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LE MONDE DES LIVRES | 26.09.02 | 19h10
"Il fut un moment de la créativité humaine"
Henri Mitterand, biographe de Zola, s'explique sur le sens de son travail.
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Livres

Avez-vous voulu redresser une image de Zola ?

Cent après sa mort, il était temps de se débarrasser d'un certain nombre d'idées toutes faites sur sa personne et sur son œuvre, afin de mettre tout Zola en perspective sur l'arrière-fond de son temps. Le personnage est tellement riche, Zola a été tellement fécond et divers, que cette biographie, peut-être imposante par sa taille, ne représente qu'un modèle en résumé de tout ce qu'il y aurait à dire. On y arrivera peut-être autrement que par un livre. Une base de données informatique serait certainement utile. Mais on y perdrait le fil directeur d'un questionnement sur la logique, l'unité, l'énergie, la dynamique d'une carrière saisie à la fois dans sa continuité – c'est le même personnage d'un bout à l'autre, de 1840 à 1902 – et dans sa diversité – surtout la diversité des connexions qui s'introduisent entre lui et son œuvre à un moment donné. Ainsi, au moment où il écrit La Curée, il est par ailleurs chroniqueur parlementaire : ce sont deux univers de discours absolument contemporains et qu'il faut mettre ensemble en perspective malgré leur diversité.

Votre opinion a-t-elle varié au cours du travail ?

Le dossier s'est constitué pour ainsi dire tout seul depuis plus de quarante ans. Au fur et à mesure que j'avançais dans les éditions commentées et les études critiques, la masse documentaire a proliféré. Le vrai problème a été de mettre de l'ordre dans toutes ces informations et ces interprétations pour tracer un portrait en continu autant de l'homme que de ses livres, de ses articles, de ses œuvres lyriques. En écrivant cette biographie, les nuances sont apparues. La difficulté est qu'il faut dresser un portrait qui fasse apparaître les différents états du personnage au fil du temps et des événements, et en même temps saisir l'œuvre, donc parler des textes, de leur contenu et de leur forme. L'ouvrage est une biographie textuelle autant qu'une biographie personnelle. On voit alors apparaître des tensions et des contrastes. Quoi de plus contrasté, sur le plan personnel, que, d'une part, ce monsieur qui mène une vie extraordinairement bien réglée, bourgeoisement organisée, très méthodique, avec ses heures de travail, ses heures de lecture, ses heures de correspondance, quelques réunions d'amis le soir, rien de plus. Et, d'autre part, des coups d'éclat qui l'amènent à défier toute la société intellectuelle de Paris puis toute la société politique française. Ce sont pourtant deux aspects d'un même tempérament. Sur le plan de l'œuvre, apparaissent de fortes différences entre le discours théorique souvent dogmatique, raide, polémique, et puis la part du rêve dans l'univers du roman.

Vous avez volontairement introduit du suspense dans ce récit ?

Universitaire, je suis plutôt un commentateur qu'un narrateur. J'ai donc pris un plaisir certain à tâter d'un autre genre. Pour le suspense, quand on veut suivre un personnage de cette taille dans tous les aspects de son existence, on est obligé, je ne dirai pas de tricher avec la chronologie, mais de l'assouplir, parce que les différents couloirs dans lesquels il s'engage n'ont pas même longueur, n'entraînent pas le même rythme. Quand il écrit un roman, cela représente en moyenne neuf mois de travail en continu : l'enquête, les visites, les lectures, la préparation des plans, la rédaction, ce sont des activités à durée longue. Tandis que lorsqu'il porte une pièce au théâtre, par exemple, il adapte L'Assommoir, on a affaire à des entreprises qui sont plus courtes et plus intenses. Pour J'accuse, si le biographe veut faire comprendre les conditions dans lesquelles Zola a produit ce texte, il est obligé de pratiquer une espèce de rétrospective de l'affaire Dreyfus avant son intervention. Les retours en arrière narratifs, les sauts en avant qui donnent parfois l'aspect d'un destin au récit de cette vie sont nécessités par la complexité de l'existence même du personnage.

L'histoire littéraire mais aussi le public qui lit rendent-ils justice à Zola ?

Je suis frappé de voir qu'au début du XXIe siècle les lycéens prennent encore plaisir et intérêt à lire Zola. Avec Germinal, il a eu une fortune en 1968. Malgré les différences de civilisation, les jeunes ont l'impression de découvrir la société telle qu'elle est à travers des romans qui datent de cent vingt ou cent trente ans, c'est quand même assez étrange. Mais il est vrai que Zola a longtemps souffert des stéréotypes qui s'étaient accrochés à sa personne et à son œuvre. Il en était partiellement responsable : lorsqu'il a inventé le concept offensif de naturalisme, il a essayé de donner à l'écrivain et en particulier au romancier le modèle du savant. Sa théorie du roman expérimental est dérivée de L'Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard. En ce sens, il est tributaire de l'idéologie scientiste de l'époque. Il a donc pratiqué une espèce de censure sur ce qui est son véritable génie, qui est un génie de raconteur d'histoires, de grand rêveur. Pour Zola théoricien, le romancier c'est l'observateur, l'expérimentateur, le biologiste en quelque manière. Les professeurs se sont engouffrés là derrière, et pendant des dizaines d'années les manuels d'histoire littéraire, dans des chapitres d'ailleurs assez courts qu'ils consacraient à Zola, mettaient tout le poids sur la théorie naturaliste et négligeaient complètement l'aspect imaginaire et fantasmatique. Depuis une cinquantaine d'années, les choses ont changé. D'abord les historiens ont examiné le témoignage qu'il apportait sur la société de son époque, ensuite les éditeurs de textes et les spécialistes de la critique génétique ont découvert le monde des manuscrits de Zola qui est extrêmement intéressant. Et puis la nouvelle critique des années 1970 à 1980 a contribué à dépoussiérer le territoire zolien. On s'est aperçu que la psychanalyse littéraire, la sociocritique, la linguistique structurale, l'analyse du discours avaient beaucoup à dire sur le roman et le discours zoliens et que ceux-ci résistaient très bien à toutes ces radiographies modernes. Paradoxalement, Zola a été reconnu par des critiques qui par ailleurs s'intéressaient peut-être bien davantage à Proust. Pour rendre justice à Zola, il faut le voir comme le grand écrivain du naturalisme fantasmatique. Un naturalisme porté par le mythe et le sens du tragique. Il y a du Eschyle en lui, plus finalement que du Claude Bernard. Il ne faut tout de même pas oublier que Mallarmé était un ami et un admirateur de Zola.

"Il fut un moment de la conscience humaine", a dit Anatole France lors de ses funérailles. Qu'ajouteriez-vous ?

Il parlait évidemment du Zola de l'affaire Dreyfus. Mais, pour nous, il fut surtout un moment de la créativité humaine. Et peut-être même de la folie humaine. Il a tenté de faire l'homme, avec audace, avec un vrai sens du pari. Pour affronter seul tous les pouvoirs en place, il faut un énorme orgueil, une forte conviction de soi, de la puissance du verbe, de la puissance de la raison. L'honneur, c'est ce qui caractérise la dernière phase de sa vie. De ce point de vue, cet anniversaire tombe à pic. Dans l'époque actuelle, c'est peut-être une idée à faire revivre sur toutes sortes de plans.

Propos recueillis par Michel Contat


Henri Mitterand

Henri Mitterand est le spécialiste incontesté de Zola. Il a consacré à son œuvre et à son action une grande part de son travail de professeur, de chercheur et d'éditeur, porté par une admiration qui n'a jamais faibli. Professeur émérite de linguistique et de littérature française, il enseigne à Columbia University (New York). On lui doit l'édition des Rougon-Macquart dans "La Pléiade" (1960-1967), celle des Œuvres complètes au Cercle du Livre précieux (1966-1970), sa collaboration à l'édition de la Correspondance complète d'Emile Zola chez CNRS Editions-Université de Toronto, et de nombreux ouvrages critiques sur Zola et le naturalisme.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.09.02
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