Commentaire composé

Nedjma, Kateb Yacine (1956) éd. Points Seuil

 

La soirée à Beauséjour : VI, B1 à 4 p.232 (« La soirée se tint… ») – p.236 (« tourna et sortit »)

 

 

 

 

 

 

 

            La VIème partie, dans laquelle s’inscrit le passage, compte deux séries de douze chapitres. La première est centrée sur le récit des événements du 8 mai 1945, tels que vécus pas Mustapha (et Lakhdar) ; les quatre amis convergent à Bône, où ils se découvrent tous amoureux de Nedjma. Là (VI, A 12) commence l’épisode de la soirée dans la villa, suivi de la scène du chantier et de la dispersion finale. Si les deux séries sont en continuité d’un point de vue chronologique, elles sont en revanche en rupture nette sur le plan thématique : à l’épisode politique succède l’épisode amoureux, l’atemporelle répétition de la nuit de la confusion. Répétition au sens de réitération, mais aussi au sens d’une séance de théâtre, mise en scène de telle sorte que chaque acteur a son rôle.

            On peut, dès lors, se demander comment le secret des origines va donner lieu à un véritable acte théâtral, mais, paradoxalement, sans paroles.

            Nous observerons le fonctionnement tragique et spectaculaire de l’épisode, qui donne au texte une dimension théâtrale. Il s’agira de mettre cela en lien avec une dialectique éros - origine, sexualité – connaissance. Enfin, comment ce secret de l’origine va-t-il révéler à la fois l’absence et la représentation de la parole ?

 

 

 

 

 

 

 

            Quelques pages avant le début de notre extrait (p.229), Lakhdar établit une comparaison entre son comportement et celui d’un « Don Juan hispano – mauresque ». Cette référence intertextuelle à une pièce qui, dans le traitement qu’en fait Molière en tous cas, est tragique (même si on la considère souvent comme une comédie) peut orienter la lecture de notre passage. Comment le fonctionnement du texte peut-il être perçu comme un fonctionnement tragique ?

Le premier élément à remarquer est le respect des trois unités classiques : l’action (l’épisode amoureux autour de Nedjma), le temps (la soirée) et le lieu, qui est un peu plus complexe, et mérite un intérêt particulier. L’action se déroule dans un lieu unique, la villa Beauséjour, même si ce lieu est dédoublé en deux pièces : le salon et la chambre. Le salon est d’ailleurs décrit, quelques pages auparavant (pp.228 – 229), comme un espace typiquement théâtral, avec ses « tentures écarlates ». Mais à cet intérieur s’oppose l’extériorité de la vielle ville de Bône, dont Mourad visite les bars (chap. 2) et la chambre de la mère de Kamel, mourante, à Constantine. Le narrateur, à la fin du premier chapitre, met en avant son ubiquité en racontant trois actions simultanées dans trois lieux différents :

« En larmes, Nedjma évoquait la délicatesse de Kamel [chambre], qui venait de s’asseoir au chevet de sa mère, parlant de sa précieuse épouse Nedjma et de son salon si bien meublé [Constantine], Mourad et Mustapha n’osaient commenter [salon] la désertion de Lakhdar. [chambre] »

La phrase effectue une boucle, glissant entre les trois lieux à chaque nouvelle proposition subordonnée relative, le point commun entre les trois actions étant la parole, qui fait le lien, assure le passage avec la proposition suivante (« évoquait », « parlant de », « commenter »). Mais cette performance purement romanesque, qui révèle ici la toute puissance du narrateur, est unique dans le passage. Le jeu de va –et –vient entre les pièces de la maison, et entre intérieur et extérieur, n’entame pas le caractère théâtral de l’espace dans l’épisode, au contraire, même : les entrées et les sorties incessantes des personnages (qui correspondent souvent aux seuils des chapitres : Mourad sort à la fin du premier, Nedjma au début du troisième, Mourad revient au début du quatrième, et Lakhdar sort à la fin) renforcent justement la centralité de l’espace de Beauséjour, point de convergence du récit. C’est un espace ouvert aux allées et venues, mais ce n’en est pas moins un huis – clos, au sens où l’action se passe essentiellement à l’intérieur, est mise en relief par les autres actions secondaires. On peut noter que la description de la villa, dans la IIème partie (p.60) insiste aussi sur le huis – clos : « entourée de résidences », « talus couvert d’orties », etc. L’insistance sur le lexique du passage (« averse au – dehors…Lakhdar alla ouvrir…la porte que Mourad et Mustapha maintenaient fermée…Elle n’entra pas…plus de mouvement pour sortir…Mourad sortit…précipiter Nedjma hors de la chambre…ouvrir la porte…Mourad entra…[Lakhdar] sortit ») peut fonctionner comme la mention d’indications scéniques ; l’ouverture et la fermeture répétées des portes d’entrée et de passage entre les pièces, dont Lakhdar détient la clef, se prêtent particulièrement à une mise en scène, au fonctionnement théâtral du « quatrième mur ». La division en chapitres peut dès lors se concevoir comme une division en scènes, dont la succession est motivée, on l’a vu, par un mouvement des personnages.

            Ce caractère « représentable » de l’épisode en fait un véritable spectacle. Le texte est rythmé par toute une gestuelle, souvent hyperbolique, correspondant encore aux indications scéniques : le repas détaillé, les larmes répétées de Nedjma (« Nedjma pleurait » : signe de jouissance après l’étreinte intense ? (…) « En larmes » : signe d’impuissance ?), l’ « arrachage » du portrait par Lakhdar, sa mise à feu grâce à la cigarette allumée, mais aussi les diverses expressions du visage (« Nedjma fit la moue » p.223, « rouge et sinistre » p.234) font des personnages des caricatures, proches des masques (« persona ») de la tragédie grecque antique. Ils sont davantage des fonctions que des êtres individualisés, comme le montre l’emploi du terme « trio » (p.233), appliqué à une configuration du groupe (Lakhdar, Mourad, Mustapha) qui n’est pas stable : plus loin (p.242), la configuration est différente, et le même terme de « trio » à nouveau employé ; c’est alors Lakhdar l’absent, Rachid le remplace, ce qui montre le caractère interchangeable des personnages. Dans la logique d’une proximité avec la tragédie grecque, on peut proposer une interprétation du terme de « chant », insolite à première vue (p.235 : [Lakhdar] chantait). Ce chant, c’est celui du monologue, ressort tragique s’il en est, ici intérieur puisqu’ adapté au code romanesque) ; en effet, l’italique est souvent, dans Nedjma, associé au chant : par exemple p.37 « Les bagnards chantent dans la cour. Mère, le mur est haut » ; p.217 « L’hymne commence sur les lèvres d’enfants : De nos montagnes s’élève/ La voix des hommes libres ». Ici, le chant, c’est le chœur de Lakhdar : dans la tragédie grecque, les choreutes chantent un fragment lyrique qui commente l’action. Or, c’est bien ce qui se passe : Lakhdar, hors – jeu, a quitté le devant de la scène, il n’est plus « pro-tagoniste » (au sens propre), c’est un chœur solitaire mais désormais anonyme, qui analyse l’action avant de sortir.

            Ce retournement est la figure tragique par excellence, également appelée « coup de théâtre ». Le passage en offre plusieurs exemples : le retour impromptu de Nedjma va rompre le caractère festif et bon enfant du rassemblement d’amis autour d’un repas, si fruste soit–il. Ce retour instaure une tension et fait éclater le groupe (pour Jaqueline Arnaud, « les amants unis par leur commune passion pour Nedjma, paraissent, à certains moments, plus attachés à  partager le sentiment qui les rassemble que soucieux de sa personne même » : en effet, les amis auraient souhaité pouvoir « délibérer » avant de laisser entrer Nedjma). Le surgissement ex abrupto du portrait du soldat va également rompre la complétude de l’étreinte amoureuse, en générant la réaction outré et outrancière de Lakhdar. Ce portrait (d’autant plus surprenant qu’il est déterminé par un défini : « le portrait du soldat ») fonctionne comme un deus ex machina inversé : il noue inopportunément une situation qui laissait entrevoir une issue positive.

            Enfin, le dernier élément que l’on peut repérer est l’ironie tragique, qui semble s’opposer au coup de théâtre. Si celui-ci, en effet, repose sur la surprise du spectateur–lecteur, celle-là repose au contraire sur une connaissance supérieure par rapport au personnage. Pourtant, les deux procédés sont à l’œuvre dans le texte. L’ironie tragique est manifeste, déjà, dans le nom de la villa, lieu d’un séjour plus négatif que « beau ». Les objets, qu’on pourrait qualifier de scéniques, tant ils sont symboliques, sont eux aussi gagnés par le procédé : la clef est entre les mains de Lakhdar qui, en l’occurrence, ne maîtrise rien, à qui tout échappe ; de la même façon, le « catéchisme de l’amour », livre que trouve Lakhdar dans la chambre de Nedjma : si on envisage « amour » comme sentiment, le livre devient un traité de casuistique amoureuse au sens des libertins, et le titre devient, par le fait, ironique, dans une œuvre où toutes les histoires d’amour aboutissent à l’impasse ; envisagé au sens d’amour physique, le titre évoque une sorte de Kamasutra et est également ironique dans la chambre nuptiale d’un couple stérile. Dans les deux cas, la présence de cet « art d’aimer » est significative. Ironique est aussi l’éloge que fait Kamel de sa femme si « précieuse » alors même qu’elle vient de le tromper. Mais c’est surtout la méprise de Lakhdar que l’on peut qualifier de tragiquement ironique (certes, pas au sens strict d’une parole que ne mesure pas sa pleine signification, mais au sens d’une erreur dont a conscience le lecteur, et qui suscite sa pitié, et/ou sa terreur, les deux sentiments tragiques). On y reviendra.

 

            Ainsi, le texte donne bien lieu à un drame, la peinture des passions et des catastrophes (en grec : renversement), leurs conséquences, en un mot : une tragédie. La saga familiale des Keblouti s’apparente à celle des Atrides.

Mais le tragique ne se définit-il pas surtout par l’ambiguïté, comme le souligne J-P.Vernant ? Et l’ambiguïté, c’est le mode qui caractérise le secret de l’origine, entre désir de connaissance et censure fondamentale.

 

 

 

 

 

 

 

            Il s’agit donc d’analyser la dialectique éros-origine mise à l’œuvre dans cette répétition de la nuit de la confusion.

            L’épisode a lieu dans un cadre propice. En effet, il s’agit d’une « nuit d’hiver » (p.231) – et la nuit, même éclairé par la lumière artificielle, comme ici, reste, symboliquement, un moment opportun pour la confusion -, orageuse (« l’averse faisait rage », « le vent…butant contre les volets »), ce qui peut rappeler l’orage du Nadhor et l’épisode érotique (ou pseudo-érotique, puisqu’il n’aboutit pas) du bain de Nedjma, du désir éveillé de Rachid que reflète le décor (symbole du figuier). De plus, l’ivresse est générale, chez les personnages masculins du moins. Le huis clos de la villa, version urbaine de la grotte, est propice à la tension de cette « atmosphère en gésine » (p.234), formule qui laisse présager un événement crucial, qui laisse un suspens. Le motif de l’électricité, enfin, au-delà de la précision « réaliste », renvoie peut-être, au sens figuré, à l’exaltation, et donc au pouvoir de Nedjma, « principe d’électricité fait pour allumer tous les maux » (p.175) selon Mustapha.

            Car Nedjma est ici la femme fatale. Si, ailleurs, les amants peuvent la comparer à une victime, une proie (comme p.177 « chiens expérimentés calculant avec leur raison complémentaire de meute que la victime est trop frêle » ; ou p.231 «deux renards ayant laissé leur compère aux approches d’une volière, face à un oiseau rare »), elle est ici prédatrice. Son entreprise de séduction, qui passe par la danse et l’appât (« elle lui avait apporté des cigarettes ») va paralyser Lakhdar (« il ne fit plus de mouvement pour sortir »), comme l’araignée attire et maintient sa proie dans sa toile. Cette comparaison nous incite à mettre notre épisode en rapport avec le chapitre 10 de la Iière partie (pp.34-35), où une araignée intrigue Rachid, dans sa cellule. Il l’assimile à une femme, grâce à des images érotisées : « l’araignée qui le fixe, prisonnière elle aussi (…) on dirait qu’elle se sent seule, qu’elle cherche de la compagnie, des caresses peut-être (…) Rachid arrache ses habits en vitesse ; elle danse et se fait toute petite sur la poitrine en nage, comme si elle attendait patiemment une caresse, comme si elle avait aidé Rachid à se dévêtir, avec la pudique diligence d’une femme en mal d’amour ». Nedjma s’apparente jusque dans son nom (en tous cas dans sa traduction en français : étoile) à l’araignée, comme le signale le titre de l’ouvrage de K.Aurbakken, L’étoile d’araignée. Le caractère fatal de la femme s’exprime aussi par une seconde image, dans le texte : la métaphore de l’eau, que développe le monologue de Lakhdar. Nedjma, comme l’eau, se dérobe, échappe à la saisie (« c’est une femme perpétuellement en fuite »), comme l’eau elle est un abîme dangereux où l’on peut se noyer (« naufrage inéluctable »), se dissoudre (« crainte de dissolution »), s’empoisonner (« trouble comme une source où il me faut vomir après avoir bu »).

            Le caractère propice du cadre et la fatalité de Nedjma vont favoriser la confusion, et induire Lakhdar en erreur. Par deux fois, il attache une importance naïve aux images : idolâtrie (« les photographies sous verre représentant Nedjma » dans le salon, même s’il n’est pas responsable de leur présence, puisqu’elles sont là avant son arrivée, cf. p.229, ont une valeur telle à ses yeux, qu’il les « fait disparaître », par pudeur sans doute, ou par possessivité) et iconoclasme (lorsqu’il arrache et brûle, par jalousie, le portrait du soldat, de l’étranger) sont les deux facettes d’une même lecture iconique du monde. La confusion entre les images et la réalité, auxquelles il accorde la même consistance, apparaît encore p.235 : « les images perçaient comme des clous ». C’est ce mauvais déchiffrement de Lakhdar, ici (par ailleurs, il peut être plus perspicace), qui va causer son erreur : dans une démarche à la fois sacrificielle, en faveur de Mourad, et expérimentale, par une mise à l’épreuve personnelle (« ce coup de sonde dans ma passion »), Lakhdar livre Nedjma à Mustapha. L’action est dépassée par les conséquences de son déroulement, par son résultat. Un effet pervers que Jules Monnerot, dans Les lois du tragique, définit par le terme d’ « hétérotélie » (heteros : autre, telos : but, fin), ou détournement de signification. Et de cette erreur tragique, Lakhdar va basculer dans l’errance : il livre, à son tour, un « monologue des plus fous », comme Rachid, à la faveur de l’hallucination. Le passage du troisième chapitre, en focalisation interne, est déjà, par avance, touché par cette errance : Lakhdar projette sa voix et sa méprise sur un élément du monde (« Enfermés Nedjma et Mourad enfermés, sifflait le vent ») et produit un discours délirant, rattrapé qu’il est, lui aussi, bien que politisé, par les démons du passé. Il évoque, par un lexique de négation, de destruction et de violence, le motif de la dispersion (« dispersant la forêt en pluvieuse résine »), du sang (« le tourbillonnement du sang »), de la décollation (« tourbillons décapités ») : ce sont, point par point, les éléments du drame de la tribu des Keblouti, dispersée, à la généalogie brouillée, à l’ancêtre fondateur décapité. C’est en ce sens qu’on peut interpréter les « morsures dans la mémoire ». Il faudra le choc d’une perception auditive (le coup de sonnette dans le chapitre 3, les coups de pied de Nedjma dans la porte du salon pour le chapitre suivant) pour mettre fin à l’errance et reprendre un contact avec le présent.

            Ce glissement entre deux temporalités est le fonctionnement même de l’épisode entier, qui répète la nuit de la confusion passée, par un phénomène d’écho –constant dans Nedjma. La « nuit de la confusion » est, rappelons le, un rite maraboutique de la région de Constantine pour remédier à la stérilité des femmes et dont la base est l’identification impossible du père. De la scène originelle, racontée par Rachid (III, A 9 p.94 et IV, B 7 p.168), on retrouve la configuration actancielle, une génération plus tard. Nedjma joue le rôle de sa mère, la Française, tandis que les rôles masculins de Sidi Ahmed, Si Mokhtar et du Puritain sont tenus par Lakhdar, Mourad (fils de Sidi Ahmed tous les deux) et Mustapha. L’absence de Rachid, le fils du mort, rappelle le drame de la première nuit. On pourrait se demander s’il est significatif de constater que le père de Mustapha (Mohammed Gharib) n’était pas actant de la scène originelle : le risque d’inceste avec Nedjma n’existe pas, même s’ils sont de la même tribu, ils ne peuvent pas être frère et sœur, contrairement aux trois autres. Cela expliquerait peut-être la « victoire » supposée de Mustapha, qui supplante les autres amants de Nedjma, à la fin de l’épisode. Quoiqu’il en soit, il plane chaque fois un mystère : à la question de savoir avec qui a couché la mère de Nedjma font écho les questions : « Lakhdar et Nedjma couchent ils ensemble pour la première fois ? » (le superlatif de l’allusion lapidaire à l’étreinte laisse une ambiguïté : elle « fut d’une intensité jamais atteinte » : entre les deux ? ou entre Nedjma et un autre homme / Lakhdar et une autre femme ?) – accessoire -, et surtout : « Nedjma et Mustapha font ils l’amour ? ». Mais ces question restent sans réponse : « rien ne permet d’avancer [ que c’est le cas ], et rien ne prouve le contraire », pour reprendre la formule de Mustapha, dans son Carnet (II, 11 p.77). On a donc deux scènes de confusion autour de la question de l’origine et de la sexualité, liés dans un même inconnaissable, une censure nécessaire.

           

            Il s’agit bien de la répétition d’une nuit de la confusion, pleine de mystère et porteuse d’un secret. Or, le secret, c’est une parole qui ne peut pas se dire.

 

 

 

 

 

 

 

            On peut donc, pour finir, se demander comment la parole, au sens de communication, d’un réel échange, est à la fois absente, et représentée dans le texte.

            Lakhdar, analysant sa propre parole (« aussitôt Lakhdar juge sa réponse présomptueuse » p.229), quelques pages avant le début de notre passage, élabore une « atroce tactique (…) : fermer sa gueule ». Cette parole en creux va contaminer l’ensemble du texte. La seule réplique est la justification que fait Nedjma de son retour (« J’ai laissé ma mère au mausolée, je m’ennuyais ») ; certes, aussi, il est par deux fois question d’une parole effective (« l’évocation de l’époux en disgrâce » et celle de « la délicatesse de Kamel »), mais ce sont des moments rares et fugitifs dans le texte, insignifiants eu égard à l’abondance des mentions d’une parole qui ne peut pas se dire. On peut les relever : « l’averse qui faisait rage au dehors ne permit pas de délibération ; Mustapha (…) qu’il n’était pas question de présenterIl eût fallu donner l’alerte ; Lakhdar se retrouva sans parole ; Il ne dit rien ; Mourad et Mustapha n’osaient commenter ; Mourad sortit silencieusement ; son silence acheva de précipiter Nedjma (…) ». A la communication se substituent, en contrepoint, de nombreux palliatifs : les personnages mangent, fument, sont à l’écoute et monologuent inconsciemment, autant d’activités incompatibles avec une prise de parole.

            Ce que révèle cette fuite perpétuelle de la parole (comme, pour Lakhdar, Nedjma est « perpétuellement en fuite »), c’est un refus du réel. Mourad le refuse en s’adonnant à une soûlerie solitaire, bien différente de la bouteille partagée entre amis : son comportement est compulsif (chapitre 2 : « à la première tasse de café, l’ivresse fut dissipée ; il se remit à boire »), comme il l’était pour Rachid, dont le refuge était, pour lui, la fumerie de kif. Lakhdar, quant à lui, trouve refuge dans un repli sur soi, dont on a analysé l’errance : « Lakhdar ne semblait pas voir Mourad, et demeurait pensif devant lui, à la manière d’un savant qui aurait rencontré un revenant (…) Mustapha n’existait pas, il était resté dans l’ombre comme l’arme secrète de la réalité ». Seul Mustapha, dont le rôle, malgré son importance cruciale dans le texte suggéré, reste ténu (dans le texte formel) n’opère pas de distanciation du réel ; il ne parle pas davantage pour autant.

            Est-ce à dire que la parole n’est ici qu’en creux ? Il semble que, paradoxalement, le texte se donne à voir comme un acte de parole, mais une parole opaque. On peut voir la mention de l’allégorie de Sidi Boumerouene comme la mise en abyme du récit : la « maison », le « mystère », les « étoiles » et les « astres » renvoient à des éléments de l’épisode de la villa. Mais l’allégorie, présentée dans une parataxe sans ponctuation, est représentée dans toute son opacité, et Mourad doit « s’obstiner » à la « déchiffrer ». Cette mise en abyme signale peut-être au lecteur l’attitude active qu’il se doit d’adopter face au texte, qui n’a pas de clef de lecture ( ce que pourrait suggérer la clef posée par Lakhdar sur le livre). La narration en focalisation interne montre un jeu sur les signifiants (p.234 : glissements paronomastiques entre les termes « foudroyant…fourvoyant » ; « en gésine…en résine »), mais aussi la narration en focalisation zéro, au début du passage, que l’on ne peut taxer d’aucune ivresse ou trouble (p.233 : alliances de mots « ils revinrent onctueux », « les retours saugrenus de Nedjma », « d’un doigt fervent »). Ces procédés attirent l’attention sur le corps même du texte, comme Nedjma attire l’attention sur son corps en dansant. Or, au fond, l’araignée, dont on a montré la proximité avec Nedjma, c’est aussi la tisseuse, celle qui produit du tissu, c’est à dire du texte, comme l’a souligné Ponge ( L’araignée ), pour y attirer sa proie, le lecteur. C’est, autrement dit encore, la « danse de désir mortel » de Khatibi, qui annonce la modernité du texte, et l’émergence de la littérature algérienne francophone.

           

            La parole est donc bâillonnée, ici, mais c’est pour mieux se représenter dans son corps d’écriture ; Nedjma danse devant le lecteur du centre colonial, qu’elle provoque, séduit, et attire dans le tissu de son texte.

 

 

 

 

 

 

 

            Il s’agissait donc de se demander comment le secret des origines donnait lieu à un acte théâtral, paradoxalement sans paroles. On a vu, en effet, que le texte avait un fonctionnement tragique, qui reproduisait la scène initiale de la nuit de la confusion, dans une imitation scénique de la quête identitaire collective. Mais l’enjeu essentiel est bien un enjeu littéraire, qui vise à affirmer une voix identitaire culturelle algérienne moderne.

L’enjeu littéraire n’est-il pas aussi dans le jeu entre le mouvant et le fixe ? La transposition sur les planches théâtrales du passage est, on l’a vu, possible, sinon suggérée. Les significations de Nedjma, d’ailleurs, se précisent si on met le texte en relation avec le théâtre réuni sous le titre Le cercle des représailles, ou même avec Le polygone étoilé, publié dix ans plus tard, mais dont une grande partie des textes sont contemporains de ceux qui composent Nedjma. « Le lecteur, de longue date, était averti que Nedjma, Le cercle des représailles, Le polygone étoilé (…) sont une seule œuvre de longue haleine, toujours en gestation », dit Kateb dans « Prière d’insérer » du Polygone étoilé. Ainsi, les textes publiés de l’auteur font donc éclater la clôture de l’idée même de livre, telle qu’elle est imposée par la matérialité de l’écrit, consigné en un volume, le plus souvent considéré comme définitif et invariable ; ils mettent en question la notion sacralisée d’ « œuvre » et développent au niveau du support du message la mouvance du sens à laquelle conduit déjà l’ambiguïté sémantique et le vacillement des genres dans Nedjma.

L’œuvre est donc « ouverte » selon la formule-titre d’Umberto Eco, ouverte aux passages des genres, ouverte aux interprétations du lecteur, comme la scène est ici ouverte aux va-et-vient des personnages.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plan du commentaire

 

I.                    Un fonctionnement théâtral et tragique                                                                             

1/ le traitement de l’espace : le huis-« clos »

2/ spectacle et mise en scène

3/ le coup de théâtre : la figure tragique du renversement

4/ l’ironie tragique

 

II.                 Eros et origine, sexualité et connaissance                                                             

1/ une atmosphère propice

2/ la femme fatale

3/ de l’erreur à l’errance de Lakhdar

4/ la répétition de la nuit de la confusion

 

III.               Absence et représentation de la parole

1/ une parole qui ne peut pas se dire

2/ le refus du réel

3/ une parole qui se met en scène dans son opacité