Avez-vous
voulu redresser une image de Zola ?
Cent après sa mort, il était temps de se débarrasser d'un certain
nombre d'idées toutes faites sur sa personne et sur son œuvre, afin
de mettre tout Zola en perspective sur l'arrière-fond de son temps.
Le personnage est tellement riche, Zola a été tellement fécond et
divers, que cette biographie, peut-être imposante par sa taille, ne
représente qu'un modèle en résumé de tout ce qu'il y aurait à dire.
On y arrivera peut-être autrement que par un livre. Une base de
données informatique serait certainement utile. Mais on y perdrait
le fil directeur d'un questionnement sur la logique, l'unité,
l'énergie, la dynamique d'une carrière saisie à la fois dans sa
continuité – c'est le même personnage d'un bout à l'autre, de 1840 à
1902 – et dans sa diversité – surtout la diversité des connexions
qui s'introduisent entre lui et son œuvre à un moment donné. Ainsi,
au moment où il écrit La Curée, il est par ailleurs
chroniqueur parlementaire : ce sont deux univers de discours
absolument contemporains et qu'il faut mettre ensemble en
perspective malgré leur diversité.
Votre opinion a-t-elle varié au cours du
travail ?
Le dossier s'est constitué pour ainsi dire tout seul depuis plus
de quarante ans. Au fur et à mesure que j'avançais dans les éditions
commentées et les études critiques, la masse documentaire a
proliféré. Le vrai problème a été de mettre de l'ordre dans toutes
ces informations et ces interprétations pour tracer un portrait en
continu autant de l'homme que de ses livres, de ses articles, de ses
œuvres lyriques. En écrivant cette biographie, les nuances sont
apparues. La difficulté est qu'il faut dresser un portrait qui fasse
apparaître les différents états du personnage au fil du temps et des
événements, et en même temps saisir l'œuvre, donc parler des textes,
de leur contenu et de leur forme. L'ouvrage est une biographie
textuelle autant qu'une biographie personnelle. On voit alors
apparaître des tensions et des contrastes. Quoi de plus contrasté,
sur le plan personnel, que, d'une part, ce monsieur qui mène une vie
extraordinairement bien réglée, bourgeoisement organisée, très
méthodique, avec ses heures de travail, ses heures de lecture, ses
heures de correspondance, quelques réunions d'amis le soir, rien de
plus. Et, d'autre part, des coups d'éclat qui l'amènent à défier
toute la société intellectuelle de Paris puis toute la société
politique française. Ce sont pourtant deux aspects d'un même
tempérament. Sur le plan de l'œuvre, apparaissent de fortes
différences entre le discours théorique souvent dogmatique, raide,
polémique, et puis la part du rêve dans l'univers du roman.
Vous avez volontairement introduit du suspense dans ce
récit ?
Universitaire, je suis plutôt un commentateur qu'un narrateur.
J'ai donc pris un plaisir certain à tâter d'un autre genre. Pour le
suspense, quand on veut suivre un personnage de cette taille dans
tous les aspects de son existence, on est obligé, je ne dirai pas de
tricher avec la chronologie, mais de l'assouplir, parce que les
différents couloirs dans lesquels il s'engage n'ont pas même
longueur, n'entraînent pas le même rythme. Quand il écrit un roman,
cela représente en moyenne neuf mois de travail en continu :
l'enquête, les visites, les lectures, la préparation des plans, la
rédaction, ce sont des activités à durée longue. Tandis que
lorsqu'il porte une pièce au théâtre, par exemple, il adapte
L'Assommoir, on a affaire à des entreprises qui sont plus
courtes et plus intenses. Pour J'accuse, si le biographe veut
faire comprendre les conditions dans lesquelles Zola a produit ce
texte, il est obligé de pratiquer une espèce de rétrospective de
l'affaire Dreyfus avant son intervention. Les retours en arrière
narratifs, les sauts en avant qui donnent parfois l'aspect d'un
destin au récit de cette vie sont nécessités par la complexité de
l'existence même du personnage.
L'histoire littéraire mais aussi le public qui lit rendent-ils
justice à Zola ?
Je suis frappé de voir qu'au début du XXIe siècle
les lycéens prennent encore plaisir et intérêt à lire Zola. Avec
Germinal, il a eu une fortune en 1968. Malgré les différences
de civilisation, les jeunes ont l'impression de découvrir la société
telle qu'elle est à travers des romans qui datent de cent vingt ou
cent trente ans, c'est quand même assez étrange. Mais il est vrai
que Zola a longtemps souffert des stéréotypes qui s'étaient
accrochés à sa personne et à son œuvre. Il en était partiellement
responsable : lorsqu'il a inventé le concept offensif de
naturalisme, il a essayé de donner à l'écrivain et en particulier au
romancier le modèle du savant. Sa théorie du roman expérimental est
dérivée de L'Introduction à la médecine expérimentale de
Claude Bernard. En ce sens, il est tributaire de l'idéologie
scientiste de l'époque. Il a donc pratiqué une espèce de censure sur
ce qui est son véritable génie, qui est un génie de raconteur
d'histoires, de grand rêveur. Pour Zola théoricien, le romancier
c'est l'observateur, l'expérimentateur, le biologiste en quelque
manière. Les professeurs se sont engouffrés là derrière, et pendant
des dizaines d'années les manuels d'histoire littéraire, dans des
chapitres d'ailleurs assez courts qu'ils consacraient à Zola,
mettaient tout le poids sur la théorie naturaliste et négligeaient
complètement l'aspect imaginaire et fantasmatique. Depuis une
cinquantaine d'années, les choses ont changé. D'abord les historiens
ont examiné le témoignage qu'il apportait sur la société de son
époque, ensuite les éditeurs de textes et les spécialistes de la
critique génétique ont découvert le monde des manuscrits de Zola qui
est extrêmement intéressant. Et puis la nouvelle critique des années
1970 à 1980 a contribué à dépoussiérer le territoire zolien. On
s'est aperçu que la psychanalyse littéraire, la sociocritique, la
linguistique structurale, l'analyse du discours avaient beaucoup à
dire sur le roman et le discours zoliens et que ceux-ci résistaient
très bien à toutes ces radiographies modernes. Paradoxalement, Zola
a été reconnu par des critiques qui par ailleurs s'intéressaient
peut-être bien davantage à Proust. Pour rendre justice à Zola, il
faut le voir comme le grand écrivain du naturalisme fantasmatique.
Un naturalisme porté par le mythe et le sens du tragique. Il y a du
Eschyle en lui, plus finalement que du Claude Bernard. Il ne faut
tout de même pas oublier que Mallarmé était un ami et un admirateur
de Zola.
"Il fut un moment de la conscience humaine", a dit
Anatole France lors de ses funérailles.
Qu'ajouteriez-vous ?
Il parlait évidemment du Zola de l'affaire Dreyfus. Mais, pour
nous, il fut surtout un moment de la créativité humaine. Et
peut-être même de la folie humaine. Il a tenté de faire l'homme,
avec audace, avec un vrai sens du pari. Pour affronter seul tous les
pouvoirs en place, il faut un énorme orgueil, une forte conviction
de soi, de la puissance du verbe, de la puissance de la raison.
L'honneur, c'est ce qui caractérise la dernière phase de sa vie. De
ce point de vue, cet anniversaire tombe à pic. Dans l'époque
actuelle, c'est peut-être une idée à faire revivre sur toutes sortes
de plans.
Propos recueillis par Michel Contat
Henri Mitterand
Henri Mitterand est le spécialiste incontesté de Zola. Il a
consacré à son œuvre et à son action une grande part de son travail
de professeur, de chercheur et d'éditeur, porté par une admiration
qui n'a jamais faibli. Professeur émérite de linguistique et de
littérature française, il enseigne à Columbia University (New York).
On lui doit l'édition des Rougon-Macquart dans "La Pléiade"
(1960-1967), celle des Œuvres complètes au Cercle du Livre
précieux (1966-1970), sa collaboration à l'édition de la
Correspondance complète d'Emile Zola chez CNRS
Editions-Université de Toronto, et de nombreux ouvrages critiques
sur Zola et le naturalisme.