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La mémoire retrouvée de la guerre d'Algérie ?, par Benjamin Stora
LE MONDE | 18.03.02 | 14h00 | analyse
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Ceux et celles qui vont devoir faire et font déjà l'Algérie et la France de demain n'ont aucune responsabilité dans l'affrontement d'hier.

Depuis la mort de François Mitterrand, homme politique issu de la période de Vichy et de la Résistance, la "génération algérienne" est aux commandes dans la vie politique française : ceux qui ont fait la guerre d'Algérie, comme Jacques Chirac ou Jean-Pierre Chevènement, qui y ont participé, comme Jean-Marie Le Pen, ou qui l'ont combattu, comme Lionel Jospin.
L'historien français Benjamin Stora à Rabat (Maroc) le 5 mai 2001 | AFP
 L'historien français Benjamin Stora à Rabat (Maroc) le 5 mai 2001 | AFP
L'effet de génération est important pour comprendre toute l'ampleur des commémorations liées au quarantième anniversaire des accords d'Evian. Mais il faut aller plus loin.

Sur la guerre d'Algérie, le passage s'opère depuis quelques années d'une sensation d'absence à une sorte de surabondance. Il ne se passe pas un jour, ou une semaine, sans qu'on découvre (ou qu'on feigne de découvrir) dans la presse ou à la télévision un épisode lié à la guerre d'Algérie, une douleur, une souffrance qui tourne autour de cette période.

Cette sensation d'absence, que j'avais pointée il y a dix ans dans mon ouvrage La Gangrène et l'Oubli, semble dépassée aujourd'hui. L'Algérie gît là comme une obsession, il n'est pas possible de l'oublier. La sortie de la dénégation, du silence commence vraiment et, désormais, l'oubli obsède. Cette volonté de se remémorer sans cesse l'histoire de la guerre d'Algérie envahit l'espace public. Mais y a-t-il eu vraiment oubli, ou avons-nous assisté plutôt à une sorte de mise en scène de l'amnésie française autour de l'Algérie, et de ce conflit ?

En fait, au sortir de la guerre d'Algérie, après 1962, personne ne se sentait vraiment responsable ni coupable. Les Européens d'Algérie avaient la sensation très nette d'avoir été trahis et abandonnés par le pouvoir politique. Ils ne se sentaient pas responsables de la situation coloniale, mais avaient toujours vécu l'expérience de leur vie en Algérie comme des "pionniers" sur une terre vierge, à défricher.

Ils "oubliaient" le sort inégalitaire réservé aux "indigènes". Les soldats français du contingent avaient le sentiment très net de n'être pas les responsables de la situation de guerre. Ils avaient exécuté les ordres de leurs supérieurs, et se trouvaient pris dans un engrenage. Les officiers français de la guerre d'Algérie affirmaient avoir simplement obéi aux pouvoirs politiques. Ils "oubliaient" les importants pouvoirs politiques dont ils disposaient, notamment au moment de la fameuse "bataille d'Alger" en 1957. Les harkis également, ces soldats musulmans supplétifs qui ont combattu aux côtés de l'armée française, ont été abandonnés. Ils ont été massacrés, et ne pouvaient pas se sentir responsables.

Et la classe politique française ? La majorité de la droite politique reconnaissait en de Gaulle son "sauveur", reconstituant après 1962 un consensus politique autour de sa personne pour faire oublier son attitude en faveur de l'Algérie française. La gauche également reconsidère son histoire puisque elle avait approuvé les "pouvoirs spéciaux" en mars 1956, dispositions envoyant le contingent en Algérie. Jusqu'en 1960, la gauche française était pour "la paix en Algérie". Elle ne se prononcera pour l'indépendance que tardivement. Elle aussi reconstruira un récit mythologique lié à la question de l'indépendance de l'Algérie, peut-être pour faire oublier sa position antérieure. Celle d'une attitude classiquement jacobine, pour l'amélioration des conditions de vie des "indigènes" dans les colonies.

Lorsque la guerre se termine, personne n'est responsable. Et les soldats, les pieds-noirs, les harkis, tous se considèrent comme des victimes. La mise en scène de l'amnésie accompagne le processus de victimisation, pour éviter d'évoquer toute culpabilité personnelle et étatique sur l'Algérie et la guerre. Le statut de victime se renforce dans les années 1980 où il vaut mieux apparaître en victime qu'en combattant ou en militant. Les plaintes en nombre pour "crimes contre l'humanité" s'inscrivent dans cette tendance. Autre explication de l'oubli, la blessure du sentiment national. La fin de l'Algérie française développe un sentiment très fort de l'amputation d'une partie du territoire national. "L'Algérie, c'était la France." Le conflit s'élabore comme une sorte de guerre civile franco-française, où semble se jouer l'avenir tragique du pays. L'indépendance de l'Algérie devient alors synonyme d'abaissement de la nation.

L'installation dans une situation d'amnésie, à propos de l'Algérie, conduit à une interrogation sur l'oubli. Après la terrible période de la guerre, comment est-il possible de vivre perpétuellement en état de mémoire frénétique, mélancolique, envahissante ? Il faut peut-être aussi, quelquefois oublier pour vivre. Et puis existe un autre oubli, organisé par les Etats, qui instaure des amnisties, visant à dissimuler, à ne pas assumer ses torts ou ses responsabilités. C'est un autre type d'oubli. Derrière l'oubli nécessaire, celui de la sortie d'une guerre, se dissimule l'oubli pervers visant à ne rien reconnaître de la culpabilité qui s'est longtemps cachée dans la société française.

Sur les circonstances du retour de la guerre d'Algérie dans la société française d'aujourd'hui, un élément domine, le passage des générations.

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Celui qui a vécu un événement décisif éprouve le désir de laisser une trace. Au soir d'une vie apparaît la nécessité de se délivrer davantage d'un poids, d'un secret ou d'un remords. De leur côté, les jeunes générations éprouvent le besoin de s'inscrire dans une généalogie, dans une filiation, de savoir quelle a été l'attitude du père ou du grand-père dans cette guerre. Cette situation-là s'observe dans la jeunesse française, mais aussi dans la jeunesse d'origine algérienne.

Dans les générations politiques, le vote à l'Assemblée nationale du 10 juin 1999, à la quasi-unanimité, reconnaissant "une guerre" en Algérie est révélateur. Une majorité des députés étaient des "anciens" d'Algérie, des gens qui avaient connu, ou fait, la guerre d'Algérie. Le vote à l'Assemblée nationale et la présence de personnages politiques au sommet de l'Etat expliquent la volonté d'inscrire en des lieux de commémoration la mémoire de cette guerre. Comme la construction d'un "Mur" à Paris à la mémoire de soldats tombés en Algérie, ou la pose d'une plaque à la mémoire des victimes algériennes du 17 octobre 1961. Bref, des cadres politiques de la mémoire se mettent en place permettant à celle-ci de s'exprimer davantage.

Un autre élément permet de comprendre ce retour : le détour par ce qui se passe aujourd'hui en Algérie. Les enjeux brûlants de la guerre d'Algérie en France s'inscrivent dans une mémoire en miroir. De l'autre côté de la Méditerranée, depuis dix ans, une guerre civile cruelle a fait des dizaines de milliers de morts. Dans cette tragédie algérienne reviennent les souvenirs de la première guerre d'indépendance. Des mots surgissent comme "terrorisme", "fanatisme", "massacre", "violence", "bataille d'Alger". Inévitablement, le souvenir de la guerre précédente vient perturber celle du présent.

A travers la tragédie vécue, des figures qui avaient été écartées de la scène politique pendant la guerre d'indépendance, ou au lendemain de cette guerre, font retour. L'aéroport de Tlemcen s'appelle désormais "aéroport Messali-Hadj" et l'université de Sétif a pris le nom d'"université Ferhat-Abbas". Ces deux figures fondatrices du nationalisme algérien sont longtemps restées dans l'ombre. D'autres personnages occultés, comme Mohamed Boudiaf ou Abane Ramdane, animateur central du congrès de la Soummam en août 1956, ont fait leur "réapparition" à travers une série de publications, colloques, ouvrages, polémiques.

Les Algériens éprouvent la nécessité de comprendre le secret de la violence actuelle, en fouillant le déroulement de leur guerre d'indépendance. Des récits d'atrocités, comme le massacre de Melouza de mai 1957 où 374 villageois, soupçonnés de sympathies messalistes, ont été égorgés par une unité de l'ALN, ont été portés à la connaissance du public algérien. D'autres exactions algéro-algériennes éclairent, en grande partie, l'archaïsme des violences paysannes à l'œuvre aujourd'hui en Algérie. La violence trouve aussi son ressort dans la fabrication d'un parti unique, à visée hégémonique, qui a écarté tous ses concurrents, non seulement les messalistes, mais aussi les communistes, les "berbéristes". L'origine de l'islamisme politique est à chercher dans cette violence portée par le parti unique et le communautarisme paysan. La recherche s'oriente également sur le rôle de l'armée dans l'histoire politique du nationalisme. Mais la question des harkis, ces paysans en armes qui ont combattu avec la France, reste encore taboue. D'autres débats ont vu le jour, sur la question berbère dans l'histoire du mouvement nationaliste algérien. Tous ces questionnements visent à nous dire une chose : l'Etat perd progressivement le monopole d'écriture de l'histoire de la guerre d'indépendance algérienne.

Il n'est pas possible d'envisager les retours de mémoire liés à la question de l'Algérie en France indépendamment du travail qui s'exerce de l'autre côté de la Méditerranée. La circulation, le passage entre les différentes mémoires sont indispensables car en France et en Algérie existent des récits imbriqués où se mêlent le "face-à-face", mais aussi le "côte-à-côte". Les écritures en miroir favorisent les retours d'histoire, les Algériens, eux aussi, tentent de se débarrasser d'une mémoire falsifiée de leur guerre d'indépendance.

La France se trouve en outre prise dans un mouvement mémoriel qui s'exprime à l'échelle internationale, avec peut-être une restriction du "temps de latence". Les traumatismes liés aux guerres entraînent un long temps de latence pour essayer de regarder en face ce qui s'est passé. Ce phénomène a pu s'observer autour de la question de Vichy. Trente ou quarante ans sont quelquefois nécessaires pour "assumer" des histoires douloureuses, passer de la mémoire à l'histoire, trouver et désigner des coupables. La restriction du "temps de latence" permet des mises en accusation judiciaires rapides et la volonté de vite savoir. C'est une nouveauté. Il a fallu attendre longtemps pour que se tienne le procès de Maurice Papon, lié à son comportement sous Vichy. En revanche, en 1998, au cours du procès, très vite le "Papon de 1942" de Bordeaux est devenu un "autre Papon", celui d'octobre 1961, lorsqu'il était préfet de police de Paris. Il n'y a pas eu d'attente, de distance critique, historique, pour mettre en œuvre des procédures de mise en accusation ou d'écriture des faits.

Enfin, la question du désir de construction d'identité personnelle, à travers des réappropriations de mémoire, est importante. La forte présence de la catégorie-mémoire sur la scène publique est à mettre en rapport avec la crise des idéologies globales. La mémoire apparaît comme le moyen de se réfugier dans ce qui peut paraître sûr, dans le vécu personnel, individuel ou familial. La méfiance est grande à l'égard des tentatives idéologiques d'explication globale. La peur de perdre son identité dans un processus d'homogénéisation mondialisé provoque un retour vers le passé, surtout quand le présent est rempli d'angoisses et de frustrations.

La recherche mémorielle entend également pouvoir s'inscrire dans des histoires plus globales, plus générales qui visent à redéfinir des récits nationaux. A cet égard, l'apparition dans la société française de nouveaux groupes porteurs de la mémoire algérienne est fondamentale. Jusqu'à présent, deux grands groupes porteurs des "années algériennes" ont existé dans l'espace public. Les Européens d'Algérie, dans les années 1970, à travers une série de récits, de batailles pour ce qu'on a appelé "l'indemnisation des rapatriés", se sont fait beaucoup entendre. Un autre groupe, celui des soldats français, s'est manifesté à travers des associations, pour la défense de leurs droits. Ces deux groupes, Européens et soldats, ont fait valoir un certain récit de l'histoire de la guerre d'Algérie, celui de la "nostalgeria", de la perte d'une Algérie conviviale et coloniale, par "trahison" des pouvoirs politiques.

Les enfants ou petits-enfants issus de l'immigration algérienne en France forment un nouveau groupe qui a surgi dans la société française, dans les années 1980. Ils ne s'inscrivent pas dans le récit de la "nostalgeria" voulant se remémorer un passé perdu. Ils veulent, au contraire, comprendre le présent qu'ils vivent au quotidien comme exclus, ou stigmatisés. Dans cette recherche, ils butent sur la question coloniale. A partir de là, ce nouveau groupe bouscule le récit traditionnel de l'Algérie coloniale.

Les retrouvailles de mémoire sont tout à fait positives. Elles permettent de regarder l'histoire en face, de pouvoir l'écrire, mais elles sont aussi révélatrices de problèmes. Le risque existe d'une apparition de mémoire communautarisée, où chacun regarde l'histoire de l'Algérie à travers son vécu, son appartenance familiale. Ce regard particulier ne permet pas le "métissage" des mémoires pour éviter que l'histoire ne se rejoue. Un retour problématique répète le cloisonnement des mémoires où chacun vient disputer une date, un lieu de commémoration.

Le problème soulevé par la date du 19 mars, comme moment de commémoration signifiant la fin de la guerre d'Algérie, est symptomatique. Les Européens d'Algérie considèrent que la guerre ne s'est pas terminée le 19 mars 1962. Ils invoquent à juste titre le massacre de la rue d'Isly du 26 mars 1962, où 46 Français d'Algérie ont été tués, et les enlèvements d'Européens à Oran le 5 juillet. Cette absence de consensus sur une date signifie qu'il est difficile de se réconcilier, que la mémoire retrouvée ne suffit pas. Des stratégies communautaires réapparaissent, empêchant la fabrication d'une mémoire nationale, unifiée et plurielle. Les mémoires cloisonnées ne parviennent pas à apaiser les obsessions ou les douleurs liées à la séquence de la guerre d'Algérie. Mais réinstaurent, quelque part, une sorte de hiérarchie des communautés liées à l'histoire de l'Algérie coloniale.

L'important toutefois est que, quarante ans après, la mémoire "ancienne combattante", celle qui veut toujours vivre avec, rejouer toujours la guerre, s'épuise. Ceux et celles qui vont devoir faire et font déjà l'Algérie et la France de demain n'ont aucune responsabilité dans l'affrontement d'hier. La majorité des jeunes considèrent l'indépendance de l'Algérie comme un fait inévitable, nécessaire, normal. Le drame franco-algérien ne devient qu'une page de leur histoire. Ils veulent lire cette page avec méthode, loin du bruit et de la fureur longtemps entretenus par leurs aînés, acteurs de cette histoire. Ils entendent sortir de l'enfermement du traumatisme colonial, sortir des litanies de l'ancienne victime et des autojustifications aveugles de l'ancien agresseur, pour forger des valeurs d'égalité sur les ruines du mépris, de la haine. Le travail pour retrouver la mémoire de la guerre d'Algérie n'est donc pas fini.

Benjamin Stora est professeur d'histoire du Maghreb à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 19.03.02




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