Jean-Marc MOURA,
Littératures francophones et théorie postcoloniale.
Paris, Le Seuil, 1999
Chapitre 5 : Poétiques (pp. 109-138)

L'ŒUVRE ET LE CHAMP LITTÉRAIRE. 2

Esthétique et anthropologie. 3

L'effet anthologique. 4

L'accompagnement théorique. 5

LA SCÉNOGRAPHIE POSTCOLONIALE. 7

Une voix des limites. 8

Un espace de la coexistence. 11

La recherche d'une continuité temporelle. 13

Des genres hybrides. 15

 

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C'est entendu, nous parlons et écri­vons en français et notre poésie sera toujours de la poésie française. D'ac­cord. Mais notre tellurisme n'est pas français, et partant, notre sensibilité, pierre de touche de la poésie; si nous voulons apporter quelques chose au monde français et hisser notre poésie au rang des grandes poésies nationales, nous devons nous trouver davantage, accuser notre différenciation et notre pouvoir d'identification (Gaston Miron).

Une étude de poétique postcoloniale se concentre non sur la situation d'énonciation de l’œuvre, concept linguistique transféré au plan socio-historique, mais sur la situation d'énonciation que s'assigne l’œuvre elle-même (situation que l’œuvre présuppose et qu'en retour elle valide), et dont l'ensemble des signes déchiffra­bles dans l’œuvre peut être appelé la scénographie [1]'. Celle-ci arti­cule l’œuvre et le monde et constitue l'inscription légitimante d'un texte. Par la scénographie l’œuvre définit les statuts d'énonciateur et de coénonciateur, l'espace et le temps à partir desquels se déve­loppe l'énonciation qu'elle se suppose [2]. La scénographie est elle­-même dominée par la scène littéraire, qui confère à l’œuvre son cadre pragmatique, associant une position d' « auteur » et une posi­tion de « public », et imposant le rituel discursif propre à tel genre. Loin d'être un message contingent, la scénographie ne fait donc qu'une avec l’œuvre qu'elle soutient et qui la soutient. Elle est un dispositif qui permet d'articuler l’œuvre sur ce dont elle surgit : vie de l'auteur, société, culture, dispositif proprement littéraire s'il est vrai que la littérature est un discours dont l'identité se constitue à travers la négociation de son droit à venir au monde, à énoncer comme il le fait.

On perçoit tout l'intérêt d'une étude postcoloniale de la scéno­graphie. Les littératures francophones s'inscrivent dans une situa­tion d'énonciation (réelle) où coexistent des univers symboliques divers dont l'un a d'abord été imposé et a reçu le statut de modèle (ou contre lequel on réagit: cas du Québec). Dans cette situation de coexistence, la construction par l’œuvre de son propre contexte énonciatif est à la fois plus complexe et plus importante que dans une situation de monolinguisme relatif (par exemple, en France) [3]. Pour l'auteur francophone, il s'agit d'établir son texte dans un milieu instable (et d'abord au plan linguistique), où les hiérarchies sont fluctuantes et mal acceptées, les publics hétérogènes, et de le faire reconnaître sur une scène littéraire occidentale qui lui est peu propice. D'où la nécessité d'une scénographie précise réagissant à tant d'incertitudes. A partir de cette situation d'énonciation pré­supposée par l'œuvre se développent certaines options formelles. C'est la description et l'étude de celles-ci qui fondent le projet d'une poétique postcoloniale.

Ultimement la scénographie est unique, propre à chaque œuvre, et appelle à ce titre une analyse interne poussée, impossible ici. J'en resterai à la détermination de certaines grandes orienta­tions touchant à deux domaines: en amont de la scénographie, les stratégies visant à articuler l'entreprise d'écriture sur une culture, un mouvement collectif, une théorie et à la situer par rapport au champ littéraire occidental, et en aval, la scénographie postcolo­niale proprement dite.

L'ŒUVRE ET LE CHAMP LITTÉRAIRE

Aux yeux de la critique postcoloniale, l’œuvre vise à se situer dans le monde en se branchant sur un ensemble socioculturel enraciné en un territoire, ce branchement étant fréquemment rendu difficile en raison d'une (tenace) hiérarchisation européenne - que ce soit la dévalorisation pure et simple ou son envers mythique, la valorisation du « primitif » - des traditions concer­nées. La scénographie postcoloniale a d'abord cette particularité que l’œuvre vise à légitimer la culture dont elle émane en se don­nant pour le prolongement actuel de ses traditions. Les Soleils des indépendances de A. Kourouma évoquent la société malinkée et ses rites (le récit commence et s'achève par l'évocation d'un rituel funéraire) tout en témoignant de la déstructuration à laquelle l'indépendance les a soumis. Le roman nous brosse le portrait savoureux d'une culture présente en revenant sur ses origines tra­ditionnelles et désormais négligées.

L'insistance sur la mémoire donne à l'énonciateur un statut particulier, il est à la fois un individu et le symbole d'une culture. L'autobiographie de Camara Laye répond sans doute aux critères européens de l'écriture du moi, mais L'Enfant noir est aussi, et peut-être surtout, le portrait de la société traditionnelle de Haute­ Guinée telle que l'auteur l'a connue enfant. La Colline oubliée de M. Mammeri dessine certes le parcours d'une génération qui va être bouleversée par la Seconde Guerre mondiale, mais elle est profondément une remarquable évocation de la culture kabyle et de ses mœurs si attachantes. Cette particularité, qui fait des oeuvres autant d' « allégories nationales » (Frederic Jameson), dessine égale­ment une double co-énonciation: le public européen (à qui il s'agit de faire découvrir, éventuellement apprécier une culture), le public autochtone, à qui on tend un miroir (pour les représentants de celle-ci) ou un récit informé pour les « voisins » qui ne la connais­sent pas bien (les autres ethnies africaines pour C. Laye, les Algériens non kabyles pour M. Mammeri). Par cette défense et illustra­tion culturelle, le lieu de l'énonciation se donne pour celui de l'autochtonie, où s'est opérée l'osmose d'une terre et d'une tradi­tion. L'écriture s'inscrit sur le fond d'un présent palimpseste où se déchiffrent, encore vivaces, les traces d'une originalité qu'a failli gommer la domination étrangère. Cette stratégie visant un double public recourt à diverses tactiques d'appui dont on peut seulement énumérer les grands aspects.

Esthétique et anthropologie

La défense et illustration culturelle propre à maintes oeuvres francophones a fréquemment été inspirée et légitimée par la recherche anthropologique. Nombre d'auteurs pionniers africains doivent beaucoup à Maurice Delafosse [4], à commencer par Cheikh Anta Diop, dans son triple refus d'adhérer à la thèse d'une « men­talité primitive » essentiellement distincte de l'esprit occidental, de diagnostiquer une infériorité socioculturelle essentielle, et de pro­longer le mythe voulant que l'histoire de l'Afrique commençât avec l'arrivée des Européens. Delafosse put inspirer des travaux africains sur les cultures africaines même si au fond, il partageait le grand préjugé de son époque, prônant l'assimilation pour les Noirs, autrement dit l'accès au « progrès » européen [5]. Pour leur part, Georges Hardy [6] et Leo Frobenius allaient contribuer à une anthropologie plus « engagée », y compris vers le mythe. On sait que la référence majeure de la négritude demeure l'Histoire de la civi­lisation africaine de Frobenius [7], avec son refus du rationalisme et du positivisme, tenus pour les produits de la « raison » française (opposée au « mysticisme » allemand) et l'éloge d'une pensée glo­balisante et empathique. L'ethnologue, réagissant contre l'image négative que l'Europe avait de l'Afrique [8], développait à l'instar de Hardy, l'idée d'une unité culturelle nègre dominant toute l'Afrique. La notion d'âme africaine devait ainsi inspirer la négritude. Sa célèbre théorie païdeumatique [9], tendant à présenter un Occident déclinant et une Afrique promise à un bel avenir, préparait l'idée du Noir comme homme de demain.

Il y avait là des encouragements de la part des ethnologues européens aux Noirs de tous les pays à se sentir membres d'une communauté négro-africaine culturellement homogène. Certes la négritude se réclamera davantage de René Maran ou de Jean Price-­Mars que de l'anthropologie européenne, mais celle-ci exerça une influence incontestable [10].

Dans le contexte antillais, l’œuvre de J. Price-Mars [11] (que L. G. Damas appelait le « Grand Aîné») [12], réhabilitant la culture populaire haïtienne et soulignant ses liens à l'Afrique et à son his­toire, inspira Damas, Césaire et Senghor. Pour Haïti, Price-Mars souligna l'importance de ce qui était méprisé de l'intelligentsia mulâtre, le créole, la musique et les danses populaires, les contes et le vaudou (qu'il arracha au stéréotype de la superstition pour le pré­senter comme une religion). Par là, il devait influencer une série d'auteurs rattachés au courant de l'indigénisme, d'abord avec Jac­ques Roumain, puis avec des poètes tel R. Depestre et des roman­ciers (J. S. Alexis). Le mouvement, on le sait, eut ses ambiguïtés Duvalier aussi magnifiait les traditions populaires, mais à des fins d'opposition à toute évolution sociale. L'indigénisme de Price-Mars eut le mérite de mettre en évidence une spécificité de la conscience haïtienne empruntant à l'Afrique sans être pleinement africaine.

Il faudrait également parler des revues qui en Martinique, Gua­deloupe et Guyane, ont tenté de développer une « anthropologie critique » (R. Antoine) depuis 1931 (premier numéro de la Revue du Monde noir[13]. Il faudrait évoquer aussi l'aspect ethnologique que prennent volontiers tant de romans canadiens, non pas unique­ment le vieux roman du terroir dont la réalisation la plus achevée est Maria Cbapdelaine (1916), mais ceux d'Yves Thériault, si atten­tifs à la vie indienne ou ceux de Gabrielle Roy [14]. Mais peu importe l'exhaustivité, la documentation ethnographique, la recherche ethnologique, voire les mythologies des anthropologues assurent la légitimation culturelle de nombre d’œuvres.

Cette articulation de la création sur une anthropologie (prenant volontiers l'apparence d'une archéologie) reçoit dans les oeuvres la forme d'un dispositif poétique de soudure du mythe et de l'Histoire, du religieux et du politique, qui a pour horizon la fon­dation d'une communauté. La terre mythique de Lémurie, recherchée par Robert-Edward Hart puis Malcolm de Chazal [15]3, le  royaume de Sine de Senghor, ou même la Congolie de Sylvain Bemba [16] articulent le présent à une origine plus ou moins rêvée. Par là, les oeuvres peuvent être rapprochées d'un phénomène né avec le romantisme et qui a conféré à la poésie romantique sa vocation de révélation et d'institution : le légendaire [17]. Maintes créations francophones, pas seulement poétiques, recourent à cette soudure entre une origine (postulée par des travaux historiques et ethnolo­giques plus ou moins scientifiques) et le devenir actuel du peuple et de la culture dont elles émanent.

L'effet anthologique

L'anthologie est un moyen dynamique de construire le lieu d'énonciation d'une oeuvre. Elle invite à la découverte d'un mou­vement littéraire et culturel qu'on présente dans sa cohérence jus­qu'alors négligée. En France, la reconnaissance du fait littéraire négro-africain est liée au phénomène anthologique. Luc Fraisse en a retracé l'histoire [18]. Si l'on excepte l'anthologie de Cendrars, plus littéraire qu'ethnologique au fond, c'est à partir de la fameuse et mal comprise [19] anthologie de Senghor que les ouvrages de ce type, ayant bénéficié du travail pionnier et de « l'effet d'entraînement » du Sénégalais (préfacé par J.-P. Sartre, l'intellectuel français le plus prestigieux de l'après-guerre), vont poser la question de la défini­tion de la littérature noire, dans ses limites géographiques, son unité et sa spécificité profonde [20]. L'anthologie de Lilyan Kesteloot - revue en 1987 puis complétée au début des années quatre-vint­-dix - marquera la reconnaissance du fait littéraire africain, au-delà des clivages nationaux: la « conscience poétique reste panafri­caine » [21]. Désormais s'opposent clairement l'anthologie panafri­caine et les anthologies régionales [22] ou nationales.

Ces anthologies, représentatives de toutes les régions franco­phones [23], ne ressemblent en général pas à ce « cimetière où l'espace est mesuré, et où il faut, à chaque instant, trouver de la place pour de nouvelles tombes » [24]. Elles réunissent dimensions mémorielle et prospective. Il s'agit de montrer qu'existe une littérature, la compo­sition est créatrice en un double sens : on crée un bouquet littéraire et une littérature (jusque-là non reconnue comme telle). Leur voca­tion définitoire est nette, non seulement de ce qu'est la littérature mais surtout de ce qu'est l'unité littéraire (et en deçà culturelle) pos­tulée (unité noire, africaine, maghrébine, antillaise...) et du style, de la forme qui lui sont les mieux adaptés. L'anthologie francophone a une dimension pragmatique, elle permet à une littérature d'exister pour les publics de la francophonie. Elle relie en même temps la création littéraire à une communauté de culture ou de race, enga­geant dès lors une certaine lecture des textes qui influencera la scé­nographie des oeuvres à venir. Combien de textes ont été écrits dans le sillage de la négritude après l'anthologie de Senghor ?

L'accompagnement théorique

La situation périphérique des littératures francophones par rapport aux institutions littéraires impose un discours théorique sur la création, venant marquer les conceptions de l'auteur quant à sa pratique. Quand B. Mouralis écrit à propos de la littérature négro-africaine :

« Le caractère principal de celle-ci réside à notre avis dans un proces­sus caractérisé par la production conjointe d’œuvres proprement littéraires (poésie, théâtre, roman) et d'un discours incessant destiné à préciser le sens, la portée, l'orientation de la littérature ainsi constituée. » [25]

Le diagnostic est valide pour l'ensemble des littératures post­coloniales (les choses étant un peu différentes au Québec) puisque l'aspiration à une expression authentique s'accomplit dans une langue importée, celle d'un humanisme européen dont Césaire a pu écrire qu'il n'était pas « à la mesure du monde », charriant des concepts et des valeurs affirmant « la supériorité omnilatérale de la civilisation occidentale sur les civilisations exotiques » [26]. La défense et l'illustration de la création passait nécessairement par un ensemble de discours de soutien et d'explication. L'étude de cet accompagnement théorique est un champ important des recherches postcoloniales : plusieurs directions d'analyse sont possibles, mais sur un plan général, il s'agit toujours d'étudier l'élaboration, les évolutions et les rencontres du discours théorique élaboré parallèlement et à propos d'une littérature postcoloniale.

Pour la genèse de la théorie, l'une des études françaises les plus précises est Littérature et développement de B. Mouralis, qui a pour objet le discours sur la littérature négro-africaine et traite de ses périodes cruciales (particulièrement 1947-1969, de la fondation de Présence africaine au Festival panafricain d'Alger), et des critères et postulats qui le soutiennent (notamment celui de l'africanité). Mouralis distingue ce faisant les deux grandes approches de la cul­ture négro-africaine de cette époque, celles de Jahnheinz Jahn et de L. S. Senghor, montrant comment elles se différencient dans deux domaines cruciaux, celui de la définition des « modalités de la pré­sence-au-monde du Noir » et celui de la manière dont « les oeuvres littéraires traduisent, même quand elles s'expriment dans une langue européenne, ces modalités » [27].

L'histoire des évolutions des discours critiques passe par l'étude des mouvements régionaux ou nationaux d'affirmation des littératures francophones, notamment ces vecteurs de propagation littéraire que sont les revues [28] - dont l'une des plus importantes au plan théorique fut Souffles au Maroc [29] -, par l'histoire des « grandes figures » francophones [30] et celles des modèles ou des influences dont se sont réclamés les auteurs [31], les précurseurs aussi dont ils ont voulu se démarquer [32].

L'histoire des rencontres du discours critique francophone avec ses homologues europhones relève d'un comparatisme d'avenir. Un exemple fameux est la critique du mouvement de la négritude par les auteurs nigérians, notamment Wole Soyinka et la revue Black Orpheus. Un exemple de cette étude générale a été donné pour l'Afrique par l'ouvrage dirigé par A. Gérard, Euro­pean-language Writing in Sub-Sabaran Africa [33]. Les cadres d'une his­toire de ce type pour les Antilles ont été définis par le même auteur [34]. Enfin, il importe de considérer les rencontres de ces dis­cours critiques avec les théories occidentales, l'un des cas les plus célèbres étant la préface de J.-P. Sartre, « Orphée noir», à l'anthologie de L. S. Senghor. Vérifier le retentissement (mani­feste dans le cas de Sartre) de la théorie occidentale sur le discours francophone ne suffit pas, il faut encore étudier l'influence de celui-ci sur nos discours critiques. Elle est loin d'être négli­geable si l'on veut bien considérer que la théorie postcoloniale en est, pour partie, un produit. Les formes de ce dialogue sont en tout cas fort diverses. Rencontres entre théorie francophone et idéologies occidentales [35], dialogues entre auteurs et entre critiques [36], modification du canon littéraire mondial [37], organisation enfin d'un domaine théorique indépendant, mais non autarcique [38], au sud', tout indique que ces dynamiques postcoloniales sont un élément majeur de notre postmodernité et qu'il nous reste à éva­luer l'importance de ces créations et de ces théories principale­ment venues du Sud sur nos conceptions de la littérature et tout simplement sur notre imaginaire.

Les sollicitations de l'anthropologie, les publications antholo­giques et l'appui du discours critique sont utiles pour pallier deux difficultés auxquelles est confronté l'écrivain francophone: 1 / Sa situation périphérique par rapport à la société où il vit et où la langue dans laquelle il écrit n'est que l'une des langues d'usage, par­fois minoritaire ; 2 / Son éloignement du centre du champ littéraire francophone qui est la France (et Paris). Mais la poétique postcolo­niale s'interroge surtout sur la scénographie interne aux oeuvres.

LA SCÉNOGRAPHIE POSTCOLONIALE

Sous quelles formes et selon quelles régularités symboliques, thématiques, stylistiques, les oeuvres littéraires postcoloniales se donnent-elles leur propre contexte d'énonciation ? On serait tenté ici de distinguer diverses étapes d'une appropriation littéraire, cor­respondant à une progression un peu mécanique: phase de l'imitation du modèle européen (littérature coloniale), phase du refus et du combat contre ce modèle (littérature « révolutionnaire » telle que F. Fanon l'appelait de ses vœux), phase de ressourcement culturel (célébration de la vie traditionnelle, dans la veine de L'Enfant noir de C. Laye ou de La Colline oubliée de M. Mammeri), coexistence vécue et assumée des univers symboliques (la créolité antillaise). En réalité, les processus de légitimation de la norme européenne, les modes de coexistence et d'interaction des univers symboliques, les modalités d'adaptation à une situation de coexis­tence, les stratégies de légitimation autochtones ne répondent guère à ce schéma linéaire. Les Soleils des indépendances de A. Kou­rouma le montre bien, qui crée une interlangue manifestant une coexistence assumée entre références françaises et malinkées tout en délivrant un message nostalgique sur le temps d'avant les indé­pendances. On peut donc, à la rigueur, distinguer une poétique de la littérature coloniale (ou colonialiste), donnant la priorité aux processus de légitimation de la norme européenne. Mais il faut parler de poétiques postcoloniales où les modes de coexistence et d'interaction des univers symboliques peuvent voisiner avec une affirmation (voilée) de cette norme [39]. La négritude a pu souffrir de cette ambiguïté, elle qui défendait les valeurs nègres tout en pré­tendant retrouver une essence africaine déjà mythifiée par certains Européens. Plutôt donc que de simplifier les évolutions de ces lit­tératures en les réduisant au schématisme colonial/postcolonial pour élaborer une poétique plus claire que rigoureuse, mieux vaut examiner les trois axes selon lesquels l'œuvre postcoloniale pré­suppose et construit son propre cadre énonciatif: l'ethos, manière dont la scénographie gère sa vocalité, son rapport à une voix fon­damentale ; la manière dont elle définit sa situation ; et la tempora­lité dans laquelle elle prétend s'insérer.

Une voix des limites

L'ethos, notion aristotélicienne, est lié à l'exercice de la parole, au rôle qui correspond au type de discours adopté. Mais tout genre de discours écrit doit aussi gérer son rapport à une vocalité fonda­mentale. Un texte en effet est généralement rapporté à quelqu'un, à une origine énonciative, à une voix qui atteste ce qui est dit. L'ethos peut être tenu pour la manière dont la scénographie gère son rapport à cette voix [40]. Dans les littératures francophones, ce rapport à la vocalité est fréquemment donné comme premier dans l’oeuvre. L'Étrange Destin de Wangrin a été conté à Hampâté Bâ par le modèle du personnage lui-même, nous est-il révélé dès l'avertissement du livre [41]. Le plus souvent, cette vocalité s'exprime par de grands signaux formels et thématiques que le même Ham­pâté Bâ a présentés pour l'Afrique, dans l'avant-propos d'Amkoul­lel, l'enfant peul: précision dans le détail, globalité de l'histoire que l'on prend comme un tout impossible à résumer, indifférence à la chronologie, auxquelles s'ajoutent de grandes constantes de la cul­ture africaine, présence du sacré en toute chose, relation entre les mondes visible et invisible, entre les vivants et les morts, respect religieux de la mère. [42] L'ethos est fréquemment associé à un per­sonnage typique: griot africain (Birago Diop aurait recueilli les Contes d'Amadou Koumba de la bouche de son griot), quimboiseur antillais (papa Longoué du Quatrième Siècle de E. Glissant) ou conteur oriental (le conteur apparaissant au début de La Nuit sacrée de T. Ben Jelloun). Mais c'est le recours à une langue orale fictive (joual du Cassé de Jacques Renaud, créole des premiers récits de R. Confiant) ou la création d'une interlangue (celle de Kourouma, la créolisation du français) qui attestent pleinement une vocalité donnée pour fondatrice.

L'ethos passe par le lien à un caractère et à une corporalité, ceux du garant du texte. Chez les pionniers, ce caractère, confronté à la tutelle ou à la vision coloniales, sait sa voix précaire. Il est voué à s'exprimer de manière plus éclatante [43], avec une force exacerbée et compensatoire, comme F. Fanon l'a expliqué, au plan général :

« Or, [l'intellectuel colonisé] sent qu'il lui faut sortir de cette culture blanche, qu'il lui faut chercher ailleurs, n'importe où, et faute de trou­ver un aliment culturel à la mesure du panorama glorieux étalé par le dominateur, l'intellectuel colonisé très souvent va refluer sur des positions passionnelles et développera une psychologie dominée par une sensibilité, une sensitivité, une susceptibilité exceptionnelles. [...]

« Ainsi s'explique suffisamment le style des intellectuels coloni­sés [...] Style heurté, fortement imagé... » [44]

Ce scénario de rébellion-construction a pour répondant un lyrisme poétique éclatant [45]. Il peut aussi revêtir la forme narrative de l'engagement littéraire: « romans de la contestation » africaine, de Sembène Ousmane à Mongo Beti [46], engagement communiste de R. Depestre ou de Jacques Roumain, dont Gouverneurs de la rosée emprunte nettement à l'idéologie marxiste [47]. Le théâtre de D. Boukman, lui, est tout imprégné du lyrisme révolutionnaire de Fanon [48]. L'engagement ne s'achève d'ailleurs pas avec les indépen­dances, il peut viser le néo-colonialisme, à l'instar des Tribaliques [49] de H. Lopès.

La scénographie des oeuvres « engagées » répond à ce que Susan Rubin Suleiman a nommé, à propos du roman à thèse, une structure antagonique : un affrontement entre deux adversaires qui ne sont pas égaux du point de vue éthique et moral [50]. Dans ce con­flit entre deux forces, l'une est identifiée au bien, l'autre au mal, avec les traits forcés, quelquefois caricaturaux, inhérents à ce type d'opposition. Le héros d'une histoire antagonique n'apprend rien, l’œuvre n'étant pas le récit d'une formation mais d'une confirma­tion manifestée de façon parfois redondante. Essentiellement per­formatif, le livre transmet un système de valeurs.

Tel est le cas de L'Homme aux sandales de caoutchouc de Kateb Yacine [51], pièce tiers-mondiste où la guerre du Vietnam est pré­sentée comme le combat-phare des peuples opprimés contre l'Occident impérialiste. Malgré la multiplicité des personnages et l'apparente polyphonie d'une oeuvre aux allures épiques, la thèse demeure manifeste. Le drame distribue les rôles de bourreau et de victime de manière à montrer que le Vietnam, à travers les âges, demeure un peuple-martyr dont l'invincible résistance est désor­mais incarnée par l'oncle Ho, l'homme aux sandales de caout­chouc. Le spectacle est kaléidoscopique mais son idéologie très claire, elle marque chez l'auteur un désir de ressaisie, de com­préhension de l'Histoire et singulièrement de ce qu'on appelle à l'époque le tiers monde [52]. L'ethos, en l'occurrence, repose sur des oppositions tranchées clairement manifestées au plan narratif.

L'embrayage de la voix de l’œuvre, donc les éléments partici­pant à la fois du monde représenté par l’œuvre et de la situation à travers laquelle se définit l'auteur, est un élément crucial pour les littératures postcoloniales. Le lieu d'où « l'on parle », où l'œuvre situe la voix, se caractérise souvent par un retrait par rapport aux contraintes sociales ordinaires. Ce retrait, commun à la plupart des auteurs, francophones ou non, n'est cependant pas celui d'une tour d'ivoire européenne. Il procède d'un mode d'insertion parti­culier à l'écrivain en langue europhone dans une société caracté­risée par la coexistence des langues et des cultures. Le Passé simple (1954) de Driss Chraïbi, oeuvre inscrite à la jonction de deux mon­des, devint ainsi suspecte à tous les idéologues. L'auteur, on le sait, fut accusé de faire le jeu du protectorat français au Maroc avec ce récit de l'opposition entre un fils, formé à l'école française, et un père, féodal, représentant de la théocratie musulmane. Les accusa­tions marocaines furent si violentes qu'elles conduisirent un moment l'auteur à renier son oeuvre. Certes, on peut défendre le roman en soulignant qu'il dit aussi l'amour de Chraïbi pour le père, montré avec ses faiblesses mais également ses qualités d'homme. Plus fortement, il faut insister sur le rôle d'écrivain assumé par Chraïbi, individu ne jouant aucun rôle prédéterminé et refusant tout engagement trop étroit. Par là, il se situe véritablement dans un espace postcolonial, concevant le colonialisme non plus en ter­mes manichéens mais comme une épreuve nécessaire pour un renouveau marocain

«Je ne suis pas colonialiste. Je ne suis même pas anticolonialiste. Mais je suis persuadé que le colonialisme européen était nécessaire, et salutaire, au monde musulman. Les excès mêmes de ce colonialisme, joints aux valeurs sûres de l'Europe, ont été les ferments, le levain de la renaissance sociale à laquelle nous assistons maintenant. » [53]

L'écrivain, refusant le choix entre deux blocs idéologiques, évite ainsi les fausses évidences, y compris l'impasse unanimiste (célébrée par F. Fanon) dénoncée par A. Memmi: «Au mythe négatif imposé par le colonisateur succède un mythe positif de lui-même, proposé par le colonisé [...] A entendre le colonisé, et sou­vent ses amis, tout est bon, tout est à garder, dans ses mœurs et ses traditions, ses actes et ses projets ; même l'anachronique ou le désordonné, l'immoral ou l'erreur. » [54] Chraïbi sut ignorer ces tentations et s'en tenir à sa vision d'artiste, mais il en paya le prix.

Le retrait critique est parfois exprimé sur le mode allégorique. Un R. Depestre conjugue étrangement réalisme et symbole pour dénoncer la douloureuse réalité haïtienne dans Le Mât de cocagne. Rachid Mimouni porte un regard incisif sur la société algérienne grâce à un personnage coupé du monde pendant plusieurs années en raison d'une amnésie [55]. Les personnages rapportés à l'énonciation partagent une appartenance sociale problématique soit parce qu'elle est liée à un contexte colonial oppressant (Nedjma de Kateb Yacine) soit à cause d'un monde postcolonial où les oppressions se sont déplacées sans s'éteindre. Fama est devenu un « déclassé » dans Les Soleils des indépendances de Kourouma ; le Poly­nésien contemporain est présenté comme un marginal aliéné dans le poème d'Henri Hiro « Mon Vieux disait »

« Tandis qu'eux, les bien-assis,
Se gavent, et se baignent dans l'opulence
Ils dansent et redansent
Gros et gras, bedonnant de cellulite.
Ainsi je suis: lorsque le soleil se couche,
Je vole à la recherche d'un nid.
Je suis un vagabond sans attache,
Voici le feu qui me dévore :
Ma pauvreté me brûle et me ronge la peau. » [56]

L'espace déconstruit, où l'unique ordre naît de la répression des nouveaux puissants, est souvent perçu par un corps blessé ou malade, à l'image de « l'homme pourri » dans Saint Monsieur Baly de Williams Sassine ou de l'écrivain agonisant dans Wirriyamu du même auteur [57].

L'évocation de micro-sociétés en décalage par rapport à la société officielle (et cosmopolite), de la malheureuse circonscrip­tion coloniale d'Oubangui-Chari décrite par R. Maran dans Batouala jusqu'au quartier pauvre de Texaco évoqué par P. Cha­moiseau, dessine ainsi une géographie de la périphérie. Les aspects en sont fréquemment exprimés par les grandes images élémen­taires du retrait: désert (T. Ben Jelloun, La Prière de l'absent), jungle (Batouala), océan (Loys Masson, Les Tortues, 1956), lieu tabou (la Lémurie de Malcolm de Chazal) ou Grand Nord (romans d'Yves Thériault). La voix énonciative est située sur une limite, une fron­tière renvoyant à une fondamentale précarité liée aux bouleverse­ments coloniaux puis postcoloniaux et au climat de tension et d'inquiétude qu'ils ont produit pour l'artiste qui vit loin des barbe­lés idéologiques. Le garant de l’œuvre investit le terrain précaire de la coexistence des univers symboliques. Occupant une position particulière dans la société autochtone, il se présente comme un de ses participants - fût-ce sur le mode de la redécouverte tel M. de Chazal - mais se montre en même temps capable de s'y arracher pour en révéler les multiples aspects, les bonheurs et les infortunes à des lecteurs qui l'ignorent, la perçoivent mal ou en nient les valeurs. Ultimement, cet acquiescement à la pluralité peut être vécu comme un exil, ainsi que le montre l’œuvre poétique du Mau­ricien Édouard Maunick [58].

Il manifeste la recherche d'un équilibre entre les cultures dont l'instabilité est le principe.

Un espace de la coexistence

« Toute expression est ainsi et aussi et peut-être avant tout un rapport structurel à un paysage, par où celui-ci aliène ou enracine (Édouard Glissant).

La manière dont l’œuvre définit l'espace de son énonciation à partir d'un contexte où coexistent les univers symboliques a été abordée à partir de la distinction entre colonisés et colonisateurs. Pour le domaine anglophone, D. E. S. Maxwell a distingué deux grandes catégories :

« Dans la première, l'écrivain exporte son propre langage - l'anglais - dans un environnement étranger et au sein d'un nouvel ensemble d'expériences: Australie, Canada, Nouvelle-Zélande. Dans l'autre, l'écrivain importe une langue étrangère - l'anglais - parmi son propre héritage social et culturel: Inde, Afrique occidentale. » [59]

Transposable au monde francophone, la distinction mène à définir deux types de construction de l'espace d'énonciation. Le colonisé, qui possède l'expérience d'une culture et d'un territoire, tendra, y compris dans la langue du colonisateur, à insister sur la continuité qui le relie à celles-ci ; le colon (le créole, au sens étymolo­gique du terme) insistera lui, dans sa langue, sur la différence de cet espace et de cette tradition par rapport à sa culture originelle. L'analyse est ingénieuse mais limitée. Elle ne prend pas en compte la situation antillaise : les autochtones, Caraïbes, ayant été presque tous exterminés, c'est la population tout entière qui a souffert du déplacement et de l'« exil » (d'Afrique, d'Inde, du Moyen-Orient et d'Europe), avec naturellement l'immense différence existant entre l'esclavage d'origine africaine, le travail forcé des Indiens et des Chinois et la domination des Européens. Elle n'est pas non plus valide pour le Québec, où les « créoles » se sont trouvés en situation de culture dominée par les anglophones. En outre, comme le remarquent B. Ashcroft et al., le modèle est peu pertinent au plan linguistique, puisqu'il encourage une vision simpliste et essentialiste des relations entre espace et langue. Il suggère qu'une langue peut être intrinsèquement mal adaptée à un espace donné [60]. Le mérite de l'analyse de Maxwell est d'insister sur la diversité des situations postcoloniales et de la relier à la topographie [61]. Mais la perspective postcoloniale abandonne le raisonnement essentialiste donnant le rapport langue-espace pour immuable, elle s'intéresse à la manière dont l'œuvre construit ses relations au milieu dont elle naît. Quelles régularités formelles peut-on observer dans l'élaboration de l'espace d'énonciation, en deçà de la distinction trop générale entre oeuvres de colonisés et oeuvres de colonisateurs ?

Une définition forte de l'espace d'énonciation.

L'œuvre franco­phone construit d'une manière insistante son espace d'énon­ciation: c'est l'un des signes les plus manifestes des littératures coloniales ou postcoloniales [62]. L’œuvre qui choisit de gommer ses relations à cet espace vise en effet rien moins qu'une inscription dans la tradition européenne, en effaçant toute trace linguistique, thématique, formelle de son origine. Les premiers poèmes, tout empreints de symbolisme, de J. J. Rabearivelo en sont un bon exemple. Mais l'une des meilleures illustrations de ce fait est sans doute l’œuvre de Leconte de Lisle, parnassien d'origine réunion­naise, dont les poésies, conformément aux vœux du Parnasse poé­tique, miment l'autarcie de la sculpture ou du tableau par la rupture entre l'énoncé et la situation d'énonciation. Elle manifeste la pré­tention à ce que le poème, surgi d'un pur ailleurs, existe par lui-­même, soustrait à tout processus de communication. Même un poème comme « L'aigu bruissement des ruches naturelles » [63], tout entier consacré à l'évocation de la nature réunionnaise, ne célèbre l'île natale que pour mieux en isoler les éléments exotiques de tout espace d'énonciation trop concret. Volontairement blanche, la scé­nographie veut détacher l’œuvre de la contingence historique [64].

L'insistance sur son espace d'énonciation est donc une donnée avérée de l’œuvre postcoloniale. La distinction de l'espace autoch­tone et de la culture dominante est dès lors un trait fréquent. Toute l’œuvre poétique de Gaston Miron est dominée par une topo­graphie discriminante qui, disant la spécificité de la « Terre de Québec, Mère Courage » [65] la détache des territoires anglo-saxons qui l'environnent. Une partie importante de la littérature antillaise distingue le triple espace Afrique/Amérique/Caraïbes. E. Glissant en présente l'itinéraire dans Le Quatrième Siècle (« L'histoire d'une population transbordée mais qui devient ailleurs un autre peuple. » [66], parcours également accompli par Ti Jean l'Horizon, le héros de Simone Schwarz-Bart, issu des contes créoles [67]. L'œuvre se situe en un lieu dont il s'agit de ressaisir l'originalité, à l'encontre de tous les discours (néo-) colonialistes qui voudraient l'assimiler à la culture dominante.

Une topographie de l'origine n'est pas moins fréquente. L’œuvre peint un espace présent problématique et se donne comme le récit d'un lieu natal perdu, à l'instar de la Haute-Guinée de C. Laye ou de la société berbère de M. Mammeri. L'énonciation est inscrite dans la continuité d'une terre ancestrale [68] qui peut prendre les aspects d'une tradition admirable (le Grand Nord, le territoire indien selon Yves Thériault [69]), voire devenir un mythe. Tel est le cas de la Lémurie de R. E. Hart et de M. de Chazal, de la Créolie du Réunionnais Gilbert Aubry [70] ou de la communauté des Beni-hilal apparaissant dans Nedjma de Kateb Yacine.

Cet ancrage de l’œuvre dans le sol d'une culture peut aussi signaler la précarité d'une situation. Nedjma est établie sur une limite, un espace qui se dérobe et se voit marqué par la crise, comme le manifestent les itinéraires complexes et guère progressifs des personnages. La pièce du Québécois Jean-Claude Germain, Un Pays dont la devise est  je m'oublie (1976), porte à cet égard un titre qui pourrait concerner mainte œuvre francophone. C'est que l'écriture postcoloniale, insistant sur son lien à un espace d'énonciation pré­cis, s'établit au carrefour de deux références plus ou moins dépas­sées -monde traditionnel et monde occidental - qu'elle utilise pour bâtir sa situation particulière: situation de quête incessante d'un lieu échappant aux aspects rigides et conflictuels des cultures.

La recherche d'une continuité temporelle

L’œuvre postcoloniale veut s'inscrire dans le temps dynamique de la recherche, entre tradition culturelle autochtone et tradition lit­téraire européenne. Elle insère par là son énonciation dans une temporalité de l'appropriation active. Superficiellement, elle res­semble aux livres de rupture et emprunte à l'esthétique, dominante dans l'Occident moderne, de l'avant-garde. C'est pourquoi le sur­réalisme a pu rencontrer les préoccupations des auteurs francopho­nes, de 1924 à 1955, comme l'a montré Bernard Lecherbonnier [71].

Rencontre de l'avant-garde, le surréalisme.

 Ce surréalisme mon­dial, avant d'être une doctrine, est « fondamentalement une atti­tude de l'esprit » « qui a constitué le seul lien organique des grou­pes surréalistes » [72]z. Il est en effet difficile de rapprocher l'Égyptien Georges Henein et son groupe Art et Liberté d'Aimé Césaire et de Tmpiques, le poète haïtien Clément Magloire de Saint-Aude [73] (ou les aspects surréalistes des œuvres de R. Depestre ou J.-S. Alexis) des Automatistes québécois [74] ou du solitaire (mais célébré par A. Bre­ton) Mauricien M. de Chazal, sinon en observant que par le jeu des influences littéraires s'est créé « tout un appareil de préoccupations communes tant sur le plan politique (acculturation/reculturation, débat avec le marxisme), que sur le plan moral (aux niveaux indivi­duel et collectif) » [75].

Si l'on excepte le surréalisme « oriental » (G. Henein mais aussi Georges Schéhadé) et les Automatistes, plus centrés sur une contestation sociale et politique nationale (qui connaîtra un paroxysme avec Refus global, en 1948), c'est le primitivisme [76] propre aux surréalistes français qui a joué le rôle d'un facteur de rappro­chement avec les écrivains francophones. La volonté surréaliste de libération par le retour aux sources de la vie spirituelle et créatrice, les tentatives d'accès à une forme primitive de la sensibilité et de l'imagination constituaient un encouragement pour des auteurs en quête d'une expression littéraire plus proche de leurs expériences et radicalement différente de la tradition européenne.

Mais si les auteurs francophones, tel Césaire, rejoignaient les visées de l'avant-garde en s'opposant à toute forme de domina­tion académique et en cultivant une certaine fascination du primi­tif, il n'était pas question pour eux d'en rester à l'idéalisation pri­mitiviste consistant à « exotiser » la culture traditionnelle. Ils ne pouvaient non plus se contenter d'exprimer une aliénation en se désintéressant de l'histoire collective. Pour Césaire, les techniques surréalistes et la liberté formelle qu'elles autorisaient permettaient une tentative de retour vers l'Afrique originelle et devaient consti­tuer l'instrument d'une réappropriation de leur histoire par les intellectuels antillais. Mais il se séparait du mouvement de révolte abstrait des avant-gardes occidentales pour contribuer à une anthropologie critique [77] dont Le Cahier d'un retour au pays natal est en quelque sorte le versant lyrique. Le sentiment d'étrangeté au monde, les doutes sur la capacité du langage à exprimer pleine­ment la réalité, éléments typiques des avant-gardes occidentales, se voient corrigés et orientés dans les littératures postcoloniales, par la volonté de renouer avec une origine culturelle négligée, volonté qui correspond à un projet collectif (espéré ou réel), et qui chez Césaire et Senghor notamment empruntera des voies culturelles et concrètement politiques, séparées des gratuités esthétiques avant-gardistes.

Récit et histoire.

La forme du roman historique correspond à la volonté de prolonger dans le présent et à son usage, la mémoire des temps anciens, comme l'attestent des oeuvres aux origines et aux voix aussi différentes que Crépuscule des temps anciens du Vol­taïque Nazi Boni [78], La Légende de M'Pfoumou Ma Mazono du Congo­lais Jean Malonga [79], L'Interférence du Malgache Jean Joseph Rabeari­velo [80], Ségou de la Guadeloupéenne Maryse Condé [81] ou le récit allégorique du Tunisien Albert Memmi, Le Désert ou la vie et les aven­tures de Jubai'r Ouali et Mammi [82]. « Roman historique » ne signifie donc nullement déroulement chronologie simpliste. Il est bien plu­tôt interrogation d'une mémoire en quête d'elle-même qui déroule ses contradictions.

Le Quatrième Siècle d'Édouard Glissant, histoire des Antilles (une « datation » est donnée à la fin du récit) marquée par la « per­version narrative » (Claude-Edmonde Magny) propre à Faulkner, met en scène les forces qui agitent l'homme martiniquais: Lon­goué, le premier marron, Béluse, le premier esclave consentant. Le roman développe la patiente exploration d'une obscurité première qui ne peut jamais totalement se dire :

« Le pays: réalité arrachée du passé, mais aussi, passé déterré du réel. » [83]

La composition ténébreuse du récit, avec ses phrases intermi­nables sinuant dans cette obscurité et ses parenthèses accumulant les expériences et les souvenirs, relève d'une technique, incantatoire et cathartique, intégrant le passé à la vie présente. Roman historique certes mais d'une histoire postcoloniale qui ne se satisfait pas des musées et ne saurait se réduire au « leurre chronologique » [84].

Du reste, dès Walter Scott (pourtant plutôt conformiste au plan idéologique), le roman historique a été confronté à l'hétéro­linguisme, si important pour la francophonie. Né à Édimbourg (dans les Lowlands), Scott avait en effet une conscience aiguë du cli­vage sociolinguistique qui divisait la Calédonie de son temps [85]. Loin de la forme figée que les contemporains y reconnaissent volon­tiers, le roman historique, dès les origines, peut être un laboratoire pour l'expression littéraire de la coexistence linguistique [86].

Chaque fois, par la scénographie, l’œuvre s'insère dans une continuité. Trois types narratifs importants manifestent cette exploration créatrice d'un passé ne subsistant plus qu'à l'état de fragments

- la réinterprétation d'anciennes luttes capables d'inspirer le pré­sent: Sembène Ousmane évoque dans Les Bouts de bois de Dieu la grève du Dakar-Niger, en 1947-1948 [87] ; Kateb Yacine trouve dans la figure d'Hô Chi-minh et dans la lutte vietnamienne le symbole de la résistance à une oppression immémoriale (L'Homme aux sandales de caoutchouc) [88] ;

- le récit de la communauté perdue, insistant sur la plénitude de la vie traditionnelle : Kateb, restaurant dans Nedjma le mythe de la communauté ancestrale des Beni Hilal réputés pour leur résistance à l'envahisseur, ou dans le domaine anglophone, Jomo Kenyatta, évoquant l'exemplarité de la vie traditionnelle gikuyu dans Facing Mount Kenya (1938), illustrent cette veine;

- ce qu'on peut appeler « autobiographie symbolique » au sens où l'auteur, racontant son passé, résume par là l'accès de tout un peuple à l'indépendance: aux limites du politique et du lit­téraire se situent l'autobiographie de Jawaharlal Nehru (1936) et celle de Nkrumah (1957). Mais la conscience d'une co-­énonciation collective soutient aussi une oeuvre littéraire comme Nedjma de Kateb, qui a pu justement être qualifiée d' « Autobiographie au pluriel » par Jacqueline Arnaud.

Ces types narratifs rétrospectifs possèdent une dimension pragmatique. Ils visent à dessiner ou à renforcer un lien avec le passé qui éclairera le présent de la société à laquelle appartient l'auteur. L'histoire, collective et individuelle, devient une méta­phore des difficultés actuelles et de leur éventuelle résolution. A ce carrefour du politique et du poétique, le danger est qu'une littéra­ture nationale ne se mue rapidement en littérature nationaliste, trop aisément hagiographique [89].

La scénographie postcoloniale inscrit donc souvent l’œuvre dans le retour et le cheminement rétrospectif, non par nostalgie ou regret, mais pour faire jouer un passé (perdu et mythifié) contre un présent d'aliénation et/ou pour expliquer, voire orien­ter une situation actuelle et problématique [90]. L'histoire intervient comme une donnée positive, dynamisante, de la construction de la temporalité énonciative.

Des genres hybrides

L'hybridité générique semble la règle pour les oeuvres postco­loniales, « dans la mesure où les catégories habituelles (roman, poésie, théâtre), héritées des modèles occidentaux, font de plus en plus l'objet d'une remise en question », comme l'observe (à propos de l'Afrique mais le constat est général) Jacques Chevrier [91]. Ainsi, la vocation historique des auteurs peut amener un changement de genre littéraire. On connaît les nombreux recueils de contes afri­cains, transcrits du folklore et présentés au public européen comme représentatifs de la culture de l'Afrique. L'épopée peut aussi accéder au statut de production littéraire: Soundiata ou l'épopée mandingue de Djibril Tamsir Niane [92] est la transposition d'un texte oral épique, avec toutes les modifications de la tradition dues au changement de code qui s'opère [93].

En ce domaine, les orientations d'étude sont nombreuses

- passage d'un genre ou d'une forme littéraires autochtones à un genre ou une forme occidentaux : de l'épopée au récit (D. T. Niane), du conte ou du récit oral au récit écrit (Birago Diop), d'une forme métrique à un poème occidental (le hain teny de J. J. Rabearivelo), d'une manifestation rituelle à la scène théâtrale (théâtre de la Camerounaise W. Liking, mettant en scène des formes rituelles africaines) [94].

La survivance du mythe en littérature est un domaine connexe à celui des transformations génériques. Elle fait l'objet d'appréciations contrastées : ainsi, pour les littératures africaines, selon les uns, les références aux mythes restent fugi­tives, selon les autres, elle est devenue plus nette depuis quel­ques années [95] ;

- appropriation d'un genre littéraire occidental (tragédies de Césaire) [96] conduit souvent à une indétermination générique, l'un des cas les plus connus étant L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, donné pour un « récit » parce que l’œuvre hésite entre fiction et témoignage autobiographique. De même, Le Mât de cocagne de R. Depestre se veut à la fois « chronique historique [...] roman à clefs [...] oeuvre d'origine autobiographique » et allégorie [97] ;

- inscription de l’œuvre dans une tradition littéraire franco­phone (donc récente) : le cas le plus net s'observe sans doute dans les multiples romans maghrébins sollicitant Nedjma de Kateb et attestant ainsi son statut de récit fondateur.

L'étude postcoloniale s'attache aux indices textuels mais aussi au paratexte (titre, mention de genre, préface et postface, essai) et à l'éventuelle intégration d'un public. Vehi-Ciosane de S. Ousmane s'adresse d'emblée aux Africains et se propose de les aider à « des­cendre dans l'HOMME, dans sa chute » pour « mesurer l'étendue du ravage» [98]. Il s'agit en l'occurrence de traiter de l'inceste en Afrique et d'oublier un instant la solidarité raciale pour dénoncer un mal de l'Afrique contemporaine. Le récit se place au carrefour de la fic­tion et du témoignage.

L'analyse met ainsi chaque fois en évidence un débat intertex­tuel entre la tradition littéraire générique occidentale et la tradition autochtone, où sont quelquefois associés les élément apparem­ment les plus éloignés: Tchicaya U Tam'si n'hésite pas à cons­truire ses poèmes à partir de formules empruntées au journalisme [99]. C'est la négociation permanente de l'oeuvre entre ces deux scéno­graphies qui fait des littératures francophones des littératures en mouvement, s'emparant incessamment des éléments de leurs modèles pour les faire jouer l'un contre l'autre ou l'un avec l'autre [100].

Contre une critique européenne percevant volontiers les oeuvres postcoloniales comme tournées vers un passé traditionnel, il faut donc affirmer que la scénographie des écrits francophones ne correspond pas uniquement à la recherche d'une identité intan­gible qui se retrouverait dans les rapports qu'elles se construisent à la vocalité, à l'espace et au temps de l'énonciation. Elle relève d'un « rêve de l'unité » (D. Combe) voulant concilier des univers sym­boliques différents. L'oeuvre elle-même constitue une première expression vécue de cette aspiration à la synthèse. Elle propose une fusion des voix qui se sait précaire (placée sur une limite, reve­nant vers un passé jamais totalement éclairci) mais dont la poly­phonie, l'hybridité sont garantes d'une richesse et d'un chemine­ment dans le monde de l'interaction générale des cultures, vers ce que E. Glissant a nommé « l'aventure du multilinguisme et (...] l'éclatement inouï des cultures » [101].


 

 



[1] D. Maingueneau, Nouvelles Tendances en analyse du discours, Paris, Hachette, 1988, p. 29.

[2] Ce que D. Maingueneau appelle la topographie et la chronographie.

[3] Comme en témoignent d'abord les fréquentes métaphores spatiales de la critique postcoloniale, insistant sur la situation du texte: il suffit de parcourir la liste des chapitres de l'ouvrage d'Ashcroft et al.., « Cutting the Ground... » ; « Re­placing Language », « Re-placing the Text « , « Re-placing theory »... (op. cit.).

 

[4] M. Delafosse, Les Noirs de l’Afrique, Paris, Payot, 1922 ; L’Âme nègre, Paris, Payot, 1927 ; Les Nègres, Paris, Rieder, 1927.

[5] Sur le rôle de Delafosse, cf. L. Kesteloot, Les Écrivains noirs de langue française: naissance d'une littérature, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 2e éd., 1965 ; J. Corzani, La Littérature des Antilles Guyane françaises, op. cit., III.

[6] G. Hardy, L’Art nègre, Paris, H. Laurens, 1927 ; Nos grands problèmes colo­niaux, Paris, H. Laurens, 1933. Le directeur de l'École coloniale de Paris exaltait l'art nègre et un archétype de l'Africain, une « âme noire » qu'à la différence de Delafosse, il ne rattachait plus seulement à un contexte culturel mais à la race. Sa tentative de caractérisation ethnique de données socio-esthétiques a influencé la négritude.

[7] Trad. franç., Paris, Gallimard, 1936.

[8] « L'idée du "Nègre barbare" est une invention européenne qui a, par con­trecoup, dominé l'Europe jusqu'au début de ce siècle » (ibid., p. 15).

[9] C'est-à-dire l'hypothèse que le monde est dominé par le phénomène « païdeumatique » où les civilisations naissent au hasard, suscitées par une force obscure, sorte de magma explosant en des destinées variables. Coupée de cette force, abandonnant par conséquent la Réalité pour le domaine factuel, une civili­sation peut décliner puis disparaître.

[10] Sur l'influence de Frobenius, cf. J. Corzani, op. cit., III. Sur l'influence, moins connue du P. Tempels sur l'image de la culture négro-africaine qu'élabora Senghor, cf. B. Mouralis, Littérature et développement, op. cit., p. 180 sq.

[11] Médecin de formation mais grand lecteur des ethnologues du temps, notamment de M. Delafosse, cf. Ainsiparla l'oncle, 1928. Sur l'influence de J. Price-Mars, cf. J. Corzani, op. cit., III.

[12] L. G. Damas, «Jean Price-Mars n'est plus », Présence Africaine, 71, 3` trim. 1969, p. 5.

[13] Ces revues sont la Revue du Monde noir (1931-1932), Légitime Défense (un seul numéro en 1931), L’Étudiant noir (1935), Tropiques (1941-1945). L'histoire est rappelée par R. Antoine, La Littérature franco-antillaise, op. cit., p. 153-198. Cf. aussi R. B. Fonkoua, « Instituer le savoir des Antilles aux îles: l'Institut martiniquais d'Études et la revue Acoma », in D. de Ruyter-Tognotti et M. van Strien­ Chardonneau (eds), Le Roman francopbone actuel en Algérie et aux Antilles, Groningue, CRIN, 1998.

[14] Y. Thériault Agaguk (1958), rééd. Paris, Grasset, 1993. G. Roy, Bonheur d'occasion, Montréal, Beauchemin, 1976.

 

[15] Le cycle romanesque de Pierre Flandre (R. E. Hart, Port-Louis, 1928-1936) s'articule sur une mythologie de la Lémurie qui doit beaucoup au Réunionnais Jules Hermann (Révélations du Grand Océan, 1927, posthume). Des géologues et zoologistes européens de la fin du XIXème siècle avaient imaginé qu'un continent, désormais submergé par l'océan Indien, avait constitué la patrie primitive de l'humanité. Le nom de « Lémurie » venait du fait que les Lémuriens de Madagascar en paraissaient des vestiges vivants (M. de Chazal, Petrusmok, Maurice, 1951).

[16] Espace textuel où se lient référent et mythes, dispositif du légendaire par excellence.

[17] Le légendaire prend racine dans la seconde moitié du XVIIIème siècle et trouve son origine dans la conscience de la rupture révolutionnaire qui a institué le peuple en sujet politique, ouvrant la possibilité de le penser comme sujet poé­tique. Sa plus grande réalisation en France, fut La Légende des siècles. L'histoire du légendaire a été faite par C. Millet (Le Légendaire, Paris, Klincksieck, 1997).

[18] La première phase, d'ordre ethnologique et renvoyant à la littérature orale, voit la parution de I'Anthologie nègre. Folklore des peuplades africaines (Paris, La Sirène, 1921) de Blaise Cendrars. Immédiatement après la guerre, L. G. Damas publie Poè­tes d'expression française, 1900-9945 (Paris, Seuil, 1947) puis L. S. Senghor présente sa célèbre Anthologie de da nouvelle poésie nègre et malgache (Paris, PUF, 1948). A partir des années 70 enfin, alors que l'anthologie de Senghor fait l'objet d'une réévaluation, paraissent des anthologies critiques non plus d'écrivains mais d'universitaires L. Kesteloot, Anthologie négro-africaine. Panorama critique des prosateurs, poètes et drama­turges noirs du XXème siècle, (Verviers, Gérard & Cie, 1968), J. Chevrier, Anthologie afri­caine, Paris, Hatier, 1981 ; cf. L. Fraisse, Les Anthologies en France, Paris, PUF, 1997.

[19] Elle n'a touché à sa parution qu'un public blanc puis est apparue comme dépassée lorsque les Africains ont pu la lire (cf. L. Fraisse, op. cit., p. 148).

[20] Ainsi, Léonard Sainville (Anthologie de la littérature négro-africaine. Romanciers et conteurs, Paris, Présence africaine, t. 1, 1963, t. 2, 1968) réunit désormais poésie et roman, considère le monde noir comme la totalité des lieux où vivent des Noirs (il est lui-même Martiniquais) et fait donc apparaître l'Afrique anglophone et lusophone, le Brésll, les États-Unis et les Antilles anglophones. La perspective marxisante de l'ouvrage prolonge le discours sartrien sur la négritude et se veut la préfiguration d'une unité noire puis humaniste mondiale.

[21] L. Kesteloot, préface à la Nouvelle Anthologie de la poésie nègre et malgache de Charles Carrère et Amadou Lamine Sali, Luxembourg, Simononci, 1990, p. 9.

[22] Du type Littératures francophones d'Afrique centrale (sous la dir. de J. L. Jou­bert, Paris, Nathan International, 1995, à vocation scolaire) ou Anthologie despoètes martiniquais d'Auguste Joyaux (1959).

[23] Par exemple, A. Memmi et al., Anthologie des écrivains maghrébins d'expression française, Paris, 1964 ; C. Bonn, Anthologie de la littérature algérienne, Paris, Livre de Poche, 1990; G. Marcotte (Éd.), Anthologie de la littérature québécoise, 4 vol., Mon­tréal, La Presse, 1978-1980.

 

[24] M. Halbwachs, cité in L. Fraisse, op. cit., p. 274-275.

[25] B. Mouralis, Littérature et développement, op. cit., p. 463.

[26] A. Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955, p. 14, 47.

 

[27] Ibid., p, 179.

 

[28] Parti pris au Québec, La Revue Indigène puis Les Griots de Carl Brouard en Haïti, Sur les revues antillaises, cf R, Antoine, op. cit., chap. 5.

[29] Cf. M. Gontard, Violence du texte: la littérature marocaine de langue française, Paris, L'Harmattan, 1981.

[30] L'étude peut se concentrer autour d'une figure cristallisant les efforts théo­riques postcoloniaux. Ainsi, l'influence de Gaston Miron au Québec est indéniable mais reste à examiner systématiquement, Son travail de fondateur et d'animateur des Éditions de l'Hexagone depuis 1953, son engagement militant, ses contribu­tions aux revues (par exemple, un texte important comme « La Vie agonique » paru dans Liberté en 1963), son anthologie publiée avec L, Gauvin en 1990 appellent des travaux historiques précisant en quel sens ils constituent l'aspect complémentaire et d'une importance comparable d'une oeuvre comme L’Homme rapaillé. Égale­ment: R. B, Fonkoua, « Édouard Glissant, Naissance d'une anthropologie antil­laise au siècle de l'assimilation », in Cahiers d'Études africaines, 140, XXXV-4, 1995.

[31] Le modèle afro-américain a été maintes fois sollicité. Sur l'influence de W. E. B. du Bois et la Negro Renaissance, cf J. Chevrier, Littérature nègre, op, cit., chap. 1, E. Boehmer, op. cit., chap. 3. Un exemple de dialogue plus récent est celui qui s'est noué entre les théoriciens de la créolité et E. Glissant.

[32] La critique francophone de la négritude et de ses mythes est à cet égard très nourrie, et pas seulement sur le plan littéraire. Le dramaturge antillais Daniel Boukman se demandait ce que devient la négritude quand « un Nègre opprime un autre Nègre ? Quand Tschombé fait assassiner Lumumba ? Quand Duvalier s'en sert pour plonger le peuple haïtien dans l'obscurantisme le plus effroyable... » (Interview in Jeune Afrique, 1971, cité in J. Corzani, op. cit., V, p. 109). Cf. aussi R. Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Paris, R. Laffont, 1980.

[33] Op. cit. L'étude de A. Ricard, Littératures d'Afrique noire, op. cit., relève aussi de ce type de comparatisme.

[34] A. Gérard, « Problématique d'une histoire littéraire du monde caraïbe », RLC, 1, janvier-mars 1988, p. 45-56.

[35] L'universalisation de la notion de tiers monde dans les années 60 n'en est pas le moindre effet. Cf. J.-M. Moura, L'Image du tiers monde, op. cit.

[36] Un dialogue franco-marocain a pu se nouer à l'occasion de la parution de deux livres traitant de la geste de Ma et Aynyn, Désert de J. M. G. Le Clézio, Paris, Gallimard, 1980, et La Prière de l’absent de T. Ben Jelloun, Paris, Seuil, 1981. Les échanges critiques entre les Cultural Studies et la critique postcoloniale sont nom­breux aux États-Unis (cf. par ex., A. Singh et al., Memory and Cultural Politics, Bos­ton, Northeastern University Press, 1996).

[37] Avec l'amorce dès le début des années quatre-vingt d'une World Fiction qui ne cesse de s'affirmer comme une création littéraire majeure non occidentale (cf. J.-M. Moura, L’Europe littéraire et l'ailleurs, op. cit, p. 173-195).

[38] Cf. ce qu'en dit J. Chevrier, « Les Littératures africaines dans le champ de la recherche comparatiste », in P. Brunel, Y. Chevrel, Précis de Littérature comparée, Paris, PUF, 1989, p. 238 sq. Locha Mateso, La Littérature africaine et sa critique, Paris, ACCT/Karthala, 1986.

 

[39] Ainsi David Spurr a pu dégager les éléments d'une « rhétorique de la colo­nisation », cf The Rhetoric of Empire: Colonial Discourse in Journalism, Travel Wnting, and Imperial Administration, Durham, Nc, Duke UP, 1994. Également: Jyotsna G. Singh, Colonial Narratives, Londres, Routledge, 1996 ; J.-M. Moura, La Littéra­ture des lointains, op. cit.

[40] D. Maingueneau, Nouvelles Tendances en analyse du discours, op. cit.

[41] L’Enfant de sable de T. Ben Jelloun est supposé avoir été dit par un conteur de Marrakech qui a reçu le cahier où a été consignée l'histoire du protagoniste, Paris, Seuil, 1985.

 

[42] Paris, Actes Sud, 1991, p. 13-14.

[43] J. Corzani parle justement du « caractère baroque, emphatique du dis­cours antillais, que l'on serait tenté d'attribuer à la naïveté de l'imitation quand il faudrait y voir la conséquence d'une irréductible spécificité culturelle... » (op. cit., VI, p. 282).

[44] F. Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit, p. 152.

[45] A. Césaire, Cahier d'un retour au pays natal; R. Depestre, Un Arc-en-ciel pour l'0ccident chrétien, Paris, Présence africaine, 1967.

[46] Cf. J. Chevrier, Littérature nègre, op. cit., p. 99 sq. ; B. Mouralis, Littérature et développement, op. cit., p. 495-517.

[47] Cf R. Antoine, op. cit., p. 231-256.

[48] Chants pour hâter la mort du temps des Orphées, Honfleur, P. J. Oswald, 1967.

[49] Yaoundé, Clé, 1971.

[50] S. R. Suleiman, Le Roman à thèse, Paris, PUF, 1983.

[51] Paris, Seuil, 1970. Pièce jouée simultanément fin 1971 en français à Lyon et en traduction arabe à Alger.

 

[52] Cf. J.-M. Moura, « Kateb et le tiers monde. L'Homme aux sandales de caout­chouc, le théâtre épique de Kateb Yacine », Europe, 828, avril 1998, p. 168-176.

[53] D. Chraïbi, « L'Islam devant l'Occident: l'histoire à courte vue », Demain, 51, 29 novembre 1956, p. 20.

[54] A. Memmi, Portrait du colonisé (1957), Paris, Gallimard, 1985, p. 153.

[55] R. Mimouni, Le Fleuve détourné, Paris, R. Laffont, 1982;  Tombéza, Paris, R. Laffont, 1984.

 

[56] H. Hiro, Messages poétiques, Papeete, Tupuna Production, 1991.

[57] W. Sassine, Saint Monsieur Baly, Paris, Présence africaine, 1973 ; Xirriyamu, Paris, Présence africaine, 1976.

[58] E. Maunick, Les Manèges de la mer, Paris, Présence Africaine, 1964. La han­tise de l'exil n'est pas moindre, ni moins créatrice, chez le poète libanais Salah Sté­tié, La Mort Abeille, Paris, Ed. de L'Herne, 1972 ; Fièvre et guérison de l'icône, Paris, Imprimerie Nationale, 1998.

[59] D. E. S. Maxwell, « Landscape and Theme », Press, 1965, cité in B. Ashcroft et al., op. cit., p. 25.

[60] Un tel essentialisme reviendrait d'ailleurs en dernière analyse, à nier la possibilité qu'il existât des littératures europhones postcoloniales.

[61] Selon un principe déjà adopté par O. Crémazie, lorsqu'il écrivait à l'abbé Casgrain, « Si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attire­raient l'attention du vieux monde. Cette langue mâle et nerveuse, née dans les forêts de l'Amérique, aurait cette poésie du cru qui fait les délices de l'étranger » (« Lettre à M. l'abbé Casgrain du 29 janvier 1867 », in Oeuvres complètes, Montréal, Beauchemin, 1896).

[62] Ce qui n'exclut pas, au sein d'un texte fortement « enraciné », une inter­textualité parfois étourdissante. Analysant huit vers du Cahier d'un retour au pays natal de A. Césaire, R. Antoine relève des emprunts au langage des révolution­naires, au style de Péguy, à L’Ancien Testament, à des tournures lexicalisées françai­ses ou antillaises (op. cit., p. 218 sq.).

[63] Paru dans la Revue des Deux-Mondes, en octobre 1888.

[64] Cf. D. Maingueneau, op. cit.

[65] G. Miron, « L'Octobre », in L'Homme rapaillé, op. cit.

[66] E. Glissant, Le Quatrième Siècle, op. cit., p. 41.

[67] S. Schwarz-Bart, Ti Jean l'Horizon, Paris, Seuil, 1979.

[68] Senghor l'explique bien: « ... je confesserai encore que presque tous les êtres et choses qu'ils [mes poèmes] évoquent sont de mon canton: quelques villa­ges sérères perdus parmi les tanns, les bois, les bolongs et les champs » (Œuvre poétique, op. cit., p. 160).

[69] Y. Thériault, Agaguk (1958), Montréal, L'Actuelle, 1971 ; Ashini, 1960.

[70] G. Aubry, « Hymne à la Créolie », 1978.

[71] Surréalisme et francophonie, Paris, Publisud, 1992. Sur le modernisme anglo­saxon, cf. Michael North, The Dialect of Modernism. Race, Language and Twentieth Century Literature, Oxford up, 1994.

[72] Paul Nougé, Récapitulations (1941), cité in B. Lecherbonnier, op. cit.,.

[73] C. Magloire de Saint-Aude, Dialogue de mes lampes, Tabou (1941). Il est évo­qué avec admiration par A. Breton dans La Clé des champs

[74] Dont les préoccupations, notamment pour Claude Gauvreau, rencon­trent à l'évidence celles du surréalisme.

[75] B. Lecherbonnier, op. cit., p. 24.

 

[76] Primitivisme du reste plus polynésien qu'africain chez Breton. Cf. R. Antoine, op. cit., p. 257 sq. ; J.-M. Moura, La Littérature des lointains, op. cit., p. 159 sq.

[77] Cf. R. Antoine, op. cit., p. 183 sq.

[78] Paris, Présence africaine, 1962.

[79] Paris, Présence africaine, 1959.

[80] Roman évoquant la fin du royaume malgache de Tananarive et les débuts de la colonisation. Il n'a été publié qu'en 1987, Paris, Hatier.

[81] Ségou, les murailles de terre, Paris, R. Laffont, 1984 ; Ségou, la terre en miettes, Paris, R. Laffont, 1985.

[82] Paris, Gallimard, 1977.

[83] E. Glissant, Le Quatrième Siècle, op. cit., p. 279.

[84] Dénoncé par Glissant à propos de la Martinique, de 1502 à 1975 (Le Dis­cours antillais, op. cit., p. 39).

[85] S'adressant à un public anglais, Scott a traité différemment les deux grands codes qui partageaient le territoire calédonien, le Scots (variété régionale de l'anglais) et le gaélique (parler celtique d'origine irlandaise pratiqué au nord de Glasgow, dans les Highlands). Le premier s'insère assez aisément dans les dialo­gues romanesques, alors que le second ne s'y montre qu'au détour d'une phrase, cf. la postface de Eaverly: « It has been my object to describe these persons, not by a caricatured and exaggerated use of the national dialect, but by their habits, manners and feelings » (Ed. Andrew Hook, Harmondsworth, Penguin, 1985, p. 493). Cf. Norman Page, Speech in the English Novel, Londres, Longman, 1973.

[86] Aujourd'hui, les romans d'Antonine Maillet s'efforcent de restituer non seulement les traditions et les mythes de l'ancienne Acadie (le Nouveau­Brunswick) mais aussi le langage singulier de cette communauté. Le parler archaïque (lc « chut ») de la pièce La Sa gouine en est une reconstitution saisissante (Mariaagélas, Pélagie-la-Charrette, La Sagouine, Montréal, Leméac, 1971).

[87] Paris, Le Livre contemporain, 1960.

[88] On peut penser aussi à la figure de Lumumba, si importante dans l’œuvre poétique de Tchicaya U Tam'si, ou, dans le domaine anglophone, à la figure de Gandhi dans A Grain of Wheat de Ngugi wa Thiong'o.

[89] Que l'on songe à la revue algérienne Promesses, soutenue par le ministère de l'Information et de la Culture, où furent publiées, de 1969 à 1974, des nou­velles célébrant la résistance, la guerre et ses héros. Cette littérature officielle a vite abouti à des formes convenues, lourdement idéologiques.

 

[90] Ainsi la dénonciation de la menace que font peser le tourisme et l'émigration sur l'héritage créole dans La Fraction de seconde de Bertène Junimer, Paris, Éd. Caribéennes, 1990.

[91] J. Chevrier, « Les Littératures africaines dans le champ de la recherche comparatiste », in P. Brunel, Y. Chevrel, Précis de littérature comparée, op. cit., p. 232.

[92] Paris, Présence africaine, 1960.

[93] Cf. supra, chap. IV.

[94] Cf. Pius Ngandu Nkashama, Théâtre et scènes de spectacles: études sur les drama­turgies et les arts gestuels, Paris, L'Harmattan, 1993; H. Gilbert, J. Tompkins, Post­colonial Drama, Theory, Practice, Politics, Londres, Routledge, 1996.

[95] Cf. J. Chevrier, « Les Littératures africaines », op. cit., p. 233.

[96] Sur ce type de tragédie, cf. D. H. Pageaux, « La Tragédie du roi Chris­tophe d'A. C. De la tragédie au mythe », Le Bûcher d Hercule, Paris, Champion, 1996, p. 247-253.

[97] R. Depestre, op. cit., p. 11.

[98] S. Ousmane, op. cit., p. 16.

[99] T. U Tam'si, Épitomé, les mots de tête pour le sommaire d'une passion, Tunis, SNED, 1962.

[100] Sur cette évolution chez les romanciers africains récents, cf. la thèse de A. Kongnivi Teko-Agbo, Les Nouveaux Romanciers africains. De l'essai à la production romanesque, Lille, 1993.

[101] E. Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 46.