INSERGUEIX Andréa                                                                             Licence LM Semestre 5

Pour le 18/11/05

 

Littérature Comparée

TD de M. Bonn

 

 

COMMENTAIRE COMPOSE

Manhattan Transfer de J. Dos Passos

 

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pp.315-319, de « De l’autre côté de l’eau zinguée » à la fin du chapitre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

            Chez Dos Passos, « tout s’arrête au mur de l’instantané », écrit M. Zéraffa dans Personne et personnage. C’est en effet l’impression qui se dégage de la lecture de Manhattan Transfer, où les chapitres s’articulent autour de situations et de personnages qui ne sont pas unifiés ni expliqués par une voix narrative surplombante. La sensation qui domine est celle de l’instant, de la chose vue et prise sur le fait.

  C’est le cas pour l’épisode qui clôt le chapitre VII de la deuxième partie, « Montagnes russes ». En effet, ce passage est celui de la mort d’un des personnages qui apparaît régulièrement dans toute la première moitié du roman : Stanwood Emery. Cependant, il est constitué de deux temps : un récit « en direct » et en focalisation interne de la mort du personnage – qui se suicide en mettant le feu à son appartement -, et un récit où la focalisation change, et où c’est désormais la place de la femme de Stanwood, Pearline Anderson, que l’auteur nous invite à occuper. Le chapitre se clôt sur cette dernière « vision », celle de Pearline devant son immeuble en flammes, et sur son évanouissement. Le lecteur est bien plongé dans « l’instantané », celui d’un parcours et d’une mort pour Stanwood Emery, celui d’un parcours et d’un évanouissement pour sa femme. En effet, les deux parties du texte font apparaître certains éléments de symétrie. Cependant, le passage est également structuré par des tensions : entre le passage, la traversée, et l’impasse, l’ascension et la chute, la lumière et le noir, la parole connue et le langage déconstruit… Ce que Dos Passos donne à voir ici, c’est l’ambivalence des êtres, de la ville, et surtout du langage, qui exacerbe les tensions dans le texte. Tel semble être l’enjeu de la mise en scène narrative de cet épisode.

  Afin de le montrer, nous verrons d’abord que ce passage est une scène de mise à mort, qui stigmatise un échec, celui d’une tentative d’ascension, et que cette mort est placée sous le signe de l’ambivalence, par le symbole du feu. Puis, nous nous attacherons à la place centrale de la ville dans ce texte, comme espace maudit, et mortifère de par ses contradictions mêmes. Enfin, il faudra observer que le langage est lui-même traversé par des tensions dans ce passage, déconstruit, et qu’il les met ainsi en scène et les exacerbe : telle semble être la révélation de l’écriture de Dos Passos.

 

 

 

            Cet épisode est d’abord une scène de mise à mort. Celle-ci semble stigmatiser un échec, celui d’une tentative d’ascension, et être placée sous le signe de l’ambivalence, par le symbole du feu.

         En effet, il apparaît en premier lieu que le passage donne à voir deux parcours presque symétriques, celui de Stanwood Emery, qui semble s’apparenter à un parcours d’initiation vers la mort, et celui de sa femme, vers l’effondrement de son optimisme. C’est bien l’échec qui est mis en scène ici.

  Et en particulier l’échec d’une tentative d’ascension. En effet, la composition du texte nous révèle l’importance des thématiques du passage et de l’ascension, comme de celle de la chute. La première partie du texte, où la focalisation interne est l’apanage du personnage de Stan, peut être divisée en trois temps : Stan se trouve d’abord sur un bac, qui l’emporte « de l’autre côté de l’eau zinguée », puis sur un banc dans la ville, et son cerveau joue alors avec les mots, et enfin il entre chez lui, et se suicide. Chacune de ces sous-parties est introduite par une traversée, ou un passage. Stan va « de l’autre côté » dans un premier temps, il franchit « la fente » après que les « grilles » ont été relevées, puis il entre chez lui par « la porte » qui, et cela est significatif, ne veut pas s’ouvrir. Son parcours semble donc s’apparenter à une initiation, avec des étapes, des passages, des franchissements plus ou moins difficiles. La phrase « Oh ! encore une rivière à traverser », qui est une sorte de leit-motiv dans le texte, confirme l’importance de cette thématique. En outre, elle est associée à une tentative d’ascension clairement exprimée dans le texte. La phrase « Bon Dieu, j’voudrais être un gratte-ciel… » le révèle. De plus, dans la dernière sous-partie de la première partie du passage, Stan construit littéralement un édifice, avec la table et les chaises qui « grimp[ent] », pour atteindre le plafond, et probablement le bec de gaz. Le fait que le verbe « grimper » soit également utilisé pour désigner le camion de pompiers qui remonte la rue, et que le verbe soit répété dans l’expression « Les flammes montent, montent…» est également éclairant. Stanwood cherche à monter, à « être debout » comme la rue, malgré son vacillement. Cependant, c’est la chute qui couronne son parcours. Le mouvement de la deuxième partie, celui de Pearline, est le même. Elle « tourn[e] dans la 200e Rue », ce qui s’apparente à un franchissement, même s’il est dégradé car Pearline n’est pas en route vers la mort, puis son regard monte, vers la « fenêtre du cinquième », et elle aussi tombe, lorsqu’elle s’évanouit. Le parcours est répété bien que dégradé. Il est en outre significatif que les paroles de l’agent soient : « On est en train de le descendre », lorsqu’il évoque Stanwood. La chute est ici solennisée. On peut même penser qu’il y a ici une syllepse de sens, puisque Stanwood est mort. C’est donc bien un parcours qui est mis en scène dans ce passage, et qui s’achève sur une chute. C’est une mise à mort, orchestrée par l’homme lui-même dans le cas de Stan. Celle-ci semble stigmatiser l’échec de l’homme, son effondrement au terme d’une période de tremblement.

    En effet, on peut mettre en parallèle l’échec de Stanwood et celui de Pearline. L’homme cherchant à atteindre un « plus haut » tombe, comme la femme cherchant à rester optimiste et à se rassurer. Les propositions subordonnées de condition récurrentes dans le discours de Pearline avec la commerçante au début de la deuxième partie du texte – « si c’était un autre que lui… », « si je pouvais supposer … » - semblent mettre en évidence un procédé d’auto-persuasion de la part du personnage, qui prépare sa chute lorsqu’elle découvre la situation catastrophique. L’homme est condamné à tomber, à perdre, à échouer, et il précipite sa propre chute. Le titre du chapitre est à cet égard significatif : les « montagnes russes » sont l’image de la vie humaine, qui ne fait que monter pour mieux retomber. Ce mouvement témoigne d’un échec fondamental. Il faut ajouter que le « tremblement » précède l’effondrement. En effet, si Stanwood tente d’empêcher ses mains de « trembler », son cerveau « vibre », et Pearline s’apercevant de l’incendie de son appartement se met « subitement à trembler ». Si on ne sait rien de l’état de Stanwood, qui est peut-être toujours ivre, Pearline n’est sous l’effet d’aucune drogue. Ainsi, le tremblement connote la fragilité, et la chute est inéluctable. Cependant, il faut insister sur l’ambivalence de cette chute. En effet, Stanwood se suicide dans ce passage, et sa mise à mort est traversée par des tensions. Il ne la subit pas mais la provoque, et cette mort est ambivalente, comme semble le montrer le symbole du feu.

            Il faut en effet s’attacher en second lieu à l’ambivalence de cette mise à mort, qui s’incarne dans le symbole du feu. Celui-ci est un symbole fort dans la scène de suicide de Stan, et il est plus largement relayé par le motif de la lumière dans le texte.

  Le feu tient une grande place dans le processus de mise à mort de Stan, et dans tout le passage. En effet, c’est l’image de l’incendie qui est mise au premier plan dès l’entrée du personnage dans son appartement, lorsqu’il regarde la pompe passer dans la rue. Ce motif fait alors l’objet d’un développement presque fantastique dans l’esprit de Stan : à partir de la citation « Fire, fire, pour on water, Scotland’s burning », l’incendie est assimilé à l’argent, puis aux gratte-ciel, dans un mouvement significatif « les gratte-ciel s’élèvent comme des flammes… en flammes… flammes… », avant d’être associé au pétrole, puis finalement allumé par Stan dans son propre appartement. Cependant, c’est un motif ambigu. Il n’apparaît pas seulement comme un moyen de destruction. Il exerce une fascination très forte sur les deux personnages, et plus largement dans tout le roman. Le rire de Stanwood « gisant sur le dos par terre », c’est-à-dire déjà presque mort, comme l’indique le verbe, est à cet égard caractéristique. Le feu ne fait pas peur, il met en joie alors qu’il est l’arme la plus destructive qui soit. L’image des flammes qui « montent, montent… » confirme cette ambivalence, le feu apparaissant comme le point d’orgue d’une possible ascension. Cependant, il est paradoxalement ce qui mène à la chute et est responsable de la destruction. Il peut symboliser la force comme la faiblesse humaine. On pourrait évoquer ici le mythe de Prométhée, qui éclaire singulièrement cette présence du feu : sans feu, pas de vie humaine libre par rapport aux dieux, mais le feu apporte aussi guerre et désolation. Cette contradiction mène les personnages à une impasse ici, la mort ou l’évanouissement. Car Pearline fait également l’expérience contradictoire du feu : elle qui « adorait regarder les incendies », tout en en ayant peur (elle a « la chair de poule » lorsqu’elle renifle l’odeur de roussi), ne peut que s’évanouir de désespoir lorsqu’il la touche de près, c’est-à-dire lorsqu’elle s’aperçoit que ce sont son appartement et son mari qui brûlent. Ainsi, la mise à mort est placée sous le signe de l’ambivalence, entre volonté et soumission, attirance et effroi.

  Cette ambivalence est relayée dans tout le passage par le motif de la lumière, qui complète celui du feu. En effet, ces deux motifs sont presque assimilés dès le début du texte, lorsqu’à l’aube, les fenêtres de la ville « s’embras[ent] ». On peut remarquer ici l’importance symbolique du motif du feu. La lumière de l’aube, comme celle de l’incendie, est éblouissante, « blanchissante », et malgré sa beauté potentielle, elle ne reflète rien. Les fenêtres deviennent opaques d’être trop éclairées. De même, lorsqu’elles brûlent, elles deviennent noires par la fumée qui s’en échappe. On retrouve l’ambivalence fondamentale du feu. Cette tension entre lumière et obscurité qui tisse le texte nous amène à étudier l’image de la ville, elle-même ambivalente. Dans ce passage, la ville est presque un personnage central, miné par des contradictions. Si la mort du personnage est ambivalente, c’est peut-être car la ville dans laquelle il vit et meurt l’est aussi.

 

 

            Il faut s’attacher dans un deuxième temps à la place centrale de la ville dans le texte. En effet, celle-ci semble être l’un des éléments principaux du passage, comme espace maudit, miné par ses contradictions, et mortifère de par ses contradictions mêmes. Elle acquiert une grande importance dans le passage comme espace étouffant, et mène peut-être le jeu dans cette mise à mort.

La ville est d’abord un espace maudit. Elle est au centre du passage, et, malgré les apparences, semble être un espace où manquent la lumière et la transparence, miné par des contradictions qui en font un espace mortifère.

  Il est significatif que le passage s’ouvre sur une description de la « basse ville », de ses édifices miroitant dans la lumière du matin. Au début du texte, la ville est l’objet d’une comparaison presque bucolique avec des bouleaux, et l’aube connote l’espoir : « de l’autre côté », la ville est belle et accueillante. Cependant, dès la deuxième phrase apparaissent des éléments dysphoriques : les édifices « s’épaississ[ent] en montagnes de granit fendues de crevasses coupées au couteau », et cette image semble plus inquiétante. Néanmoins, les « milliers de fenêtres » éclairées par « une lumière d’or clair » peuvent connoter une image positive, une possibilité de voir ailleurs, derrière, plus loin. La ville est en outre celle des « grands murs », des « gratte-ciel », de ce qui permet d’aller plus haut, de concrétiser le désir d’ascension de l’homme. C’est ce que semble signifier le souhait de Stanwood : « j’voudrais être un gratte-ciel ». La description des « édifices aux mille fenêtres » est presque euphorique, préservant des orages… Ainsi, la ville, qui est au centre du texte dès son début, apparaît comme le foyer des espoirs de l’homme, de possibilités infinies, ce que connotent les motifs de l’or et de la lumière. Le fait que Stanwood débouche « au milieu des bancs et des vitres ensoleillés de Battery » est également significatif : la ville est faite de vitres transparentes, qui permettent à l’homme de voir, et de se dépasser.

  Cependant, cette image positive de la ville est désamorcée par la suite. Certains éléments dysphoriques signalaient déjà les limites de cette vision de la ville au début, tels que la deuxième phrase ou le bruit qui s’élève bientôt, « un grondement, un bourdonnement ». De plus, l’eau de la ville est sale, de « zinguée » elle devient « verte » et encombrée de détritus. De même, les minarets de Constantinople « flambent », on retrouve l’image ambivalente du feu, et les gratte-ciel sont « entassés » sur l’île. Le fait que les fenêtres s’embrasent est également ambigu, comme on l’a vu. Mais ce sont les références bibliques qui orientent définitivement la description de la ville. La reprise de l’épigraphe du chapitre II de la première partie de Manhattan Transfer, intitulé « Métropole », introduit les villes bibliques de Babylone et Ninive, symboles de la démesure de l’homme et vouées à la destruction. Il est intéressant d’observer que la mention des détritus était une reprise de l’épigraphe du premier chapitre de l’œuvre, intitulé « Embarcadère ». Si l’on embarque pour la ville dans le texte, suivant le parcours de Stan, c’est vers un espace maudit que l’on se dirige, un espace marqué par la démesure et la destruction. La chanson qui est reprise ensuite, et qui figurait déjà à la fin de la première partie de Manhattan Transfer sous la même forme : « And it rained… » confirme cette interprétation. Elle fait en effet référence au déluge. Il est donc impossible de survivre, ou d’atteindre un point plus haut, grâce à la ville. C’est un espace de mort, ce qui explique son importance dans le passage.

  Cependant, la ville n’est pas qu’un espace de mort. Elle est fondamentalement ambivalente. De ce fait, son importance participe de cette mise en valeur des tensions qui tisse le texte de Dos Passos. Cette ambivalence est présente dès les premiers mots du texte, dans l’antithèse que l’on peut noter entre les « grands murs » et la « basse ville ». Cette image révèle d’emblée ce qui se dégage de la ville : c’est un espace complexe, où l’élévation et l’effondrement sont liés. Elle est belle et sale à la fois, lumineuse et obscure. La ville est un lieu miné par des tensions non résolues. Ces contradictions en font un espace mortifère : la ville est une impasse qui mène à la mort. L’image du gratte-ciel, à la fois lumineux, éclairé par le soleil, et obscur, envahi par la fumée à la fin du passage, est à cet égard exemplaire. La ville n’est pas un espace lumineux et transparent, mais sans cesse obscur et obscurci. C’est pourquoi elle n’offre aucune échappatoire.

            C’est sans doute ce qui explique l’importance de la ville dans ce passage. Elle semble jouer un rôle dans la spirale de l’échec dans laquelle sont pris les personnages, et les mener à la mort, réelle ou symbolique, en les étouffant.

  La ville s’apparente en effet à une sorte de prison. Il est intéressant de souligner qu’alors que Stanwood semble avancer vers un passage, être dans un processus de traversée au début du texte, le bac croise un « steamer massif, à l’ancre ». Ses passagers sont tournés vers le ciel, où seules trois mouettes gémissantes tournent. Du côté du ciel, pas d’échappée donc. Pas d’échappée possible non plus du côté du large : le bateau, « massif », est à l’ancre, paralysé. La ville retient les hommes comme des prisonniers. On peut voir dans la personnalisation de la serrure de l’appartement de Stan, qui « tournait en cercle pour empêcher la clef d’entrer », une illustration de cet aspect de prison de la ville. Il apparaît en effet significatif que la serrure agisse, comme si les bâtiments de la ville avaient une vie, comme la chaise a une « envie » quelques phrases plus loin dans le passage, et surtout qu’elle refuse la clef. De plus, on peut souligner que Stanwood est « suffoqué par la fumée » selon l’agent à la fin du texte. Il meurt étouffé, ce qui peut entrer en résonance avec l’aspect « entassé » des immeubles « dans l’île étroite ». Espace étouffant, la ville est mortifère.

  En effet, la mort est la seule échappatoire possible dans la ville. C’est la seule résolution des tensions à laquelle a accès l’homme, mort réelle, ou mort symbolique comme l’évanouissement de Pearline. C’est pourquoi on peut penser que la ville joue un rôle dans la mise à mort qu’est ce passage. On peut peut-être même dire qu’elle mène le jeu. New York peut apparaître comme le véritable personnage principal de cette œuvre aux consciences éclatées qu’est Manhattan Transfer. Le fait que Stan répète trois fois le nom de « New York » au centre du passage n’est sans doute pas anodin. M. Zéraffa reconnaît à la ville un rôle-clé dans l’œuvre. Il écrit dans Personne et personnage : « Comme elle dissocie la personne, la ville démembre la parole organisée, héritée d’un ordre ancien ». Car la ville influe aussi sur le langage, et l’écriture de Dos Passos semble bien être ici une exacerbation des tensions qui structurent le texte.

 

 

            Le langage est enfin traversé lui-même par des tensions dans ce passage, par une ambivalence qu’il met en scène et exacerbe. La déconstruction du langage à l’œuvre dans le texte révèle l’exacerbation des tensions que semble effectuer l’écriture de Dos Passos.

            Ce passage est en effet un texte où les mots eux-mêmes « vacillent », et où le langage est déconstruit, dans une écriture hétérogène.

  La première partie du texte est intéressante à cet égard. Elle semble en effet être comme un « patchwork » d’auto-citations de l’auteur lui-même, de reprises de phrases et de passages déjà lus dans Manhattan Transfer. Ainsi des épigraphes déjà citées, ou des chansons, celle des animaux, ou celles de Jack de l’Isthme aux Longues Jambes ou de la dame au cheval blanc. De plus, toutes ces parties du texte font référence à des titres d’autres chapitres de l’œuvre. Ces mots semblent en outre se mélanger dans l’esprit de Stan, dans « son cerveau » qui « vibr[e] », et la ville semble bien déconstruire le langage, comme l’écrit M. Zéraffa. Car ce langage est ici ambivalent : à la fois parole connue, comme les chansons et les épigraphes, qui trouvent un écho dans l’esprit du lecteur et sont connues du personnage, et parole inventée, déconstruite, inconnue, voire absurde. L’on a un exemple de ce langage déconstruit à la fin de la première partie du passage. La phrase : « Le seul homme qui échappa à l’inondation chevauchait une grande dame sur un cheval blanc », outre ses connotations érotiques, est en effet une illustration du « mélange » des mots qui s’effectue dans ce texte. L’évolution de Stan vers la mort se fait également par les mots, par un langage de plus en plus déconstruit. La citation en italique « Fire, Fire, pour on water, Scotland’s burning » est à cet égard caractéristique : elle est reprise par bribes, certains éléments disparaissant au fil du temps. Ainsi, le langage perd son sens et sa fonction référentielle. C’est un bidon qui « murmure » juste avant la mort de Stan, la parole est devenue apanage des objets, dans un contexte presque onirique. Cette déconstruction est également présente pour le lecteur à l’échelle du passage entier, et de l’œuvre entière. Le changement de point de vue, et le développement  d’un nouvel « instantané » dans la deuxième partie du texte participent de cette approche déconstruite du langage, et ici de la narration. Ces assemblages de mots et de récits peuvent paraître absurdes, plus sûrement poétiques, mais, plus fondamentalement, on peut dire qu’ils exacerbent les tensions qui tissent le texte. L’écriture n’est pas un espace de réunion ici, elle n’offre aucune possibilité d’unité face à l’ambivalence de la ville et de l’homme.

  En effet, l’écriture est hétérogène dans ce passage. Différents tons se mêlent, de la tonalité bucolique de l’évocation de la ville au début du texte au ton familier de la phrase : « Bon Dieu, j’voudrais être un gratte-ciel » ; différentes citations se mêlent, comme on l’a vu ; différents niveaux et styles de discours entrent en jeu : la phrase ci-dessus par exemple, « Bon Dieu… », est-elle du discours indirect libre ?, d’où vient la phrase « Fire, fire… » ?, et qui formule l’étrange phrase où l’homme chevauche une grande dame sur un cheval blanc ? ; de nombreuses incertitudes quant à l’énonciation persistent. En outre, aucune parole d’un éventuel narrateur omniscient ne vient unifier ces différents « morceaux » d’écriture. Il en est de même lorsque la focalisation change, on croirait suivre une caméra qui change de champ. Rien n’est explicité. On ne sait pas, par exemple, si le fait que les chaises soient sujets des verbes à la fin de la première partie du texte est dû à l’esprit ivre de Stan, ou à une quelconque vision… Aucune vision surplombante et unificatrice ne régit cette écriture hétérogène.

            C’est pourquoi l’écriture de Dos Passos semble révéler une exacerbation des tensions qu’elle met en scène. La littérature se fait exacerbation de la déconstruction du langage dans ce passage.

  On peut penser en effet que l’écriture de Dos Passos ici exacerbe dans les mots eux-mêmes les tensions de l’homme et de la ville qui le forme, le déforme et le tue. Ce sont les mots eux-mêmes qui révèlent l’ambivalence, et leur propre ambivalence ; c’est dans l’écriture même que s’effectuent les tensions. Ainsi de l’antithèse entre les expressions « tout s’obscurcissait » et les « deux boutons brillants » sur laquelle s’achève le texte, ou des images comme celle du feu, qui connote à la fois la vie et la mort. La valse de « La Veuve joyeuse » jouée par un aveugle que Pearline récompense d’un penny dans la deuxième partie du texte est aussi ambivalente : elle annonce sa situation à Pearline, peut être interprétée comme un signe, mais reste de l’ordre du « mur de l’instantané » où « tout s’arrête » selon M. Zéraffa. Le langage est cette ambivalence absolue qui incarne toutes les autres.

  C’est pourquoi l’on peut dire que la littérature se fait dans ce texte exacerbation de la déconstruction du langage même. La comparaison « comme une sonnerie de cors à travers une brume chocolat », dans la première phrase du texte, peut en effet apparaître comme une absurdité, car c’est un langage déconstruit, mais aussi comme une image poétique. Les contradictions et les tensions qui traversent le langage ne sont pas résolues, mais exacerbées et révélées par l’écriture de Dos Passos. Lorsque, dans le chapitre IV de la troisième partie de l’œuvre, intitulé – et cela fait sens – « Gratte-ciel », Jimmy Herf s’exclame : « Oh ! si seulement je pouvais encore croire aux mots », il révèle cette ambivalence du langage et ces tensions que met en lumière l’écriture de l’auteur. C’est l’enjeu profond de Manhattan Tranfer. Le langage lui-même se fait recherche d’une échappée qui n’est jamais réalisée dans l’œuvre.

 

 

 

            Ainsi, ce passage est bien caractérisé par l’ambivalence qu’il met en scène, et les tensions qui le traversent. S’il apparaît d’abord comme une mise à mort, un épisode qui stigmatise l’échec de l’homme, il place la ville au centre de tensions qu’elle incarne et qui font d’elle un espace mortifère. La mise à mort ici n’est que le résultat de tensions non résolues, et qu’on ne peut résoudre, qui s’exacerbent dans le langage et l’écriture. Pas d’écriture unificatrice chez Dos Passos, son « réalisme » consiste à exacerber les tensions qui traversent notre propre parole, qui incarne l’ambivalence de la ville et de l’homme. J Cabau écrit dans La Prairie perdue, histoire du roman américain, à propos du « point de vue américain », que le « réalisme » de Dos Passos est « affaire de technique plutôt que de sujet ». Car ce sont bien les mots qui nous révèlent la mort et son ambivalence dans ce texte, l’ambivalence de la vie humaine, comme dans toute œuvre littéraire…