Intertextualité, mémoire et identité :

la réécriture du mythe dans Le Chien d’Ulysse[1] de Salim Bachi

 

29 juin 1996, 4 ans après l’assassinat du président algérien Mohamed Boudiaf, Hocine, étudiant en littérature, nous raconte son périple d’une journée, son odyssée, son errance dans Cyrtha, une ville imaginaire, ancrée dans l’Algérie contemporaine, celle de la décennie noire de l’intégrisme islamiste …. Il n’est en aucun cas le personnage type de l’exilé loin de son pays, il n’a d’ailleurs jamais voyagé. Il est un jeune héros moderne, dans un monde en perte de valeurs et de repères , dont l’ histoire est en apparence immobile et emprisonnée dans ses mythes et ses échecs, dans l’impasse : il est donc à la recherche d’une mobilité, d’un progrès/évolution qui se concrétise dans le voyage dans l’espace de la ville, de sa conscience, de l’imaginaire et du rêve, et du temps et de l’espace à travers les récits, les pensées et les souvenirs des personnages.

 

1. La réécriture : invitation au voyage et à un nouveau mode de lecture

 

Nous pouvons en effet faire état d’une série d’emprunts littéraux et non littéraux au poème de l’Odyssée[2], suffisamment explicites pour émettre l’hypothèse de la réécriture (dont le nom d’Ulysse dans le titre qui vaut comme une sorte de contrat ou de promesse pour le lecteur…). Le roman semble entre autre avoir les caractéristiques propres de l’Odyssée au niveau thématique. Le texte accumule les comparaisons et les références à Ulysse et à ses aventures : il est empli des échos de la guerre de Troie, du chant des Sirènes, du Cyclope, de la descente aux Enfers… De plus, les références à la mer et à la navigation (comparaisons et métaphores filées et in absentia) sont omniprésentes dans le texte. Au niveau stylistique, le texte renoue avec le style formulaire du poème épique avec des épithètes homériques réactualisés : «le ciel aux doigts de rose» (CU, p.87), «Hocine le voyageur» (CU, p.51), ou «Hocine le bien nommé» (CU, p. 49).

La réécriture participe de l’intertextualité, pratique plus étendue que la simple citation ponctuelle, la simple allusion, etc. Deux textes sont ici en présence, en « coprésence » Genette[3]. Cette pratique nous pousse à repenser les notions d’identité et d’altérité dans le processus de création littéraire. En effet, l’identité est habituellement rattachée à un lieu localisable et fixe. Or le propre de l’intertextualité, c’est de rattacher le texte à d’autres œuvres, donc à d’autres langues, temps, espaces, c’est à dire à d’autres lieux…Elle présuppose une dynamique de déplacement à la fois  de l’écrivain : Bachi, écrivain algérien francophone et émigré en France depuis 1997, qui traverse le temps et l’espace, et abolit les frontières par l’écriture, et de nous, lecteurs, qui sommes embarqués de fait dans ce voyage et contraint d’accomplir une remontée dans le temps et une traversée de l’espace vers le texte d’origine, accompagnée d’une attention au contexte culturel qui fait exister l’œuvre et en assure la lecture.

D’un point de vue pragmatique, il s’agira de mieux cerner les enjeux et la spécificité de la communication littéraire dans le contexte de la pratique de la réécriture, puisque deux processus opèrent simultanément dans la lecture et dans la parole intertextuelle: « Le propre de l’intertextualité, est d’introduire à un nouveau mode de lecture qui fait éclater la linéarité du texte. Chaque référence intertextuelle est le lieu d’une alternative étoilant le texte de bifurcations qui en ouvrent peu à peu l’espace sémantique : ou bien poursuivre la lecture en ne voyant là qu’un fragment comme un autre, qui fait partie intégrante de la syntagmatique du texte, ou bien retourner vers le texte d’origine. » (L. Jenny, La stratégie de la forme[4])

Le roman crée un entredire, par l’hybridation de deux espaces littéraires qui se superposent, s’enchevêtrent, se télescopent, bifurquent et se renouent: l’espace algérien, son histoire, son identité littéraire, et un espace, celui de l’Odyssée et d’une tradition littéraire, qui a longtemps été l’espace privilégié de la culture de l’ancien colonisateur français et de la culture occidentale du moins (convocation en tant qu’ œuvre fondatrice et prestigieuse). Ainsi, les rapports de réalisation, de transformation ou de transgression vis à vis du modèle archétypique, qui sont à l’œuvre dans CU, sous-entendent des enjeux de pouvoir, de désir, de reconnaissance et de séduction qu’il s’agira de mettre au jour.

 

2. la notion de dialogisme : un cadre critique pertinent.

 

La notion de dialogisme développée par M.Bakhtine[5] apparaît donc particulièrement adéquate et féconde pour penser cette relation entre les deux textes, puisque il s’agit ici non pas de centrer notre analyse sur les structures internes de roman, mais de prendre en compte son extériorité manifeste. Nous nous limiterons à cette notion, qui fut la base de toutes les théories sur l’intertextualité, de J.Kristeva à qui l’on doit le terme, à G.Genette, M.Riffaterre et bien d’autres…. Chez M.Bakhtine, la notion implique une certaine conception de l’homme, sujet énonciateur d’un discours, où l’autre y joue un rôle essentiel dans la constitution du moi. Dès lors, l’écriture romanesque se veut un constant dialogue avec le lecteur virtuel que l’on veut satisfaire ou décevoir.

Dans le roman, nous pouvons appliquer cette notion à deux niveaux. Ainsi elle nous aidera tout d’abord à penser l’itinéraire choisi par le roman (réponse, lecture par rapport à), son identité propre (se construisant par rapport à) dans le cadre d’une poétique de l’écriture. En effet, le dialogisme désigne les formes de la présence de l’autre dans le discours, car le discours n’émerge que dans un processus d’interaction entre une conscience individuelle et une autre, qui l’inspire et à qui elle répond. Les vérités romanesques se construisent ainsi grâce à cette interrelation dialogale entre le mythe et le roman pour le lecteur.

 Ensuite, le mot est toujours mot d’autrui, mot déjà utilisé, mais aussi mot pour autrui (attente de l’autre…) pour Bakhtine, ce qui nous aidera à penser la relation au lecteur et la réception. En effet, il semble pertinent de s’interroger dans le cadre d’une poétique de la lecture, sur la place et le rôle prévus  par le texte pour le lecteur, ainsi que sur le lecteur-modèle visé.  Ici, il semble que ce soit le lecteur français essentiellement, puisque le roman n’est pas édité en Algérie, mais un lecteur qui a les compétences, c’est à dire les savoir-faire et les acquis culturels que le texte suppose chez lui , c’est-à-dire une culture et une habitude de la lecture critique.

 

3.  L’intertextualité: une réflexion sur l’identité littéraire.

 

L’intertextualité apparaît comme la mémoire de la littérature. Elle se pense donc comme lien, continuité, sentiment d’appartenance et filiation. Sa pratique témoigne d’une réflexion de l’écrivain sur l’historicité des formes littéraires, c’est-à-dire du caractére de l’humain, dont la temporalité, comme conscience du passé et anticipation de l’avenir, est une dimension constitutive. Les autres œuvres littéraires et le dialogue avec cette mémoire deviennent un élément nécessaire à la construction de l’identité de l’écrivain.

Cependant, nous pouvons paradoxalement mettre en valeur une tension entre deux modes de fonctionnement par rapport à cette mémoire :

 

-Souvenir et convocation du mythe, qui place l’œuvre dans une logique de continuité qui vise à créer du sens et de la cohérence.

- Oubli, mise à l’écart, effet de brouillage, qui la place dans une logique de rupture,  et questionne l’acte d’écriture et conduit à une réflexion sur l’originalité (vision du monde , langage avec sens et cohérence singuliers) .

… qui va prendre forme dans le roman dans un jeu sur le stable, les repères, le sens, et l’instable, le sabotage des repères, la création d’un sens inédit.

Le peu de temps qu’il m’est imparti, m’obligera à aller un peu vite sur certains points (pas exhaustif). Ainsi, il serait trop long ici, quoique intéressant, de voir comment Bachi se détache ou se rattache à d’autres réécriture du mythe odysséen tel que Ulysse de Joyce….

 

 

a)      Mythe et altérité

 

-point de départ : lier  et lire (legere en latin : lier et lire).

§         Une question de lisibilité : réécrire le mythe pour établir la communication avec l’autre et créer du sens.

Dans un premier temps, la réécriture du mythe odysséen semble répondre à un souci de représentation, puisque la recréation poétique est semi-conceptuelle et se présente comme l’élaboration d’un langage métaphorique pour une réflexion sur la condition humaine et l’existence. Le mythe fournit ainsi un thème, une logique et des symboles connus et signifiant pour le lecteur visé :  création de repères. 

-cf. : mythe de l’Odyssée : mythe de la perte et du recouvrement de l’identité, adapté au contexte de l’Algérie contemporaine, décennie noire du terrorisme. Le rapprochement en Ithaque et l’Algérie est plein de sens si on revient à la signification de Al-Djazaïr=les îles.

-cf. : donne un schéma de lecture ; mise en scène de héros Hocine, Hamid et Ali  comme Ulysse ballotté entre les dieux (islam et intégrisme) et les hommes (amis et connaissances), le raffinement de la civilisation (littérature, environnement, rapport marqué positivement avec la langue française) et l’horreur de la sauvagerie (histoire faite de violences et de guerres, colonisation, guerre d’Algérie, décennie noire du terrorisme), dont les aventures étranges sont proches du conte merveilleux (rencontre d’un cyclope, discussion politique avec un criquet…)

 

§         Odyssée moderne et renversement des valeurs : réécrire le mythe pour témoigner et décrire une autre réalité.

L’œuvre reflète les données sociales de son époque, ses obsessions, ses tensions et ses conflits. Ce n’est pas une simple transposition du mythe et de sa logique. L’enracinement dans le contexte algérien nous donne à voir une odyssée tragique.

-cf. : le thème du voyage est dans CU explicitement lié à un écœurement, à un désenchantement face à un impossible envol de l’histoire, situé donc d’emblée aux antipodes du modèle antique, travaillé non pas par un désir de retour au pays mais un désir de fuite. Ce n’est pas une, mais plusieurs odyssées qui sont mises en perspectives. Les deux seuls personnages, Rachid Hchicha et Poisson, qui sont vraiment partis (impasses du monde étudiant) et qui ont effectivement voyagé (Marseille, Suisse, Allemagne, Italie), ont vite perdu leurs illusions et ont décidé de rentrer en Algérie, nous les retrouvons sans perspectives et sans diplôme dans la même université de Cyrtha. Leur départ fut donc peu heureux. Le seul récit de départ heureux est celui du voyage de Hamid et Ali, mais Mourad révélera à la fin à Hocine qu’il est fictif, puisqu’en fait Hamid était en prison à cette époque. Il apparaît alors d’autant plus pathétique. D’échecs en désenchantements, l’odyssée finit par se réduire aux pérégrinations de Hocine-Ulysse, au terme d’un voyage tourmenté, s’apprête à rentrer chez lui, mais pour ne trouver que la mort (absurdité, pris pour un terroriste par un de ses frères qui lui tire dessus). Ces duplications ne se greffent sur le patron narratif antique que pour mettre en pièces l’optimisme qu’il portait. La réitération des séquences figure la sensation de piétinement dans un univers borné de tous côtés, privé de sens et de lien.

 

b)      Mythe et identité

 

- se délivrer du mythe pour rendre possible la lecture.

§         Exhibition du signifiant (fonction phatique du langage selon Jakobson : acte de communication avec lecteur). Le mythe apparaît comme un obstacle à la lecture.

La saturation du texte par les références à l’Odyssée qui fonctionnent comme des signaux d’appel au lecteur pour faire le rapprochement, le lien, et créer du sens, exhibe et dénonce le rapport du lecteur au mythe. Les références n’apparaissent plus que comme du sens déjà donné et deviennent répétitions : dans la communication littéraire auteur/lecteur,  nous voyons apparaître le danger de la convocation du mythe, qui crée un sens qui dépasse l’œuvre, et qui n’est plus apte à exprimer une réalité singulière.

Le mythe peut être un enfermement, un figement, immobilité (rien de neuf, ni d’original, critère de littérarité moderne). Le texte semble être clos sur lui-même et montre l’impossibilité de la voix narrative à sortir de l’impasse où elle se trouve. Cette exhibition expose aux yeux du lecteur le mythe comme une simplification et un d’appauvrissement (réduction à un schéma archétypal (forme figée) par la mémoire).

 

§         Entreprise de démythification : réécrire le mythe pour se libérer.

            Il s’agit alors de se libérer de tous les mythes (mythe comme image simplifiée, figée et appauvrie souvent illusoire que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un individu ou d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou appréciation, ici dans la lecture) :

-         celui de l’exilé algérien ; il n’écrit pas le mythe du « retour » ( précision vit en France depuis 1997 sur la quatrième de couverture). Ainsi pour le lecteur, l’attente d’un récit du départ, du voyage et de l’exil est donc déçu. La relation de demande et d’attente par rapport à littérature faite par un écrivain algérien exilé en France et revendiquant le rapport avec l’Odyssée d’un récit stéréotypé et rebattu de l’exil et des souffrances d’un Algérien loin de son pays, d’un Ulysse, n’est pas satisfaite. 

-          identité qui ne se pense que dans la dualité du Même et de l’Autre :mouvance hors des catégories identitaires (Centre/Périphérie, Occident/Orient) par la réappropriation du grand mythe de l’Occident, même s’il les utilise, en joue, et  réappropriation insolente des attributs d’une double généalogie, qui recompose les rapports auteur/lecteur.

-         de l’algérien immigré analphabète, s’il y en existe toujours un par une maîtrise culturelle ?

Se libérer de tous les mythes, ne pas y rester figé ni les occulter pour autant. Libérer le lecteur de son conditionnement et des ses réflexes pour l’amener à vivre une expérience singulière, lui faire lire/vivre un voyage/expérience littéraire inédit.  

 

c) Une Odyssée scripturale.

 

Odyssée : voyage mouvementé, riche en incidents et péripéties. La réécriture du mythe devient une odyssée pour le lecteur, et nous invite à une réflexion sur le trop plein d’images du passé, l’enfermement dans le mythe et donc le renouveau de l’être dans le voyage et dans l’écriture. Le lecteur est pris à son propre piége dans sa  tentative d’enfermement du texte dans des références stables. Il y a enrichissement et variations, déformation et amplification par cette nouvelle réécriture du mythe, et donc création nouvelle.

Transformation des conditions de lisibilité. La réécriture se transforme en entreprise de sabotage du voyage qui aurait pu être paisible du lecteur : l’écrivain devient Ulysse (la mètis en grec, l’intelligence rusée est un de ses qualificatifs) lui-même par sa propension à nous mener en bateau !

                       

§         Un univers instable et polysémique (mobilité et dissémination du sens, contraire du figement et de l’enfermement) a pour conséquence une opacité du signifié pour le lecteur.

-cf. épisode de la rencontre avec le Temps. Dans la cinquième séquence, la rencontre avec le Temps, deuxième aventure du voyage retour de Hocine/Ulysse est un épisode tout à fait significatif de ce phénomène (CU, p.150). La référence au cyclope de l’Odyssée est explicite. Le lecteur suit les traces auquel il peut s’accrocher pour se guider et pour comprendre le sens philosophique de l’épisode. Ces traces sont en quelque sorte rassurantes, mais Bachi va court-circuiter tous ces points d’appuis ayant un sens déjà donné, par l’ajout de caractéristiques discordantes et inattendues. L’intertextualité crée ainsi une proximité du lecteur avec le texte en évoquant son œil unique, son enivrement et la ruse célèbre d’Ulysse qui déclare au cyclope s’appeler Personne. Le cyclope est le personnage le plus connu et donc le plus attendu de l’aventure odysséenne. C’est donc à ce moment que la perturbation semble la plus intéressante. Nous voyons entrer en scène une création imbibée, hallucinée et dynamique inspirée de l’Odyssée ; le Temps est bien un cyclope et un marginal comme dans l’Odyssée, mais c’est aussi un mendiant alcoolique qui a beaucoup lu.

En fait, c’est au moment où le rapprochement avec l’aventure odysséenne est la plus grande que Bachi affirme sa propre identité par l’élaboration d’un personnage singulier ; il s’agit en fait d’investir le mythe, en créant une figure déstabilisatrice pour le lecteur, un personnage qui ne ressemble à aucune figure connue et dont la signification métaphorique reste obscure, échappe à toute tentative de réduction. En fait, Bachi joue sans cesse sur l’évidence du rapport avec l’Odyssée ; sa ruse consiste à ajouter son grain de sable pour faire dérailler une machine si bien rôdée, et attraper le lecteur à son propre jeu, celui de l’interprétation. Il se joue de la mémoire culturelle qu’aurait son lecteur. CU donne ainsi lieu à « un jeu de renvois, et de déplacements, de repoussements inaugurant un ordre perpétuellement ouvert »[6], marque d’une polysémie figurative et philosophique.

C’est peut-être pourquoi, le voyage de Hocine reste inachevé, comme celui de Hamid (en prison et non en voyage, puis tué), et que à la différence de l’Odyssée, le monde de Bachi reste l’univers instable, changeant et dangereux du voyage de Hocine/Ulysse, puisque l’apparence reste non conforme à la réalité (apparences trompeuses : le fou, Hocine : mort) et que l’ordre et les repères ne sont pas rétablis. Hocine constate à la fin du roman très justement : « Telle une maladie, la confusion régnait et se propageait dans le monde. A présent, elle s’attaquait aux fondations. Plus tard, elle rongerait les apparences. » (CU, p.255)

Le récit à la fin du roman ne dit pas si le tir est fatal pour Hocine. Cette clôture laisse sur une ambiguïté, « une béance du sens »[7], qui maintient un suspense final : est-ce Hocine qui meurt comme un chien ou son chien qui est abattu ? Cette indécidabilité du sens, sorte d’inachèvement est alors la marque de l’espoir existant à travers l’écriture et la littérature, du fait de sa puissance de création et de recréation.

 

 


Conclusion :

 

Le terme de redondance revient plusieurs fois, toujours accompagné de commentaires (Hocine/Mourad) (cf. fonction métalinguistique). Il apparaît fécond pour résumer les rapports entre intertextualité, mémoire et identité littéraire, dans le roman.

Le mot est dérivé du verbe latin redundare qui signifie « déborder, être inondé de », d’où au sens figuré « être en excès, abonder en », avec le préfixe red-/re- marquant l’action en retour et la base nominale unda qui signifie « le flot, la vague ». Ce mot nous ramène à la mer, à son ressac comme à son instabilité.

En stylistique, la redondance est une surabondance de mots, de figures, d’ornements dans le style, allant parfois jusqu’à l’excès ; le terme nous renvoie aux notions d’accumulation, de pléonasme et donc de répétition. Tandis que Mourad trouve les redondances «antilittéraires», Hocine affirme son amour pour ce mot : «Re-don-dance. Un mot rond comme je les aime.» (CU, p21 et autre référence p33).

Or le poème homérique est redondant par son style et sa structure, le propre du mythe est son universalité, donc sa présence est redondante dans la littérature, l’intertextualité elle-même apparaît, nous l’avons vue, comme une forme de redondance. La littérature ne serait-elle alors que répétition, redondance ? Et l’intertextualité, en quelque sorte la mémoire peu dynamique de la littérature ? Il ne semble pas. La littérarité en fait semble paradoxalement inclure et exclure à la fois la notion de redondance de sa définition.

En effet, le mythe offre un cadre privilégié et séducteur. En effet, Hamid avoue lui-même : « Le ressac me captivait, et je me demandais souvent, si le lointain, l’horizon en fuite perpétuelle, ne recelait pas quelque trésor. » (CU, p.210). Pour l’écrivain, il s’agit de faire sa place dans une histoire de la littérature pour parvenir à une reconnaissance, en créant un dialogue original pour permettre l’expression d’une vision du monde singulière, jouer la mobilité et le renouvellement, marque de littérarité, plutôt que le figement et la répétition. CU est bien une parole qui se déplace pour créer une parole déplacée par un discours inattendu, va-et-vient, voyage entre différents espaces littéraires.

Il s’agit donc pour Bachi d’« arpenter un territoire duquel on puisse se revendiquer en tant que membre d’une chaîne infinie. »[8], d’être citoyen de la République des Lettres, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pascale Casanova.

C’est ainsi que Bachi « renoue avec un chant qu’on pouvait croire « à jamais perdu », non en restituant des modalités désormais « inaudibles », mais en élaborant son propre langage, dans le frayage d’un entredire. »[9], et c’est justement dans cet écart, ce jeu avec le/les texte(s) originel(s) que le plaisir propre à la lecture de ce texte basé sur la réécriture trouve sa source.



[1] [1] Salim Bachi, Le Chien d’Ulysse, Paris, Gallimard, 2001. Nous utiliserons désormais les initiales CU pour désigner le roman.

 

[2] Homère, Odyssée, édition de Philippe Brunet, traduction de Victor Bérard, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1999.

 

[3] Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p.8.

[4] Laurent Jenny, « La stratégie de la forme », Poétique, n°27, 1976, p 266.

[5] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. “Bibliothéque des idées”, 1978.

[6] Bernard Aresu, « Arcanes algériens entés d’ajours helléniques : Le Chien d’Ulysse, de Salim Bachi », Actes du colloque « Paroles déplacées » vol.2, Université Lumière Lyon II et E.N.S de Lyon, mars 2003, p.178.

[7] Martine Mathieu-Job, « Renaissance de la tragédie: Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi », in L’entredire francophone, textes réunis et présentés par Martine Mathieu-Job, Presses Universitaires de Bordeaux, 2004, p. 338.

[8] Martine Mathieu-Job, Op. Cit., p.348

[9] Ibid., p.359