LITTERATURE COMPAREE                                                                                          

CHARLES BONN       

 

 

 

 

DEVOIR DE DOULS FLORIE - MAITRISE

SEMINAIRE DU SECOND SEMESTRE 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BOUMKOEUR

 

DE RACHID DJAIDANI 

 

témoignage ou fiction ?

documentaire ou littérature ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOTE

 

                                                                                                                                    Je tenais avant tout à vous préciser que, n’ayant ressenti aucune contrainte concernant la mise en forme du devoir, par exemple de style classique comme une dissertation, j’ai pris l’initiative de présenter mon devoir avec l’affichage du plan.

Je voulais ensuite vous signaler que, le choix de ce sujet étant antérieur au colloque « Paroles déplacées », j’avais effectivement suivi la discussion de Hafid Gafaïti intitulé « Boumkoeur de Rachid Djaïdani : Nouvelle identité culturelle française ? » et que, bien évidemment, je le citerai à propos dans ce devoir.

 

INTRODUCTION

 

Nous avons eu l’occasion de voir en cours la difficulté à définir une notion de mouvement littéraire. C’est d’autant plus le cas pour la littérature de la seconde génération de l’immigration qui ne se réclame d’aucune appartenance à un groupe pré-établi. Mais ce qui me semble surtout déterminant pour l’étude de cette œuvre, c’est la distinction que nous avons pu faire entre des œuvres isolées, répondant à une certaine demande, et d’autres, offrant une véritable littérarité et signant de ce fait l’émergence d’un véritable mouvement. C’est, pour schématiser, la différence que nous avons opéré entre Une vie d’Algérien : est-ce que ça fait un livre que les gens vont lire ? de Ahmed et Georgette ! de Farida Belghoul. Cette littérature en étant encore à ses balbutiements,  voilà donc ce que je veux essayer d’éclaircir dans ce livre écrit par Rachid Djaïdani, lui-même immigré de la seconde génération : avons-nous ici affaire à un livre- témoignage, offrant un décryptage et des renseignements quant à ce lieu si symbolique de l’immigration, la banlieue, qui donc, comme tel, se singularise par son indétermination, ou bien, au contraire, à une œuvre profondément originale qui réussit, au delà du thème traité, à marquer par sa littérarité ?

Et si tel est le cas comment la littérarité du roman est-elle perceptible ? Comment l’indéfinition même de cette œuvre, qui hésite entre documentaire et littérature à proprement parler, nous donne à voir une représentation de l’écriture et de l’écrivain ? L’intérêt est de comprendre que, finalement, cette écriture qui se cherche et cette œuvre qui tente à tout moment de basculer dans les deux genres énoncés plus haut ( reportage ou œuvre littéraire de fiction) est une allégorie même de la création littéraire, voire de l’identité littéraire, de la même manière finalement, que l’immigré de la seconde génération qui, pris dans un « entre-deux », espace indéfini dont il a été tant question durant le colloque, tente de se faire une place et de se trouver une identité.

 

1/ UN ROMAN SE RECLAMANT DU DOCUMENTAIRE ET DE LA DEMONSTRATION

 

a-     Un incipit révélateur

 

Avant même le début du roman, la préface de NTM interpelle le lecteur. En effet, quoi de plus symbolique de l’univers de la banlieue que le célèbre groupe de rap français. Leurs univers musical est lui-même fortement empreint de l’identité dite de la "cité". Quant à la projection faîte dans cette préface d’une culture propre à la jeunesse des banlieues, elle illustre à merveille notre interrogation à propos d’un mouvement littéraire de la seconde génération de l’immigration. Le groupe de rap semble ainsi poser comme fondatrice une culture indépendante.

Cependant, il est intéressant de noter, comme la discussion  du colloque «Postures identitaires et expressions artistiques dans la chanson des rebeu des 20 dernières années »  a pu le faire, qu’indéniablement « la musique a précédé la littérature comme expression de l’immigration. » Ceci nous amène à penser que ce qui peut-être dit facilement de la musique l’est moins pour la littérature. Cependant cette intervention du groupe NTM cadre parfaitement avec la démarche qui semble, à priori, être poursuivie par l’auteur. De façon paradoxale avec leur proclamation d’une culture indépendante, la parole de NTM met essentiellement l’accent sur « le côté anecdotique, choisi par Rachid, pour raconter cette vie de quartier, (et qui) rend son roman proche d’une authenticité qui n’appartient qu’à ceux qui naissent dans un bunker. »[1] Il semble leur échapper que, pour les lecteurs que nous sommes, l’authenticité du roman est d’ores et déjà signée par la présence même de cette préface. Elle permet en effet de donner une crédibilité et une véracité au contenu de ce roman : si NTM juge ce roman proche de la réalité, alors c’est qu’ indéniablement il doit l’être. C’est ce genre d’indice qui nous pousse tout d’abord vers la perception de ce roman comme une œuvre documentaire.

Et en effet, le début du roman se charge ensuite de vérifier cette hypothèse. L’incipit révèle un nombre important de clichés et d’archétypes ayant trait à la vie dans la banlieue. Le lecteur qui se fait une certaine image préalable de ce livre voit avec plaisir ses doutes se confirmer. Les premières lignes nous offrent un condensé de tout ce qui a pu être dit à propos du mode de vie d’un jeune beur de banlieue. C’est donc, sans surprise, que nous faisons la connaissance du personnage-narrateur, Yazad, de toute apparence d’origine maghrébine, qui nous fait part du regard qu’il porte sur le monde l’entourant :

 « Une galère de plus (…) dans ce quartier où les tours sont tellement hautes (…). Pour les potes du quartier et moi, c’est toujours une nouvelle claque, devant les boîtes de nuit on se fait recaler (…) cinq ans de chômedu au palmarès. J’ai stoppé l’école à seize piges, maintenant j’ai vingt et un hivers, avec l’impression d’en avoir le double tellement le temps stationne. (…) J’aurais bien aimé faire un baby-foot au local des jeunes, le maire l’a supprimé, il pensait que ce n’était pas un lieu de loisirs, mais un lieu d’échanges, pour ne pas dire un lieu de deal. (…) »[2]

 

L’environnement défavorable, la discrimination, l’ennui : tous les ingrédients sont là pour concocter un typique portrait de la banlieue telle qu’elle a l’habitude d’être dessinée.

Plus de doutes possibles quant au choix de l’auteur pour une traditionnelle description de la banlieue, puisque lui-même énonce son projet radicalement. Il nous dit tout d’abord avoir « toujours voulu écrire sur les ambiances et les galères du quartier »[3] puis il évoque le contenu de son roman par les formules : « Le sujet, c’est mon quartier. »[4] et « Ma seule préoccupation sera de témoigner. »[5] Le projet est clairement défini comme étant documentaire ; il s’agit de raconter la banlieue. Le lecteur prend part à ce projet, le roman débutant avant la concrétisation du programme.

 

b-    Un « thème à la mode »

 

L’opportunisme du lecteur transparaît lorsqu’il admet lui-même vouloir traiter d’autre part ce sujet parce qu’il est à la mode :

« Faut en profiter, en ce moment c’est à la mode, la banlieue, les jeunes délinquants, le rap et tous les faits divers qui font les gros titres de journaux. »[6]

 

La perception qu’à l’auteur de la banlieue comme «  spectacle de masse »[7] est liée intrinsèquement à son roman ; à plusieurs reprises, il évoque les noms de groupes de musique tels que « Suprême NTM » et « Assassin »[8], ainsi que des titres de films de cinéma. Parallèlement à cette initiative d’aveu, la sincérité de l’auteur s’en trouve amoindrie : est-ce à dire que ce sujet a pu être préféré à d’autres parce qu’il portait en lui le succès lié à un phénomène de mode inhérent à la banlieue ?

La lucidité et la franchise de l’auteur portent à croire que son choix se trouve justifié par le fait que, lui, est en droit  de s’adonner à ce genre d’activité de témoignage. C’est, contrairement aux autres opportunistes qui « produisent » sur la banlieue, un droit de primeur pour un jeune beur. Il est, de ce fait, plus apte à démontrer ces choses de la vie quotidienne que les autres ne connaissent que de loin. Il dénonce donc la rapacité des gens d’ailleurs qui sont toujours prêts à « capitaliser la banlieue » [9] :

« Comme c’est toujours les mecs de l’extérieur qui prennent l’oseille, en racontant des histoires, ou en faisant des films, moi aussi j’ai la haine, ma cité va craquer et ce n’est pas sur un air de raï que je ferai mon état des lieux. »[10]

 

Cette liste des titres de films du cinéma, qui s’intègre dans la syntaxe même de Djaïdani, montre à quel point est omniprésente l’exploitation de la banlieue dans la culture, comme dans ce roman.

L’intrusion des « mecs de l’extérieur » dans la banlieue, où ils n’ont à priori aucunes raisons d’être, est largement traité par l’auteur dans l’épisode savoureux des journalistes. La vision du personnage-narrateur est, à ce propos, très pertinente puisqu’il met en relief la manipulation des jeunes par les journalistes. Ces derniers ont en effet moins le souci de la véracité du reportage que celui de l’audimat. Ils ont comme objectif principal de montrer des images qui vérifient parfaitement les préjugés que l’opinion publique se fait de la banlieue. C’est donc une mascarade qui se déroule sous les yeux du lecteur dans cette parodie d’intervention journalistique :

«(…) la semaine dernière, un cameraman de la TV est venu demander aux jeunes qui tiennent les murs s’il pouvait leur poser des questions. Bien sûr, qu’ils ont répondu, enchantés. Le décor choisi n’était pas très original, l’interrogatoire se déroula dans les entrailles d’une tour. Les jeunes, pour soigner leur image, étaient dissimulés sous des cagoules enfin de ne laisser paraître que leur regard, comme s’ils s’étaient métamorphosés en affiche de La Haine. La mise en scène ne serait rien sans les oinjs au bec et les gros plans des seringues contaminantes, tous les clichés miséreux rassemblés pour le scoop. Le caméraman de la TV a même pensé à distribuer quelques 8/6 pour les bouches les plus pâteuses, l’alcool crache mieux le verlan. J’ouvre les guillemets des premières questions : « Qui parmi vous possède des armes ? Qui vend de la drogue ? Qui a son bac ? Qui fait régulièrement ses prières dans les mosquées clandestines, où règnent les membres du FIS et du GIA ? (…) Quels sont ceux qui font de la prison ? Je vous écoute. » »[11]

 

L’auteur montre avec ce passage les dangers qu’encourent les jeunes des banlieues à accorder du crédit aux médias. En effet, même s’ils vont « échapper au pastiche d’eux-mêmes en frappant les journalistes »[12], ce recours à la violence ne fait qu’entériner un autre cliché que l’on porte sur la banlieue.

C’est donc, semble t-il, à juste titre que Yaz, ayant un regard plus objectif et plus vaste, se propose de jouer le rôle du journaliste intègre.

 

c-     Une littérature désacralisée

 

Nous avons pu voir que sa volonté de témoigner se faisait en dehors de toute préoccupation littéraire. Yaz déclare son incapacité à feindre une maîtrise de l’écriture ou, tout au moins, feint-il de ne pas la maîtriser, comme le montre ce proverbe superficiellement retravaillé, de sorte à prouver par la forme ce qu’il tente de démontrer dans le fond:

« Je ne tricherai pas, on est pas des pros de ce taf, et alors ! C’est bien connu, c’est en forgeant que l’on chausse le cheval (…) Et puis les longues tartines on s’en bat les couilles, comme on a l’habitude de dire quand on ne veut pas se prendre la tête avec des phrases prises de tête. »[13]

 

L’auteur paraît donc n’accorder aucune importance à la littérature. On est alors en droit de se demander quel est, de ce fait, l’intérêt d’une telle entreprise. Là encore, le personnage-narrateur répond à nos interrogations en finissant de faire tomber totalement la littérature de son pied d’estal. Il semblerait pour lui que le livre, et donc l’activité littéraire, ne soit uniquement perçu que comme un outil financier, un bien pécunier. A maintes reprises, il nous en fait la remarque : « C’est toutes ces aventures que je vais raconter, pour me faire des tunes à gogo, pour que ça change »[14] ou encore « Si je réussis mon bouquin avec mes conneries et celles des autres, je m’inscrit direct au gymnasium. »[15]

Pour Yaz, le livre se résume donc à un moyen pour se sortir de la galère. Il peut sembler ironique que pour sortir de la banlieue, il faille la raconter. C’est apparemment le prix à payer, sur lequel, d’ailleurs, se précipite le personnage-narrateur sachant qu’il s’agit d’un maigre sacrifice comparé à ce qu’il peut rapporter. Il est donc essentiellement question de business et le lecteur pris dans cette démystification de la littérature, réduite à un gagne-pain, n’en est que plus interloqué. Cette perception de la littérature est mise en abyme dans l’anecdote de Gipsy, racontée par Yaz, où il est dit du musicien qu’il échange des poèmes contre des orangeades. Cette vision de la littérature nous renvoie à une très ancienne conception de l’écrivain.

L’image de la culture écrite est d’autre part désacralisée par la figure de l’instituteur. Contrairement aux images positives que l’on a pu voir dans d’autres œuvres de la littérature de la seconde génération de l’immigration (je pense ici, par exemple, au Gône du Chaâba d’Azouz Begag), l’instituteur dit "Napoléon" tient ici un rôle complètement néfaste et obscur. C’est un « facho » dangereux et violent qui écœure les enfants de l’école et qui les éloigne du rêve de « lire et écrire ». Ce caractère du « Maître » semble ici être exploité intentionnellement dans la veine parodique. Il s’oppose totalement à l’image d’une école humaniste, tolérante, fraternelle et qui donne ses chances à tous.

 

2/L’ECHEC DU PROJET INITIAL

 

C’est avec étonnement que le lecteur voit défiler les pages du livre sans qu’intervienne en aucun moment le programme énoncé au départ. Ceci tient à plusieurs choses que nous allons disséquées ici.

 

a- Yaz : un faussaire

 

L’image donné du jeune beur Yazad dans les premières lignes du roman s’écroule peu à peu. C’est ce qui nous fait dire que Yaz se pose comme un faussaire du jeune beur. Lui même ne fait rien pour tenter de conserver une image traditionnelle. Il nous apprend qu’il est seul, qu’il ne possède pas de bande et surtout qu’il a mauvaise réputation au sein de son quartier. Le stéréotype que le lecteur s’était forgé d’un jeune beur classique de banlieue est en complet décalage avec la personne de Yaz. L’écart, opéré par le roman avec l’attente du lecteur, atteint son apogée avec l’épisode du vol de vélo ; Yaz, tel un « vrai délinquant », est arrêté par la police pour ce délit et c’est alors que se produit l’impensable :

« (…) ne pouvant nier mon méfait, ma seule arme fut les larmes. Je pleurais et la voix usée par mes cris, j’implorais à faire pitié. Plus jamais, dans ma vie je ne revolerais, que je leur bégayais. »[16]

 

Ce n’est pas le comportement type que l’on pouvait attendre d’un jeune beur. D’autant plus que, de retour dans le quartier, les autres jeunes le prenant pour une « balance », il est complètement mis à l’écart de la vie en groupe :

« Ma réintégration dans les halls d’immeubles devint interdite, les jeunes se solidarisèrent contre moi. Grézi me réconforte lorsqu’il me trouve désespéré par ma condition de pestiféré. »[17]

 

La situation de Yaz au sein de la cité va de pair avec sa façon de continuellement se déprécier. Il se traite tour à tour de « bidon »[18],de « bonne poire »[19] voire même de « con »[20]. Il possède une forte dose d’autodérision qu’il dissémine dans ce roman.

Pour son projet « ethnographique »[21], cette mise à l’écart de Yaz peut sembler fort problématique. C’est pourquoi il va faire appel à un « envoyé spécial »[22] : Grézi. C’est dire à quel point l’univers de la banlieue est pour le personnage-narrateur un espace difficile à définir, un lieu qui pourtant l’a vu grandir, mais qui ne lui a jamais été familier. La sensation de Yaz de se retrouver dans un endroit étranger est induite par plusieurs indices.

Tout d’abord, même si au départ la langue utilisée par l’auteur est proche de l’oral, elle ne parvient pourtant jamais tout à fait au stade du parlé. La preuve en est que Yaz utilise lui-même très peu le verlan. Ou s’il en est ainsi, c’est uniquement pour des raisons d’authenticité lorsqu’il reproduit les paroles de son ami Grézi. Mais il a alors besoin d’utiliser un traducteur de verlan :

« Il me questionne, alors je mets en fonction mon décodeur de verlan, la phrase en clair correspond à ça : »[23]

 

C’est ainsi que, dans les dialogues, nous voyons souvent apparaître les indications : « Traduction » ou « Phrase non codée ». Comme nous avons pu le voir dans la discussion « Une littérature liminale : les écrivains issus de l’immigration algérienne », nous comprenons ici que Djaïdani, tout en appliquant une « autodiscipline langagière », « se méfie de la ségrégation par le langage » :

« La génération de Grézi a inventé un dialecte si complexe qu’il m’est pratiquement impossible de le comprendre. Les jeunes à présent se sont ghettoïsés avec leur mixage oral qui les laissent sur la touche de l’intégration. »[24]

 

Cette remarque montre la lucidité de l’auteur qui parle, par l’intermédiaire de Yaz, des particularismes de la banlieue. Sa position détachée lui permet d’avoir du recul, de prendre de la distance par rapport aux jeunes de la cité :

« Ils sont vraiment graves ces petits jeunes, sans cesse ils te défient, te parlent de leur territoire, vantant une image d’eux toujours plus négative, qu’il pleuve, qu’il vente, la violence est leur meilleur parti. (…) Moi je rigole car malgré tout ; quand il est l’heure du dragon ( le dessin animé japonais Dragon Ball Z), l’enfant qui est en eux ressort au galop. »[25]

 

Yaz a aussi une vision très étendue de l’Histoire de la culture-cité qui, selon ses propres mots, est « pompée dans les ghettos noirs américains. »[26]

Toutes ces analyses faîtes sur la banlieue font du personnage-narrateur un être à part et, automatiquement, son témoignage sera faussé par son ressenti.

 

 

 

 

b-     Absence de reportage

 

Ce roman nous offre ainsi un regard réfléchi et lucide d’une personnalité sur la banlieue. L’objectivité du reportage est ainsi remise en question. D’autant plus que, finalement, le lecteur n’aura jamais le témoignage attendu. Les anecdotes promises sont expédiées en un paragraphe, de façon brève et télégraphique : « (…) Grézi a commencé à me rapporter quelques histoires, quelques ambiances, style : (…) »[27].

Et, à la fin du roman, Yaz brûle « les histoires du quartier du best of de la mémoire de Grézi »[28], sans nous en avoir fait part.

De quoi est-il alors question entre le lancement du projet et son abandon ? Yaz privilégie plusieurs histoires qui le détournent du sujet proposé. Cette attitude était déjà prévisible avec l’anecdote de la caméra. Grézi, ayant récupéré la caméra des journalistes, il propose à Yaz de faire plutôt un reportage filmé. Mais les seules choses que Yaz aurait envie de filmer ne sont pas directement liées à la banlieue : « (…) j’aurais aimé filmer une partie de foot sur le terrain » ou encore « deux congolais sur une moto »[29].

La banlieue n’est définitivement pas son sujet de prédilection. Il consacre aussi une large part à raconter l’histoire de sa famille. C’est ainsi qu’il devient « le premier informant »[30], non pas de la vie en banlieue, mais d’un malaise individuel issu d’un parcours familial personnel.

En outre, le narrateur nous avait prévenu qu’il « incrusterai(t) une part de fiction pour le rêve »[31] dans son roman. Et c’est avec génie que la fiction va être installée pour occuper bientôt toute la place. C’est le récit de séquestration de Yaz par Grézi, dans une cave d’un immeuble dit le « bunker », qui va devenir l’intrigue principale. Ce sujet appartient d’autant plus à la « fiction » et au « rêve » qu’il relève du genre fantastique ; le récit étant souvent interrompu par d’intrigantes ellipses temporelles (sous la forme suivante « Ron piche Ron piche Ron piche, c’est le refrain du dodo ») et baignant dans une ambiance de délire fiévreux.

La volonté de Yaz de rapporter des récits va faire qu’il va se retrouver lui-même dans la peau du personnage principal. Lorsque Grézi lui annonce qu’il « a tué un mec »[32], s’opère un phénomène troublant qui consiste à passer de la narration à la première personne à une narration omnisciente avec le personnage de Yaz vu de l’extérieur. On peut dire que ce changement d’écriture tente de signer le vrai début roman.

Ce récit saugrenu n’est pas tout à fait celui qu’attendait le lecteur. Et surtout, il n’est pas représentatif de la banlieue, si ce n’est qu’il s’y déroule. C’est un tour de force qui marque le lecteur par son ingéniosité.

 

c- D’un bunker à l’autre : la métaphore filée

 

La deuxième partie du roman est bel et bien consacrée à un témoignage. Il se présente sous la forme d’un courrier de Grézi qui, à la suite de son délit, est envoyé en prison. Grande est la surprise : on s’attendait à un reportage sur la banlieue, or, voilà qu’il se transforme en fiction fantastique pour finalement se reconvertir en témoignage sur la prison ! Rappelons tout d’abord que le thème de la prison était sous-jacent dans la première partie : le mot « prison » étant souvent formulé lors d’anecdotes.

La subversion du premier thème n’est pas anodine. Dans la lettre de Grézi, on voit apparaître maints commentaires qui rapprochent l’univers carcéral de la banlieue. La prison, comme la cité et la cave 123, le lieu de la séquestration de Yaz, est décrite comme un bunker. Grézi nous apprend que même en prison « on parle de quartiers », que « (…) dans le quartier mineur, il n’y a que des gremlins » et qu’en fait, la prison, comme la cité, « c’est la jungle, donc la loi du plus fort »[33]. On serait tenté de voir dans cette description de la prison un reflet de l’image de la banlieue. Il s’agit finalement de parler de la prison pour mieux évoquer les problèmes de la cité. Ainsi, quand Grézi décrit la sensation d’enfermement :« être privé de liberté, c’est être mort aussi. Ils m’ont suicidé à retardement en m’enfermant dans cette taule qui est vraiment l’école du vice et du crime. »[34], on a la sensation que l’auteur voudrait que le lecteur fasse lui-même la démarche d’appliquer cette phrase à la vie en banlieue.

 

Boumkoeur est donc le roman d’un travail métaphorique qui tente de montrer la prison pour démontrer la cité. Cependant, cette subversion du premier thème annoncé nous amène à douter du véritable sujet du roman.

 

3/ REPRESENTATION DE L’ECRITURE

 

a-     Valorisation de l’écrit

 

Il paraît vite certain que la désacralisation de la littérature n’était qu’un jeu, qu’une provocation. Malgré ses dires, il est improbable que l’auteur ne fasse pas attention à son écriture. L’oralité n’est qu’une façade et l’auteur se plaît à jouer avec les codes de l’écrit. Il met en place la mise en abyme de plusieurs récits tels que l’histoire du combat de boxe de son père. Il jongle, en outre, avec des formules-types issues de l’écrit comme : « Il était une fois… »[35] ou bien encore « Il revient à ma mémoire des souvenirs par milliers. »[36] C’est ensuite une mise en valeur de la création littéraire par la grande place accordée aux poèmes de Gipsy ou à ceux de Grézi. On sent pointer ici un amour des mots et de la poésie.

Il faut aussi parler de la référence constante à Molière pris comme repère éminent de la littérature. La première référence, issue du début du roman, est plutôt négative : « Je vais pas te parler à la Molière. »[37] Elle évolue ensuite vers une caractérisation positive : « C’est pas du Molière mais au moins c’est sincère. »[38] Ces remarques, faîtes par Grézi, sont révélatrices de son évolution face au monstre "littérature". D’outil désacralisé, elle passe à un art valorisé.

 

b-    La littérarité du roman

 

Le renversement du sujet initial et la manipulation résultante du lecteur est assez représentative de la maîtrise qu’à l’auteur de la construction romanesque. Cette maîtrise transparaît aussi dans l’impression qu’à le lecteur d’une écriture instantanée, qui se fait en direct et, qui découle de la volonté de l’auteur d’écrire directement ce qu’il pense. La réussite de son objectif est indéniable.

Disons encore que l’auteur possède un style qui lui est propre, empreint d'un humour corrosif et d’une recherche constante de l’image, de la trouvaille, qui va frapper l’imagination du lecteur. Que dire d’une telle phrase si ce n’est qu’elle provient d’un talent prometteur :

« Mais comme l’émail de ses dents n’est guère une structure déterminante pour l’évolution constructive du récit, je me moquais pas mal d’avoir l’éclat de ses crocs dans le miroir de mon regard. »[39]

 

Une autre particularité stylistique de l’écriture de l’auteur est un renversement syntaxique qui consiste à mettre systématiquement le verbe en fin de phrase comme ceci : « Traître j’étais. »

La littérarité de Boumkoeur est indéniable et la crédibilité de l’auteur, entrant dans le monde de la littérature, s’en trouve affermit.

 

c- Représentation de l’écrivain

 

S’il est vrai qu’à l’intérieur de la marge, se trouve d’autres marges, c’est effectivement ce qui se produit dans ce roman. La banlieue, espace indéfini, en marge de la société, abrite des êtres tels que Yaz qui, comme on a pu le voir plus haut, se situent aussi en marge des autres jeunes de cité. C’est le propre de l’écrivain que de se trouver écarter de la norme sociale. Il en est ensuite de même pour Grézi qui, en prison, se met à écrire des poèmes ; il entre lui aussi alors dans un système de marge à deux niveaux.

Nous avons pu voir en cours que le jeune beur, pris dans un entre-deux indéterminé par le discours social, était à rapprocher du statut de l’écrivain. Ce roman, sans aucun doute, confirme cette théorie.

A la question de Grézi demandant à Yaz quel était son rêve, celui-ci répond qu’il consiste uniquement à « exister »[40]. C’est en se racontant, par l’écriture, qu’il va accéder à son rêve : exister. De la même manière que dans Nedjma de Kateb Yacine nous avons pu voir que notre identité prenait forme dès lors qu’on en faisait soi-même le récit, Yaz trouve son identité dans la liberté de l’écriture autobiographique.

Rappelons enfin que le titre fonctionne sur un jeu de mot : « Boumkoeur » pour « bunker ». On peut évidemment expliquer ce titre par la violence des coups subis continuellement par Yaz durant le roman. Mais il semble plus pertinent de voir dans ce néologisme l’image d’un cœur qui bat, c’est à dire finalement le symbole de la vie. Dans le mot « Boumkoeur », vie et écriture sont indissociables comme elles le sont pour Yaz.

 

CONCLUSION

 

Rachid Djaïdani, avec Boumkoeur, réussit son pari. Son roman eut un succès immense auprès des lecteurs. En traitant un thème à la mode, de façon opportuniste, il avait effectivement vu juste. Mais son aventure ne s’arrête pas là : la littérarité, que nous avons perçu dans Boumkoeur, trouva aussi un auditoire et une crédibilité puisque l’auteur fut reçu dans des émissions littéraires telles que « Bouillon de culture »[41]. Ce genre d’évènement permet aussi de faire découvrir au grand public l’existence de la littérature de la seconde génération de l’immigration. C’est d’ailleurs sans doute une volonté de l’auteur. Hafid Gafaïti voyait dans le message de l’auteur, présent à la fin du roman, et dans lequel il invite les gens à faire « l’effort de venir (les) voir »[42], un paradoxe avec la préface de NTM qui constatait « un fossé (…) difficile à combler » entre la jeunesse des cités et la société. Disons peut-être, qu’au-delà d’un simple appel à l’aide, ce message de l’auteur serait de nouveau à prendre comme une image et, comme telle, inciterait les lecteurs à venir s’intéresser à la culture de cité pour ce qu’elle est, littérairement parlant, et non pour ce qu’elle donne à voir de la banlieue.

 

 

 

 

 

                                                          



[1] Boumkoeur de Rachid Djaïdani, Edition du Club France Loisirs, avec l’autorisation des Editions du Seuil, Paris, 1999, p7

[2] ibid, p9, p10

[3] ibid, p10

[4] ibid, p12

[5] ibid, p16

[6] ibid, p12

[7] « Boumkoeur de Rachid Djaïdani : Nouvelle identité culturelle française ? » de Hafid Gafaïti

[8] Boumkoeur de Rachid Djaïdani, Edition du Club France Loisirs, avec l’autorisation des Editions du Seuil, Paris, 1999, p 51

[9] « Boumkoeur de Rachid Djaïdani : Nouvelle identité culturelle française ? » de Hafid Gafaïti

[10] Boumkoeur de Rachid Djaïdani, Edition du Club France Loisirs, avec l’autorisation des Editions du Seuil, Paris, 1999, p 17

[11] ibid, p19

[12] « Boumkoeur de Rachid Djaïdani : Nouvelle identité culturelle française ? » de Hafid Gafaïti

[13] Boumkoeur de Rachid Djaïdani, Edition du Club France Loisirs, avec l’autorisation des Editions du Seuil, Paris, 1999, p 16

[14] ibid, p17

[15] ibid, p 26

[16] ibid, p13

[17] ibid, p14

[18] ibid, p29

[19] ibid, p101

[20] ibid, p101

[21] « Boumkoeur de Rachid Djaïdani : Nouvelle identité culturelle française ? » de Hafid Gafaïti

[22] Boumkoeur de Rachid Djaïdani, Edition du Club France Loisirs, avec l’autorisation des Editions du Seuil, Paris, 1999, p 14

[23] ibid, p19

[24] ibid, p 40

[25] ibid, p23/24

[26] ibid, p 29

[27] ibid, p 17

[28] ibid, p 139

[29] ibid, p 20

[30] « Boumkoeur de Rachid Djaïdani : Nouvelle identité culturelle française ? » de Hafid Gafaïti

[31] Boumkoeur de Rachid Djaïdani, Edition du Club France Loisirs, avec l’autorisation des Editions du Seuil, Paris, 1999, p 12

[32] ibid, p 40

[33] ibid, p 117

[34] ibid, p112

[35] ibid, p101

[36] ibid, p 48

[37] ibid, p 40

[38] ibid, p 132

[39] ibid, p15

[40] ibid, p 15

[41] « Boumkoeur de Rachid Djaïdani : Nouvelle identité culturelle française ? » de Hafid Gafaïti

[42] Boumkoeur de Rachid Djaïdani, Edition du Club France Loisirs, avec l’autorisation des Editions du Seuil, Paris, 1999, p 139