Marc GONTARD
Université de Rennes 2
des documents pour les cours de Charles Bonn
Les termes postmoderne et postmodernisme, avec ou sans tiret, utilisés pour définir, tantôt une période, tantôt une esthétique, suscitent bien des interrogations et des controverses. Non seulement le mot n'a pas tout à fait le même sens aux États-Unis, au Canada, ou au Japon, qu'en Europe, mais en Europe même, il y a ceux qui en ont fait un prétexte au relâchement et à la régression (les postmodernes éclectiques, néo-conservateurs) et ceux qui en font l'argument d'une relecture critique de la modernité pour une relance du projet moderne (Les postmodernes expérimentalistes [1], que j'appellerai, par souci de symétrie, néo-gauchistes).
Mon but est ici d'interroger cette notion dans le champ romanesque français pour voir si, au-delà du slogan à effet médiatique, importé des États-Unis, elle nous permet de penser une réalité socio-culturelle qui émerge en Europe à partir des années 80 pour entrer dans une phase critique autour de 1989, avec la chute du Mur de Berlin...
Il va de soi que cette réflexion qui se propose d'arrêter une définition aussi claire que possible du postmodemisme, d'en dégager quelques critères esthétiques et de fournir des éléments de périodisation, garde un caractère exploratoire et une valeur d'hypothèse.
Première remarque . le postmodernisme dont il sera ici question s'écrit en un seul mot, sans tiret, contrairement à l'usage d'Henri Meschonnic, l'un de ses adversaires notoires [2] ou de Christian Ruby qui a tenté la synthèse post-moderne/néo-moderne. Pourquoi ce choix orthographique qui rejoint celui de J-F. Lyotard [3] ? Parce que le néologisme ainsi formé produit un concept spécifique qui échappe au pessimisme d'un préfixe barrant l'horizon du siècle sur un mot composé dont l'aporie désigne la fin d'un indépassable. D'où ces slogans : « fin de la modernité », « fin de l'histoire », « fin de la métaphysique »... qui ont pu jeter la suspicion sur une remise en cause mal comprise. Le postmodernisme que je postule ici n'est donc pas un antimodemisme mais un constat critique des dévoiements du projet moderne, dans le sens d'un dépassement...
Ceci dit, passons aux problèmes de définition en utilisant un raccourci qui mettra en relief les différences entre modernité et postmodernité.
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La modernité, on l'a souvent répété, c'est la pensée du Siècle des Lumières, la croyance que la rationalité grâce au progrès ininterrompu des sciences et techniques, conduit à l'émancipation progressive de l'homme, dans une société de plus en plus libérée. Tel est le sens de l'Histoire, chez Hegel comme chez Marx. Les catégories fondamentales de la modernité sont donc la raison, l'innovation, l'expérimentation et le progrès. D'où l'importance des avant-gardes dans la modernité esthétique qui nous intéresse ici. La logique qui sous-tend cette vision d'un devenir humain en flèche relève de la logique dialectique qui, de l'opposition binaire des contraires dégage une synthèse unitaire, c'est-à-dire un ordre supérieur qu'on peut appeler Sens de l'Histoire mais qui travaille indistinctement le domaine des sciences, celui des arts et celui des cultures.
L'un des avatars récents de la modernité dans le domaine des sciences humaines a été le structuralisme, fondé sur le principe des oppositions binaires. Je rappelle pour mémoire les célèbres oppositions en linguistique : sa/sé, langue/parole, syntagme/paradigme, dénotation/connotation, structure de surface/structures profondes... et l'exemple le plus achevé de cette modernité structuraliste me paraît être la grammaire sémiotique de Greimas qui rend compte de l'universalité de la forme narrative à partir d'un système d'oppositions binaires développé en programme narratif par le dispositif du carré logique à quatre positions. Les taxinomies de Genette se fondent souvent sur le même principe (Littéral/Référentiel, Fiction/Diction) ainsi que les théories stylistiques de l'écart et nous devons beaucoup, bien entendu, à ce mode d'analyse qui a fécondé, en France, depuis les années 60, le champ de la poétique. Ajoutons à ceci l'essor de la cybernétique, née de la Deuxième Guerre mondiale, qui découvre dans les systèmes auto-régulés un modèle universel de fonctionnement applicable non seulement aux sciences mais aux systèmes sociaux ou politiques modernes, de l'opposition démocratique droite-gauche dans les démocraties, à la révolution prolétarienne contre le Capital dans la pensée marxiste, en passant par l'équilibre rétroactif des blocs au temps de la guerre froide.
Bref, pour aller vite, je dirai que la modernité est fondée
sur un ordre binaire de type dialectique qui permet de penser
l'unité-totalité, qu'il s'agisse de l'œuvre littéraire comme structure, de la
société comme système ou de l'identité du sujet, elle-même perçue dans
l'opposition de l'autre et du moi. Mais la performance même du système
dialectique et sa prétention à l'universel dans le dépassement synthétique des
oppositions, explique aussi la gravité de ses déviations qui vont des formes
multiples de l'impérialisme totalitaire au Goulag en passant par Auschwitz, la
bombe atomique et la crise économique, qui obligent les sociétés
post-industrielles à dissocier modernité technique et modernité sociale (c'est
ce que montre Immanuel Wallerstein, dans son livre : L’Après Libéralisme [4]...
*
La postmodernité, quant à elle, naît de la prise de conscience de la complexité et du désordre dont les prémices se manifestent dès le début du XXème siècle avec le développement de la physique des particules et de la mécanique quantique qui mettent en évidence, contre l'idée de déterminisme, les notions d'instabilité et d'imprédictibilité résumées par le fameux principe d'incertitude d'Heisenberg. Mais l'exploration du désordre ne devient vraiment systématique que dans les années 70 avec l'apparition des sciences du chaos qui englobent l'étude des systèmes apériodiques comme l'effet papillon d'Edward Lorenz, la géométrie fractale de Benoît Mandelbrot, la théorie des catastrophes de René Thom, et ces nouveaux champs d'analyse, même mal compris par les non-spécialistes, offrent une nouvelle configuration du réel. On peut citer à ce propos, pour la symbolique de leur titre, deux romans de l'actuelle génération, Le Principe d'incertitude de Michel Rio (1993) et Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq (1998).
La chute du Mur de Berlin et l'effondrement du bloc communiste à l'Est marquent la fin de l'ordre binaire de Yalta et l'apparition au cœur même de l'Europe de zones de turbulence qui, à la stabilité d'un affrontement sans risque, substituent le risque sans affrontement d'un monde décentré, qu'analyse Alain Minc dans Le Nouveau Moyen-Âge [5]. Or, le décentrement et l'activation des différences travaillent également le champ de la philosophie avec, dans le sillage de Nietzsche et d'Heidegger le travail de déconstruction de Foucault, Derrida, Deleuze, tandis que la linguistique structurale se voit débordée par la prise en compte de la subjectivité et de l'implicite jusqu'aux développements les plus récents de la linguistique interactionnelle.
La pensée postmoderne met donc au premier plan, contre l'idée de centre et de totalité, celle de réseau et de dissémination. Tandis que la modernité affirme un universel (unique par définition) la postmodernité se fonde sur une réalité discontinue, fragmentée, archipélique, modulaire où la seule temporalité est celle de l'instant présent, où le sujet lui-même décentré découvre l'altérité à soi, où à l'identité-racine, exclusive de l'autre, fait place l'identité-rhizome, le métissage, la créolisation, tout ce que Scarpetta désigne, dans le champ esthétique par le concept d'« Impureté» [6]. De là, cette idée, qu'en contestant le sens moderne de l'Histoire, les postmodemes renoncent à la catégorie du nouveau et à celle du progrès pour une revisitation des formes du passé (Umberto Eco)... Mais ce qui n'est qu'éclectisme pour les uns (les néo-conservateurs) constitue pour les autres une réponse à « l'incrédulité face aux méta-récits » de la modernité, dont Lyotard fait le critère définitoire de la condition postmoderne.
Si l'on accepte donc ce raccourci par lequel je définis le postmodernisme comme discours de la paralogie (Lyotard) et de la différence contre la logique binaire et universalisante de la modernité, il me faut à présent examiner de quelle manière le roman contemporain rend compte dans ses dispositifs de textualisation de la condition postmoderne.
Mon hypothèse est que l'histoire du roman moderne qui débute au XVIIème siècle culmine avec le Nouveau Roman qui conduit le genre à ses limites de lisibilité. En effet, si le Nouveau Roman, on l'a suffisamment répété, n'a jamais constitué une école au sens propre du terme, on peut le considérer, néanmoins comme un phénomène d'avant-garde, avec toutes les caractéristiques des avant-gardes de la modernité : effet de groupe, consacré par les colloques de Cerisy, volonté de rompre avec une tradition sclérosée, souci d'innovation et d'expérimentation, publication de textes-manifestes à caractère polémique. Il suffit pour s'en convaincre de reprendre quelques-uns des titres de l'essai d'A. Robbe-Grillet « Une voie pour le roman futur », « Sur quelques notions périmées », « Nouveau roman, homme nouveau » [7]... Quant à Nathalie Sarraute, sa défense des nouveaux romanciers, dans L’Ère du soupçon, emprunte au discours même de la modernité dont on reconnaîtra au passage les valeurs essentielles, innovation, émancipation, progrès :
Leurs oeuvres, qui cherchent à se dégager de tout ce qui est imposé, conventionnel et mort, pour se tourner vers ce qui est libre, sincère et vivant, seront forcément tôt ou tard des levains d'émancipation et de progrès. [8]
C'est parce que le Nouveau Roman met un point d'orgue à l'histoire du roman moderne qu'il s'élabore sur le principe de la machine narrative dont le caractère expérimental et novateur dérange les habitudes de lecture au point que, malgré son succès relatif auprès d'un public d'experts, il ne parviendra jamais à se constituer un lectorat durable.
Comment écrire après le Nouveau Roman ? C'est en ces termes que se pose donc la question du roman contemporain et plus particulièrement celle du récit postmoderne car, nous le verrons plus loin, la mise en extinction de l'expérience néo-romanesque coïncide avec la fin des « Trente Glorieuses » et l'entrée dans cette ère de turbulence qu'on a nommé faute de mieux la crise.
Si le postmodernisme comme nous l'avons vu, se veut d'abord une pensée du discontinu et de la différence, on conviendra d'appeler postmoderne tout discours narratif qui privilégie des dispositifs d'hétérogénéité comme le collage, le fragment, le métissage du texte.
En effet si le collage est un procédé qui, au-début du siècle, désigne la modernité en peinture ou en littérature, avec la tentative simultanéiste, notamment, le procédé traduit aujourd'hui l'hétérogénéité de notre expérience du réel où le transport aérien crée une contiguïté entre des cultures différentes qui entraîne une représentation du monde totalement discontinue. Cette ellipse temporelle du voyage en avion s'accompagne de la mondialisation culturelle et de la surinformation. L'inflation des messages et des images dans la mediasphère qui entraîne la pratique très postmoderne du Zapping nous fait vivre dans un univers de superposition, de collage où le discontinu devient un procès universel.
L'expérience littéraire qui rend le mieux compte de ce phénomène est celle de Michel Butor qui abandonne l'expérimentation néo-romanesque pour chercher, avec Mobile (1962) un dispositif où la narrativité se dissout dans le collage qui cherche à reproduire sur le mode tabulaire l'effet mosaïque et la diversité inépuisable du continent nord-américain :
Je n'ai écrit que quatre romans, [avoue-t-il à Madeleine Santshi]. A partir de Degrés j'ai arrêté d'écrire des romans. J'ai fait des explorations.
Et plus loin, il ajoute :
Déjà auparavant la classification « Nouveau Roman » ne collait pas, parce que j'étais un « Nouveau Roman » spécial à moi tout seul et que la classification « romancier » ne collait pas non plus. Alors évidemment la parution de Mobile a fait tout éclater. Les gens ont dit « Qu'est-ce que c'est ? ». Ce n'était pas un poème au sens habituel, pas un essai non plus. Et en tout cas pas un roman. Donc c'était autre chose. [9]
Cette « autre chose » me semble désigner l'entrée de Michel Butor dans une pratique postmoderne de l'écriture qui s'est poursuivie avec Boomerang et Transit, bien que le terme n'ait jamais été utilisé à son propos.
Une autre forme de discontinuité dans l'écriture est l'emploi du fragment qui, pas plus que le collage, n'est spécifique au postmodernisme puisqu'il remonte à l'antiquité. Mais lorsque le fragment traduit le chaos de la « self variance » que Valéry, dans ses Cahiers oppose à l'intentionnalité de l’œuvre close, lorsque la maxime, dans sa prétention à énoncer un universel fait place à la subjectivité décentrée de l'aphorisme, mieux, lorsque la note, contre le mode narratif, devient une pratique textuelle privilégiant l'insularité et la dissémination, le composite plutôt que le composé, alors l'écriture fragmentale devient une écriture du discontinu qui entre en cohérence avec la condition postmoderne. Deux exemples, pour illustrer ce propos.
D'abord celui de Georges Perros, dans Papiers collés (1960-1978) où la note apparaît comme le moyen de subvertir les ensembles structurés, les grandes constructions narratives
Je n'ai pas envie « d'écrire un livre », j'aurai le temps quand je serai mort. Le goût de l'entreprise m'est totalement étranger.
Donc j'écris pour un écrivain qui sera peut-être moi, mais je n'y tiens pas exagérément. [10]
Et optant pour le désordre et la self variance, contre toute idée de construction
unitaire, tout principe hiérarchique d'organisation, Perros inaugure une pratique
postmodeme que l'on retrouve chez l'écrivain marocain de langue française
Abdelkebir Khatibi dans ses Notes d'aimance [11] :
Ces notes ne sont pas les fragments d'une totalité imaginaire. Elles se replient en leur insularité.
Illustrant ce mode de « pensée faible » que postule Gianni Vattimo [12] après l'effondrement des méta-récits de la modernité, Khatibi fait de la note l'équivalent de ces genres postmodernes que sont le clip ou le jingle : « Plus un mode de notation-clip, [écrit-il] qu'une volonté de penser à tout prix... ». On pourrait donner de nombreux exemples de ces écritures du discontinu, de Roland Barthes à Jean Baudrillard (Cool Memories, 1991-1995) en passant par Annie Ernaux (Journal du dehors, 1993)
Un autre principe d'hétérogénéité à l'oeuvre dans le roman
contemporain apparaît surtout dans le roman francophone, roman périphérique et
décentré qui, par son hétéroglossie et son caractère d'hybride culturel, se
prête particulièrement à l'hypothèse postmoderne dont les Québécois, en
particulier, ont été les ardents promoteurs [13].
En effet si les littératures francophones issues de la colonisation ont
d'abord été des littératures de combat dont les formes subversives relèvent de
la modernité, l'évolution du bilinguisme post-colonial vers un bilinguisme
assumé ou choisi, amène l'écrivain à découvrir en lui une forme d'altérité qui
l'ouvre à la problématique postmoderne de l'être discontinu. Dès lors, le texte
francophone devient de plus en plus un texte hétérolingue et multiculturel dont
le statut identitaire migre de l'identité-racine vers l'identité-rhizome dans
une conception composite et décentrée de l'être et de la culture
qu'illustrent, aux Antilles le travail de Glissant et des écrivains de la
créolité ou au Maghreb les écritures métisses de Tahar Ben Jelloun (L’Enfant
de sable, La Nuit sacrée) ou d'Abdelwahab Meddeb (Talismano,
Phantasia). . .
Si les écritures du discontinu coïncident dans leur principe avec la pensée de la différence, une autre voie largement exploitée par le roman contemporain est celle de la métatextualité. Il s'agit donc d'un mode de réflexivité distinct de la mise en abyme instrumentalisée par le Nouveau Roman, où le texte tout en s'écrivant se commente dans le métatexte. Procédé ancien, là encore, qui renvoie à Sterne ou à Diderot mais dont la massification aujourd'hui fait question au point que la Québécoise, Janet M. Paterson, en fait l'un des critères majeurs du récit postmoderne, dans lequel le narrateur prend souvent la figure de l'écrivain engagé dans les problèmes de l'écriture.
En fait la mise en reflet du travail narratif qui caractérise aussi des écrivains comme Milan Kundera ou Bernard Noël ne devient postmoderne que lorsqu'elle s'écarte de toute intention ontologique ou existentielle (le « sens » de l'écriture !) pour travailler dans une dimension ludique ou ironique. Un « monstre» métatextuel comme La Belle Hortense (1987) de Jacques Roubaud où le récit devient mineur par rapport à son commentaire, traduit l'hyperfictivité de l'écriture en dévoilant sur le mode humoristique, les règles secrètes et codées d'un discours, sans prise sur le réel. Plus ironique un roman comme Notices, manuels techniques et modes d'emploi, de Laurent Gautier (1998) opère dans le métatexte narratorial une mise à distance parodique de l'idéologie de la technique et du progrès qui fonde la modernité.
D'une manière générale, lorsque le métatextuel est en excès dans le récit postmodeme, c'est pour traduire, par l'aporie d'un récit qui se prend lui-même pour objet, le refus de penser dans une situation de « Défaite de la pensée » (A. Finkielkraut) sur fond de surinformation et d'hypermédiatisation. Dès lors le récit métatextuel témoigne d'une perte de confiance dans le réel qui demande à être redéfini et témoigne de son désengagement par une sorte de retrait ludique et narcissique...
Un autre développement du postmodernisme, souligné par A. Kibedi Varga et Sophie Bertho, dans les années 90, se caractérise par une renarrativisation du récit qui correspond en littérature à cette revisitation des formes du passé postulée par l'architecture postmoderne (Ricardo Boffil) comme par la transavangarde italienne (Chia, Clemente). Cette renarrativisation qui, selon Umberto Eco ne peut être qu'ironique, prend la forme, en littérature, d'un retour à la linéarité, c'est-à-dire à une sorte de confort de lecture contre les grands dérangements du Nouveau Roman.
Cette linéarité n'implique pas nécessairement un retour à la fonctionnalité de l'intrigue, ni à une chronologie de type réaliste, les romans de J.-P. Toussaint privilégient la successivité à la causalité jusque dans la syntaxe de la phrase où la juxtaposition, contre la subordination, crée un effet d'a-causalité généralisée. Chez Marie Redonnet, la linéarité renvoie à la causalité stéréotypée du conte dont les fonctions sont balisées dans un roman comme Rose, Mélie, Rose (1987) par 12 photos-polaroïd que Mélie, la narratrice, glisse dans son cahier, métaphore du récit...
On a souvent appliqué à ces romans l'étiquette de « minimaliste » pour désigner l'insignifiance des événements qui les caractérisent. Dans la perspective postmoderne, ce terme me semble mal choisi parce qu'il renvoie à l'une des avant-gardes célèbres de la modernité en art plastique. Il s'agit plutôt d'un gommage du champ axiomatique qui fait que les personnages donnent l'impression d'émerger d'une fin du monde dans une conscience somnambulique du réel. Cette « fin de l'histoire » qui coïncide avec ce que Gilles Lipovetsky appelle « Le Crépuscule des devoirs [14]», se traduit par une modalisation narrative dominée par le principe d'incertitude, comme si la réalité était de l'ordre du virtuel (entre le probable et l'aléatoire). D'où certaines références à la mécanique quantique et à ses paradoxes dans Monsieur de Jean-Philippe Toussaint et ce principe du « tout était selon »... qui aboutit chez Michel Houellebecq, après le constat critique du dévoiement libéral de la société moderne dans Extension du domaine de la lutte (1994), à la mise en allégorie de la physique des particules pour traduire le comportement aléatoire de ses deux personnages, Michel et Bruno dans le chaos sexuel et consumériste de la société postmoderne (Les Particules élémentaires). Marie Darrieussecq choisit, quant à elle, dans Truismes (1998), un autre type d'allégorie pour évoquer la perte de la référence éthique et ce rapport de flottement face aux turbulences d'une réalité de plus en plus opaque.
Cette renarrativisation ironique du récit peut prendre la forme du pastiche de genres fortement codifiés. Ainsi Cherokee (1983) de Jean Echenoz qui joue avec les règles du roman policier, Lac (1989), réécriture ludique du roman d'espionnage ou encore Les Grandes blondes (1995) qui intègre, sur le mode parodique, les stéréotypes du roman noir...
Enfin, l'une des voies actuelles de cette renarrativisation, pourrait être l'autofiction qui installe le principe d'incertitude et la loi d'altérité au cœur de la question du sujet, dans le contexte fortement codé de l'autobiographie. On peut citer Fils de Serge Doubrovsky, initiateur du genre, mais aussi les variations multiples de Modiano sur la figure autobiographique du père et la trilogie d'Alain Robbe-Grillet qui met un terme à l'expérimentation néo-romanesque: Le Miroir qui revient (1984), Angélique ou l'enchantement (1987) et Les Derniers jours de Corinthe (1994). Une variante inversée de l'autofiction serait ce que Dominique Viart appelle les « biographies fictives » avec Pierre Michon et Gérard Macé [15]. N'oublions pas Daniel Oster qui se fait le biographe du personnage de Valéry, Monsieur Teste, dans un roman intitulé L'Intervalle (1987) où l'on croise aussi Rimbaud, Mallarmé, Gide, en compagnie de Bergotte ou de Charles Swann. On reconnaît, dans ces biographies fictives une variante du Pierre Ménard, auteur de Quichotte, de Borgès, l'un des pères du postmodernisme d'outre-atlantique.
Ces critères esthétiques ainsi établis, venons-en à la question finale de la périodisation. Si le mot « postmoderne » apparaît à quelques reprises aux Etats-Unis dans la première moitié du XXème siècle, il ne s'impose vraiment que dans les années 60, en architecture, tout d'abord où il marque une rupture avec le fonctionnalisme, puis dans le discours sociologique. Dix ans plus tard, il s'étend aux arts plastiques et à la littérature. Le premier article à y faire écho, en France, me parait être celui d'Harry Blake : « Le Post-modernisme américain », paru dans la revue Tel Quel, en 1977 [16], suivi en 1981 de l'étude du romancier américain John Barth dans Poétique : « La Fiction postmodemiste » [17].
Il faut pourtant attendre 1979, pour que J.-F Lyotard acclimate l'idée, avec un livre clé : La Condition postmoderne, rapport sur le savoir dans les sociétés les plus développées [18], qui lui avait été commandé par le Conseil des Universités du Québec. Ce livre va susciter de nombreux débats et imposer peu à peu le terme de ce côté de l'Atlantique.
Or, durant la décennie 70-80, le Nouveau Roman que Jean Ricardou s'efforce de réactiver en postulant un « Nouveau » Nouveau Roman, est en voie d'extinction mais il occupe toujours le devant de la scène littéraire avec notamment les colloques de Cerisy dont la publication s'étale de 1972 (Le Nouveau Roman hier et au jourd'hui) à 1976 (colloque Robbe-Grillet). Sans doute est-ce pour cette raison que le mot « postmodeme » n'apparaît pas dans l'essai de Marianne Macé sur Le Roman français des années 70 [19], qui s'ouvre pourtant à la nouvelle production de Michel Butor et où l'on voit apparaître Jean Echenoz.
Même si des indices d'une pratique postmoderne de l'écriture se manifestent en France dès les années 60, on conviendra donc d'en dater les effets, sur un nouveau type de production romanesque, autour de 1980. Les Trente Glorieuses, période de progrès continu, s'achèvent en 1973, selon l'analyse de Jean Fourastié, avec le premier choc pétrolier et l'entrée dans la crise, tandis que les effets de 68, autre manifestation bruyante de la modernité de libération, s'effacent rapidement. Une nouvelle ère, « l'ére post-industrielle » (Daniel Bell, 1973) s'annonce avec toutes ses remises en cause.
Les principaux événements qui jalonnent la postmodernité européenne naissent d'abord autour des arts plastiques. Il s'agit de la Biennale de Venise de 1980 qui présente, en architecture et en peinture les travaux de la transavangarde. En France, Catherine Millet organise l'année suivante, à l'Arc, l'exposition Baroques 81, où les oeuvres sélectionnées se caractérisent par les effets kitsch et le métissage des formes, tandis qu'en 1985, l'exposition Les Immatériaux, organisée par J.-F. Lyotard au Centre Pompidou présente l'aspect nouvelles technologies de la création plastique.
Dans le domaine littéraire c'est la Biennale de Venise de 1980, qui déclenche la réaction de Jürgen Habermas dont la défense de la modernité comme « projet inachevé », dans la revue Critique, en 1981 [20], entraîne, l'année suivante, la réaction de J.-F. Lyotard : « Réponse à la question qu'est-ce que le postmodernisme ? » [21], une suite à cette querelle paraît en 1984, toujours dans la revue Critique, avec la tentative de synthèse de l'américain Richard Rorty : « Habermas, Lyotard et la Postmodernité » [22]. Henri Meschonnic se lance à son tour dans la bataille aux côtés d'Habermas dans un livre-pamphlet : Modernité, modernité, édité en 1988, l'année même où les Cahiers de Philosophie, après une étude sur Jean-François Lyotard, publie un numéro spécial : « Postmoderne : les termes d'un usage » [23].
La chute du Mur de Berlin, en 1989 qui, dans un premier temps peut apparaître comme une manifestation euphorique de l'émancipation des peuples, plonge l'Europe dans le chaos des conflits ethniques à l'impossible arbitrage. Michel Maffesoli qui avait prévu dès 1988 Le Temps des tribus [24] voit ses analyses confirmées, Christian Ruby fait paraître en 1990 une synthèse bien documentée sous le titre : Le Champ de bataille. Postmoderne/néo-moderne [25], tandis qu'Alain Touraine, à son tour publie en 1992 une Critique de la modernité [26]. Au plan strictement littéraire c'est l'école d'Amsterdam qui tente une définition encore hésitante du postmodernisme avec l'article de Kibedi Varga, « Le Récit postmoderne », publié en 1990 dans la revue Littérature [27], que prolongent deux études de Sophie Bertho : « L'Attente postmoderne. A propos de la littérature contemporaine en France », parue dans la très sérieuse Revue d'Histoire littéraire de la France [28], en 1991 et « Temps et postmodernité », dans Littérature [29] en 1993. Notons enfin un très bon numéro de la revue québécoise Etudes Littéraires, en 1994, qui risque une comparaison entre les pratiques américaines et européennes selon cet étonnant principe que si les Européens sont les penseurs de la postmodemité, les réalisations dans le champ esthétique sont américaines... Ce numéro intitulé « Postmodernismes : Poïesis des Amériques, Ethos des Europes » [30] se trouve démenti, en 1998, par deux événements éditoriaux en France, Truismes de Marie Darrieussecq et Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, purs produits de la condition postmoderne qu'il est donc devenu difficile aujourd'hui d'ignorer. A moins de le vouloir vraiment... Ce qui n'empêche pas, chez certains écrivains, comme Christian Prigent, Bernard Noël ou Claude Ollier, la poursuite du rêve moderne, selon le principe du « tuilage » particulièrement évident en ce qui concerne la relation entre modernité et postmodernité.
Article paru dans Le Temps des Lettres, Quelles périodisations pour l’histoire de la
littérature française du 20ème siècle ? (Sous la
direction de Michèle Touret et Francine Dugast-Portes), Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2001, pp. 283-294.
[1] Cf RUBY (Christian), Le Champ de bataille. Post-moderne/néo-moderne, Paris, L'Harmattan, 1990.
[2] Cf. MESCHONNIC (Henri), Modernité, modernité, Paris, Gallimard, 1988.
[3] Cf. LYOTARD (Jean-François), La Condition postmoderne, Paris, Editions de Minuit, 1979.
[4] WALLERSTEIN
(Immanuel), After Liberalism, New-York, The New Press, 1995.
[5] MINC (Alain), Le Nouveau moyen-âge, Paris, Gallimard, 1993.
[6] SCARPETTA (Guy), L'Impureté, Paris, Grasset, 1985.
[7] ROBBE-GRILLET (Alain), Pour un nouveau roman, Paris, éditions de Minuit, 1963.
[8] SARRAUTE (Nathalie), L'Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 182.
[9] SANTSHI (Madeleine), Voyage avec Michel Butor, Lausanne, L’Âge d'Homme, 1982.
[10] PERROS (Georges), Papiers collés, Paris, Gallimard, L' Imaginaire, 1960.
[11] KHATIBI (Abdelkebir), Par-dessus l'épaule, Paris, Aubier, 1988.
[12] VATTIMO (Gianni), La Fin de la modernité, Paris, Le Seuil, 1987 (pour la traduction française)
[13] Cf. PATERSON (Janet M.) , Moments postmodernes dans le roman québécois, Presses de l'université d’Ottawa, 1993 ou BOIVERT (Yves) : Le Postmodernisme, Montréal, éd. Boréal, 1995.
[14] LIPOVETSKY (Gilles), Le Crépuscule des devoirs, Paris, Gallimard, 1992.
[15] in Le Roman français au xxe siècle, Paris, Hachette, 1999.
[16] Tel Quel, no 71-73, 1977.
[17] Poétique, n° 48, 1981.
[18] Op. cit.,
note 3.
[19] Presses universitaires de Rennes, 1995.
[20] « La Modernité: un projet inachevé », Critique, n° 413, 1981.
[21] Critique, n° 419, 1982.
[22] Critique, n° 442, 1984.
[23] Les Cahiers de philosophie, & 6, 1988.
[24] MAFFESOLI (Michel), Le Temps des tribus, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988.
[25] Op cit.,
note 1.
[26] Paris, Fayard, 1992.
[27] Littérature, n° 77, 1990.
[28] RHLF , n° 4-5, 1991.
[29] Littérature, n° 92, 1993.
[30]
Études Littéraires, Québec, Presses de l'université Laval, vol. 27, n° 1, été 1994.