Qu'est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu'elles allaient entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu'à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l'adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d'être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu'on le voie ; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l'ombre natale, la blancheur de sa peau c'était un regard encore, de la lumière condensée. L'homme blanc, blanc parce qu'il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l'essence secrète et blanche des êtres. Aujourd'hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent. Un poète noir, sans même se soucier de nous, chuchote à la femme qu'il aime :
« Femme nue, femme noire Vêtue de ta couleur qui
est vie...
Femme nue, femme obscure,
fruit mûr à la chair ferme, sombres extases de vin noir. ».
et notre blancheur nous paraît un étrange vernis blême qui empêche notre peau de respirer, un maillot blanc, usé aux coudes et aux genoux, sous lequel, si nous pouvions l’ôter, on trouverait la vraie chair humaine, la chair couleur de vin noir.
(p. IX).
Je voudrais montrer par quelle voie on trouve accès dans ce monde de jais et que cette poésie qui paraît d’abord raciale est finalement un chant de tous et pour tous. En un mot, je m’adresse ici aux blancs et je voudrais leur expliquer ce que les noirs savent déjà : pourquoi c’est nécessairement à travers une expérience poétique que le noir, dans sa situation présente, doit d’abord prendre conscience de lui-même et, inversement, pourquoi la poésie noire de langue française est, de nos jours, la seule grande poésie révolutionnaire.
(p. XI-XII).
Ceux qui, durant des siècles, ont vainement tenté, parce qu'il était nègre, de le réduire à l'état de bête, il faut qu'il les oblige à le reconnaître pour un homme. Or il n'est pas ici d'échappatoire, ni de tricherie, ni de « passage de ligne » qu'il puisse envisager : un Juif, blanc parmi les blancs, peut nier qu'il soit juif, se déclarer un homme parmi les hommes. Le nègre ne peut nier qu'il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir. Ainsi est-il acculé à l'authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot de « nègre » qu'on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté. L'unité finale qui rapprocher tous les opprimés dans le même combat doit être précédée aux colonies par ce que je nommerai le moment de la séparation ou de la négativité : ce racisme antiraciste est le seul chemin qui puisse mener à l'abolition des différences de race. Comment pourrait-il en être autrement ? Les noirs peuvent-ils compter sur l'aide du prolétariat blanc, lointain, distrait par ses propres luttes, avant qu'ils se soient unis et organisés sur leur sol ? Et ne faut-il pas, d'ailleurs, tout un travail d'analyse pour apercevoir l'identité des intérêts profonds sous la différence manifeste des conditions : en dépit de lui-même l'ouvrier blanc profite un peu de la colonisation ; si bas que soit son niveau de vie, sans elle il serait plus bas encore. En tout cas il est moins cyniquement exploité que le journalier de Dakar et de Saint-Louis. Et puis l'équipement technique et l'industrialisation des pays européens permettent de concevoir que des mesures de socialisation y soient immédiatement applicables ; vu du Sénégal ou du Congo, le socialisme apparaît surtout comme un beau rêve : pour que les paysans noirs découvrent qu'il est l'aboutissement nécessaire de leurs revendications immédiates et locales, il faut d'abord qu'ils apprennent à formuler en commun ces revendications, donc qu'ils se pensent comme noirs.
Mais cette prise de conscience
diffère en nature de celle que le marxisme tente d'éveiller chez l'ouvrier
blanc. La conscience de classe du travailleur européen est axée sur la nature
du profit et de la plus-value, sur les conditions actuelles de la propriété des
instruments de travail, bref sur les caractères objectifs de la situation du prolétaire.
Mais puisque le mépris intéressé que les blancs affichent pour les noirs – et
qui n'a pas d'équivalent dans l'attitude des bourgeois vis-à-vis de la classe
ouvrière – vise à toucher ceux-ci au profond du cœur, il faut que les nègres
lui opposent une vue plus juste de la subjectivité noire ; aussi la conscience de race est-elle d'abord axée sur
l'âme noire ou plutôt, puisque le
terme revient souvent dans cette anthologie, sur une certaine qualité
commune aux pensées et aux conduites des nègres et que l'on nomme la négritude.
Or il n'est, pour constituer des concepts raciaux, que deux manières
d'opérer : on fait passer à l'objectivité certains caractères subjectifs,
ou bien l'on tente d'intérioriser des conduites objectivement décelables ;
ainsi le noir qui revendique sa négritude dans un mouvement révolutionnaire se
place d'emblée sur le terrain de la Réflexion, soit qu'il veuille retrouver en
lui certains traits objectivement constatés dans les civilisations africaines,
soit qu'il espère découvrir l'Essence noire
dans le puits de son cœur. Ainsi reparaît la subjectivité, rapport de
soi-même avec soi, source de toute poésie dont le travailleur a dû se mutiler.
Le noir qui appelle ses frères de couleur à prendre conscience d'eux-mêmes va
tenter de leur présenter l'image exemplaire de leur négritude et se retournera
sur son âme pour l'y saisir. Il se veut phare et miroir à la fois ; le
premier révolutionnaire sera l'annonciateur de l'âme noire, le héraut qui
arrachera de soi la négritude pour la tendre au monde, à demi prophète, à demi
partisan, bref un poète au sens précis du mot « Dates ». Et la poésie noire n'a
rien de commun avec les effusions du cœur : elle est fonctionnelle, elle
répond à un besoin qui la définit exactement. Feuilletez une anthologie de la
poésie blanche d'aujourd'hui : vous trouverez cent sujets divers, selon
l'humeur et le souci du poète, selon sa condition et son pays. Dans celle que
je vous présente, il n'y a qu'un sujet que tous s'essayent à traiter, avec plus
ou moins de bonheur. De Haïti à Cayenne, une seule idée : manifester l'âme
noire. La poésie nègre est évangélique, elle annonce la bonne nouvelle :
la négritude est retrouvée.
(pp. XIV-XV).
Il faudra bien, pourtant, briser les murailles de la culture-prison, il faudra bien, un jour, retourner en Afrique : ainsi sont indissolublement mêlés chez le vates de la négritude le thème du retour au pays natal et celui de la redescente aux Enfers éclatants de rame noire. Il s'agit d'une quête, d'un dépouillement systématique et d'une ascèse qu'accompagné un effort continu d'approfondissement. Et je nommerai « orphique » cette poésie parce que cette inlassable descente du nègre en soi-même me fait songer à Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton. Ainsi, par un bonheur poétique exceptionnel, c'est en s'abandonnant aux transes, en se roulant par terre comme un possédé en proie à soi-même, en chantant ses colères, ses regrets ou ses détestations, en exhibant ses plaies, sa vie déchirée entre la « civilisation » et le vieux fond noir, bref en se montrant le plus lyrique, que le poète noir atteint le plus sûrement à la grande poésie collective : en ne parlant que de soi il parle pour tous les nègres ; c'est quand il semble étouffé par les serpents de notre culture qu'il se montre le plus révolutionnaire, car il entreprend alors de ruiner systématiquement l'acquis européen et cette démolition en esprit symbolise la grande prise d'armes future par quoi les noirs détruiront leurs chaînes.
(p. XVII).
Il n'est pas vrai pourtant que le
noir s'exprime dans une langue « étrangère », puisqu'on lui enseigne le
français dès son plus jeune âge et puisqu'il y est parfaitement à son aise dès
qu'il pense en technicien, en savant ou en politique. Il faudrait plutôt
parler du décalage léger et constant qui sépare ce qu'il dit de ce qu'il
voudrait dire, dès qu'il parle de lui. Il lui semble qu'un Esprit septentrional
lui vole ses idées, les infléchit doucement à signifier plus ou moins que ce
qu'il voulait, que les mots blancs boivent
sa pensée comme le sable boit le sang. Qu'il se ressaisisse brusquement,
qu'il se rassemble et prenne du recul, voici que les vocables gisent en face de
lui, insolites, à moitié signes et choses à demi. Il ne dira point sa négritude
avec des mots précis, efficaces, qui
fassent mouche à tous les coups. Il ne dira point sa négritude en prose.
Mais chacun sait que ce sentiment d'échec devant le langage considéré comme
moyen d'expression directe est à l'origine
de toute expérience poétique.
La réaction du parleur à l'échec
de la prose c'est en effet ce que Bataille nomme l'holocauste des mots. Tant
que nous pouvons croire qu'une harmonie préétablie régit les rapports du verbe
et de l'Être, nous usons des mots sans les voir, avec une confiance aveugle, ce
sont des organes sensoriels, des bouches, des mains, des fenêtres ouvertes sur
le monde. Au premier échec, ce bavardage tombe hors de nous ; nous voyons
le système entier, ce n'est plus qu'une
mécanique détraquée, renversée, dont les grands bras s'agitent encore
pour indiquer dans le vide ; nous jugeons d'un seul coup la folle
entreprise de nommer ; nous comprenons que le langage est prose par
essence et la prose, par essence, échec ; l'être se dresse devant nous
comme une tour de silence et si nous voulons encore le capter, ce ne peut être
que par le silence : « évoquer, dans une ombre exprès, l'objet tu par des mots allusifs, jamais directs, se
réduisant à du silence égal s1. Personne n'a mieux dit que la poésie est une tentative
incantatoire pour
suggérer /'être dons et par la disparition vibratoire du mot : en renchérissant sur son
impuissance verbale, en rendant les mots fous, le poète nous fait soupçonner par-delà ce tohu-bohu qui s'annule de lui-même
d'énormes densités silencieuses ;
puisque nous ne pouvons pas nous taire, il faut faire du silence avec le langage. De Mallarmé aux Surréalistes,
le but profond de la poésie française me
paraît avoir été cette autodestruction
du langage. Le poème est une chambre obscure où les mots se cognent en rondes, fous. Collision dans les airs : ils
s'allument réciproquement de leurs
incendies et tombent en flammes.
C'est dans cette perspective qu'il faut situer l'effort des « évangélistes noirs ». A la ruse du colon ils répondent par une ruse inverse et semblable : puisque l'oppresseur est présent jusque dans la langue qu'ils parlent, ils parleront cette langue pour la détruire. Le poète européen d'aujourd'hui tente de déshumaniser les mots pour les rendre à la nature ; le héraut noir, lui, va les défranciser ; il les concassera, rompra leurs associations coutumières, les accouplera par la violence.
(pp. XIX-XX).
Du coup le noir retrouve, sous leur plume, son sens de présage néfaste :
« Nègre noir comme la misère ».
s'écrie l'un d'eux et un autre :
« Délivre-moi de la nuit de mon sang ».
Ainsi le mot de noir se trouve contenir à la fois tout le Mal et tout le Bien, il recouvre une tension presque insoutenable entre deux classifications contradictoires : la hiérarchie solaire et la hiérarchie raciale. Il y gagne une poésie extraordinaire comme ces objets auto-destructifs qui sortent des mains de Duchamp et des Surréalistes ; il y a une noirceur secrète du blanc, une blancheur secrète du noir, un papillotement figé d'être et de non-être qui nulle part, peut-être, ne s'est traduit si heureusement que dans ce poème de Césaire :
« Ma grande statue blessée une pierre au front ma grande chair inattentive de jour à grains sans pitié ma grande chair de nuit à grain de jour... ».
Le poète ira plus loin encore ; il écrit :
« Nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire de la négation. ».
Derrière cette éloquence abstraite qui évoque Lautréamont on aperçoit l'effort le plus hardi et le plus fin pour donner un sens à la peau noire et pour réaliser la synthèse poétique des deux faces de la nuit. Quand David Diop dit du nègre qu'il est « noir comme la misère », il présente le noir comme pure privation de lumière. Mais Césaire développe et approfondit cette image : la nuit n'est plus absence, elle est refus. Le noir n'est pas une couleur, c'est la destruction de cette clarté d'emprunt qui tombe du soleil blanc. Le révolutionnaire nègre est négation parce qu'il se veut pur dénuement : pour construire sa Vérité, il faut d'abord qu'il ruine celle des autres. Les visages noirs, ces souvenirs nocturnes qui hantent nos jours, incarnent le travail obscur de la Négativité qui ronge patiemment les concepts. Ainsi, par un retournement qui rappelle curieusement celui du nègre humilié, insulté quand il se revendique comme « sale nègre », c'est l'aspect privatif des ténèbres qui fonde leur valeur. La liberté est couleur de nuit.
Destructions,
autodafé du langage, symbolisme magique, ambivalence des concepts, toute
la poésie moderne est là, sous son aspect négatif. Mais il ne s'agit pas d'un
jeu gratuit. La situation du noir, sa « déchirure » originelle, l’aliénation
qu'une pensée étrangère lui impose sous le nom d'assimilation le mettent dans
l'obligation de reconquérir son unité existentielle de nègre ou, si l'on préfère, la pureté originelle de son projet par une ascèse
progressive, au-delà de l'univers du discours. La négritude, comme la liberté,
est point de départ et terme ultime : il s'agit de la faire passer de
l'immédiat au médiat, de la thématiser. Il s'agit donc pour le noir de mourir à
la culture blanche pour renaître à l'âme noire, comme le philosophe platonicien
meurt à son corps pour renaître à la
vérité.
(pp. XXII-XXIII).
La densité de ces mots, jetés en l'air comme des pierres par un volcan, c'est la négritude qui se définit contre l'Europe et la colonisation. Ce que Césaire détruit, ce n'est pas toute culture, c'est la culture blanche ; ce qu'il met au jour, ce n'est pas le désir de tout, ce sont les aspirations révolutionnaires du nègre opprimé ; ce qu'il touche au fond de lui ce n'est pas l'esprit, c'est une certaine forme d'humanité concrète et déterminée. Du coup on peut parler ici d'écriture automatique engagée et même dirigée, non qu'il y ait intervention de la réflexion, mais parce que les mots et les images traduisent perpétuellement la même obsession torride. Au fond de lui-même, le surréaliste blanc trouve la détente ; au fond de lui-même, Césaire trouve l'inflexibilité fixe de la revendication et du ressentiment. Les mots de Léro s'organisent mollement, en décompression, par relâchement des liens logiques, autour de thèmes larges et vagues ; les mots de Césaire sont pressés les uns contre les autres et cimentés par sa furieuse passion. Entre les comparaisons les plus hasardeuses, entre les termes les plus éloignés court un fil secret de haine et d'espoir. Comparez, par exemple, « l'hélice de ton sourire jeté au loin », qui est un produit du libre jeu de l'imagination et une invite à la rêverie, avec.
« et les mines de radium
enfouies dans l'abysse de mes innocences
sauteront en grains
dans la mangeoire des oiseaux
et le stère d'étoiles
sera le nom commun du bois de chauffage
recueilli aux alluvions des veines chanteuses de nuit ».
où les « disjecta membra » du vocabulaire s'organisent pour laisser deviner un « Art poétique » noir. Ou qu'on lise :
« Nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire de la négation.».
Et lisez encore :
« Les mers pouilleuses d'îles craquant aux doigts des roses lance-flamme et mon corps intact de foudroyé. ».
Voici l'apothéose des poux de la misère noire sautant parmi les cheveux de l’eau, « isles » au fil de la lumière, craquant sous les doigts de l’épouilleuse céleste, /'aurore aux doigts de rose, cette aurore de la culture grecque et méditerranéenne, arrachée par un voleur noir aux sacro-saints poèmes homériques, et dont /es ongles de princesse en esclavage sont asservis soudain par un Toussaint Louverture à faire éclater les triomphants parasites de la mer nègre, /'aurore qui soudain se rebelle et se métamorphose, verse le feu comme /'arme sauvage des blancs, lance-flamme, arme de savants, arme de bourreaux, foudroie de son feu blanc le grand Titan noir qui se relève intact, éternel, pour monter à l'assaut de l’Europe et du ciel. En Césaire la grande tradition surréaliste s'achève, prend son sens définitif et se détruit : le surréalisme, mouvement poétique européen, est dérobé aux Européens par un Noir qui le tourne contre eux et lui assigne une fonction rigoureusement définie.
(pp. XXVII-XXVIII).
ma négritude n'est ni une
tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l'accablement opaque de sa droite patience. ».
La négritude est dépeinte en ces beaux vers comme un acte beaucoup plus que comme une disposition. Mais cet acte est une détermination intérieure : il ne s'agit pas de prendre dans ses mains et de transformer les biens de ce monde, il s'agit d'exister au milieu du monde. La relation avec l'univers reste une appropriation. Mais cette appropriation n'est pas technique. Pour le blanc, posséder c'est transformer. Certes, l'ouvrier blanc travaille avec des instruments qu'il ne possède pas. Mais du moins ses techniques sont à lui : s'il est vrai que les inventions majeures de l'industrie européenne sont dues à un personnel qui se recrute surtout dans les classes moyennes, du moins le métier du charpentier, du menuisier, du tourneur leur apparaît-il encore comme un véritable patrimoine, quoique l'orientation de la grande production capitaliste tende à les dépouiller aussi de leur « joie au travail ». Mais l'ouvrier noir, ce n'est pas assez de dire qu'il travaille avec des instruments qu'on lui prête ; on lui prête aussi les techniques.
Césaire appelle ses frères noirs :
« Ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole ceux qui n'ont jamais su dompter ni la vapeur ni l'électricité ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel... ».
Mais cette revendication hautaine de la non-technicité renverse la situation : ce qui pouvait passer pour un manque devient source positive de richesse. Le rapport technique avec la Nature la dévoile comme quantité pure, inertie, extériorité : elle meurt. Par son refus hautain d'être homo faber, le nègre lui rend la vie. Comme si, dans le couple « homme-nature », la passivité d'un des termes entraînait nécessairement l'activité de l'autre. A vrai dire, la négritude n'est pas une passivité, puisqu'elle « troue la chair du ciel et de la terre » : c'est une « patience », et la patience apparaît comme une imitation active de la passivité. L'action du nègre est d'abord action sur soi. Le noir se dresse et s'immobilise comme un charmeur d'oiseaux et les choses viennent se percher sur les branches de cet arbre faux. Il s'agit bien d'une captation du monde, mais magique, par le silence et le repos : en agissant d'abord sur la Nature, le blanc se perd en la perdant ; en agissant d'abord sur soi, le nègre prétend gagner la Nature en se gagnant.
« Ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de toute
chose ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de compter, mais jouant le jeu du monde véritablement les
fils aînés du monde poreux à tous les souffles du monde...
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même
du monde. ».
On ne pourra se défendre, à cette lecture, de songer à la fameuse distinction qu'à établie Bergson entre l'intelligence et l'intuition. Et justement Cêsaire nous appelle.
« Vainqueurs omniscients et naïfs ».
De l'outil, le blanc sait tout.
Mais tout griffe la surface des choses, il ignore la durée, la vie. La
négritude, au contraire, est une compréhension par sympathie. Le secret du noir
c'est que les sources de son existence et les racines de l'Être sont identiques.
(pp. XXX-XXXI).
Nous sommes pétris du limon : des statuettes sorties des mains du divin sculpteur. Si les objets manufacturés qui nous entourent pouvaient rendre un culte à leurs créateurs, ils nous adoreraient sans aucun doute comme nous adorons le Tout-Puissant. Pour nos poètes noirs, au contraire, l'être sort du Néant comme une verge qui se dresse ; la Création est un énorme et perpétuel accouchement ; le monde est chair et fils de la chair ; sur la mer et dans le ciel, sur les dunes, sur les pierres, dans le vent, le Nègre retrouve le velouté de la peau humaine ; il se caresse au ventre du sable, aux cuisses du ciel : il est « chair de la chair du monde » ; il est « poreux à tous ses souffles », à tous ses pollens ; il est tour à tour la femelle de la Nature et son mâle ; et quand il fait l'amour avec une femme de sa race, l'acte sexuel lui semble la célébration du Mystère de l'être. Cette religion spermatique est comme une tension de l'âme équilibrant deux tendances complémentaires : le sentiment dynamique d'être un phallus qui s'érige et celui plus sourd, plus patient, plus féminin d'être une plante qui croît. Ainsi la négritude, en sa source la plus profonde, est une androgynie.
« Te voilà
debout et nu
limon tu es et t'en souviens
mais tu es en réalité l'enfant de cette ombre parturiante
qui se repaît de lactogène lunaire
puis tu prends lentement la forme d'un fût
sur ce mur bas que franchissent les songes des fleurs
et le parfum de l'été en relâche
Sentir, croire que des racines te poussent aux pieds
et courent et se tordent comme des serpents assoiffés
vers quelque source souterraine... ».
(Rabéarivelo.).
Et Césaire :
« Mère très usée, mère sans feuille, tu es un flamboyant et ne portes plus que des gousses. Tu es un calebassier et tu n'es qu'un peuplement de couis... ».
(p. XXXIII).
Comme le poète dionysiaque, le
Nègre cherche à pénétrer sous les phantasmes brillants du jour et rencontre, à
mille pieds sous la surface apollinienne, la souffrance inexpiable qui est
l'essence universelle de l’homme. Si l’on voulait systématiser, on dirait que
le Noir se fond à la Nature entière en tant qu'il est sympathie sexuelle pour la Vie et qu'il se revendique comme
l'Homme en tant qu'il est Passion de douleur révoltée. On sentira
l'unité fondamentale de ce double mouvement si l'on réfléchit à la relation de
plus en plus étroite que les psychiatres établissent entre l'angoisse et le
désir sexuel. Il n'y a qu'un seul orgueilleux surgissement qu'on peut aussi
bien nommer un désir qui plonge ses racines dans la souffrance ou une souffrance
qui s'est fichée comme une épée au travers
d'un vaste désir cosmique. Cette « droite patience » qu'évoquait
Césaire, elle est, d'un même jaillissement, croissance
végétale et patience contre la douleur, elle réside dans les muscles
mêmes du nègre ; elle soutient le porteur noir qui remonte le Niger sur
mille kilomètres sous un soleil accablant avec une charge de vingt-cinq kilos
en équilibre sur sa tête. Mais si, en un certain sens, on peut assimiler la
fécondité de la Nature à une prolifération de douleurs, en un autre sens –- et
cela aussi est dionysiaque – cette fécondité, par son exubérance, dépasse la
douleur, la noie dans son abondance créatrice qui est poésie, amour et danse.
Peut-être faut-il, pour comprendre cette unité indissoluble de la souffrance,
de l'éros et de la joie, avoir vu les Noirs
de Harlem danser frénétiquement au rythme de ces « blues » qui sont les
airs les plus douloureux du monde. C'est le rythme, en effet, qui cimente ces
multiples aspects de l'âme noire, c'est lui
qui communique sa légèreté nietzschéenne à ces lourdes intuitions
dionysiaques, c'est le rythme – tam-tam, jazz, bondissement de ces poèmes – qui
figure la temporalité de /'existence nègre. Et quand un poète noir prophétise à
ses frères un avenir meilleur, c'est sous la forme d'un rythme qu'il leur
dépeint leur délivrance.
(p. XXXV).
Étrange et décisif virage, :
la race s'est transmuée en historicité, le Présent noir explose et se temporalise,
la Négritude s'insère avec son Passé et son Avenir dans l'Histoire Universelle,
ce n'est plus un état rai même une attitude existentielle, c'est un
Devenir ; l'apport noir dans l'évolution de l'Humanité, ce n'est plus une
saveur, un goût, un rythme, une authenticité, un bouquet d'instincts
primitifs : c'est une entreprise datée, une patiente construction, un
futur. C'est au nom des qualités ethniques que le Noir, tout à l'heure,
revendiquait sa place au soleil ; à présent, c'est sur. sa
mission qu'il fonde son droit à la vie et cette mission, tout comme celle du
prolétariat, lui vient de sa situation historique : parce qu'il a, plus
que tous les autres, souffert de l'exploitation capitaliste, il a acquis, plus
que tous les autres, le sens de la révolte et l'amour de la liberté. Et parce
qu'il est le plus opprimé, c'est la libération de tous qu'il poursuit nécessairement, lorsqu'il travaille à sa
propre délivrance :
« Noir messager d'espoir.
tu connais tous les chants du monde.
depuis ceux des chantiers immémoriaux du Nil. ».
Mais pouvons-nous encore, après
cela, croire à l'homogénéité intérieure de la Négritude ? Et comment dire
ce qu'elle est ? Tantôt c'est une innocence perdue qui n'eut d'existence
qu'en un lointain passé, et tantôt un espoir qui ne se réalisera qu'au sein de
la Cité future. Tantôt elle se contracte dans un instant de fusion
panthéistique avec la Nature et tantôt elle s’étend jusqu'à coïncider avec
l'histoire entière de l'Humanité ; tantôt c'est une attitude existentielle et tantôt l'ensemble objectif des traditions
négro-africaines. Est-ce qu'on la découvre ? Est-ce qu'on la crée ? Après tout, il est des noirs qui « collaborent
» ; après tout, Senghor, dans
les notices dont il a fait précéder les œuvres de chaque poète, semble
distinguer des degrés dans la Négritude. Celui qui s'en fait l'annonciateur
auprès de ses frères de couleur les invite-t-il à se faire toujours plus
nègres, ou bien, par une sorte de psychanalyse poétique, leur dévoile-t-il ce
qu'ils sont ? Est-elle nécessité ou liberté ? S'agit-il, pour le
nègre authentique, que ses conduites découlent de son essence comme les
conséquences découlent d'un principe, ou bien est-on nègre comme le fidèle
d'une religion est croyant, c'est-à-dire dans la crainte et le tremblement, dans
l'angoisse, dans le remords perpétuel de n'être jamais assez ce qu'on voudrait
être ? Est-ce une donnée de fait ou une valeur ? L'objet d'une
intuition empirique ou d'un concept moral ? Est-ce une conquête de la
réflexion ? Ou si la réflexion l'empoisonne ? Si elle n'est jamais
authentique que dans l'irréfléchi et dans l'immédiat ? Est-ce une
explication systématique de l'âme noire ou un Archétype platonicien qu'on peut
indéfiniment approcher sans jamais y atteindre ? Est-ce pour les noirs,
comme notre bon sens d'ingénieurs, la chose du monde la mieux partagée ?
Ou descend-elle en certains comme une grâce et choisit-elle ses élus ?
Sans doute répondra-t-on qu'elle est tout cela à la fois et bien d'autres
choses encore. Et j'en demeure d'accord : comme toutes les notions
anthropologiques, la Négritude est un chatoiement d'être et de devoir-être ; elle vous fait et vous la faites :
serment et passion, à la fois. Mais il y a plus grave : le nègre, nous
l'avons dit, se crée un racisme antiraciste. Il ne souhaite nullement dominer
le monde : il veut l'abolition des privilèges ethniques d'où qu'ils
viennent ; il affirme sa solidarité avec les opprimés de toute couleur. Du
coup la notion subjective, existentielle, ethnique de négritude « passe »,
comme dit Hegel, dans celle – objective,
positive, exacte – de prolétariat. « Pour Césaire, dit Senghor, le «
Blanc » symbolise le capital, comme le Nègre le travail... A travers les hommes
à peau noire de sa race, c'est la lutte du prolétariat mondial qu'il chante. »
C'est facile à dire, moins facile à penser. Et, sans doute, ce n'est pas par
hasard que les chantres les plus ardents de la Négritude sont en même temps des militants marxistes. Mais cela
n'empêche que la notion de race ne se recoupe
pas avec celle de classe : celle-là est concrète et particulière, celle-ci universelle
et abstraite ; l'une ressortit à ce que Jaspers nomme compréhension
et l'autre à l'intellection ; la première est le produit d'un syncrétisme psycho-biologique et l'autre est une construction méthodique
à partir de l'expérience. En fait, la Négritude apparaît comme le temps faible
d'une progression dialectique : l'affirmation théorique et pratique de la
suprématie du blanc est la thèse ; la position de la Négritude comme
valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n'a
pas de suffisance par lui-même et les noirs qui en usent le savent fort
bien ; ils savent qu'il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l'humain
dans une société sans races. Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est
passage et non aboutissement, moyen et non fin
dernière. Dans le moment que les Orphées noirs
embrassent le plus étroitement cette Eurydice, ils sentent qu'elle s'évanouit
entre leurs bras. C'est un poème de Jacques Roumain, communiste noir, qui
fournit sur cette nouvelle ambiguïté le plus émouvant témoignage :
(pp. XXXIX-XLI).
« Est-ce tout cela climat étendue espace.
qui crée le clan la tribu la nation.
la peau la race des dieux.
notre dissemblance inexorable. ».
Mais cette rationalisation du concept racial le poète n'a pas tout à fait le courage de la reprendre à son compte : on voit qu'il se borne à interroger ; sous sa volonté d'union perce un amer regret. Etrange chemin : humiliés, offensés, les noirs fouillent au plus profond d'eux-mêmes pour retrouver leur plus secret orgueil, et quand ils l'ont enfin rencontré, cet orgueil se conteste lui-même : par une générosité suprême ils l’abandonnent, comme Philoctète abandonnait à Néoptolème son arc et ses flèches. Ainsi le rebelle de Césaire découvre au fond de son cœur le secret de ses révoltes : il est de race royale.
« – c'est vrai qu'il y a quelque chose en toi qui n'a jamais pu se soumettre, une colère, un désir, une tristesse, une impatience, un mépris enfin, une violence... et voilà tes veines charrient de l'or non de la boue, de l'orgueil non de la servitude. Roi tu as été Roi jadis. ».
Mais il repousse aussitôt cette tentation :
« Une loi est que je couvre d'une chaîne sans cassure jusqu'au confluent de feu qui me volatilise qui m'épure et m'incendie de mon prisme d'or amalgamé... Je périrai. Mais un. Intact. ».
C'est peut-être cette nudité ultime de l'homme qui a arraché de lui les oripeaux blancs qui masquaient sa cuirasse noire et qui, à présent, défait et rejette cette cuirasse elle-même ; c'est peut-être cette nudité sans couleur qui symbolise le mieux la Négritude : car la Négritude n'est pas un état, elle est pur dépassement d'elle-même, elle est amour. C'est au moment où elle se renonce qu'elle se trouve ; c'est au moment où elle accepte de perdre qu'elle a gagné : à l'homme de couleur et à lui seul il peut être demandé de renoncer à la fierté de sa couleur. Il est celui qui marche sur une crête entre le particularisme passé qu'il vient de gravir et l'universalisme futur qui sera le crépuscule de sa négritude ; celui qui vit jusqu'au bout le particularisme pour y trouver l'aurore de l'universel. Et sans doute le travailleur blanc, lui aussi, prend conscience de sa classe pour la nier puisqu'il veut l'avènement d'une société sans classe : mais, encore une fois, la définition de la classe est objective ; elle résume seulement les conditions de son aliénation ; tandis que le nègre, c'est au fond de son cœur qu'il trouve la race et c'est son cœur qu'il doit arracher. Ainsi la Négritude est dialectique ; elle n'est pas seulement ni surtout l'épanouissement d'instincts ataviques ; elle figure le dépassement d'une situation définie par des consciences libres. Mythe douloureux et plein d'espoir, la Négritude, née du Mal et grosse d'un Bien futur, et vivante comme une femme qui naît pour mourir et qui sent sa propre mort jusque dans les plus riches instants de sa vie ; c'est un repos instable, une fixité explosive, un orgueil qui se renonce, un absolu qui se sait transitoire : car en même temps qu'elle est l'annonciatrice de sa naissance et de son agonie, elle demeure l'attitude existentielle choisie par des hommes libres et vécue absolument, jusqu'à la lie. Parce qu'elle est cette tension entre un Passé nostalgique où le noir n'entre plus tout à fait et un avenir où elle cédera la place à des valeurs nouvelles, la Négritude se pare d'une beauté tragique qui ne trouve d'expression que dans la \ poésie. Parce qu'elle est l'unité vivante et dialectique de tant de contraires, parce qu'elle est un Complexe rebelle à l'analyse, c'est seulement l'unité multiple d'un chant qui la peut manifester et cette beauté fulgurante du Poème, que Breton nomme « explosante-fixe ». Parce que tout essai pour en conceptualiser les différents aspects aboutirait nécessairement à en montrer la relativité, alors qu'elle est vécue dans l'absolu par des consciences royales, et parce que le poème est un absolu, c'est la poésie seule qui permettra de fixer l'aspect inconditionnel de cette attitude. Parce qu'elle est une subjectivité qui s'inscrit dans l'objectif, la Négritude doit prendre corps dans un poème, c'est-à-dire dans une subjectivité-objet ; parce qu'elle est un Archétype et une Valeur, elle trouvera son symbole le plus transparent dans les valeurs esthétiques ; parce qu'elle est un appel et un don, elle ne peut se faire entendre et s'offrir que par le moyen de l'œuvre d'art qui est appel à la liberté du spectateur et générosité absolue. La Négritude c'est le contenu du poème, c'est le poème comme chose du monde, mystérieuse et ouverte, indéchiffrable et suggestive ; c'est le. poète lui-même. Il faut aller plus loin encore ; la Négritude, triomphe du Narcissisme et suicide de Narcisse, tension de rame au-delà de la culture, des mots et de tous les faits psychiques, nuit lumineuse du non-savoir, choix délibéré de /'impossible et de ce que Bataille nomme le « supplice », acceptation intuitive du monde et refus du monde au nom de la « loi du cœur », double postulation contradictoire, rétraction revendicante, expansion de générosité, est, en son essence, Poésie. Pour une fois au moins, le plus authentique projet révolutionnaire et la poésie la plus pure sortent de la même source.
(pp. XLII-XLIV).
[1] Introduction à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, de Léopold Sédar Senghor. Paris, PUF, 1948, rééd. « Quadrige », 2001.