littérature maghrébine actuelle et francophonie
par a. laâbi
pour situer le débat

Le moment est venu, pour les écrivains maghrébins de la nou­velle génération qui s'expriment en français, de préciser en tou­te rigueur leur attitude vis-à-vis de la langue dans laquelle ils écrivent.

Précisons que la présente contribution à ce débat ne dev­rait pas être comprise comme un manifeste. Nous ne pouvons parier qu'en notre nom, c'est-à­-dire au nom de quelques écri­vains marocains ayant partici­pé d'une manière effective à la revue SOUFFLES. Avec cela, nous pensons que beaucoup de nos camarades algériens et tunisiens partagent en principe, globalement, nos idées. Mais nous estimons ne pas avoir le droit de parler en leur nom ou de décréter quoi que ce soit qu'ils n'auraient pas élaboré et approuvé avec nous. C'est di­re que nous les appelons à par­ticiper de leur côté à ce débat.

On nous a dit, on nous dit souvent : «Nous ne comprenons pas pourquoi vous, jeunes écri­vains conscients, militants pour une culture de libération, vous puissiez avoir écrit et écriviez toujours en français».

On nous a dit aussi : «Ce que vous écrivez en français ne peut pas enrichir la culture nationa­le et ne peut être que margi­nal».

On nous a laissé entendre parfois : «Vous êtes le produit du colonialisme et vous ne pou­vez être que complices du néo­colonialisme».

Nous avons tenu à citer ces critiques le plus fidèlement pos­sible, les louanges nous inté­ressant peu ici. Par contre, les analyses rigoureuses et objec­tives qui ont été écrites sur notre travail, nous essayerons de les rejoindre dans notre propre version de l'analyse à faire.

Disons tout d'abord que nous n'avons jamais essayé d'esqui­ver ces questions ou de nous enfermer dans le silence. Ces critiques, pour la plupart (sauf celles qui proviennent d'indivi­dus ou d'organismes mal inten­tionnés, essayant de masquer leurs positions réactionnaires ou leur médiocrité par une of­fensive de mauvais aloi contre une production dont les exigen­ces profondes les gênent et les acculent à des choix dont ils sont incapables), ces critiques constituent donc pour certains d'entre elles, des interrogations légitimes, partant d'exigences auxquelles nous nous joignons souvent. Chaque fois que l'oc­casion s'est présentée, nous n'avons pas hésité (comme c'est le cas maintenant) à nous défi­nir et redéfinir et à souligner la nature des remises en ques­tion que nous sentions nécessai­res pour le dépassement des at­titudes ambiguës et pour la cla­rification.

Aujourd-hui, cinq ans après la publication de nos premiers textes et dans des circonstan­ces où le problème posé par ce débat est plus que jamais d'une brûlante actualité, nous tenons à faite le bilan de notre expé­rience et à préciser nos posi­tions.

Rappelons toutefois que ce débat inhérent à la littérature maghrébine écrite en français ne date pas d'aujourd'hui. Dès l'apparition de cette production autour des années cinquante, !e problème s'est posé. II est devenu depuis lors un des thè­mes permanents de toute étude consacrée à la dite littératu­re.

Certains écrivains concernés ont eux-mêmes saisi la nature des ambiguïtés qui pouvaient peser sur leur travail et ont es­sayé, avec plus ou moins de bonheur et de justesse, de les confronter.

Mais ce serait trop long, dans les limites de cette mise au point, de faire l'historique de ce dossier. Nous espérons y re­venir une autre fois [1].

Notre attitude fondamentale, nous pouvons la caractériser par la formule de co-existence, d'autre part, à faire rentrer dans mais une co-existence non pa­cifique, empreinte de vigilance. Nous sommes constamment sur nos gardes. Assumant provisoirement le français comme instrument de communication, nous sommes conscients, en permanence, du danger dans lequel nous risquons de tomber et qui consiste à assumer cette langue en tant qu’instrument de culture. On voit bien l'inconfort de cette situation et on devine le travail accablant (qui ressemble parfois à de la prestidigitation, que nous devons mener pour renflouer tous les mécanismes mentaux et culturels de la langue dans laquelle nous écrivons.

Fatalement, l'expression en langue française chez l'écrivain conscient de ces :problèmes est une expression retournée à plu­sieurs niveaux , c'est-à-dire, le produit d'une série de filtrages et d'opérations de tri. Le sché­ma pouvant être le suivant :

-         le fonds culturel esthétique et idéologique à communiquer est national, populaire, arabe, c'est-à-dire celui de nos spéci­ficités en même temps que de nos solidarités.

-         l'instrument linguistique uti­lisé véhicule une culture et une idéologie de classe propres à la réalité française et occiden­tale.

-         L’opération consiste d’une part à neutraliser, sur le plan de la terminologie et des modèles culturels, les éléments véhiculés par la langue étrangère, et que nous jugeons négatifs, d’autre part, à faire rentrer dans cette langue une autre terminologie, d’autres modèles qui nous sont propres. [2]

On aboutit ainsi à une opération de transculturation sans que le but recherché (exprimer notre totalité) soit une quelconque synthèse de cultures. C’est ce qui fait souvent dire que la littérature maghrébine ou négro-africaine d’expression française ne pouvait être qu’une littérature terroriste, c’est-à-dire une littérature brisant à tous les niveaux (syntaxe, phonétique, morphologie, graphie, symbolique, etc…) la logique originelle de la langue française.

C'est ce qui fait aussi que beaucoup d'amoureux du Tiers­-Monde trouvent une jouissance particulière dans cette littérature. On a vu ainsi des criti­ques jubiler en s'exclamant que cette littérature enrichit la lan­gue française. D'autres y trou­vent simplement leur compte en matière de dépaysement, folklore et regain de vitalité.

Evidemment, ces exclamations relevant d'un paternalisme-vam­pirisme plus ou moins subtil ne nous concernent pas. Souli­gnons toutefois qu'elles émeu­vent encore beaucoup de nos écrivains qui y trouvent une consécration de leurs efforts. Quelle gloire et fierté pour ces gens, que de voir le quart de page du journal Le Monde ou autre con­sacré à «l'encouragement» de leur travail. Cela peut aller plus loin dans la mesure où l'écri­vain aura tendance à développer dans son oeuvre les aspects soulignés par- cette critique ét­rangère, les trouvailles dont el­le s'est particulièrement réga­lée

Pour revenir au schéma expo­sé tout à l'heure, nous devons dire . qu'il ne suffit pas de !e maîtriser intellectuellement et théoriquement. Ce schéma se réalise ou ne se réalise pas dans l'œuvre. C'est donc aux œuvres elles-mêmes qu'il faut s’adresser pour demander des comptes.

Prenons le cas de deux écri­vains algériens de la génération précédente : Kateb Yacine et Malek Haddad. Des deux, c'est sans aucun doute M. Had­dad qui a le plus analysé le problème que nous traitons ici. Dans «Les zéros tournent en rond», il avait développé une analyse approfondie (mais dont les arguments restent contestables) du drame linguistique de l'écrivain colonisé. Mais lor­squ’on se reporte à l’œuvre de cet écrivain, on trouve une lit­térature étroitement dépendan­te sur le plan esthétique com­me de sa logique de communication, de la littérature françai­se.

Par contre, il est difficile de ne pas sentir dans l'œuvre de Kateb Yacine (lui qui a rare­ment abordé le !problème de l'expression française ou qui 1'a abordé d'une manière assez gauche à notre avis) le souffle profond de la nation et du peup­le algériens. Nedjma reste jus­qu’à nouvel ordre (et quoiqu'on puisse penser de l'évolution ul­térieure de son auteur) une des plus belles et plus fortes pro­ductions de l'esprit maghrébin. Ceci était un exemple rapide pour montrer que c'est le ré­sultat qui compte et non le rai­sonnement abstrait qui précè­de l'œuvre.

L'authenticité d'une œuvre, son degré de participation au projet de libération sur le plan culturel dépend de la sensibi­lité, de la lucidité et de l'enga­gement multiforme de l'écrivain dans la lutte de son peuple.

surmonter le bilinguisme

Nous tenons à affirmer claire­ment que notre littérature de demain devra surmonter défi­nitivement le bilinguisme pour son action, sa cohérence et sa beauté futures.

Cette option ne saurait ad­mettre aucune hésitation. Tou­te tentative de faire planer la moindre hypothèque sur le fu­tur ne peut relever que de la mauvaise foi de ceux qui trou­vent leur confort dans la lan­gue française et qui vivent dans la seule obsession du public de cette langue. Ce que nous disons là ne comporte aucune surenchère  Cette option s'ins­crit normalement dans le pro­jet de décolonisation et de li­bération totales de notre cultu­re. Ce que nous devons savoir, c'est si nous sommes pour ou contre ce projet. Quant à la réus­site de ce projet, il est évident qu'elle ne peut s'accomplir à long terme que dans nos lan­gues nationales et populaires.

Entre temps, et dans cette phase précise de décolonisa­tion et de lutte anti-impérialiste sur le plan culturel, tout ce qui peut faire avancer notre combat, le préciser, l'éclairer, le faire connaître, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, ne peut qu'être po­sitif. La littérature maghrébine actuelle écrite en français doit se situer dans ce contexte pré­cis et c'est dans ce contexte qu'on peut apprécier en toute objectivité ses exigences et sa participation.

Notons à ce propos que si nous pouvons être nos propres critiques, ce n'est pas pour au­tant que nous perdrions la moin­dre vigilance quant à la produc­tion maghrébine écrite en lan­gue arabe. Nous considérons que notre langue nationale ne doit pas être un alibi pour l’éc­rivain, qui se croit quitte en ma­tière « d'authenticité » ou de «réalisme» lorsqu'il s'exprime en arabe. Ce confort est tout aussi dangereux que celui que nous indiquions plus haut.

Certes le problème de la na­tionalité littéraire n'est une af­faire ni d'identité ni de passe­port. Il ne peut non plus être résolu du seul fait de l'usage de la langue nationale. Le con­tenu de l’œuvre et ceci est va­lable pour les oeuvres écrites tant dans la langue nationale qu' en français, est là encore le critère décisif.

Frantz Fanon a écrit «Les Damnés de la Terre» (qui est autant une œuvre théorique qu'une oeuvre littéraire) en fran­çais. Nous ne pensons pas qua les «militants» de la francopho­nie puissent en tirer fierté . Nous ne pensons pas non plus que le fait que cette œuvre ait été écrite dans une langue ét­rangère a perturbé ou retardé en quoi que ce soit la culture antillaise. Fanon, comme d'aut­res, a été un vrai militant de la culture de son peuple. Il a pris l'arme qu'il a trouvée ou qu'on lui a imposée. Et il l'a retour­née contre les ennemis de son peuple.

Pour en revenir à nous et pour conclure, on peut dire qu'­une grande partie de la jeune littérature maghrébine actuelle.

-         s'inscrit dans le projet d'éla­boration de notre culture na­tionale dans la mesure son épicentre (son lieu d'émana­tion) est bien l'histoire, la culture et la lutte de notre peuple. - elle se sert provisoirement du français comme instrument de communication .

-         c'est une littérature essentiellement de décolonisation

-         dans la mesure où elle dynami­te de l'intérieur et par les prop­res armes de l'ancien et du nou­veau colonisateur les schémas d'aliénation culturelle et idéo­logique impérialistes.

-   c'est une littérature de re­nouvellement dans , la mesure où elle remet en cause (et édi­fie progressivement d'autres voies) sur le p!an national et arabe toutes les formes d'ex­pression académiques, aristoc­ratiques et bourgeoises exis­tant dans notre culture ou im­portées de l'Occident.

-   enfin, il s'agit d'une littéra­ture qui se construit encore et qui a l'avantage d'avancer en se remettant perpétuellement en question.

 

 



[1] Le lecteur peut dores et déjà, pour se préparer davantage à ce débat, consulter les documents suivants

° Ma lek Haddad: Les zéros tournent en rond. Maspéro, 1961.

` Albert Memmi : Portrait du Colonisé. Bu­chet-Chastel, 1957.

° Albert Memmi . Anthologie des écrivains maghrébins d'expression française. Présence Africaine, 1964.

Abdelkabir Khatibi : Le roman maghrébin. Maspéro, 1968.

' Revue Confluent : no spécial «Aspects de la littérature maghrébine contemporaine » n° 47, 135 p.

' Revue Orient, n° 35, 1965 (Paris).

' Souffles : no 1, 3, 4 5, 10/11, 13/14.

[2] L’opération inverse (et qu'assument encore certains écrivains maghrébins) consiste à adapter la réalité maghrébine au public étranger. Le cynisme de ces écrivains peut aller jusqu'à mettre des notes en bas de pa­ge pour faciliter la tâche à ce public : « Hammam : bain maure. Derb : ruelle. Médina : .villa arabe », etc...