette atmosphère de non-dit, c’est le cas par exemple pour l’ombre page 116 : « une ombre d’impression qui s’interpose comme celle qui la suit et la devance partout, nous vivons tous à l’ombre de cette ombre, nous portons tous notre part de ce poids », plus généralement à travers l’emploi récurent du mot « chose », ou encore par l’image de la « perle » qui symbolise bien cette idée que quelque chose de précieux se cache au fond de chacun. Au fil des pages on s’aperçoit que le secret est en rapport avec la différence de pays des trois membres de la famille mais cela reste cependant assez vague , page 113 : « elle est blonde et moi sa fille je suis brune. Elle sera cette lumière et papa l’ombre qu’elle projettera loin loin. Entre cette lumière et cette ombre se cachera le même secret, le même secret et le silence qui doit se faire autour ». Plus tard cette notion de mystère s’éclaircie par le biais d’une voix qui semble indiquer le chemin de la connaissance, page 53 : « Va loin dans le temps Lyyli Belle, loin sur les rêves et rends regard pour regard à son eau clairvoyante. Elle te confiera un secret, il sera pour toi toute seule. Puis reviens. », ce qui présage d’hors et déjà le voyage qui sera effectué et la rencontre « révélatrice » entre la fillette et son grand-père ou plus exactement entre la fillette et le désert. Des problèmes se dessinent donc par cette notion de secret au sein des relations entre Lyyli Belle et ses parents ; difficultés qui somme toute déséquilibrent le schéma initial et en font un sujet aux mains du « destin » (page 164).

 

Ø      Dualismes

 

De plus toute une série d’oppositions fragilise ce trio familial. Tout d’abord opposition de pays d’origine entre les deux parents qui s’étend plus largement à l’opposition présence-abscence, page 40 : « là-bas c’est la maison maternelle ici la maison paternelle ». Différences physiques aussi page 103 : « maman tes cheveux sont blonds les miens sont noirs comme ceux de papa », qui s’élargie dans la confrontation des notions de prés et de loin notamment lors de l’épisode du cercle symbolique page 55 : « elle me place au centre, elle-même après ça en sort pour aller se poster à la périphérie », (on retrouve ici les termes qualifiant les littératures post-coloniales à savoir centre et périphérie). Oppositions également entre deux pays, l’Extrême Nord et le Maghreb, chacun ancré dans son climat, dans sa culture , page 11 : « paysages d’eau ou paysages de feu » ou encore page 71 où les deux espaces se confrontent même de manière symétrique : « les lacs sont une grande lumière qu’on redouterait de voir se briser, la montagne rien ne peut la briser, c’est dur, c’est opaque, les lacs c’est du silence fait eau, lumière, la montagne c’est un grand bruit énorme ». La chaleur et le sable rivalisent ainsi avec la fraîcheur et la neige, page 71 : « je sens la chaleur de sa peau, chaleur de ce désert mais aussi la fraîcheur de ma peau qui est celle de nos neiges ». De même la végétation et les traditions des deux pays se définissent à travers leurs différences, ainsi : « les bouleaux, les pins, les champignons, les fraises sauvages » (page 13) , s’opposent au « thym » (page 25), au « thé vert et à la menthe » (page 130), aux « dattes » (page 155), mais s’opposent aussi au pays où « au-delà des montagnes il y a du désert du sable et rien » (page71) . De plus la récurrence du déictique spatial « entre » signale bien la difficulté où se trouve l’héroïne dés lors qu’il s’agit de se situer par rapport à tout cela, page 27 par exemple : « je lui ai donné cette gifle. Il a continué à me parler mais en mettant la table entre nous. Il a mis de plus en plus n’importe quoi entre nous. C’est moi qui ai commencé par mettre une gifle entre nous ». Lyyli Belle, son prénom la prédestinant en quelque sorte à ces dualismes, tente donc de trouver sa place parmi tout cela mais un sentiment de fatalité la pousse à penser que c’est ainsi et que l’on n’y peut rien, page 23 : « la vie ne peut pas s’empêcher de tourner vers vous un jour et le lendemain de l’autre côté », ou encore page 28 : « à des heures c’est comme ça, à des heures non, à des heures tu es toi, à des heures non » ; elle se définit même comme étant «  partout le même point sensible partout douceur et douleur » (page 138). Néanmoins tous ces dualismes semblent vouloir s’annuler autour des symboles que sont le sable et la neige pour donner peut-être un sentiment d’espoir. En effet on nous dit page 147 : « notre sable nous c’est la neige, ils sont frères et sœurs ». Mais cela est encore plus perceptible lors du dialogue entre Lyyli Belle et son grand-père, tous deux tentant d’expliquer à l’autre ce que sont ces deux éléments (sable et neige) et arrivant finalement à la conclusion que ce sont deux choses semblables, page 151 à 153 : « la connaissance de cette chose n’est pas quelque chose qu’on puisse dire, la connaissance du sable ne peut se dire non plus. La neige produit le silence, le sable aussi produit le silence, la neige c’est lumineux c’est doux, il est lumineux et doux, c’est très froid et ça peut être chaud comme de la plume, le sable du jour est une plume chaude, le sable de nuit une plume froide, la neige est pure, pur le sable rend également le monde pur ». L’espoir est donc dans cette invitation « aux noces du sable et de la neige » (expression que j’emprunte ici à Alain Caron et Didier Jouanneau dans un dossier intitulé « Algérie »). Ces dualismes rendent cependant la notion de problème évidente et illustrent bien la difficulté qu’a la fillette à gérer toutes ces contradictions, l’opposition bonheur-malheur ou plus généralement vie-mort s’impose alors à elle inévitablement.

 

Ø      Bonheur-Malheur → Mort ?

 

Cette opposition est en effet omniprésente tout au long de l’œuvre et se calque un peu sur la présence-abscence du père et la perte-découverte d’une identité, page 10 : « jusqu’à ce qu’arrive ce qui vous fait sauter le cœur dans la poitrine et vous le brise, vous l’ouvre pour le remplir de cette joie terrible : votre papa est là », ou page 137 : « papa est une figure de bonheur, c’est un talisman ». A toute cette joie s’oppose alors tout un champ lexical du malheur avec les mots : « larmes » (page 18 et 59), « peine » (p 65) et les verbes « souffrir, pleurer… » auxquels s’ajoute toute une atmosphère d’angoisse avec les termes : « peur, frayeur, danger, ombres… ». Lyyli Belle est donc partagée entre deux sentiments, entre une vie pas toujours simple et une mort qui résoudrait tous ses problèmes. Elle dit page 133 : « le monde est douleur et joie, on gémit de douleur, on gémit de joie, l’un ou l’autre mais l’un vaut l’autre ». La mort semble donc omnubiler la fillette, elle la guète, la hante en quelque sorte au point même que Lyyli Belle finira par l’envisager ; elle avoue page 24 être attirée « au fond du gouffre » et dit page 26 : « comme si la mort m’envoyait de petits signes, des clins d’œil. Elle est là quelque part et je suis là ». Elle semble en effet être prisonnière de quelque chose, comme son père dés lors qu’il entre dans le cercle symbolique qu’elle trace sur le sol avant d’y pénétrer elle-même, page 60 : « la Face terrifiante nous a fait comparaître devant elle et nous a contempler durant quelques secondes au cœur du cercle ». La tentation devient alors grande, Lyyli Belle commence à y succomber : « peut-être suis-je déjà morte, s’il y a des personnes qui sans être mortes ne vivent plus, ont tout oublié, ont oublié la souffrance et d’appeler au secours, alors je suis morte » ; image renforcée par la description qu’elle nous fait de son lit, lit « dont il faut tenir l’abattant levé si on ne veut pas dormir comme dans un cercueil » (page 84). Une fois de plus on se rend bien compte du caractère tragique de la situation mais toujours une lueur d’espoir vient nuancer le tableau, page 144 on nous évoque en effet l’histoire d’une princesse qui « trouvait chaque soir un récit à faire au roi son mari d’une nuit pour ne pas mourir. Et le lendemain elle n’était pas morte ». « Raconter des histoires pour ne pas être morte, pour ne pas avoir besoin de mourir », là se trouve peut être le secret, le juste milieu pour tenir son équilibre.

 

   III.      D’une quête d’identité à la métaphore même de l’écrivain francophone

 

A travers tout cela, en équilibre-déséquilibre entre deux mondes, Lyyli Belle se cherche, elle veut sortir de la brume pour accéder au savoir. Et on retrouve par là même la thématique du mythe de la caverne de Platon qui consiste à nous faire découvrir au travers de nos contradictions des idées qui sont en nous sans qu’on le sache et à nous faire progresser vers un idéal, vers des vérités ultimes dont on aperçoit sur terre que les apparences. A cet égard ce n’est pas un hasard si la thématique de l’ombre elle-même souvent associée à celle du miroir est si fortement marquée dans ce roman, par exemple page 116,117 : « l’ombre est de nouveau là, aussi transparente qu’on le désire, elle est là, elle n’a jamais été ailleurs, elle ne s’est pas laissée écarter un seul instant. Et toujours aussi espiègle ». Il s’agit donc de réussir une rencontre hypothétique, une périlleuse traversée du « malentendu », une entreprise d’exploration qui soit en même temps de l’ordre de la création.


Ø      Quête d’identité

 

Tout au long du livre Lyyli Belle exprime en effet la volonté de se découvrir, de se reconnaître. Elle s’identifie tour à tour à différentes choses : à un fruit page 171 « qui se balance sur l’arbre », ou encore à un somnambule dont on nous donne la définition page 161 : « une personne qui marche au bord d’un toit tout en dormant et en ayant l’air d’aller sur une grande route ». Plus que tout cela la fillette aimerait ressembler aux arbres, elle envie leur éternité et la notion d’espoir qu’ils portent en eux, page 16 : « avec eux qui poussent par les deux bouts il y a toujours de l’espoir ». Elle dit même page 110 : « Mon arbre c’est moi, j’ai poussé jusqu’ici haut avec mes racines, je serai et je demeurerai cet arbre jusqu’à la fin, je serai morte peut être et je serai le même arbre, toujours debout à ma place, je serai l’arbre que papa pourra voir d’aussi loin qu’il se sera mis en route, moi son arbre, sa petite fille ».Elle s‘élève donc en haut de son arbre pour prendre du recul par rapport au monde et découvrir son chemin ; elle devient ainsi page 75 : « la sœur des sylphides », page 30 elle se dit même « indifférente très différente qui aspire de l’air jusqu’à fondre et disparaître jusqu’à être l’air ». Elévation qui prend aussi des dimensions maritimes page 165 : « je me sens toujours soulevée comme par des vagues de mer ». Apres avoir vu les relations qu’elle entretenait avec la terre et le feu, Lyyli Belle se lie ici avec les deux autres éléments que sont l’air et le feu, elle peut ainsi débuter un voyage hors du temps et de l’espace, réunissant en elle les quatre éléments de vie.

Son voyage commence donc dans son lit page 12 : « ce lit qui pourrait être considéré comme un navire, on s’y allonge et on est parti. C’est un navire avec lequel on va loin très loin », à un moment de sa vie où elle a du mal à s’identifier, elle se considère « comme une histoire pleine de trous », elle dit même page 52 : « je danse à en perdre la tête, je n’ai plus de nom, je ne m’appelle plus, le nom est la lampe qui éclaircie votre figure mais sa lueur pourrait aussi cacher votre vraie figure et ne montrer qu’un masque ; le plus moi est-ce mon nom ? Est-ce moi ? Je suis sans nom, je ne suis que moi ». Lyyli Belle cherche en fait à renouer avec son père, avec ses origines maghrébines pour se découvrir, découvrir une partie d’elle qu’elle ne connaît pas ; elle essaye ainsi de « remonter à la source », elle court pour retrouver « le chemin perdu » (page 67), son voyage est donc « une interrogation en quête d’une issue » (page 77). Pour cela elle s’invente donc un grand-père et dit même page 171 : « je veux être comme papa l’enfant dont Ismaël a été le premier père ». Cheminant ainsi jusqu’au sommet de la dune désignée par le vieux cheick elle y attend que la source jaillisse ; elle se définit alors comme étrangère, page 171 : « je vais, je viens parce que cet homme qui est mon papa, cet homme est un étranger. Et moi ici dans mon propre pays que suis-je sinon une autre étrangère ? ». Son parcours la conduit ainsi à la notion de choix qu’elle expose clairement page 170 : « ce qu’il ne faut surtout pas que je fasse, tomber entre deux lieux. Dans l’un oui, dans l’autre oui, entre non. Je veux que l’un m’appelle à partir de l’autre et que j’y courre et aussitôt après courre ailleurs parce que je crois qu’on naît partout étranger, mais si on cherche ces lieux et qu’on les trouve la terre devient alors votre terre. Il n’y a rien que je déteste autant que cette idée : être sans lieu ». Elle en arrive ainsi à la conclusion qu’elle n’est pas d’un lieu plus que de l’autre, qu’elle n’est pas fille de sa mère plus que fille de son père mais qu’elle porte les deux en elle, étant tantôt l’un, tantôt l’autre mais jamais un être hybride qui n’a pas de place réelle. Le roman s’achève ainsi sur ces quelques mots : « Je n’ai plus besoin de me lancer dans de lointaines expéditions pour le retrouver, le lien ne s’est jamais dénoué ». Dans son article Mourad Yelles définit le voyage de Lyyli Belle comme celui « d’un jeune funambule sur le fil de son poème évoluant en acrobate entre des univers généralement parallèles parfois accordés souvent conflictuels voire ennemis. Passeur de signes en route vers des paysages intérieurs encore vierges mais déjà mystérieux, vers un pays vagabond qui voyage des brumes mystiques de la Mansourah aux étendues glacées du Grand Nord scandinave pour finir au désert car tout commence et tout s’achève au désert ». Voyage qui nous rapproche donc de celui effectué par tous les écrivains francophones, M. Dib y compris qui dit d’ailleurs dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture : « En me mettant devant la meïda qui me servait de table de travail je n’avais guère conscience alors que je commençais une migration, m’embarquais pour un voyage qui sans me faire quitter ma terre encore allait me conduire en terre inconnue et dans cette terre de découverte en découverte, et que plus je pousserais de l’avant et plus j’aborderais de nouvelles contrées, plus je ferais en même temps sans m’en douter route vers moi-même ».

 

Ø      Métaphore de l’écrivain francophone

 

Ainsi Lyyli Belle illustre le problème que tout écrivain francophone rencontre c’est-à-dire se définir par rapport à un pays ou à un autre, faire un choix tout en sachant avec du recul que le choix pour l’un n’anéantit pas les liens avec l’autre. La fillette en est d’autant plus le symbole que l’auteur la pousse elle-même vers l’écriture. En effet la source vers laquelle elle va pourrait s’apparenter à la source d’inspiration des écrivains. Plus clairement lors de sa rencontre avec son grand-père, celui-ci lui confie un basilic chargé de lui montrer le chemin, page 158 : « la bête s’est enfoncée dans le sable n’oubliant que les marques inscrites par ses griffes. Ainsi ce désert avec tout son sable était sa page blanche et elle y a déposé son écriture ». Lyyli Belle se trouve donc un nouveau but dans la vie suggéré par le vieil homme : « témoigner », page 166 : « Témoigner de ce que tes yeux ont vu, de ce que tes yeux n’ont peut être rien vu mais témoigner ». Elle est donc chargée d’une mission, elle devient en quelque sorte l’élue, tout comme le titre le laisser d’ailleurs sous-entendre, «l’infante » étant le nom donné aux enfants des rois d’Espagne et de Portugal. Plus qu’une enfant, elle devient alors l’être qui doit montrer l’exemple, l’étrangère qui par l’écriture se sent partout chez elle. Et si l’écriture a certainement quelque chose à voir avec la mort c’est par cette perte fondamentale qu’elle explore, par ce deuil qu’elle exhibe, par cette absence qu’elle signifie. Selon Mourad Yelles nous voilà  repoussés aux limites de notre humaine condition, ni morts ni vivants, zombis morts-vivants, rêveurs lecteurs, somnambules funambules. Dib illustre cela dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture où il dit : « L’écriture est une forme de saisie du monde. Mais cette saisie s’effectue dans un mouvement de recul, recul du scripteur par rapport au monde et recul du même par rapport à l’écriture. L’œuvre semble t’il se constitue dans ce creux, dans cette distance. On le vérifie mieux si pour écrire on adopte un idiome autre que le sien. Mais cela ne change rien à l’affaire qui est de combler l’intolérable faille. L’espoir et le désespoir d’y arriver est la chance de l’écrivain ».L’auteur évoque également cela dans Témoignage Chrétien : « Sans doute est-ce un peu plus qu’un témoignage car nous vivons le drame commun. Nous sommes acteurs de cette tragédie. Nous pourrions nous intituler « écrivains publics ». C’est vers le peuple que nous nous tournons d’abord, nous cherchons à en saisir les structures et les situations particulières. Puis nous nous retournons vers le monde pour témoigner de cette particularité mais pour marquer aussi bien combien cette particularité s’inscrit dans l’universel. Les hommes sont à la fois semblables et différents ; nous les décrivons différents pour qu’en eux vous reconnaissiez vos semblables ».

 

Ø      De l’individuel à l’universel

 

On l’a vu, Lyyli Belle se fait représentante de tous les gens qui ont du mal à se définir par rapport à leur situation d’étrangers, par rapport à différents pays auxquels ils appartiennent. Mais au-delà de sa vision quelque fois enfantine sur les choses, elle porte en elle un profond humanisme (un peu utopique même), notamment page 174 : « un jour arrivera peut être où cessera ce grand va et vient d’étrangers. Tous il faut l’espérer nous finirons alors par nous retrouver où que nous nous trouvions. Pas plus que les autres je n’aurai besoin de savoir si je suis moi-même d’ici ou d’ailleurs. Aucun lieu ne refusera de m’appartenir et plus personne ne vivra dans un pays emprunté. Rappelée à son premier état la terre sera au premier venu ». Lyyli Belle apparaît ainsi comme le symbole de toutes les quêtes, de tous les exils, son voyage identitaire revêt ainsi un caractère universel. Mme Benmansour Sabiha en parle d’ailleurs clairement lors d’une conférence internationale intitulée « Pour une politique linguistique pluraliste au service de la paix par les langues », elle dit : « Toute langue est en soi multilingue et une somme de « atlals ». Humanisme et plurilinguisme à cet effet se conjuguent dans l’œuvre de Dib pour donner une œuvre largement ouverte sur le monde et sa multiplicité ».

 

 

En guise de conclusion nous pouvons donc dire qu’à travers ce roman M. Dib illustre à merveille la situation dans laquelle se trouve tout écrivain francophone.

Malgré une vision quelque peu enfantine et utopique sur le monde et une tendance à l’extrême, c’est une belle leçon de vie à caractère universel qui nous est donnée à lire.

Figure du milieu partagée entre deux langues, deux cultures, deux civilisations, l’équilibre ne tient parfois qu’à peu de chose d’où la nécessité de trouver sa place, de se construire une identité voire de renaître pour s’élever au-dessus de toute une part d’ombre et accéder ainsi à la source qui ne saurait être autre que source d’inspiration.