Tout semble indiquer depuis quelque temps, qu'un nouveau
procès de la littérature maghrébine dite d'expression française soit engagé.
En l'espace de quelques mois, plusieurs critiques s'en prirent, d'une manière
plus ou moins directe, à
cette littérature en tant que telle, à certains de ses représentants, de
l'ancienne ou de la nouvelle génération, à certains organes où ces écrivains
publient leur production, notamment SOUFFLES [1].
La mise au point suivante n'est motivée ni par un quelconque
instinct de conservation, ni par la défense a priori de ce secteur de la
création littéraire au Maghreb. Nous pensons avoir été parmi les premiers à
relever certaines contradictions insurmontables de cette littérature, les cul-de-sac
sur lesquels ont débouché plusieurs écrivains maghrébins de langue française.
Nous avons attiré aussi l'attention du public maghrébin sur les dangers
d'assimilation à la culture bourgeoise occidentale auxquels plusieurs
écrivains maghrébins ont été exposés et s'exposent toujours.
Nous avons dénoncé en son temps, tous les courants
inauthentiques et marginaux qui se sont manifestés depuis les origines dans le
cadre de cette littérature : folklorité, intimisme, misérabilisme,
ethnographisme,
etc...
Enfin, nous étions parmi les premiers à appeler (et à
l'appliquer dans l'action quotidienne et dans la réalité concrète) à ce que
notre production maghrébine en français soit orientée, dans sa communication
pratique (édition-distribution) et dans sa logique profonde, vers son public
véritable : le public maghrébin et arabe en premier lieu. Nous n'avons jamais
cessé de dénoncer les oeuvres qui furent et qui continuent à être des
plaidoyers en faveur de notre société, de notre culture, des cahiers de doléances
dirigés vers l'appréciation et le visa de mérite du public de l’ancienne
métropole colonisatrice: Nous avons oeuvré et nous oeuvrons toujours pour que
cette production soit traduite systématiquement en langue arabe.
C'est dire que nos positions les problèmes de cette
littérature n'ont jamais été dictées par un quelconque esprit de sectarisme ou
d'appartenance à une communauté linguistique ou culturelle spéciale, séparée.
Le passé, le présent comme l’avenir de notre littérature
nous n'avons jamais cessé de les considérer dans leurs problématiques
d'ensemble et nous n'avons jamais raisonné unilatéralement en fonction de la
littérature dite d'expression française.
Autre précision : beaucoup de critiques mentionnées
s'adressent aux écrivains
qui publient dans SOUFFLES ou à la revue en tant que telle.
Sur ce point précis, il ne s'agit plus de laisser planer la
moindre ambiguïté quant au contenu et à l’orientation de la revue.
Si SOUFFLES a été au départ une revue essentiellement
poétique et littéraire, elle a réussi à opérer, au fil des années, un
élargissement et une reconversion considérables. Il faut être réellement de
mauvaise foi pour ne pas le reconnaître et pour ne pas saisir la signification
de cette courbe de progression. SOUFFLES, et ceci est clair pour tous nos
lecteurs, est aujourd'hui une revue culturelle et idéologique. La production
littéraire ou artistique prenant sa place, au rang qu'il faut parmi les
nombreuses rubriques de la revue.
L'équipe de SOUFFLES entend, comme elle l'a réaffirmé dans
le prologue du n° 16/17 et la présentation des rubriques Action idéologique,
Luttes ouvrières, Nation Arabe, SOUFFLES-Art et littéraires mener la bataille
sur le front idéologique et culturel par tous les moyens d'expression et
d'analyse. En fait, cette option dépasse de loin le simple élargissement d'un
éventail de matières et de sujets. Il y a là l'indication claire que l'équipe
de la revue a décidé d'en finir avec les séparations intellectuelles et
artificielles entre création et réflexion, théorie et pratique. La production
littéraire ou ia critique littéraire n'ont de sens pour nous qu’intégrés au
combat idéologique et culturel le plus large.
Une revue littéraire, dans les conditions présentes de
notre lutte, équivaudrait à vouloir enfermer les écrivains dans le ghetto
d'une secte mystique ou du jargon d'une corporation artisanale.
C'est ce que la plupart de nos Oudabas n'ont pas réussi à
saisir jusqu'à maintenant, perpétuant leurs rêves de sauver l'humanité par le
seul pouvoir de leurs écrits.
Ces précisions nécessaires étant acquises, revenons-en
maintenant aux termes de cette campagne d'intoxication afin d'en dégager les
motivations et les intérêts qui la sous-tendent.
Ce qui nous frappe, en premier lieu, dans les divers
articles mentionnés, c'est leur ton passionnel et haineux.
Avant de répondre au contenu de ces articles, il est utile
de s'arrêter à leurs auteurs, d'autant plus qu'ils sont loin d'être isolés ou
indépendants de certains courants idéologiques que les intellectuels militants
n'ont cessé de combattre.
Connaissant depuis longtemps ces auteurs, sauf celui de la
revue parisienne Afaq Arabia qui n'a pas eu le courage de signer son
article, nous ne sommes nullement étonnés que l'injure et la provocation soient
les seules armes critiques qu'ils puissent utiliser. Ces oudabas ont démontré
depuis des années leur incapacité à prendre
leurs responsabilités, liés qu' ils sont à tout ce que l'idéologie bourgeoise
a de sournois et de pernicieux et s'enfonçant de plus en plus dans le cercle
vicieux des intellectuels de cafés, des intellectuels pleurnichards.
Voilà donc que ces écrivains «progressistes » (comme
si ce mot n'était pas devenu depuis belle lurette une maison de tolérance), ces
écrivains qui se sentent «étrangers dans ce monde, dans cette société (c'est le
leitmotiv de la revue « futuriste » 2000 dont le premier numéro
vient de paraître), ces admirateurs plats de Albert Camus (l'Etranger
lui aussi), Jean-Paul Sartre (la Nausée), Robbe-Grillet, bien qu'ils
s'expriment en arabe et montent jalousement la garde autour de la culture
nationale, du patrimoine arabe, de «l'authenticité », comme s'il s'agissait d'un monopole qui leur était
acquis de droit, voilà que ces écrivains «conscients» (autre leitmotiv favori)
se découvrent brusquement l'adversaire et le bouc émissaire désigné pour
compenser toute la retenue d'énergie qu'ils n'ont jamais voulu ou pu dépenser
pour lutter contre les ennemis de toute culture de libération : le néo-colonialisme et l'impérialisme
culturels, la culture et l'idéologie bourgeoises, l'idéologie technocratique
et universitaire bourgeoise.
Il devient alors manifeste, et c'est ce que nous montrerons, que ces écrivains, totalement
déphasés par rapport à la bataille culturelle et idéologique véritable qui est
celle de tous les intellectuels militants au Maroc et au Maghreb, deviennent à
nos yeux des alliés
objectifs des courants idéologiques qui sont de connivence avec l'appareil
idéologique répressif global.
Ce courant petit-bourgeois et opportuniste ne nous étonne
nullement en un moment où la lutte de la jeunesse, des étudiants, des
travailleurs et des masses populaires en général est en train de dévoiler
quotidiennement la démission de certaines couches intellectuelles
privilégiées, leur engagement progressif dans le système idéologique
répressif, leur trahison à la lutte et la cause des masses exploitées.
Confinés dans leurs cercles de strip-tease Intellectuel,
participant assidûment à la presse bourgeoise, ces mandarins sont à peine capables
de murmurer quelques oppositions à la tutelle des idéologues bourgeois, opposition
qui n'arrive d'ailleurs guère à dépasser les termes d'un conflIt de
générations.
Et voilà que des terrasses de leurs cafés et du haut de
leurs tours d'ivoires existentialistes, ces intellectuels se mettent à vouloir
aimer le peuple et à verser la larme quotidienne de crocodile sur sa misère et
l'injustice qu'il subit.
Ce genre d'amour étouffant pour les masses exploitées, on le
sait, n'a jamais avancé les masses d'un pouce quant à leur organisation et à
leur lutte contre le système de l'exploitation de l'homme par l'homme.
Par contre, le populisme-misérabilisme de ces
écrivains-mandarins fait la jouissance particulière d'autres mandarins voulant
retrouver chaque semaine les émotions d'un moment de bonne conscience (c'est
gratuit, le complément culturel du Journal Al Alam du vendredi est
compté dans le prix du numéro).
Faut-il rappeler à nos Oudabas combien cette conception de
la lit térature et du peuple rappelle les élans des vieilles dames s'occupant d’œuvres
de bienfaisance ou de socié tés protectrices des animaux ?
Encore quand nos intellectuels mandarins veulent bien
«prendre pour sujet Allai ou Hoummane, jardinier, portefaix, paysan pauvre.
Mais voilà qu'ils veulent paraître à la page et démontrer
que les techniques dernier cri de la nouvelle ou de la poésie ultra-moderne ne
sont pas des secrets pour eux.
Rassurez-vous, ces intellectuels ont lu (souvent dans
l'édition originale) les derniers ouvrages de messieurs les structuralistes
ou le dernier manuel 'de comment tel poète luxembourgeois a dépassé la poésie
articulée. Sur ce plan, c'est-à-dire en matière d'aliénation par le
surproduit de la culture bourgeoise, ils n'ont rien à envier aux intellectuels
francisants dont la «culture mère» est étrangère. Disons môme que parce que ces
écrivains croient avoir du retard à rattraper et eue l'homme cultivé est
celui qui connaît tout, ils se jugent obligés de déployer un zèle particulier
pour qu'aucune mode nouvelle ne leur échappe.
Cela donne «la littérature d'avant-garde». Robbe-Grillet,
Sarraute, Ionesco, V. Woolf, R. Barthes sont passés par là. Cela donne aussi
des héros déchirés, abattus, des nausées existentielles et, parce que c'est
soi-disant avant-gardiste, de l'audace sexuelle. Tel écrivain croit avoir créé
un inédit fulgurant dans l'histoire de la littérature arabe parce qu'il a mis
en scène dans une de ses nouvelles deux homosexuels.
En dehors de toute cette cuisine intérieure de ce qu'on
appelle «les secrets de la création littéraire» ou «l'inspiration», la seule
préoccupation de ces écrivains semble être la publication. L'écrivain croit
avoir rempli son rôle lorsqu'il voit, chaque quinzaine, son nom sur un journal
ou revue nationaux
ou du Proche-Orient.
Et ainsi, tous les deux ans, son siège au Congrès des
écrivains l'attend. Il soutiendra une motion pour la Palestine, une autre
contre l'Intervention «étrangère» [2] au
Viet-Nam et une troisième sur la nécessité de la liberté d'expression et
l'indépendance de l'écrivain.
Nous nous en arrêtons là concernant l'anecdote pour en
venir à l'analyse elle-même. Mais nous avions jugé utile de donner au lecteur,
surtout maghrébin et autre [3] une idée
des préoccupations et positions de ceux
qui se présentent aujourd'hui en inquisiteurs attitrés de la littérature
maghrébine écrite en français et de la revue SOUFFLES, et ceci au nom de
«l'authenticité » (Al Asalah), du progressisme et, chose curieuse, de la
moralité [4].
La question fondamentale qu'on doit se poser en définitive
est la suivante : qui a intérêt aujourd'hui à étouffer la voix des écrivains
maghrébIns dits d'expression française ?
II nous apparaît clairement, considérant les instances et
les milieux d'où partent les condamnations les plus passionnelles ou les plus
sournoises, qu'il s'agit.
1 - des milieux de la bourgeoisie locale, traditionaliste
ou moderniste qui n'a cessé depuis le déclenchement du mouvement national de
barrer la voie à toute prise de conscience réelle des masses exploitées de leur
véritable projet de libération sur le plan culturel et politique. Qu'elle déploie
l'étendard de l'idéologie théologiste et de l'arabisme étriqué ou qu'elle
prenne le masque démocratique et moderniste, cette bourgeoisie s'est toujours
présentée comme la dépositrice unique et inconditionnelle du patrimoine
spirituel et culturel national et arabe.
Aujourd'hui, ce monopole craque de toutes parts avec la
montée irréversible des forces militantes et populaires qui ont saisi le sens
profond de cette mainmise de la bourgeoisie sur la création et l'action
culturelles. La bourgeoisie démontre, et ceci ne fera que s'accentuer, qu'elle
n'est capable de produire qu'une culture décadente et anti-populaire, allant à
l'encontre de la prise en charge par les masses exploitées de leur culture.
Mais ce qu'il faut préciser, c'est que cette bourgeoisie est
la seule classe possédant actuellement, du moins au Maroc, de puissants moyens
de diffusion, notamment sur le plan de la presse écrite.
Par ce canal, la bourgeoisie locale a réussi à drainer vers
elle et à assimiler progressivement de nombreux cercles d'intellectuels petits-bourgeois
dont le souci majeur est de trouver un terrain public où donner libre cours à
leurs démangeaisons cérébrales. Cet opportunisme congénital a conduit la
majorité de ces intellectuels à être objectivement complices de l'idéologie
bourgeoise ou dans les cas les moins pessimistes à ne constituer qu'une
opposition interne dans le cadre de la même idéologie.
Ces vérités évidentes pour un intellectuel militant
conséquent, nous n'avons cessé de les répéter, espérant que cela pouvait aider
à la clarification et à libérer ceux qui avaient tendance, en principe, à ne
pas se laisser intégrer dans le système idéologique bourgeois.
Cette clarification, les engagements et l'action qui
s'ensuivent, ont été toujours pour nous la seule plateforme en vue d'un
dialogue adulte, sérieux et militant avec n importe quel écrivain.
Que ces milieux donc dirigent aujourd'hui leurs flèches
contre nous, nous le comprenons
aisément. Nous n'avons jamais accepté de compromis et le rassemblement de toute
la gent écrivante dans une corporation pacifique n'a jamais été notre souci majeur.
Néanmoins, nous ne sommes pas de ceux qui agissent par
rancune OU qui désespèrent de la perfectibilité
humaine. Nous ne refusons jamais le dialogue, la plate-forme de ce dialogue
étant, nous l'espérons, claire aujourd'hui.
2 - cette campagne d'intoxication provient aussi des
milieux ou instances de la petite-bourgeoisie bureaucratique maghrébine (et
ceci est notamment valable pour l'article d'Afaq Arabia) mus
essentiellement par la rancœur contre les intellectuels en rupture avec les expériences
sociales et politiques de certains pays maghrébins. Ici le problème est plus complexe et nécessite pour une
meilleure appréciation la participation d’autres écrivains maghrébins, surtout algériens. Ce que nous pouvons
toutefois préciser en toute objectivité c’est que nous refusons que la
littérature maghrébine de combat écrite en français ou ses représentants qui
refusent de se laisser embrigader deviennent les boucs émissaires d’une
politique qui est loin d'être parvenue à libérer sur le plan culturel ou idéologique
les masses algériennes.
Nous avons malheureusement trop connu dans les différents
pays maghrébins la triste expérience d'une démagogie renouvelée concernant le
problème de l'arabisme et de l'arabisation pour ne pas nous méfier de ces
flambées généreuses qui relèvent plus du défoulement et du transfert que
d'options imprimées dans la réalité et dans l'action.
Il est facile de proclamer la mort d'une littérature qui a
joué son plein rôle dans la lutte de libération contre le colonialisme et qui
continue à jouer son rôle aujourd'hui sur le plan de la décolonisation et de la
'lutte anti-réactionnaire et anti-impérialiste. Ce qui est plus difficile, c'est
de lever les obstacles, et dans chaque pays maghrébin, qui empêchent les masses maghrébines de s'exprimer et de
balayer toute tentative de reconquête néo-coloniale ou impérialiste sur les
plans idéologique et culturel et aussi, bien sûr, économique ou politique.
Lorsqu'on commence (et c'est ce que fait l'auteur de
l'article d'Afaq Arabia) à mettre dans le même sac A. Sefrioui
(littérature folklorique) et Kateb Yacine (littérature de la révolte), Mouloud
Feraoun et Rachid Boudjedra nous sommes en droit de nous douter des motivations
de ce confusionnisme, fût-il étayé par les meilleurs systèmes de
classification des sciences humaines.
Pour conclure, nous pensons que l'écrivain maghrébin, quelle
que soit sa langue d'expression, doit être plus que jamais vigilant vis-à-vis
de toutes les tentatives de mystification visant à l'éloigner de son objectif
permanent de lutte sur le front culturel et idéologique, contre toutes les
forces conjuguées de la réaction et de l'impérialisme.
Notre bataille est claire. Dans ce contexte, il est évident
que les milieux qui lancent aujourd'hui la pierre aux écrivains maghrébins
militants sont soit ceux qui sont objectivement liés aux classes dominantes et
exploiteuses, soit ceux qui ont démissionné (tout en maintenant un jargon
progressiste) quant à l'entreprise de libération des masses exploitées
maghrébines et à la lutte radicale et sans compromissions contre le néocolonialisme
et l'impérialisme. Cette bataille commence à peine. Elle nécessite pour son
développement que les écrivains mettent toutes leurs énergies au service des
masses laborieuses et exploitées, qu'ils plongent dans le corps vivant du
peuple afin de se corriger, d'apprendre, d'avancer et de faire avancer. La
littérature de nos peuples de demain dépendra de cet engagement qui ne souffre
aucune hésitation.
[1] Ibrahim AI Khatib. «A
propos de L'oeil et la nuit d'A. Laâbi ». Revue Afaq, Rabat (Revue de
l'Union des écrivains Maroc). Automne 1969.
- Idriss Khury.
«L'avant garde marocaine à
la recherche d'un microphone. Revue
Shi’r (Beyrouth). N° 46, Printemps 1970.
- Abd Almoumen (pseudonyme). «Appréciation de la littérature
maghrébine d'expression française.
A propos du roman de l'algérien Rach'd Boudjedra :. La répudiation ».
Revue Afaq Arabia (Paris). No
11, Mai 1970.
- Ahmed ,abri. «Pourquoi je n'ai pas signé je Manifeste de la revue SOUFFLES au sujet de la Palestine ». (Souffles n° 15. spécial Palestine). Revue 2.000 (Rabat) N° 1, Juin - Juillet 1970.
[2] Au dernier Congrès de l'Union des écrivains du Maroc, la motion sur le Viet-Nam a été rédigée telle quelle.
[3] Le lecteur marocain connaissant directement l'inaction, les compromissions et la production des écrivains dont nous parlons.
[4] Voir l'article de A. Sabri, la Revue 2.000 op. cit.