Francophonie et néo-colonialisme
par Hassan Benaddi

Les derniers bouleversements dans le rapport des forces entre les mouvements révolutionnaires et la réaction mondiale ont eu pour conséquence bien des révisions dans bien des ­stratégies. Contentons-nous de relever, à cet égard, que l'enlisement grandissant de l'impérialisme améri­cain semble ouvrir de nouveaux hori­zons et réveiller de nouveaux appétits chez l'impérialisme français. Ce qui risque de se traduire par des chan­gements d'attitudes ou d'orientations de certains pouvoirs réactionnaires des pays du Tiers-Monde, qui peuvent voir en la France un allié plus intelli­gent et moins scandaleux. Surtout dans certaines ex-colonies françaises, il semble que l'heure des grandes retrouvailles ait sonné. Le grand tapage qu'on fait depuis quelque temps autour de la Francophonie s'inscrit dans cette optique.

Nous essaierons dans le présent article d'examiner les différents as­pects du problème que pose l'appel de certains à la Francophonie. Nous nous situerons aux niveaux politique, économique, linguistique et culturel, tout en tenant bien sûr compte de leur recoupement [1]. Tout cela, pour démontrer que la Francophonie n'est qu'un des aspects que revêt l'exploi­tation néo-coloniale, sans oublier bien sûr, en conclusion, d'esquisser la. voie juste pour une véritable indépendance.

D'après la définition de G. de Bos­schère, le néo-colonialisme est «un travestissement de l'attitude tradition­nelle du colonisateur, l'évolution su­perficielle de son comportement à l'égard du colonisé ou de l'ex-colonisé, dictée par le souci de l'assujettir par d'autres moyens, non moins efficaces mais plus souples, de le retenir captif dans d'autres liens généralement plus subtils. Parmi ces liens, le lien culturel et linguistique est l'un des plus forts. La confection de pseudo-élites absolument assimilées et ombilicalement liées (économiquement) à la France dans toutes les ex-colonies constitue pour cette dernière un grand atout dans la lutte contre son éviction par l'impérialisme américain. Cette en­treprise commencée depuis l'ère colo­niale et prolongée au-delà des «indépendances» n'a pas déçu les espoirs de la métropole. Parmi «ces beaux produits de la civilisation occidentale, la France trouve aujourd'hui d'innom­brables supporters qui applaudissent chaleureusement les développements sur le lac de Paix et la bienveillance de la politique française dans le mon­de arabe.

Il n'est donc pas besoin de s'étend­re sur la nature de la démarche de l'ex-métropole dont la volonté d'assis­tance aux «pays Jeunes» et la «géné­rosité naturelle» ne trompent que le coopérant naïf. Une simple associa­tion d'idées nous fait évoquer cette description du colonialisme naïf : «ce phénomène qui pousse même dans les plates-bandes de la gauche où l'on entend si fréquemment évoquer les périls de l'indépendance quand il s'a­git de celle des peuples colonisés». Souvenons-nous à cet égard des réac­tions que provoquèrent les premières manifestations du nationalisme algé­rien et des positions du P.C.F. d'alors.

Mais passons. Contrairement à ce qu'affirme Guy de Bosschère, qui écrit dans l'article que nous venons de ci­ter : «Qu'au sein du Tiers-Monde se lèvent à leur tour et à l'exemple de Frantz Fanon des hommes justes, pour dire à ceux que le néo-colonialisme a séduits, le tort irréparable qu'ils causent à leurs peuples. Mais il fal­lait qu'auparavant, le séducteur fût jugé et condamné», nous pensons qu'il revient à chacun de s'occuper des siens.

Ce sont les agissements de ceux qui furent «séduits» que nous nous proposons de stigmatiser.

Essayons donc d'analyser les ar­guments de ceux qui brandissent chez nous le drapeau de la francophonie. Nous en distinguerons deux catégo­ries et notre objectif sera de déran­ger le sommeil naïf des uns et de dénoncer les manœuvres machiavéliques des autres.

Certains soutiennent, en toute bon­ne conscience, que la langue n'est qu'un instrument. Cette affirmation, tout en éludant le problème de l'alié­nation linguistique, contredit une vé­rité établie par les recherches de plu­sieurs linguistes. D'autre part, si elle part d'une formule consciemment mé­taphorique chez les spécialistes, elle devient essentiellement idéologique du moment que la métaphore cesse d'êt­re considérée comme' telle. Le langa­ge -n'est qu'un instrument de communication, disent-ils. Puis, faisant un saut, on ne sait comment lis en ar­rivent à dire que les langues sont in­terchangeables et partant, pour des raisons économiques ou socio-politi­ques (rattraper le retard technologi­que), ils préconisent l'adoption d'une langue étrangère. Après tout, ne nous polarisons pas sur un faux problème, s'écrient ces messieurs, la langue n'est qu'un instrument comme un autre. Nous demandons à ces hommes de bonne volonté d'en avoir suffisamment pour lire ceci : «Certes, Il est pour une large part métaphorique, écrit F. François, de définir la langue comme un instrument. D'abord parce que la langue a beaucoup plus d'utilisations que n'en a un instrument. A tel point qu'une des caractéristiques qui oppo­sent les langues aux autres systèmes de signes est leur caractère universel: Il n'y a rien qui ne puisse être dit en quelque langue que ce soit ... Ensuite, le langage n'est pas à notre disposi­tion comme un instrument est censé l'être. En particulier, étant donné que la première langue est uniformément apprise dès la première enfance en même temps qu'une certaine organi­sation du réel, on peut se demander s'il ne faut pas préférer l'image de lunettes déformantes à celle de sim­ple instrument». (La description lin­guistique In Le Langage. La Pléiade).

Il apparaît de ce qui vient d'être dit que la langue est le véritable sup­port d'une personnalité collective.

L'organisation du réel, n'étant ja­mais une entreprise solitaire, s'opère dans et par la langue. Et comme bien sûr, cette entreprise réagit dialectique­ment sur le sujet, il en va de toute sa pensée et de toute sa sensibilité. Le drame des enfants forcés à apprendre une langue étrangère dès la plus tendre enfance témoigne de toutes les perturbations qui peuvent affecter le processus de structuration du Moi.

Ceci étant, car le processus d'ac­quisition d'une langue maternelle est bien spécifique. Il s'opère toujours à travers l'expérience directe, la situa­tion vécue de façon immédiate. Par contre, dans celui de l'apprentissage d'une langue étrangère, il y a tou­jours une médiatisation de l'expérien­ce par la création de situations arti­ficielles.

La langue maternelle plonge l'indi­vidu dans la sève de sa propre cultu­re. La langue étrangère, quand elle s'impose aux dépens de celle-ci, pro­cure une participation altérée à une culture étrangère. Nous voilà donc bien loin de l'innocente neutralité du simple instrument de communication.

Cependant, ces messieurs de bonne volonté sont trop soucieux de la si­tuation alarmante du pays pour que ces quelques inconvénients psycho-­culturels les fassent reculer. Le fran­çais est la langue des sciences et des techniques. Nous leur démontre­rons plus loin qu'ils sont frappés d'am­nésie. Contentons-nous pour le mo­ment de leur dire que la formation d'une élite de techniciens ne peut pas plus résoudre les problèmes économi­ques d'un pays qu'une bonne denti­tion ne garantit la bonne digestion. Car les techniques sont exactement comme un aliment que toute la socié­té est appelée à digérer et à assimi­ler, Et pour ce faire, elle a essentiellement besoin de liberté. Une société réprimée n'assimile pas plus qu'elle ne crée et produit. Tranquillisez-vous donc, messieurs, il n'y a point de re­tard technologique à rattraper, mais il y a une liberté à conquérir et ceci n'est point votre affaire. C'est dans le processus de libération des couches laborieuses que les techniques s'as­similent ou se créent. Tout le reste n'est que bavardage de technocrates! Ceci soit dit pour la fine fleur de nos jeunes cadres dont la bonne vo­lonté aveugle n'est que pour faire le jeu des machiavels.

Ces derniers en effet, reprennent tous ces arguments sans se préoccu­per de faire le même effort sincère. mais combien erroné, pour le démon­trer. lis font plus. Une véritable croi­sade contra la langue nationale est entreprise. Et voilà que l'oubli simu­lé vient trôner majestueusement sur l'amnésie que nous avons signalée plus haut : l'arabe n'est pas langue de science : Khawarizmi, Ibn Sina, Ibn Khaldoun n'ont jamais existé. Cet­te langue du Coran ne peut exprimer que la mendicité des poètes de pa­lais. Un jeune candidat au doctorat (conseillé par ses maîtres de Sorbon­ne, bien sûr!) se proposait de le dé­montrer. L'arabe ne possède pas le verbe être : même la philosophie moderne serait inconcevable ici. Com ment peut-on rendre le cogito dans cette langue morte ? Une langue qui remplace l'Etre statique par le devenir est vraiment une langue déficiente aux yeux de l'idéalisme rétrograde des sorbonnicards qui conseillaient notre futur docteur ès-mystification.

Mais venons-en au fond du problème. Nous disons que la francophonie constitue une pièce maîtresse dans la stratégie néo-coloniale. Si nous nous sommes attardés à discuter un cer­tain nombre d'arguments, ce n'est pas parce que nous les prenions au sé­rieux, mais uniquement pour éviter que d'autres ne s'y laissent prendre. Quant à nous, de par notre expérien­ce de colonisés, nous avons appris à distinguer derrière les sermons sacro­-saints ou les «analyses objectives» !es véritables intentions de l'ennemi: Francophonie pour nous va tout natu­rellement avec Lac de Paix et Marché Commun ; la somme signifiant la ré­surrection de l'Empire français. Par conséquent, seuls peuvent prêcher cette «acculturation forcée., comme diraient certains missionnaires, ceux qui sont intimement liés au néocolo­nialisme ou ceux qui déjà tirent de l'usage de la langue française des avantages bureaucratiques. Préconiser la francophonie dans le cadre d'un enseignement de classe destiné à for­mer une élite de technocrates, c'est vouloir tout simplement perpétuer le système de relais de domination entre l'ancienne métropole et les peuples exploités. ici, la langue s'intégra tour à tour à l'infrastructure et à la su­perstructure. Quand Staline affirmait le contraire, ses propos portaient sur le cas d'une langue nationale. Les choses sont bien différentes dans un contexte néo-colonial. Cependant, le même Staline n'a pas manqué de sou­ligner que, quand une langue devient une langue d'une classe exclusive­ment, elle dégénère en jargon : ce qui s'applique parfaitement au français chez nous. Aux yeux du paysan maro­cain par exemple, ce que baragoui­nent deux jeunes enquêteurs est à la fois source d'inquiétude et d'émer­veillement : il s'émerveille parce que ce verbe incompréhensible procure le pouvoir, mais s'inquiète parce que ce pouvoir ne lui est jamais favorable. Le francophone devient donc une sor­te de sorcier détenant un pouvoir, dont la nature, après quinze années d’expérience, s'est révélée plus maléfi­que qu'autre chose.

La francophonie donc ne peut s'ins­crire que dans une politique antidémo­cratique. Elle est non-sens dans le cadre d'une orientation de masse parce qu'elle signifierait assimila ion pu­re et simple de tout un peuple.

La seule voie juste est la promotion de la langue nationale, ce qui ne peut se faire que dans le cadre d une distribution démocratique du savoir. Une arabisation d'élite, telle qu'elle est préconisée par notre chétive bour­geoisie locale (nous écartons volon­tairement le concept de bourgeoisie nationale) [2], ne résout en rien nos problèmes. Car si nous disons non à la Francophonie, c'est essentiellement au nom de notre unité culturelle. Cet­te unité culturelle ne peut émerger que d'un processus de libération à travers un combat populaire qui s'ins­crit tout normalement dans le proces­sus arabe global. Notre arabisme à son tour n'est pas chauvinisme, mais condition nécessaire de toute libéra­tion véritable. Nous affirmons cela tout en sachant que nous continuons toujours à être ces hommes dont par­lait Fanon en ces termes : «Parce qu'ils se rendent compte qu'ils sont en train de se perdre, donc d'être per­dus pour leur peuple, ces hommes, la rage au cœur et le cerveau fou, s'acharnent à reprendre contact avec la sève la plus ancienne et la plus anté-coloniale de leur peuple. Si nous avons trouvé notre identité dans l'ara­bisme, nous savons que c'est là aussi notre destin qui se forge à travers la même lutte contre le même ennemi impérialo-sioniste. C'est cette lutte de surcroît qui nous ouvre des horizons plus larges : la revendication de notre spécificité arabe est la première pierre que nous proposons comme parti­cipation à la construction d'un interna­tionalisme authentique.

Après cela, clamons-le encore nous sommes contre la Francophonie et seuls les messieurs Jourdain du néo-colonialisme oseront désormais nous traiter de francophobes.

 

 



[1] II ne s'agit dans cet article que de quelques indications qui méritent d'être plus amplement développées et discutées

[2] Nous ne pouvons parler de bourgeoisie nationale, relie-ci étant incapable d'assumer le destin national. Tout en réservant cette question à un débat ultérieur, nous citons à titre d'exemple un organe de la presse bourgeoise (AI Alam At-Tagafi) qui, comme la page littéraire du quotidien AI Alam d'ail­leurs, assura à la pénétration culturelle occidentalo-bourgeoise une excellente vole d'infiltration : nous y trouvons tous les détritus de I existentialisme sartrien, de l'absur­de camusien, bien traduits et maI digérés. Les responsables de ces organes ne semblent relever aucune contradiction entre cet. te Idéologie et le lyrisme nationaliste dont lis ne cessent de nous gratifier.