J.M.G. Le Clezio, Désert
Paris, Gallimard, 1980

Extraits pour des commentaires

Retour

 

N.B. : Du fait de l’entrecroisement de deux récits complémentaires, et de l’absence de numérotation des chapitres par l’auteur, on a fait une double numérotation de ceux-ci, en fonction du récit auquel ils appartiennent, et l’on nommera H le récit « historique » de la tribu de Ma El Aïnin, et P le récit « présent » de l’aventure de Lalla. Les extraits seront cependant dans le même ordre que dans le livre.
Par ailleurs les paginations seront désignées par G pour l’édition Gallimard d’origine, et F pour la réédition en « Folio ».

 

« Ils sont apparus » H1 : G 7-9, F 7-9. 1

L’enseignement de l’homme bleu H2 : G 49-52, F 53-56. 2

Le plateau de pierre blanche, Es-Ser et le souvenir d’une autre mémoire P2 : G 89-92, F 95-99. 3

Le vent du désert et la voix de l’homme bleu P5 : G 108-111, F 115-118. 5

Le Hartani et l’autre langage P7, G 122-125, F 131-134. 6

Les traces et la mémoire P9 : G 142-143, F 152-154. 8

La voix étrangère P11 : G 163-167, F 174-178. 9

Le port, rappel du désert P18, G 274-275, F 293-295. 11

Les Bruits de la peur P19, en entier. 12

La mort est partout sur eux P20 : G 306-308, F 325-328. 18

La beauté de Lalla annule la ville P21, G 312-314, F 332-334. 19

Regards croisés P22, G 327-329, F 347-351. 20

La danse de Lalla annule la ville P22 : G 333-335. 21

Langages de colonisateurs sur Ma El Aïnine H5 : G 351-357, F 374-381. 22

L’accouchement P24 : G 389-396, F 416-423. 24

La fin H7 : G 405-411, F 432-439. 27

 

 « Ils sont apparus »
H1 :
G 7-9, F 7-9

Saguiet et Hamra, hiver 1909-1910

Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. En tête de la caravane, il y avait les hommes, enve­loppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes fermaient la marche. C'étaient des silhouettes alourdies, encombrées par les lourds manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts sem­blait encore plus sombre dans les voiles d'indigo.

Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder où ils allaient. Le vent soufflait continûment, le vent du désert, chaud le jour, froid la nuit. Le sable fuyait autour. d'eux, entre les pattes des cha­meaux, fouettait le visage des femmes qui rabattaient la toile bleue sur leurs yeux. Les jeunes enfants couraient, les bébés pleu­raient, enroulés dans la toile bleue sur le dos de leur mère. Les chameaux grommelaient, éternuaient. Personne ne savait où on allait. Le soleil était encore haut dans le ciel nu, le vent emportait les bruits et les odeurs. La sueur coulait lentement sur le visage des voyageurs, et leur peau sombre avait pris le reflet de l'indigo, sur leurs joues, sur leurs bras, le long de leurs jambes. Les tatouages bleus sur le front des femmes brillaient comme des scarabées. Les yeux noirs, pareils à des gouttes de métal, regardaient à peine l'étendue de sable, cherchaient la trace de la piste entre les vagues des dunes.

Il n'y avait rien d'autre sur la terre, rien, ni personne. Ils étaient nés du désert, aucun autre chemin ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. Le vent passait sur eux, à travers eux, comme s'il n'y avait personne sur les dunes. Ils mar­chaient depuis la première aube, sans s'ar­rêter, la fatigue et la soif les enveloppaient comme une gangue. La sécheresse avait durci leurs lèvres et leur langue. La faim les rongeait. Ils n'auraient pas pu parler. Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le désert, pleins de lumière quand le soleil brûle au centre du ciel vide, et glacés de la nuit aux étoiles figées.

Ils continuaient à descendre lentement la pente vers le fond de la vallée, en zigza­guant quand le sable s'éboulait sous leurs pieds. Les hommes choisissaient sans regar­der l'endroit où leurs pieds allaient se poser. C'était comme s'ils cheminaient sur des tra­ces invisibles qui les conduisaient vers l'autre bout de la solitude, vers la nuit. Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabi­ne à pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau. Ses frères marchaient à côté de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le poids de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux, leurs habits bleus étaient en lam­beaux, déchirés par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. Son visage était som­bre, noirci par le soleil, mais ses yeux bril­laient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle.

Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d'une dune, comme s'ils étaient nés du ciel sans nuages, et qu'ils avaient dans leurs membres la dureté de l'espace. Ils portaient avec eux la faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où luit le soleil, les nuits froides, la lueur de la Voie lactée, la lune ; ils avaient avec eux leur ombre géan­te au coucher du soleil, les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés touchaient, l'horizon inaccessible. Ils avaient surtout la lumière de leur regard, qui brillait si claire­ment dans la sclérotique de leurs yeux.

L’enseignement de l’homme bleu
H2 :
G 49-52, F 53-56

Quand Nour arriva près du mur d'argile, à l'endroit où le vieil homme s'était accroupi pour dire sa prière, il se jeta sur le sol, la face contre la terre, sans bouger, sans plus penser à rien. Les mains tenaient la terre comme s'il était accroché au mur d'une très haute falaise, et le goût de cendre de la pous­sière emplissait sa bouche et ses narines.

Après un long moment, il osa relever le visage, et il vit le manteau blanc du cheikh.

 « Que fais-tu là ? » demanda Ma el Aïnine. Sa voix était très douce et lointaine, comme s'il avait été à l'autre bout de la place.

Nour hésita. Il se releva sur les genoux, mais sa tête resta penchée en avant, parce qu'il n'avait pas le courage de regarder le cheikh.

« Que fais-tu là ? » répéta le vieillard.

« Je -je priais », dit Nour ; il ajouta : « Je voulais prier. »

Le cheikh sourit.

« Et tu n'as pas pu prier ? »

« Non », dit simplement Nour. Il prit les mains du vieil homme.

« S'il te plaît, donne-moi ta bénédiction de Dieu. »

Ma el Aïnine passa ses mains sur la tête de Nour, massa légèrement sa nuque. Puis il fit relever le jeune garçon et il l'embrassa.

« Quel est ton nom ? », demanda-t-il. « N'est-ce pas toi que j'ai vu la nuit de l'As­semblée ? »

Nour dit son nom, celui de son père et celui de sa mère. A ce dernier nom, le visage de Ma el Aïnine s'éclaira.

« Ainsi ta mère est de la lignée de Sidi Mohammed, celui qu'on appelait Al Azraq, l'Homme Bleu ? »

« Il était l'oncle maternel de ma grand­-mère », dit Nour.

« Alors tu es vraiment le fils d'une chéri­fa », dit Ma el Aïnine. Il resta un long moment silencieux, son regard gris fixé sur celui de Nour, comme s'il cherchait un sou­venir. Puis il parla de l'Homme Bleu, qu'il avait rencontré dans les oasis du Sud, de l'autre côté des rochers de la Hamada, à une époque où rien de ce qu'il y avait ici, pas même la ville de Smara, n'existait encore. L'Homme Bleu vivait dans une hutte de pierres et de branches, à l'orée du désert, sans rien craindre des hommes ni des bêtes sauvages. Chaque jour, au matin, il trouvait devant la porte de sa hutte des dattes et une écuelle de lait caillé, et une cruche d'eau fraîche, car c'était Dieu qui veillait sur lui et le nourrissait. Quand Ma el Aïnine était venu le voir, pour lui demander son ensei­gnement, l'Homme Bleu n'avait pas voulu le recevoir. Pendant un mois, il l'avait fait dor­mir devant sa porte, sans lui adresser la parole ni même le regarder. Simplement, il laissait la moitié des dattes et du lait, et jamais Ma el Aïnine n'avait mangé de mets plus succulents ; quant à l'eau de la cruche, elle abreuvait tout de suite et emplissait de joie, car c'était une eau vierge, faite de la rosée la plus pure.

Au bout d'un mois, cependant, le cheikh était triste parce qu'Al Azraq ne l'avait pas encore regardé. Alors il avait décidé de retourner dans sa famille, parce qu'il pen­sait que l'Homme Bleu ne l'avait pas jugé digne de servir Dieu. Il marchait sans espoir sur le chemin de son village quand il vit un homme qui l'attendait. L'homme était Al Azraq, qui lui demanda pourquoi il l'avait quitté. Puis il l'invita à rester avec lui, à l'endroit même où il s'était arrêté. Ma el Aïnine était resté encore de nombreux mois auprès de lui, et un jour, l'Homme Bleu lui dit qu'il n'avait plus rien à lui enseigner. « Mais tu ne m'as pas encore donné ton enseigne­ment », dit Ma et Amine. Alors A1 Azraq lui avait montré le plat de dattes, l'écuelle de lait caillé et la cruche d'eau : « N'ai-je pas partagé cela avec toi, chaque jour, depuis que tu es arrivé ? » Ensuite il lui avait mon­tré l'horizon, dans la direction du nord, vers la Saguiet et Hamra, et il lui avait dit de construire une ville sainte pour ses fils, et il lui avait même prédit que l'un d'eux devien­drait roi. Alors Ma el Aïnine avait quitté son village avec les siens, et il avait construit la ville de Smara.

Quand le cheikh eut fini de raconter cette histoire, il embrassa encore Nour et il retourna dans l'ombre de sa maison.

Le Bonheur

 

Le plateau de pierre blanche, Es-Ser et le souvenir d’une autre mémoire
P2 :
G 89-92, F 95-99

C'est un endroit où il n'y a personne, personne. Il n'y a que l'homme bleu du désert qui la regarde continuellement, sans lui parler. Lalla ne sait pas bien ce qu'il veut, ce qu'il deman­de. Elle a besoin de lui, et il vient en silence, avec son regard plein de puissance. Elle est heureuse quand elle est sur le pla­teau de pierres, dans la lumière du regard. Elle sait qu'elle ne doit pas en parler, à personne, pas même à Aamma, parce que c'est un secret, la chose la plus importante qui lui soit arrivée. C'est un secret aussi parce qu'elle est la seule qui n'ait pas peur de venir souvent sur le plateau de pierres, mal­gré le silence et le vide du vent. Seul, peut-être, le berger chleuh, celui qu'on appelle le Hartani, vient lui aussi quel­quefois sur le plateau, mais c'est quand une des chèvres du troupeau s'est égarée en courant le long des ravins. Lui non plus n'a pas peur des signes sur les pierres, mais Lalla n'a jamais osé lui parler de son secret.

C'est le nom qu'elle donne à l'homme qui apparaît quelque­fois sur le plateau de pierre. Es Ser, le Secret, parce que nul ne doit savoir son nom.

Il ne parle pas. C'est-à-dire, qu'il ne parle pas le même lan­gage que les hommes. Mais Lalla entend sa voix à l'intérieur de ses oreilles, et il dit avec son langage des choses très belles qui troublent l'intérieur de son corps, qui la font frissonner. Peut-être qu'il parle avec le bruit léger du vent qui vient du fond de l'espace, ou bien avec le silence entre chaque souffle du vent. Peut-être qu'il parle avec les mots de la lumière, avec les mots qui explosent en gerbes d'étincelles sur les lames des pierres, les mots du sable, les mots des cailloux qui s'effritent en poudre dure, et aussi lés mots des scorpions et des serpents qui laissent leurs traces légères dans la poussiè­re. Il sait parler avec tous ces mots-là, et son regard bondit d'une pierre à l'autre, vif comme un animal, va d'un seul mouvement jusqu'à l'horizon, monte droit dans le ciel, plane plus haut que les oiseaux.

Lalla aime venir ici, sur le plateau de pierre blanche, pour entendre ces paroles secrètes. Elle ne connaît pas celui qu'el­le appelle Es Ser, elle ne sait pas qui il est, ni d'où il vient, mais elle aime le rencontrer dans ce lieu, parce qu'il porte avec lui, dans son regard et dans son langage, la chaleur des pays de dunes et de sable, du Sud, des terres sans arbres et sans eau.

Même quand Es Ser ne vient pas, c'est comme si elle pou­vait voir avec son regard. C'est difficile à comprendre, parce que c'est un peu comme dans un rêve, comme si Lalla n'était plus tout à fait elle-même, comme si elle était entrée dans le monde qui est de l'autre côté du regard de l'homme bleu.

Alors apparaissent les choses belles et mystérieuses. Des choses qu'elle n'a jamais vues ailleurs, qui la troublent et l'inquiètent. Elle voit l'étendue de sable couleur d'or et de soufre, immense, pareille à la mer, aux grandes vagues immobiles. Sur cette étendue de sable, il n'y a personne, pas un arbre, pas une herbe, rien que les ombres des dunes qui s'allongent, qui se touchent, qui font des lacs au crépuscule. Ici, tout est semblable, et c'est comme si elle était à la fois ici, puis plus loin, là où son regard se pose au hasard, puis ail­leurs encore, tout près de la limite entre la terre et le ciel. Les dunes bougent sous son regard, lentement, écartant leurs doigts de sable. Il y a des ruisseaux d'or qui coulent sur pla­ce, au fond des vallées torrides. Il y a des vaguelettes dures, cuites par la chaleur terrible du soleil, et de grandes plages blanches à la courbe parfaite, immobiles devant la mer de sable rouge. La lumière rutile et ruisselle de toutes parts, la lumière qui naît de tous les côtés à la fois, la lumière de la terre, du ciel et du soleil. Dans le ciel, il n'y a pas de fin. Rien que la brume sèche qui ondoie près de l'horizon, en brisant des reflets, en dansant comme des herbes de lumière - et la poussière ocre et rose qui vibre dans le vent froid, qui monte vers le centre du ciel.

Tout cela est étrange et lointain, et pourtant cela semble familier. Lalla voit devant elle, comme avec les yeux d'un autre, le grand désert où resplendit la lumière. Elle sent sur sa peau le souffle du vent du sud, qui élève les nuées de sable, elle sent sous ses pieds nus le sable brûlant des dunes. Elle sent surtout, au-dessus d'elle, l'immensité du ciel vide, du ciel sans ombre où brille le soleil pur.

Alors, pendant longtemps, elle cesse d'être elle-même ; elle devient quelqu'un d'autre, de lointain, d'oublié. Elle voit d'autres formes, des silhouettes d'enfants, des hommes, des femmes, des chevaux, des chameaux, des troupeaux de chè­vres ; elle voit la forme d'une ville, un palais de pierre et d'ar­gile, des remparts de boue d'où sortent des troupes de guer­riers. Elle voit cela, car ce n'est pas un rêve, mais le souvenir d'une autre mémoire dans laquelle elle est entrée sans le savoir. Elle entend le bruit des voix des hommes, les chants des femmes, la musique, et peut-être qu'elle danse elle-même, en tournant sur elle-même, en frappant la terre avec le bout de ses pieds nus et ses talons, en faisant résonner les brace­lets de cuivre et les lourds colliers.

Puis, d'un seul coup, comme dans un souffle de vent, tout cela s'en va. C'est simplement le regard d'Es Ser qui la quit­te, qui se détourne du plateau de pierre blanche. Alors Lalla retrouve son propre regard, elle ressent à nouveau son cœur, ses poumons, sa peau. Elle perçoit chaque détail, chaque pierre, chaque cassure, chaque dessin minuscule dans la poussière.

Elle retourne en arrière. Elle redescend vers le lit du tor­rent asséché, en faisant attention aux pierres coupantes et aux buissons d'épines. Quand elle arrive en bas, elle est très fatiguée, par toute cette lumière, par le vide du vent qui ne cesse jamais. Lentement, elle marche sur les chemins de sable jusqu'à la Cité, où les ombres des hommes et des fem­mes bougent encore. Elle va jusqu'à l'eau de la fontaine, et elle baigne son visage et ses mains, à genoux par terre, comme si elle revenait d'un long voyage.

 

Le vent du désert et la voix de l’homme bleu
P5 :
G 108-111, F 115-118

Le vent brûlant vient du désert, souffle les grains de poussière dure. Au-dehors, dans les ruelles de la Cité, il n'y a personne. Même les chiens sont cachés dans des trous de terre, au pied des maisons, contre les bidons d'es­sence vides.

Mais Lalla aime être dehors ces jours-là, peut-être juste­ment parce qu'il n'y a plus personne. C'est comme s'il n'y avait plus rien sur la terre, plus rien qui appartienne aux hommes. C'est alors qu'elle se sent le plus loin d'elle-même, comme si plus rien de ce qu'elle avait fait ne pouvait compter, comme s'il n'y avait plus de mémoire.

Alors elle va vers la mer, là où commencent les dunes. Elle s'assoit dans le sable, enveloppée dans ses voiles bleus, elle regarde la poussière qui monte dans l'air. Au-dessus de la terre, au zénith, le ciel est d'un bleu très dense, presque couleur de nuit, et quand elle regarde vers l'horizon, au-dessus de la ligne des dunes, elle voit cette couleur rose, cendrée, comme à l'aube. Ces jours-là, on est libre aussi des mouches et des guê­pes, parce que le vent les a chassées vers les creux de rochers, dans leurs nids de boue séchée, ou dans les coins sombres des maisons. Il n'y a pas d'hommes, ni de femmes, ni d'enfants. Il n'y a pas de chiens, pas d'oiseaux. Il y a seulement le vent qui siffle entre les branches des arbustes, dans les feuilles des aca­cias et des figuiers sauvages. Il y a seulement les milliers de par­ticules de pierre qui fouettent le visage, qui se divisent autour de Lalla, qui forment de longs rubans, des serpents, des fumées. Il y a le bruit du vent, le bruit de la mer, le bruit crissant du sable, et Lalla se penche en avant pour respirer, son voile bleu plaqué sur ses narines et sur ses lèvres.

C'est bien parce que c'est comme si on était parti sur un bateau, comme Naman le pêcheur et ses compagnons, perdu au milieu de la grande tempête. Le ciel est nu, extraordinai­re. La terre a disparu, ou presque, à peine visible par les échancrures de sable, déchirée, usée, quelques taches noires de récifs au milieu de la mer.

Lalla ne sait pas pourquoi elle est dehors ces jours-là. C'est plus fort qu'elle, elle ne peut pas rester enfermée dans la mai­son d'Aamma, ni même marcher dans les ruelles de la Cité. Le vent brûlant sèche ses lèvres et ses narines, elle sent le feu qui descend en elle. C'est peut-être le feu de la lumière du ciel, le feu qui vient de l'Orient, et que le vent enfonce dans son corps. Mais la lumière ne fait pas que brûler : elle libère, et Lalla sent son corps devenir léger, rapide. Elle résiste, accrochée des deux mains au sable de la dune, le menton contre ses genoux. Elle respire à peine, à petits coups, pour ne pas devenir trop légère.

Elle essaie de penser à ceux qu'elle aime, parce que cela empêche le vent de l'emporter. Elle pense à Aamma, au Har­tani, à Naman surtout. Mais ces jours-là il n'y a rien qui compte vraiment, ni personne de ceux qu'elle connaît, et sa pensée s'enfuit tout de suite, s'échappe comme si le vent l'ar­rachait et l'emportait le long des dunes.

Puis, soudain, elle sent le regard de l'homme bleu du désert, sur elle. C'est le même regard que là-haut, sur le pla­teau de pierre, à la frontière du désert. C'est un regard vide et impérieux qui pèse sur ses épaules, avec le poids du vent et de la lumière, un regard de terrible sécheresse qui la fait souffrir, un regard durci comme les particules de pierre qui frappent son visage et ses vêtements. Elle ne comprend pas ce qu'il veut, ce qu'il demande. Peut-être qu'il ne veut rien d'elle, simplement il passe sur le paysage de la mer, sur le fleuve, sur la Cité, et qu'il va plus loin encore, pour embraser les vil­les et les maisons blanches, les jardins, les fontaines, les grandes avenues des pays qui sont de l'autre côté de la mer.

Lalla a peur, maintenant. Elle voudrait arrêter ce regard, l'arrêter sur elle, pour qu'il n'aille pas au-delà de cet horizon, pour qu'il cesse sa vengeance, son feu, sa violence. Elle ne comprend pas pourquoi l'orage de l'homme du désert veut détruire ces villes. Elle ferme les yeux pour ne plus voir les serpents de sable qui se tordent autour d'elle, ces fumées dangereuses. Alors dans ses oreilles elle entend la voix du guerrier du désert, celui qu'elle appelle Es Ser, le Secret. Elle ne l'avait jamais entendue avec tant de netteté, même lors­qu'il était apparu à ses yeux, sur le plateau de pierre, vêtu de son manteau blanc, le visage voilé de bleu. C'est une drôle de voix qu'elle entend à l'intérieur de sa tête, qui se mêle au bruit du vent et aux crissements des grains de sable. C'est une voix lointaine qui dit des mots qu'elle ne comprend pas bien, qui répète sans fin les mêmes mots, les mêmes paro­les.

« Fais que le vent s'arrête ! » dit Lalla à haute voix, sans ouvrir les yeux. « Ne détruis pas les villes, fais que le vent s'arrête, que le soleil ne brûle pas, que tout soit en paix ! » Puis encore, malgré elle :

« Que veux-tu ? Pourquoi viens-tu ici ? Je ne suis rien pour toi, pourquoi me parles-tu, à moi seulement ? »

Mais la voix continue son murmure, son frisson à l'inté­rieur du corps de Lalla. C'est seulement la voix du vent, la voix de la mer, du sable, la voix de la lumière qui éblouit et grise la volonté des hommes. Elle vient en même temps que le regard étranger, elle brise et arrache tout ce qui lui résiste sur la terre. Ensuite elle continue plus loin, vers l'horizon, elle se perd sur la mer aux vagues puissantes, elle emporte les nuages et le sable vers les côtes rocheuses, de l'autre côté de la mer, vers les grands deltas où brûlent les cheminées des raffineries.

 

Le Hartani et l’autre langage
P7,
G 122-125, F 131-134

Lui, le Hartani, est celui qui n'a pas de père ni de mère, celui qui est venu de nulle part, celui qu'un guerrier du désert a déposé un jour, près du puits, sans dire un mot. Il est celui qui n'a pas de nom. Quelquefois Lalla voudrait bien savoir qui il est, elle voudrait bien lui demander

« D'où viens-tu ? »

Mais le Hartani ne connaît pas le langage des hommes, il ne répond pas aux questions. Le fils aîné d'Aamma dit que le Hartani ne sait pas parler parce qu'il est sourd. C'est en tout cas ce que le maître d'école lui a dit un jour ; cela s'appelle des sourds-muets. Mais Lalla sait bien que ce n'est pas vrai, parce que le Hartani entend mieux que personne. Il sait entendre des bruits si fins, si légers, que même en mettant l'oreille contre la terre on ne les entend pas. Il sait entendre un lièvre qui bondit de l'autre côté du plateau de pierres, ou bien quand un homme approche sur le sentier, à l'autre bout de la vallée. Il est capable de trouver l'endroit où chante le criquet, ou bien le nid des perdrix dans les hautes herbes.

Mais le Hartani ne veut pas entendre le langage des hom­mes, parce qu'il vient d'un pays où il n'y a pas d'hommes, seulement le sable des dunes et le ciel.

Quelquefois, Lalla parle au berger, elle lui dit, par exem­ple, « Biluuu-la ! », lentement, en le regardant au fond des yeux, et il y a une drôle de lumière qui éclaire ses yeux de métal sombre. Il pose la main sur les lèvres de Lalla, et il suit leur mouvement quand elle parle ainsi. Mais jamais il ne pro­nonce une parole à son tour.

Puis au bout d'un moment, il en a assez, il détourne son regard, il va s'asseoir plus loin, sur une autre pierre. Mais ça n'a pas d'importance au fond, parce que maintenant Lalla sait que les paroles ne comptent pas réellement. C'est seule­ment ce qu'on veut dire, tout à fait à l'intérieur, comme un secret, comme une prière, c'est seulement cette parole-là qui compte. Et le Hartani ne parle pas autrement, il sait donner et recevoir cette parole. Il y a tant de choses qui passent par le silence. Cela non plus, Lalla ne le savait pas avant d'avoir rencontré le Hartani. Les autres n'attendent que des paroles, ou bien des actes, des preuves, mais lui, le Hartani, il regarde Lalla, avec son beau regard de métal, sans rien dire, et c'est dans la lumière de son regard qu'on entend ce qu'il dit, ce qu'il demande.

Quand il est inquiet, ou quand il est au contraire très heu­reux, il s'arrête, il pose ses mains sur les tempes de Lalla, c'est-à-dire qu'il les tend de chaque côté de la tête de la jeune fille, sans la toucher, et il reste un long moment, le visage tout éclairé de lumière. Et Lalla sent la chaleur des paumes contre ses joues et contre ses tempes, comme s'il y avait un feu qui la chauffait. C'est une impression étrange, qui la rem­plit de bonheur à son tour, qui entre jusqu'au fond d'elle-même, qui la dénoue, l'apaise. C'est pour cela surtout que Lalla aime le Hartani, parce qu'il a ce pouvoir dans les pau­mes de ses mains. Peut-être qu'il est vraiment un magicien.

Elle regarde les mains du berger, pour comprendre. Ce sont de longues mains aux doigts minces, aux ongles nacrés, à la peau fine et brune, presque noire sur le dessus, et d'un rose un peu jaune en dessous, comme ces feuilles d'arbre qui ont deux couleurs.

Lalla aime beaucoup les mains du Hartani. Ce ne sont pas des mains comme celles des autres hommes de la Cité, et elle croit bien qu'il n'y en a pas d'autres comme celles-là dans tout le pays. Elles sont agiles et légères, pleines de force aus­si, et Lalla pense que ce sont les mains de quelqu'un de noble, le fils d'un cheikh peut-être, ou peut-être même d'un guerrier de l'Orient, venu de Bagdad.

Le Hartani sait tout faire avec ses mains, pas seulement saisir les cailloux ou rompre le bois, mais faire des nœuds coulants avec les fibres du palmier, des pièges pour prendre les oiseaux, ou encore siffler, faire de la musique, imiter le cri de la perdrix, de l'épervier, du renard, et imiter le bruit du vent, de l'orage, de la mer. Surtout, ses mains savent parler. C'est cela que Lalla préfère. Quelquefois, pour parler, le Har­tani s'assoit sur une grosse pierre plate, au soleil, les pieds sous sa grande robe de bure. Ses habits sont très clairs, presque blancs, et on ne voit alors que son visage et ses mains couleur d'ombre, et c'est comme cela qu'il commence à parler.

Ce ne sont pas vraiment des histoires qu'il raconte à Lalla. Ce sont plutôt des images qu'il fait naître dans l'air, rien qu'avec les gestes, avec ses lèvres, avec la lumière de ses yeux. Des images fugitives qui tracent des éclairs, qui s'allu­ment et s'éteignent, mais jamais Lalla n'a rien entendu de plus beau, de plus vrai. Même les histoires que raconte Naman le pêcheur, même quand Aamma parle d'Al Azraq, l'Homme Bleu du désert, et de la fontaine d'eau claire qui a jailli sous une pierre, ce n'est pas aussi beau. Ce que dit le Hartani avec ses mains est insensé comme lui, mais c'est comme un rêve, parce que chaque image qu'il fait paraître vient à l'instant où on s'y attendait le moins, et pourtant c'était elle qu'on attendait. Il parle comme cela, pendant longtemps, il fait apparaître des oiseaux aux plumes écar­tées, des rochers fermés comme les poings, des maisons, des chiens, des orages, des avions, des fleurs géantes, des monta­gnes, le vent qui souffle sur les visages endormis. Tout cela ne veut rien dire, mais quand Lalla regarde son visage, le jeu de ses mains noires, elle voit ces images apparaître, si belles et neuves, éclatantes de lumière et de vie, comme si elles jaillis­saient vraiment au creux de ses mains, comme si elles sor­taient de ses lèvres, sur le rayon de ses yeux.

Ce qui est beau surtout quand le Hartani parle comme cela, c'est qu'il n'y a rien qui trouble le silence. Le soleil brûle sur le plateau de pierres, sur les falaises rouges. Le vent arri­ve, par instants, un peu froid, ou bien on entend à peine le froissement du sable qui coule dans les rainures des roches. Avec ses longues mains aux doigts souples, le Hartani fait apparaître un serpent qui glisse au fond d'un ravin, puis qui s'arrête, tête dressée. Alors un grand ibis blanc s'échappe, en faisant claquer ses ailes. Dans le ciel, la nuit, la lune est ron­de, et de son index, le Hartani allume les étoiles, une, une, encore une... L'été, la pluie commence à tomber, l'eau coule dans les ruisseaux, agrandit une mare ronde où volent des moustiques. Droit vers le centre du ciel bleu, le Hartani lance une pierre triangulaire qui monte, monte, et hop ! d'un seul coup elle s'ouvre et se transforme en un arbre au feuillage immense rempli d'oiseaux.

 

Les traces et la mémoire
P9 :
G 142-143, F 152-154

Il y a des traces, un peu partout, dans la poussière des vieux chemins, et Lalla s'amuse à les suivre. Quelquefois elles ne mènent nulle part, quand ce sont des traces d'oiseau ou d'insecte. Quelquefois elles vous conduisent jusqu'à un trou dans la terre, ou bien jusqu'à la porte d'une maison. C'est le Hartani qui lui a montré comment suivre les traces, sans se laisser dérouter par ce qui est autour, les herbes, les fleurs ou les cailloux qui brillent. Quand le Hartani suit une trace, il est tout à fait pareil à un chien de chasse. Ses yeux sont luisants, ses narines sont dilatées, tout son corps est tendu en avant. De temps en temps, même, il se couche sur le sol pour mieux sentir la piste.

Lalla aime bien les sentiers, près des dunes. Elle se sou­vient des premiers jours, après son arrivée à la Cité, après que sa mère était morte dans les fièvres. Elle se souvient de son voyage dans le camion bâché, et la sœur de son père, celle qui s'appelle Aamma, était enveloppée dans le grand manteau de laine grise, le visage voilé à cause de la poussière du désert. Le voyage avait duré plusieurs jours, et chaque jour Lalla était assise à l'arrière du camion, sous la bâche étouffante, au milieu des sacs et des fardeaux poussiéreux. Puis un jour, par l'ouverture de la bâche, elle avait vu la mer très bleue, le long de la plage bordée d'écume, et elle s'était mise à pleurer, sans savoir si c'était de plaisir ou de fatigue.

Chaque fois que Lalla marche sur le sentier, au bord de la mer, elle pense à la mer si bleue, au milieu de toute la pous­sière du camion, et à ces longues lames silencieuses qui avançaient de travers, très loin, le long de la plage. Elle pense à tout ce qu'elle a vu, d'un coup, comme cela, à travers la fente de la bâche du camion, et elle sent les larmes dans ses yeux, parce que c'est un peu le regard de sa mère qui vient sur elle, qui l'enveloppe, la fait frissonner.

C'est cela qu'elle cherche le long du chemin des dunes, le cœur palpitant, tout son corps tendu en avant, comme le Hartani quand il suit une trace. Elle cherche les endroits où elle est venue, après ces jours-là, il y a si longtemps qu'elle ne se souvient même plus d'elle-même.

Elle dit quelquefois : « Oummi », comme cela, très douce­ment, en murmurant. Quelquefois elle lui parle, toute seule, très bas, dans un souffle, en regardant la mer très bleue entre les dunes. Elle ne sait pas bien ce qu'elle doit dire, parce qu'il y a si longtemps qu'elle a même oublié comment était sa mère. Peut-être qu'elle a oublié jusqu'au son de sa voix, jus­qu'aux mots qu'elle aimait entendre alors ?

« Où es-tu allée, Oummi ? Je voudrais bien que tu viennes ici pour me voir, je le voudrais bien... »

Lalla s'assoit dans le sable, face à la mer, et elle regarde les mouvements lents des vagues. Mais ce n'est pas tout à fait comme le jour où elle a vu la mer pour la première fois, après la poussière étouffante du camion, sur les routes rouges qui viennent du désert.

« Oummi, ne veux-tu pas revenir, pour me voir ? Tu vois, je ne t'ai pas oubliée, moi. »

Lalla cherche dans sa mémoire la trace des mots que sa mère disait, autrefois, les mots qu'elle chantait. Mais c'est difficile de les retrouver. Il faut fermer les yeux et basculer en arrière, le plus loin qu'on peut, comme si on tombait dans un puits sans fond. Lalla rouvre les yeux, parce qu'il n'y a plus rien dans sa mémoire.

 

La voix étrangère
P11 :
G 163-167, F 174-178

Avec un petit couteau, Lalla découpe la viande en fines lanières, et elle les place sur des claies de bois vert, suspendues au-dessus du feu, là où la fumée se sépare des flammes. C'est le moment aussi où Aamma parle des temps anciens, de la vie dans les terres du Sud, de l'autre côté des montagnes, là où commence le sable du désert et où les sources d'eau sont bleues comme le ciel.

« Parle-moi d'Hawa, s'il te plaît, Aamma », dit encore Lalla.

Et comme la journée est longue, et qu'il n'y a rien d'autre à faire que regarder les lanières de viande qui sèchent dans les tourbillons de fumée, en les déplaçant un peu de temps en temps avec une brindille, ou bien en se léchant les doigts pour ne pas se brûler, alors Aamma commence à parler. Sa voix est lente et hésitante au début, comme si elle faisait des efforts pour se souvenir, et ça va bien avec la chaleur du soleil qui avance très lentement dans le ciel bleu, avec le cra­quement des flammes, avec l'odeur de la viande et de la fumée.

« Lalla Hawa (c'est comme cela qu'Aamma l'appelle) était plus âgée que moi, mais je me souviens bien la première fois qu'elle est entrée dans la maison, quand ton père est venu avec elle. Elle venait du Sud, du grand désert, et c'est là qu'il l'avait connue, parce que sa tribu était du Sud, dans la Saguiet et Hamra, près de la ville sainte de Smara, et sa tribu était de la famille du grand Ma el Aïnine, celui qu'on appelait l'Eau des Yeux. Mais sa tribu avait dû partir de ses terres, parce que les soldats des Chrétiens les avaient chassés de chez eux, hommes, femmes et enfants, et ils avaient marché pendant des jours et des mois à travers le désert. C'est ce que ta mère nous a raconté plus tard. Nous étions pauvres en ce temps-là, dans le Souss, mais nous étions heureux ensemble, parce que ton père aimait beaucoup Lalla Hawa. Elle savait rire et chanter, elle jouait même de la guitare, elle s'asseyait au soleil devant la porte de notre maison, et elle chantait des chansons... »

« Qu'est-ce qu'elle chantait, Aamma ? »

« C'étaient des chants du Sud, certains dans la langue des chleuhs, des chants d'Assaka, de Goulimine, de Tan-Tan, mais je ne pourrais pas les chanter comme elle. »

« Cela ne fait rien, Aamma, chante seulement pour que j'entende. »

Alors Aamma chante à voix basse, à travers le bruit de la flamme qui crépite. Lalla retient son souffle pour mieux entendre la chanson de sa mère.

« Un jour, oh, un jour, le corbeau deviendra blanc, la mer s'asséchera, on trouvera le miel dans la fleur du cactus, on fera un lit avec les branches de l'acacia, oh, un jour, il n'y aura plus de venin dans la bouche du serpent, et les balles des fusils ne porteront plus la mort, mais ce sera le jour où je quitterai mon amour... »

Lalla écoute la voix qui murmure dans le feu, sans voir le visage d'Aamma, comme si c'était la voix de sa mère qui arrivait jusqu'à elle.

« Un jour, oh, un jour, le vent ne soufflera plus dans le désert, les grains de sable deviendront doux comme le sucre, sous chaque pierre blanche il y aura une source qui m'atten­dra, un jour, oh, un jour, les abeilles chanteront pour moi une chanson, car ce jour-là j'aurai perdu mon amour... »

Mais la voix d'Aamma a changé maintenant, elle est plus forte et légère, elle monte haut comme la voix de la flûte, elle résonne comme les clochettes de cuivre ; ce n'est plus sa voix, maintenant, c'est une voix toute neuve, la voix d'une jeune femme inconnue, qui chante à travers le rideau des flammes et des fumées, pour Lalla, pour elle seulement.

« Un jour, oh, un jour, il y aura le soleil dans la nuit, et l'eau de la lune laissera ses flaques dans le désert, quand le ciel sera si bas que je pourrai toucher les étoiles, un jour, oh, un jour, je verrai mon ombre danser devant moi, et ce sera le jour où je perdrai mon amour... »

La voix lointaine glisse sur Lalla comme un frisson, l'enve­loppe, et son regard se trouble tandis qu'elle regarde les flammes danser dans la lumière du soleil. Le silence qui suit les paroles de la chanson est très long, et Lalla peut entendre au loin les bruits de la musique et les rythmes des tambours de la fête. Elle est seule à présent, comme si Aamma était partie, la laissant avec la voix étrangère qui chante la chan­son.

« Un jour, oh, un jour, je regarderai dans le miroir et je verrai ton visage, et j'entendrai le son de ta voix au fond du puits, et je connaîtrai la marque de tes pas dans le sable, un jour, oh, un jour, je connaîtrai le jour de ma mort, car ce sera le jour où je perdrai mon amour... »

La voix devient plus grave et sourde, pareille à un soupir, elle tremble un peu dans la flamme qui vacille, elle se perd dans les volutes de fumée bleue.

« Un jour, oh, un jour, le soleil sera obscur, la terre s'ouvri­ra jusqu'au centre, la mer recouvrira le désert, un jour, oh, un jour, mes yeux ne verront plus la lumière, ma bouche ne pourra plus dire ton nom, mon cœur cessera de souffrir, car ce sera le jour où je quitterai mon amour... »

La voix étrangère s'éteint en murmurant, elle disparaît dans le feu et la fumée bleue, et Lalla doit attendre long­temps, sans bouger, avant de comprendre que la voix ne reviendra plus. Ses yeux sont pleins de larmes et son cœur lui fait mal, mais elle ne dit rien, tandis qu'Aamma recommence à découper des lanières de viande, et à les placer sur le treil­lis de bois, au milieu de la fumée.

« Parle-moi encore d'elle, Aamma. »

« Elle savait beaucoup de chansons, Lalla Hawa, elle avait une jolie voix, comme toi, et elle savait jouer de la guitare et de la flûte, et danser. Puis, quand ton père a eu cet accident, elle a changé tout d'un coup, et elle n'a plus jamais chanté ni joué de la guitare, même quand tu es née, elle n'a plus voulu chanter, sauf pour toi, quand tu pleurais, dans la nuit, pour te bercer, pour t'endormir... »

Les guêpes sont venues, maintenant. L'odeur de la viande grillée les a attirées, et elles sont venues par centaines. Elles vrombissent autour du foyer, en cherchant à se poser sur les lanières de viande. Mais la fumée les chasse, les étouffe, et elles traversent le feu, ivres. Certaines tombent dans les brai­ses et brûlent d'une brève flamme jaune, d'autres tombent par terre, assommées, à demi brûlées. Pauvres guêpes ! Elles sont venues pour avoir leur part de la viande, mais elles ne savent pas s'y prendre. La fumée âcre les saoule et les rend furieuses, parce qu'elles ne peuvent pas se poser sur le treillis de bois. Alors elles vont droit devant elles, aveuglées, stupi­des comme des papillons de nuit, et elles meurent. Lalla leur jette un morceau de viande, pour calmer leur faim, pour les éloigner du feu. Mais l'une d'elles frappe Lalla, la pique au cou. « Aïe ! » crie Lalla, qui l'arrache et la jette au loin, tout endolorie mais pleine de pitié, parce qu'elle aime bien les guêpes dans le fond.

Aamma, elle, ne fait pas attention aux guêpes. Elle les écarte à coups de chiffon, et elle continue à tourner les laniè­res de viande sur le treillis, et à parler

« Elle n'aimait pas beaucoup rester à la maison... » dit-­elle ; sa voix est un peu étouffée, comme si elle racontait un très vieux rêve. « Elle partait souvent, avec toi accrochée dans son dos par un foulard, et elle allait loin, loin... Person­ne ne savait où elle allait. Elle prenait l'autobus et elle allait jusqu'à la mer, ou bien dans les villages voisins. Elle allait dans les marchés, près des fontaines, là où il y avait des gens qu'elle ne connaissait pas, et elle s'asseyait sur un caillou et elle les regardait. Peut-être qu'ils croyaient qu'elle était une mendiante... Mais elle ne voulait pas travailler à la maison, parce que ma famille était dure avec elle, mais moi je l'aimais bien, comme si elle avait été ma sœur. »

« Parle-moi encore de sa mort, Aamma. »

« Ce n'est pas bien de parler de cela, un jour de fête », dit Aamma.

« Ça ne fait rien, Aamma, parle-moi quand même du jour de sa mort. »

Séparées par les flammes, Aamma et Lalla ne se voient pas bien. Mais c'est comme s'il y avait un autre regard, qui tou­chait l'intérieur de leur corps, à l'endroit où cela fait mal.

Les volutes grises et bleues de la fumée dansent, s'ouvrent et se referment comme les nuages, et sur le treillis de bois vert, les lanières de viande sont devenues très brunes comme du vieux cuir. Ailleurs, il y a le soleil qui décline doucement, la marée qui monte avec le vent, le chant des criquets, les cris des enfants qui courent dans les rues de la Cité, les voix des hommes, la musique. Mais Lalla ne les entend guère. Elle est tout entière dans le chuchotement de la voix qui raconte la mort de sa mère, il y a très longtemps.

 

La vie chez les esclaves

Le port, rappel du désert
P18,
G 274-275, F 293-295

Quand elle a fini son travail à l'hôtel Sainte-Blanche, le so­leil est encore haut dans le ciel. Alors Lalla descend la grande avenue, vers la mer. A ce moment-là, elle ne pense plus à rien d'autre, comme si elle avait tout oublié. Dans l'avenue, sur les trottoirs, la foule se presse toujours, toujours vers l'incon­nu. Il y a des hommes aux lunettes qui miroitent, qui se hâ­tent à grandes enjambées, il y a des pauvres vêtus de costu­mes élimés, qui vont en sens inverse, les yeux aux aguets comme des renards. Il y a des groupes de jeunes filles habil­lées avec des vêtements collants, qui marchent en faisant cla­quer leurs talons, comme ceci : Kra-kab, kra-kab, kra-kab. Les autos, les motos, les cyclos, les camions, les autocars vont à toute vitesse, vers la mer, ou vers le haut de la ville, tous chargés d'hommes et de femmes aux visages identiques. Lalla marche sur le trottoir, elle voit tout cela, ces mouve­ments, ces formes, ces éclats de lumière, et tout cela entre en elle et fait un tourbillon. Elle a faim, son corps est fatigué par le travail de l'hôtel, mais pourtant elle a envie de marcher encore, pour voir davantage de lumière, pour chasser toute l'ombre qui est restée au fond d'elle. Le vent glacé de l'hiver souffle par rafales le long de l'avenue, soulève les poussières et les vieilles feuilles de journaux. Lalla ferme à demi les yeux, elle avance, un peu penchée en avant, comme autrefois dans le désert, vers la source de lumière, là-bas, au bout de l'avenue.

Quand elle arrive au port, elle sent une sorte d'ivresse en elle, et elle titube au bord du trottoir. Ici le vent tourbillonne en liberté, chasse devant lui l'eau du port, fait claquer les agrès des bateaux. La lumière vient d'encore plus loin, au­-delà de l'horizon, tout à fait au sud, et Lalla marche le long des quais, vers la mer. Le bruit des hommes et des moteurs tourne autour d'elle, mais elle n'y fait plus attention. Tantôt en courant, tantôt en marchant, elle va vers la grande église zébrée, puis, plus loin encore, elle entre dans la zone aban­donnée des quais, là où le vent soulève des trombes de pous­sière de ciment.

Ici, tout d'un coup, c'est le silence, comme si elle était vrai­ment arrivée dans le désert. Devant elle, il y a l'étendue blanche des quais où la lumière du soleil brille avec force. Lalla marche lentement, le long des silhouettes des grands cargos, sous les grues métalliques, entre les rangées de containers rouges. Il n'y a pas d'hommes ici, ni de moteurs d'auto, rien que la pierre blanche et le ciment, et Peau som­bre des bassins. Alors elle choisit une place, entre deux ran­gées de chargements recouverts d'une bâche bleue, et elle s'assoit à l'abri du vent pour manger du pain et du fromage, en regardant l'eau du port. Parfois, de grands oiseaux de mer passent en glapissant, et Lalla pense à sa place entre les dunes, et à l'oiseau blanc qui était un prince de la mer. Elle partage son pain avec les mouettes, mais il y a aussi quelques pigeons qui viennent. Ici tout est calme, jamais personne ne vient la trouver. Il y a bien de temps en temps un pêcheur qui va le long du quai, sa gaule à la main, à la recherche d'un endroit qui serait bon pour les sars ; mais c'est à peine s'il regarde Lalla du coin de l’œil, et il s'en va vers le fond du port. Ou bien un enfant qui marche les mains dans les poches, qui joue tout seul à donner des coups de pied dans une boîte de conserve rouillée.

Lalla sent le soleil la pénétrer, l'emplir peu à peu, chasser tout ce qu'il y a de noir et de triste au fond d'elle. Elle ne pense plus à la maison d'Aamma, aux cours noires où dégou­linent les lessives. Elle ne pense plus à l'hôtel Sainte-Blanche, ni même à toutes ces rues, avenues, boulevards où les gens marchent et grondent sans arrêt. Elle devient comme un mor­ceau de rocher, couvert de lichen et de mousse, immobile, sans pensée, dilatée par la chaleur du soleil. Quelquefois même elle s'endort, appuyée contre la bâche bleue, les genoux sous le menton, et elle rêve qu'elle glisse dans un bateau sur la mer plate, jusque de l'autre côté du monde.

Les grands cargos glissent lentement sur les bassins noirs. Ils vont vers la porte du port, ils vont chercher la mer. Lalla s'amuse à les suivre en courant le long des quais, le plus loin qu'elle peut. Elle ne peut pas lire leurs noms, mais elle regar­de leurs drapeaux, elle regarde les taches de rouille sur leurs coques, et leurs gros mâts de charge repliés comme des antennes, et leurs cheminées sur lesquelles il y a des dessins d'étoiles, de croix, de carrés, de soleils. Devant les cargos, le bateau pilote avance en se dandinant comme un insecte, et quand les cargos entrent dans la haute mer, ils font marcher leur sirène, juste une fois ou deux, comme cela, pour dire au revoir.

 

Les Bruits de la peur
P19,
en entier.

Il y a des jours où Lalla entend les bruits de la peur. Elle ne sait pas bien ce que c'est, comme des coups lourds frappés sur des plaques de tôle, et aussi une rumeur sourde qui ne vient pas par les oreilles, mais par la plante des pieds et qui résonne à l'intérieur de son corps. C'est la solitude, peut-être, et la faim aussi, la faim de douceur, de lumière, de chansons, la faim de tout.

Dès qu'elle franchit la porte de l'hôtel Sainte-Blanche, après avoir fini son travail, Lalla sent la lumière trop claire du ciel qui tombe sur elle, qui la fait trébucher. Elle enfonce le plus qu'elle peut sa tête dans le col de son manteau marron, elle couvre ses cheveux jusqu'aux sourcils avec le foulard gris d'Aamma, mais la blancheur du ciel l'atteint toujours, et aussi le vide des rues. C'est comme une nausée, qui monte du centre de son ventre, qui vient dans sa gorge, qui emplit sa bouche d'amertume. Lalla s'assoit vite, n'importe où, sans chercher à comprendre, sans se soucier des gens qui la regar­dent, parce qu'elle a peur de s'évanouir encore une fois. Elle résiste de toutes ses forces, elle essaie de calmer les batte­ments de son cœur, les mouvements de ses entrailles. Elle met ses deux mains sur son ventre, pour que la chaleur douce de ses paumes traverse sa robe, entre en elle, jusqu'à l'enfant. C'est comme cela qu'elle se soignait autrefois, quand venaient les terribles douleurs, au bas de son ventre, comme une bête qui rongeait par l'intérieur. Puis elle se berce un peu, d'avant en arrière, comme cela, assise sur le rebord du trottoir à côté des autos arrêtées.

Les gens passent devant elle sans s'arrêter. Ils ralentissent un peu, comme s'ils allaient venir vers elle, mais quand Lalla relève la tête, il y a tant de souffrance dans ses yeux qu'ils s'en vont très vite, parce que ça leur fait peur.

Au bout d'un moment, la douleur s'amenuise sous les mains de Lalla. Elle peut respirer de nouveau, plus librement. Malgré le vent froid, elle est couverte de sueur, et sa robe mouillée colle à son dos. C'est peut-être le bruit de la peur, le bruit qu'on n'entend pas avec les oreilles,, mais qu'on entend avec les pieds et tout le corps, qui vide les rues de la ville.

Lalla remonte vers la vieille ville, elle gravit lentement les marches de l'escalier défoncé où coule l'égout qui sent fort. En haut de l'escalier, elle tourne à gauche, puis elle marche dans la rue du Bon Jésus. Sur les vieux murs lépreux, il y a des signes écrits à la craie, des lettres et des dessins incom­préhensibles, à demi effacés. Par terre, il y a plusieurs taches rouges comme le sang, où rôdent des mouches. La couleur rouge résonne dans la tête de Lalla, fait un bruit de sirène, un sifflement qui creuse un trou, vide son esprit. Lentement, avec effort, Lalla enjambe une première tache, une deuxième, une troisième. Il y a de drôles de choses blanches mêlées aux taches rouges, comme des cartilages, des os brisés, de la peau, et la sirène résonne encore plus fort dans la tête de Lal­la. Elle essaie de courir le long de la rue en pente, mais les pierres sont humides et glissantes, surtout quand on a des sandales de caoutchouc. Rue du Timon, il y a encore des signes écrits à la craie sur les vieux murs, des mots, peut-être des noms ? Puis une femme nue, aux seins pareils à des yeux, et Lalla pense au journal obscène déplié sur le lit défait, dans la chambre d'hôtel. Plus loin, c'est un phallus énorme dessiné à la craie sur une vieille porte, comme un masque grotesque.

Lalla continue à marcher, en respirant avec peine. La sueur coule toujours sur son front, le long de son dos, mouille ses reins, pique ses aisselles. Il n'y a personne dans les rues à cette heure-là, seulement quelques chiens au poil hérissé, qui rongent leurs os en grognant. Les fenêtres au ras du sol sont fermées par des grillages, des barreaux. Plus haut, les volets sont tirés, les maisons semblent abandonnées. Il y a un froid de mort qui sort des bouches des soupirails, des caves, des fenêtres noires. C'est comme une haleine de mort qui souffle le long des rues, qui emplit les recoins pourris au bas des murs. Où aller ? Lalla avance lentement de nouveau, elle tourne encore une fois à droite, vers le mur de la vieille mai­son. Lalla a toujours un peu peur, quand elle voit ces grandes fenêtres garnies de barreaux, parce qu'elle croit que c'est une prison où les gens sont morts autrefois ; on dit même que la nuit, parfois, on entend les gémissements des prisonniers derrière les barreaux des fenêtres. Elle descend maintenant le long de la rue des Pistoles, toujours déserte, et par la tra­verse de la Charité, pour voir, à travers le portail de pierre grise, l'étrange dôme rose qu'elle aime bien. Certains jours elle s'assoit sur le seuil d'une maison, et elle reste là à regar­der très longtemps le dôme qui ressemble à un nuage, et elle oublie tout, jusqu'à ce qu'une femme vienne lui demander ce qu'elle fait là et l'oblige à s'en aller.

Mais aujourd'hui, même le dôme rose lui fait peur, comme s'il y avait une menace derrière ses fenêtres étroites, ou comme si c'était un tombeau. Sans se retourner, elle s'en va vite, elle redescend vers la mer, le long des rues silencieuses. Le vent qui passe par rafales fait claquer le linge, de grands draps blancs aux bords effilochés, des vêtements d'enfant, d'homme, des lingeries bleues et roses de femme ; Lalla ne veut pas les regarder, parce qu'ils montrent des corps invisi­bles, des jambes, des bras, des poitrines, comme des dépouil­les sans tête. Elle longe la rue Rodillat, et là aussi il y a ces fenêtres basses, couvertes de grillage, fermées de barreaux, où les hommes et les enfants sont prisonniers. Lalla entend par moments les bribes de phrases, les bruits de vaisselle ou de cuisine, ou bien la musique nasillarde, et elle pense à tous ceux qui sont prisonniers, dans ces chambres obscures et froides, avec les blattes et les rats, tous ceux qui ne verront plus la lumière, qui ne respireront plus le vent.

Là, derrière cette fenêtre aux carreaux fêlés et noircis, il y a cette grosse femme impotente, qui vit seule avec deux chats maigres, et qui parle toujours de son jardin, de ses roses, de ses arbres, de son grand citronnier qui donne les plus beaux fruits du monde, elle qui n'a rien qu'un réduit froid et noir, et ses deux chats aveugles. Ici, c'est la maison d'Ibrahim, un vieux soldat oranais qui s'est battu contre les Allemands, contre les Turcs, contre les Serbes, là-bas, dans des endroits dont il répète les noms inlassablement, quand Lalla les lui demande : Salonique, Varna, Bjala. Mais est-ce qu'il ne va pas mourir, lui aussi, pris au piège de sa maison lépreuse où l'escalier sombre et glissant manque de le faire tomber à chaque marche, où les murs pèsent sur sa poitrine maigre comme un manteau mouillé ? Là, encore, l'Espagnole qui a six enfants, qui dorment tous dans la même chambre à la fenêtre étroite, ou qui errent dans le quartier du Panier, vêtus de haillons, pâles, toujours affamés. Là, dans cette maison où court une lézarde, aux murs qui semblent humides d'une sueur mauvaise, le couple malade, qui tousse si fort que Lalla sursaute parfois, dans la nuit, comme si elle pou­vait réellement les entendre à travers tous les murs. Et le ménage étranger, lui italien, elle grecque, et l'homme est ivre chaque soir, et chaque soir il frappe sa femme à grands coups de poing sur la tête, comme cela, sans même se mettre en colère, seulement parce qu'elle est là et qu'elle le regarde avec ses yeux larmoyants dans son visage bouffi de fatigue. Lalla hait cet homme, elle serre les dents quand elle pense à lui., mais elle a peur aussi de cette ivresse tranquille et déses­pérée, et de la soumission de cette femme, car c'est cela qui apparaît dans chaque pierre et dans chaque tache des rues maudites de cette ville, dans chaque signe écrit sur les murs du Panier.

Partout il y a la faim, la peur, la pauvreté froide, comme de vieux habits usés et humides, comme de vieux visages flétris et déchus.

Rue du Panier, rue du Bouleau, traverse Boussenoue, tou­jours les mêmes murs lépreux, le haut des immeubles qu'ef­fleure la lumière froide, le bas des murs où croupit l'eau ver­te, où pourrissent les tas d'ordures. Il n'y a pas de guêpes ici, ni de mouches qui bondissent librement dans l'air où bouge la poussière. Il n'y a que des hommes, des rats, des blattes, tout ce qui vit dans les trous sans lumière, sans air, sans ciel. Lalla tourne dans les rues comme un vieux chien noir au poil hérissé, sans trouver sa place. Elle s'assoit un instant sur les marches des escaliers, près du mur derrière lequel pousse le seul arbre de la ville, un vieux figuier plein d'odeurs. Elle pense un instant à l'arbre qu'elle aimait là-bas, lorsque le vieux Naman allait réparer ses filets en racontant des histoi­res. Mais elle ne peut pas rester longtemps à la même place, comme les vieux chiens courbaturés. Elle repart à travers le dédale sombre, tandis que la lumière du ciel décline peu à peu. Elle s'assoit encore un moment sur un des bancs de la placette, là où il y a le jardin d'enfants. Il y a des jours où elle aime bien rester là, en regardant les tout-petits qui titubent sur la place, les jambes flageolantes, les bras écartés. Mais maintenant, il n'y a plus que l'ombre, et sur un des bancs, une vieille femme noire dans une grande robe bariolée. Lalla va s'asseoir à côté d'elle, elle essaie de lui parler.

« Vous habitez ici ? »

« D'où est-ce que vous venez ? Quel est votre pays ? »

La vieille femme la regarde sans comprendre, puis elle a peur, et elle voile son visage avec un pan de sa robe bariolée.

Au fond de la place, il y a un mur que Lalla connaît bien. Elle connaît chaque tache du crépi, chaque fissure, chaque coulée de rouille. Tout à fait en haut du mur, il y a les tubes noirs des cheminées, les gouttières. En dessous du toit, de petites fenêtres sans volets aux carreaux sales. En dessous de la chambre de la vieille Ida, du linge pend à une ficelle, raidi par la pluie et par la poussière. En dessous, il y a les fenêtres des gitans. La plupart des carreaux sont cassés, cer­taines fenêtres n'ont même plus de traverses, elles ne sont plus que des trous noirs béants comme des orbites.

Lalla regarde fixement ces ouvertures sombres, et elle sent encore la présence froide et terrifiante de la mort. Elle fris­sonne. Il y a un très grand vide sur cette place, un tourbillon de vide et de mort qui naît de ces fenêtres, qui tourne entre les murs des maisons. Sur le banc, à côté d'elle, la vieille mulâtresse ne bouge pas, ne respire pas. Lalla ne voit d'elle que son bras décharné où les veines sont apparentes comme des cordes, et la main aux longs doigts tachés de henné qui maintient le pan de sa robe sur la partie du visage qui est du côté de Lalla.

Peut-être qu'il y a un piège, ici aussi ? Lalla voudrait se lever et s'en aller en courant, mais elle se sent rivée au banc de plastique, comme dans un rêve. La nuit tombe peu à peu sur la ville, l'ombre emplit la place, noie les recoins, les fissu­res, entre par les fenêtres aux carreaux cassés. Il fait froid maintenant, et Lalla se serre dans son manteau brun, elle remonte le col jusqu'à ses yeux. Mais le froid monte par les semelles en caoutchouc de ses sandales, dans ses jambes, dans ses fesses, dans ses reins. Lalla ferme les yeux pour résister, pour ne plus voir le vide qui tourne sur la place, autour des jeux d'enfants abandonnés, sous les yeux aveu­gles des fenêtres.

Quand elle rouvre ses yeux, il n'y a plus personne. La vieil­le mulâtresse à la robe bariolée est partie sans que Lalla s'en rende compte. Curieusement, le ciel et la terre sont moins sombres, comme si la nuit avait reculé.

Lalla recommence à marcher le long des ruelles silencieu­ses. Elle descend les escaliers, là où le sol est défoncé par les marteaux-piqueurs. Le froid balaye la rue, fait claquer les tôles des cabanes à outils.

Quand elle débouche devant la mer, Lalla voit que le jour n'est pas encore fini. Il y a une grande tache claire au-dessus de la Cathédrale, entre les tours. Lalla traverse l'avenue en courant, sans voir les autos qui foncent, qui klaxonnent et donnent des coups de phares. Elle s'approche lentement du haut parvis, elle monte les marches, elle passe entre les colonnes. Elle se souvient de la première fois qu'elle est venue à la Cathédrale. Elle avait très peur, parce que c'était si grand et abandonné, comme une falaise. Puis c'est Radicz le mendiant qui lui a montré où il passe les nuits, l'été, quand le vent qui vient de la mer est tiède comme un souffle. Il lui a montré l'endroit d'où l'on voit les grands cargos entrer dans le port, la nuit, avec leurs feux rouges et verts. Il lui a montré aussi l'endroit d'où l'on peut voir la lune et les étoiles, entre les colonnes du parvis.

Mais ce soir il n'y a personne. La pierre blanche et verte est glacée, le silence pèse, troublé seulement par le froisse­ment lointain des pneus des autos et par les crissements des chauves-souris qui volettent sous la voûte. Les pigeons dor­ment déjà, perchés un peu partout sur les corniches, serrés les uns contre les autres.

Lalla s'assoit un moment sur les marches, à l'abri de la balustrade de pierre. Elle regarde le sol taché de guano, et la terre poussiéreuse devant le parvis. Le vent passe avec vio­lence, en sifflant dans les grillages. La solitude est grande ici, comme sur un navire en pleine mer. Elle fait mal, elle serre la gorge et les tempes, elle fait résonner étrangement les bruits, elle fait palpiter les lumières au loin, le long des rues.

Plus tard, quand la nuit est venue, Lalla retourne à l'inté­rieur de la ville, vers le haut. Elle traverse la place de Lenche, où les hommes se pressent autour des portes des bars, elle prend la montée des Accoules, la main posée sur la double rampe de fer poli qu'elle aime tant. Mais, même ici, l'angois­se ne parvient pas à se dissiper. C'est derrière elle, comme un des grands chiens au poil hérissé, au regard affamé, qui rôde le long des caniveaux à la recherche d'un os à ronger. C'est la faim, sans doute, la faim qui ronge le ventre, qui creuse son vide dans la tête, mais la faim de tout, de tout ce qui est refusé, inaccessible. Il y a si longtemps que les hommes n'ont pas mangé à leur faim, si longtemps qu'ils n'ont pas eu de repos, ni de bonheur, ni d'amour, mais seulement des cham­bres souterraines, froides, où flotte la vapeur d'angoisse, seulement ces rues obscures où courent les rats, où coulent les eaux pourries, où s'entassent les immondices. Le mal.

Tandis qu'elle avance le long des rainures étroites des rues, rue du Refuge, rue des Moulins, rue des Belles-Ecuelles, rue de Montbrion, Lalla voit tous les détritus comme rejetés par la mer, boîtes de conserve rouillées, vieux papiers, morceaux d'os, oranges flétries, légumes, chiffons, bouteilles cassées, anneaux de caoutchouc, capsules, oiseaux morts aux ailes arrachées, cafards écrasés, poussières, poudres, pourritures. Ce sont les marques de la solitude, de l'abandon, comme si les hommes avaient déjà fui cette ville, ce monde, qu'ils les avaient laissés en proie à la maladie, à la mort, à l'oubli.

Comme s'il ne restait plus que quelques hommes dans ce monde, les malheureux qui continuaient à vivre dans ces maisons qui s'écroulent, dans ces appartements déjà sembla­bles à des tombeaux, tandis que le vide entre par les fenêtres béantes, le froid de la nuit qui serre les poitrines, qui voile les yeux des vieillards et des enfants.

Lalla continue d'avancer parmi les décombres, elle marche sur les tas de plâtres tombés. Elle ne sait pas où elle va. Elle repasse plusieurs fois par la même rue, autour des hauts murs de l'Hôtel-Dieu. Peut-être qu'Aamma est là, dans la grande cuisine souterraine aux vasistas crasseux, en train de passer son balai éponge sur les dalles noires que rien ne net­toiera jamais ? Lalla ne veut pas retourner chez Aamma, plus jamais. Elle tourne le long des rues sombres, tandis qu'une pluie fine commence à tomber du ciel, car le vent s'est tu. Des hommes passent, silhouettes noires, sans visage, qui semblent perdues, elles aussi. Lalla s'efface pour les laisser passer, disparaît dans l'embrasure des portes, se cache der­rière les autos arrêtées. Quand la rue est à nouveau vide, elle sort, elle continue à marcher sans bruit, fatiguée, ivre de sommeil.

Mais elle ne veut pas dormir. Où pourrait-elle s'abandon­ner, s'oublier ? La ville est trop dangereuse, et l'angoisse ne laisse pas les filles pauvres dormir, comme les enfants de riches.

Il y a trop de bruits dans le silence de la nuit, bruits de la faim, bruits de la peur, de la solitude. Il y a les bruits des voix avinées des clochards, dans les asiles, les bruits des cafés arabes où ne cesse pas la musique monotone, et les rires lents des haschischins. Il y a le bruit terrible de l'homme fou qui frappe sa femme à grands coups de poing, tous les soirs, et la voix aiguë de la femme qui crie d'abord, puis qui pleurniche et qui geint. Lalla entend tous ces bruits, mainte­nant, distinctement, comme s'ils ne cessaient jamais de résonner. Il y a un bruit surtout qui la suit partout où elle va, qui entre dans sa tête et dans son ventre et répète tout le temps le même malheur : c'est le bruit d'un enfant qui tousse, dans la nuit, quelque part, dans la maison voisine, peut-être le fils de la femme tunisienne si grosse et si pâle, aux yeux verts un peu fous ? Ou peut-être est-ce un autre enfant qui tousse dans une maison, à plusieurs rues de distance, et puis un autre qui lui répond ailleurs, dans une mansarde au pla­fond crevé, un autre encore, qui n'arrive pas à dormir dans l'alcôve glacée, et encore un autre, comme s'il y avait des dizaines, des centaines d'enfants malades qui toussaient dans la nuit en faisant le même bruit rauque qui déchire la gorge et les bronches. Lalla s'arrête le dos contre une porte, et elle bouche ses oreilles en appuyant les paumes de ses mains de toutes ses forces, pour ne plus entendre les toux d'enfants qui aboient dans la nuit froide, de maison en mai­son.

Plus loin, il y a le tournant de rue où l'on voit en contrebas, comme du haut d'un balcon, le grand carrefour des avenues, pareil à l'estuaire d'un fleuve, et toutes les lumières qui cli­gnotent, qui aveuglent. Alors Lalla descend la colline, le long des escaliers, elle entre par le passage de Lorette, elle traver­se la grande cour aux murs noircis par la fumée et la misère, avec le bruit des radios et des voix humaines. Elle s'arrête un instant, la tête tournée vers les fenêtres, comme si quelqu'un allait apparaître. Mais on n'entend que le bruit inhumain d'une voix de radio qui crie quelque chose, qui répète lente­ment la même phrase :

« Au son de cette musique les dieux entrent en scène ! »

Mais Lalla ne comprend pas ce que cela veut dire. La voix inhumaine couvre le bruit des enfants qui toussent, le bruit des hommes ivres et de la femme qui pleurniche. Ensuite, il y a un autre passage obscur, comme un corridor, et on débouche sur le boulevard.

Ici, pendant un instant, Lalla ne sent plus la peur, ni la tristesse. La foule se hâte sur les trottoirs, yeux étincelants, mains agiles, pieds qui frappent le sol de ciment, hanches qui bougent, vêtements qui se froissent, s'électrisent. Sur la chaussée roulent les autos, les camions, les motos aux phares allumés, et les reflets des vitrines s'allument et s'éteignent tout le temps. Lalla se laisse porter par le mouvement des gens, elle ne pense plus à elle, elle est vide, comme si elle n'existait plus réellement. C'est pour cela qu'elle retourne toujours aux grandes avenues, pour se perdre dans leur flot, pour aller à la dérive.

Il y a beaucoup de lumières ! Lalla les regarde en mar­chant droit devant elle. Les lumières bleues, rouges, oran­gées, violettes, les lumières fixes, celles qui avancent, celles qui dansent sur place comme des flammes d'allumettes. Lalla pense un peu au ciel constellé, à la grande nuit du désert, quand elle était étendue sur le sable dur à côté du Hartani, et qu'ils respiraient doucement, comme s'ils n'avaient qu'un seul corps. Mais c'est difficile de se souvenir. Il faut marcher, ici, marcher, avec les autres, comme si on savait où on allait, mais il n'y a pas de fin au voyage, pas de cachette au creux de la dune. Il faut marcher pour ne pas tomber, pour ne pas être piétiné par les autres.

Lalla descend jusqu'au bout de l'avenue, puis elle remonte une autre avenue, une autre encore. Il y a toujours les lumiè­res, et le bruit des hommes et de leurs moteurs rugit sans cesse. Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse, comme si tous les bruits de pneus et de pas traçaient de grands cercles concentriques sur les bords d'un gigantesque entonnoir.

Maintenant, Lalla les voit, de nouveau : ils sont là, par­tout, assis contre les vieux murs noircis, tassés sur le sol au milieu des excréments et des immondices : les mendiants, les vieillards aveugles aux mains tendues, les jeunes femmes aux lèvres gercées, un enfant accroché à leur sein flasque, les petites filles vêtues de haillons, le visage couvert de croûtes, qui s'accrochent aux vêtements des passants, les vieilles cou­leur de suie, aux cheveux emmêlés, tous ceux que la faim et le froid ont chassés des taudis, et qui sont poussés comme des rebuts par les vagues. Ils sont là, au centre de la ville indifférente, dans le bruit saoulant des moteurs et des voix, mouil­lés de pluie, hérissés par le vent, plus laids et plus pauvres encore à la lueur mauvaise des ampoules électriques. Ils regardent ceux qui passent avec des yeux troubles, leurs yeux humides et tristes qui fuient et reviennent sans cesse vers vous comme les yeux des chiens. Lalla marche lentement devant les mendiants, elle les regarde, le cœur serré, et c'est encore ce "vide terrible qui creuse son tourbillon ici, devant ces corps abandonnés. Elle marche si lentement qu'une clo­charde l'attrape par son manteau et veut la tirer vers elle. Lalla se débat, défait avec violence les doigts qui se nouent sur l'étoffe de son manteau ; elle regarde avec pitié et horreur le visage encore jeune de la femme, ses joues bouffies par l'alcool, tachées de rouge à cause du froid, et surtout ces deux yeux bleus d'aveugle, presque trans­parents, où la pupille n'est pas plus grande qu'une tête d'épingle.

« Viens ! Viens ici ! » répète la clocharde, tandis que Lalla essaie de détacher les doigts aux ongles cassés. Puis la peur est la plus forte, et Lalla arrache son manteau des mains de la clocharde, et elle se sauve en courant, tandis que les autres qui creuse ses tourbillons sur les places, et qui fait peser le silence dans les chambres solitaires où étouffent les enfants et les vieillards. Lalla le hait, lui, et tous ces géants aux yeux ouverts, qui règnent sur la ville, seulement pour dévorer les hommes et les femmes, les broyer dans son ventre.

Ensuite la petite porte verte de l'immeuble s'ouvre complè­tement, et maintenant sur le trottoir, en face de Lalla, une femme est immobile. C'est elle que les hommes regardent sans bouger, en fumant des cigarettes. C'est une femme très petite, presque une naine, au corps large, à la tête enflée posée sur ses épaules, sans cou. Mais son visage est enfantin, avec une toute petite bouche couleur cerise, et des yeux très noirs entourés d'un cerne vert. Ce qui étonne le plus en elle, après sa petite taille, ce sont ses cheveux : courts, bouclés, ils sont d'un rouge de cuivre qui étincelle bizarrement à la lumière du couloir derrière elle, et font comme une auréole de flamme sur sa tête de poupée grasse, comme une apparition surnaturelle.

Lalla regarde les cheveux de la petite femme, fascinée, sans bouger, presque sans respirer. Le vent froid souffle avec violence autour d'elle, mais la petite femme reste debout devant l'entrée de l'immeuble, avec ses cheveux qui flam­boient sur sa tête. Elle est habillée d'une jupe noire très cour­te qui montre ses cuisses grasses et blanches, et d'une sorte de pull-over violet décolleté. Elle est chaussée d'escarpins vernis à talons aiguilles très hauts. A cause du froid, elle fait quelques pas sur place, et le bruit de ses talons résonne dans le vide de la ruelle.

Des hommes s'approchent d'elle, maintenant, en fumant leurs cigarettes. Ce sont des Arabes pour la plupart, aux che­veux très noirs, avec un teint gris que Lalla ne connaît pas, comme s'ils vivaient sous la terre et ne sortaient que la nuit. Ils ne parlent pas. Ils ont l'air brutal, buté, lèvres serrées, regard dur. La petite femme aux cheveux de feu ne les regar­de même pas. Elle allume une cigarette à son tour, et elle fume vite, en pivotant sur place. Quand elle tourne le dos, elle semble bossue.

Puis en haut de la ruelle marche une autre femme. Celle-ci est très grande, au contraire, et très forte, déjà vieillie, flétrie par la fatigue et le manque de sommeil. Elle est vêtue d'un grand imperméable en toile cirée bleue, et ses cheveux noirs sont décoiffés par le vent.

Elle descend lentement la rue, en faisant claquer ses chaus­sures à hauts talons, elle arrive à côté de la naine, et elle s'arrête, elle aussi, devant la porte. Les Arabes s'approchent d'elle, lui parlent. Mais Lalla n'entend pas ce qu'ils disent. L'un après l'autre, ils s'éloignent, et s'arrêtent à distance, les yeux fixés sur les deux femmes immobiles qui fument. Le vent passe par rafales le long de la ruelle, plaque les vêtements sur les corps des femmes, agite leurs cheveux. Il y a tant de haine et de désespoir dans cette ruelle, comme si elle descen­dait sans fin à travers tous les degrés de l'enfer, sans jamais rencontrer de fond, sans jamais s'arrêter. Il y a tant de faim, de désir inassouvi, de violence. Les hommes silencieux regar­dent, immobiles au bord du trottoir comme des soldats de plomb, leurs yeux fixés sur le ventre des femmes, sur leurs seins, sur la courbe de leurs hanches, sur la chair pâle de leur gorge, sur leurs jambes nues. Peut-être qu'il n'y a pas d'amour, nulle part, pas de pitié, pas de douceur. Peut-être que la taie blanche qui sépare la terre du ciel a étouffé les hommes, a arrêté les palpitations de leur cœur, a fait mourir tous leurs souvenirs, tous leurs désirs anciens, toute la beau­té ?

Lalla sent le vertige continu du vide qui entre en elle, comme si le vent qui passait dans la ruelle était celui d'un long mouvement giratoire. Le vent va peut-être arracher les toits des maisons sordides, défoncer portes et fenêtres, abattre les murs pourris, renverser en tas de ferraille toutes les voitures ? Cela doit arriver, car il y a trop de haine, trop de souffrance... Mais le grand immeuble sale reste debout, écrasant les hommes de toute sa hauteur. Ce sont les géants immobiles, aux yeux sanglants, aux yeux cruels, les géants dévoreurs d'hommes et de femmes. Dans leurs entrailles, les jeunes femmes sont renversées sur les vieux matelas tachés, et possédées en quelques secondes par les hommes silencieux dont le sexe brûle comme un tison. Puis ils se rhabillent et s'en vont, et leur cigarette posée sur le bord de la table n'a pas eu le temps de s'éteindre. Dans l'intérieur des géants dévoreurs, les vieilles femmes sont couchées sous le poids des hommes qui les écrasent, qui salissent leurs chairs jaunes. Alors, dans tous ces ventres de femmes naît le vide, le vide intense et glacé qui s'échappe d'elles et qui souffle comme un vent le long des rues et des ruelles, en lançant ses tourbillons sans fin.

Tout à coup, Lalla n'en peut plus d'attendre. Elle veut crier, même pleurer, mais c'est impossible. Le vide et la peur ont fermé étroitement sa gorge, et c'est à peine si elle peut respirer. Alors elle s'échappe. Elle court de toutes ses forces le long de la ruelle, et le bruit de ses pas résonne fort dans le silence. Les hommes se retournent et la regardent fuir. La naine crie quelque chose, mais un homme la prend par le cou et la pousse avec lui à l'intérieur de l'immeuble. Le vide, un ins­tant troublé, se referme sur eux, les étreint. Quelques hommes jettent leur cigarette dans le ruisseau et s'en vont vers l’ave­nue, en glissant comme des ombres. D'autres arrivent et s'ar­rêtent au bord du trottoir, et regardent la grande femme aux cheveux noirs debout devant la porte de l'immeuble.

Près de la gare, il y a beaucoup de mendiants qui dorment, engoncés dans leurs hardes, ou bien entourés de cartons, devant les portes. Au loin, brille l'édifice de la gare, avec ses grands réverbères blancs comme des astres.

Dans un coin de porte, à l'abri d'une borne de pierre, dans un grand lac d'ombre humide, Lalla s'est couchée par terre. Elle a rentré sa tête et ses membres le plus qu'elle a pu à l'in­térieur de son grand manteau marron, tout à fait dans le genre d'une tortue. La pierre est froide et dure, et le bruit mouillé des pneus des autos la fait frissonner. Mais elle voit quand même le ciel s'ouvrir, comme autrefois, sur le plateau de pierres, et entre les bords de la taie qui se fend, en tenant les yeux bien fermés, elle peut voir encore la nuit du désert.

 

La mort est partout sur eux
P20 :
G 306-308, F 325-328

Le corps de Monsieur Ceresola est devenu tout d'un coup trop petit, trop maigre pour ces habits noirs, et c'est comme s'il avait disparu, comme s'il ne restait plus que ce masque et ces mains de cire, et ces habits mal ajustés sur des cintres trop étriqués. Alors, soudain, la peur revient sur Lalla, la peur qui brûle la peau, qui trouble le regard. La pénombre est étouffante, elle est un poison qui paralyse. La pénombre vient du fond des cours, elle suit les rues étroites, à travers la vieille ville, elle noie tous ceux qu'elle trouve, prisonniers dans les chambres étroites : les petits enfants, les femmes, les vieillards. Elle entre dans les maisons, sous les toits humides, dans les caves, elle occupe les moindres fissures.

Lalla reste immobile devant le cadavre de Monsieur Cere­sola. Elle sent le froid la gagner, et la drôle de couleur de cire recouvrir la peau de son visage et de ses mains. Elle se sou­vient encore du vent mauvais qui a soufflé cette nuit-là sur la Cité, quand le vieux Naman était en train de mourir ; et du froid qui semblait sortir de tous les trous de la terre pour anéantir les hommes.

Lentement, sans quitter des yeux le corps mort, Lalla recu­le vers la porte de l'appartement. La mort est dans l'ombre grise qui flotte entre les murs, dans l'escalier, sur la peinture écaillée des couloirs. Lalla descend aussi vite qu'elle peut, le cœur battant, les yeux pleins de larmes. Elle se jette dehors, et elle essaie de courir, vers le bas de la ville, vers la mer, entourée par le vent et par la lumière. Mais une douleur dans son ventre l'oblige à s'asseoir par terre, pliée sur elle-même. Elle geint, tandis que les gens passent devant elle, la regar­dent furtivement, et s'éloignent. Ils ont peur, eux aussi, cela se voit à la façon qu'ils ont de marcher en rasant les murs, un peu déjetés, comme les chiens au poil hérissé.

La mort est partout, sur eux, pense Lalla, ils ne peuvent pas s'échapper. La mort est installée dans le magasin noir, au rez-de-chaussée de l'hôtel Sainte-Blanche, parmi les bou­quets de violettes en plâtre et les dalles en marbre agglomé­ré. Elle habite là-bas, dans la vieille maison pourrie, dans les chambres des hommes, dans les couloirs. Ils ne le savent pas, ils ne s'en doutent même pas. La nuit, elle quitte le magasin des pompes funèbres, sous forme de cafards, de rats, de punaises, et elle se répand dans toutes les chambres humides, sur toutes les paillasses, elle rampe et grouille sur les plan­chers, dans les fissures, elle emplit tout comme une ombre empoisonnée.

Lalla se relève, elle marche en titubant, les mains pressées sur le bas de son ventre, là où il y a une douleur qui proémi­ne. Elle ne regarde plus personne. pourrait-elle aller ? Eux, ils vivent, ils mangent, ils boivent, ils parlent, et pen­dant ce temps-là, le piège se referme sur eux. Ils ont tout per­du, exilés, frappés, humiliés, ils travaillent dans le vent glacé des routes, sous la pluie, ils creusent des trous dans la terre caillouteuse, ils brisent leurs mains et leur tête, rendus fous par les marteaux pneumatiques. Ils ont faim, ils ont peur, ils sont glacés par la solitude et par le vide. Et quand ils s'arrê­tent, il y a la mort qui monte autour d'eux, là, sous leurs pieds, dans le magasin, au rez-de-chaussée de l'hôtel Sainte ­Blanche. Là, les croque-morts aux yeux méchants les effacent, les éteignent, font disparaître leur corps, remplacent leur visage par un masque de cire, leurs mains par des gants qui sortent de leurs habits vides.

Où aller, où disparaître ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme autrefois, dans la grotte du Hartani, en haut de la falaise, un endroit d'où on verrait seulement la mer et le ciel.

Elle arrive jusqu'à la placette, et elle s'assoit sur le banc de plastique, devant le mur de la maison abîmée, aux fenêtres vides comme les yeux d'un géant mort.

 

La beauté de Lalla annule la ville
P21,
G 312-314, F 332-334

Radicz la regarde et la trouve belle, mais il n'ose pas le lui dire. Ses yeux sont brillants de joie. Il y a comme l'éclat du feu dans le noir des cheveux de Lalla, dans le cuivre rouge de son visage. Maintenant, c'est comme si la lumière de l'électri­cité avait ranimé la couleur du soleil du désert, comme si elle était venue là, dans le Prisunic, directement du chemin qui vient des plateaux de pierres.

Peut-être que tout a disparu, réellement, et que le grand magasin est seul au centre d'un désert sans fin, pareil à une forteresse de pierre et de boue. Mais c'est la ville entière que le sable entoure, que le sable enserre, et on entend craquer les superstructures des immeubles de béton, tandis que cou­rent les fissures sur les murs, et que tombent les panneaux de verre miroir des gratte-ciel.

C'est le regard de Lalla qui porte la force brûlante du désert. La lumière est ardente sur ses cheveux noirs, sur la natte épaisse qu'elle tresse au creux de son épaule, en mar­chant. La lumière est ardente dans ses yeux couleur d'ambre, sur sa peau, sur ses pommettes saillantes, sur ses lèvres. Alors, dans le grand magasin plein de bruit et d'électricité blanche, les gens s'écartent, s'arrêtent sur le passage de Lalla et de Radicz le mendiant. Les femmes, les hommes s'ar­rêtent, étonnés, car ils n'ont jamais vu personne qui leur res­semble. Au centre de l'allée, Lalla avance, vêtue de sa salo­pette sombre, de son manteau brun qui s'ouvre sur son cou et sur son visage couleur de cuivre. Elle n'est pas grande, et pourtant elle semble immense quand elle avance au centre de l'allée, puis quand elle descend sur l'escalier roulant vers le rez-de-chaussée.

C'est à cause de toute la lumière qui jaillit de ses yeux, de sa peau, de ses cheveux, la lumière presque surnaturelle. Derrière elle vient l'étrange garçon maigre, dans ses habits d'homme, pieds nus dans ses chaussures de cuir noir. Ses cheveux noirs et longs entourent son visage triangulaire aux joues creuses, aux yeux enfoncés. Il va en arrière, sans bou­ger les bras, silencieux, un peu de travers comme les chiens peureux. Les gens aussi le regardent avec étonnement, comme s'il était une ombre détachée d'un corps. La peur se lit sur son visage, mais il essaie de la cacher avec un drôle de sourire dur qui ressemble plutôt à une grimace.

Parfois, Lalla se retourne, elle lui fait un petit signe, ou elle le prend par la main :

« Viens ! »

Mais le jeune garçon se laisse bien vite distancer. Quand ils sont à nouveau dehors, dans la rue, dans le soleil et le vent, Lalla lui demande :

« Tu as faim ? »

Radicz la regarde avec des yeux brillants, fiévreux.

« On va manger », dit Lalla. Elle montre ce qui reste de la poignée de billets froissés dans la poche de sa salopette neuve.

Le long des grandes avenues rectilignes, les gens mar­chent, les uns vite, les autres lentement, en traînant les pieds. Les autos roulent toujours le long des trottoirs, comme si elles guettaient quelque chose, quelqu'un, une place pour se garer. Il y a des martinets dans le ciel sans nuage, ils descen­dent les vallées des rues en poussant des cris stridents. Lalla est contente de marcher, comme cela, en tenant la main de Radicz, sans rien dire, comme s'ils allaient vers l'autre bout du monde pour ne plus jamais revenir. Elle pense aux pays qu'il y a de l'autre côté de la mer, les terres rouges et jaunes, les noirs rochers debout dans le sable, comme des dents. Elle pense aux yeux de l'eau douce ouverts sur le ciel, et au goût du chergui, qui soulève la peau de la poussière et fait avancer les dunes. Elle pense encore à la grotte du Hartani, en haut de la falaise, là où elle a vu le ciel, rien que le ciel. Mainte­nant c'est comme si elle marchait vers ce pays, le long des avenues, comme si elle retournait. Les gens s'écartent sur leur passage, les yeux étrécis par la lumière, sans compren­dre. Elle passe devant eux sans les voir, comme à travers un peuple d'ombres. Lalla ne parle pas. Elle serre très fort la main de Radicz, elle va droit devant elle, dans la direction du soleil.

 

Regards croisés
P22,
G 327-329, F 347-351

Le photographe ne cesse pas de photographier Hawa. Il change d'appareil, il mesure la lumière, il appuie sur la détente. Le visage de Hawa est partout, partout. Il est dans la lumière du soleil, allumé comme une gloire dans le ciel d'hiver, ou bien au cœur de la nuit, il vibre dans les ondes des postes de radio, dans les messages téléphoniques. Le photo­graphe s'enferme tout seul dans son laboratoire, sous la peti­te lampe orange, et il regarde indéfiniment le visage qui prend forme sur le papier dans le bain d'acide. D'abord les yeux, immenses, taches qui s'approfondissent, puis les che­veux noirs, la courbe des lèvres, la forme du nez, l'ombre sous le menton. Les yeux regardent ailleurs, comme fait tou­jours Lalla Hawa, ailleurs, de l'autre côté du monde, et le cœur du photographe se met à battre plus vite, chaque fois, comme la première fois qu'il a capté la lumière de son regard, au restaurant des Galères, ou bien quand il l'a retrouvée, plus tard, au hasard des escaliers de la vieille vil­le.

Elle lui donne sa forme, son image, rien d'autre. Parfois le contact de la paume de sa main, ou l'étincelle électrique quand ses cheveux frôlent son corps, et puis son odeur, un peu acre, un peu piquante comme l'odeur des agrumes, mes, et le son de sa voix, son rire clair. Mais t-e l Peu-être qu'elle n'est que le prétexte d'un rêve, qu'il poursuit dans son laboratoire obscur avec ses appareils à soufflet, et les lentil­les qui agrandissent l'ombre de ses yeux, la forme de son sou­rire ? Un rêve qu'il fait avec les autres hommes, sur les pages des journaux et sur les photos glacées des magazines.

Il emmène Hawa en avion jusqu'à la ville de Paris, ils rou­lent en taxi sous le ciel gris, le long du fleuve Seine, vers les rendez-vous d'affaires. Il prend des photos sur les quais du fleuve boueux, sur les grandes places, sur les avenues sans fin. Il photographie sans se lasser le beau visage couleur de cuivre où la lumière glisse comme de l'eau. Hawa vêtue d'une combinaison de satin noir, Hawa vêtue d'un imperméable bleu de nuit, les cheveux tressés en une seule natte épaisse. Chaque fois que son regard rencontre celui de Hawa, cela lui fait un pincement au cœur, et c'est pour cela qu'il se hâte de prendre des photos, toujours davantage de photos. Il avance, il recule, il change d'appareil, il met un genou par terre. Lalla se moque de lui :

« On dirait que tu danses. »

Il voudrait se mettre en colère, mais c'est impossible. Il essuie son front mouillé de sueur, son arcade sourcilière qui glisse contre le viseur. Puis, tout d'un coup, Lalla sort du champ de lumière, parce qu'elle est fatiguée d'être photogra­phiée. Elle s'en va. Lui, pour ne pas ressentir le vide, va continuer à la regarder encore pendant des heures, dans la nuit du laboratoire improvisé dans la salle de bains de sa chambre d'hôtel, attendant en comptant les coups de son cœur que le beau visage apparaisse dans le bac d'acide, sur­tout le regard, la lumière profonde qui jaillit des yeux obli­ques, la lumière couleur d'ombre. Du plus loin, comme si quelqu'un d'autre, de secret, regardait par ces pupilles, jugeait en silence. Et puis ce qui vient ensuite, lentement, pareil à un nuage qui se forme, le front, la ligne des pommet­tes hautes, le grain de la peau cuivrée, usée par le soleil et par le vent. Il y a quelque chose de secret en elle, qui se dévoi­le au hasard sur le papier, quelque chose qu'on peut voir, mais jamais posséder, même si on prenait des photographies à chaque seconde de son existence, jusqu'à la mort. Il y a le sourire aussi, très doux, un peu ironique, qui creuse les coins des lèvres, qui rétrécit les yeux obliques. C'est tout cela que le photographe voudrait prendre, avec ses appareils de pho­to, puis faire renaître dans l'obscurité de son laboratoire. Quelquefois, il a l'impression que cela va apparaître réelle­ment, le sourire, la lumière des yeux, la beauté des traits. Mais cela ne dure qu'un très bref instant. Sur la feuille de papier plongée dans l'acide, le dessin bouge, se modifie, se trouble, se couvre d'ombre, et c'est comme si l'image effaçait la personne en train de vivre.

Peut-être que c'est ailleurs que dans l'image ? Peut-être que c'est dans la démarche, dans le mouvement ? Le photo­graphe regarde les gestes de Lalla Hawa, sa façon de s'as­seoir, de bouger les mains, avec la paume ouverte, formant une ligne courbe parfaite depuis la saignée du coude jusqu'au bout des doigts. Il regarde la ligne de la nuque, le dos souple, les mains et les pieds larges, les épaules, et la lourde chevelu­re noire aux reflets cendrés, qui tombe en boucles épaisses sur les épaules. Il regarde Lalla Hawa, et c'est comme si, par instants, il apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps derrière son corps ; à peine perceptible, léger, passager, l'autre personne apparaît dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble. Qui est-ce ? Celle qu'il appelle Hawa, qui est-elle, quel nom porte-t-elle vraiment

Quelquefois, Hawa le regarde, ou bien elle regarde les gens, dans les restaurants, dans les halls des aéroports, dans les bureaux, elle les regarde comme si ses yeux allaient sim­plement les effacer, les faire retourner au néant auquel ils doivent appartenir. Quand elle a ce regard étrange, le photo­graphe ressent un frisson, comme un froid qui entre en lui. Il ne sait pas ce que c'est. C'est peut-être l'autre être qui vit en Lalla Hawa qui regarde et qui juge le monde, par ses yeux, comme si à cet instant tout cela, cette ville géante, ce fleuve, ces places, ces avenues, tout disparaissait et laissait voir l'étendue du désert, le sable, le ciel, le vent.

 

La danse de Lalla annule la ville
P22 :
G 333-335

Elle danse comme elle a appris autrefois, seule au milieu des gens, pour cacher sa peur, parce qu'il y a trop de bruit, trop de lumière. Le photographe reste assis sur la marche, sans bouger, sans même penser à la photographier. Au début, les ­gens ne font pas attention à Hawa, parce que la lumière les aveugle. Puis, c'est comme s'ils sentaient que quelque chose d'extraordinaire était arrivé, sans qu'ils s'en doutent. Ils s'écartent, ils s'arrêtent de danser, les uns après les autres, pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle de lumière, elle ne voit personne. Elle danse sur le rythme lent de la musique électrique, et c'est comme si la musique était à l'intérieur de son corps. La lumière brille sur le tissu noir de sa robe, sur sa peau couleur de cuivre, sur ses che­veux. On ne voit pas ses yeux à cause de l'ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa force, de toute sa beauté. Hawa danse pieds nus sur le sol lisse, ses pieds longs et plats frappent au rythme des tambours, ou plu­tôt, c'est elle qui semble dicter avec la plante de ses pieds et ses talons le rythme de la musique. Son corps souple ondoie, ses hanches; ses épaules et ses bras sont légèrement écartés comme des ailes. La lumière des projecteurs rebondit sur elle, l'enveloppe, crée des tourbillons autour de ses pas. Elle est absolument seule dans la grande salle, seule comme au milieu d'une esplanade, seule comme au milieu d'un plateau de pierres, et la musique électrique joue pour elle seule, de son rythme lent et lourd. Peut-être qu'ils ont tous disparu, enfin, ceux qui étaient là autour d'elle, hommes, femmes, reflets passagers des miroirs éblouis, dévorés ? Elle ne les voit plus, à présent, elle ne les entend plus. Même le photo­graphe a disparu, assis sur sa marche. Ils sont devenus pareils à des rochers, pareils à des blocs de calcaire. Mais elle, elle peut bouger, enfin, elle est libre, elle tourne sur elle­-même, les bras écartés, et ses pieds frappent le sol, du bout des orteils, puis du talon, comme sur les rayons d'une grande roue dont l'axe monte jusqu'à la nuit.

Elle danse, pour partir, pour devenir invisible, pour monter comme un oiseau vers les nuages. Sous ses pieds nus, le sol de plastique devient brûlant, léger, couleur de sable, et l'air tourne autour de son corps à la vitesse du vent. Le vertige de la danse fait apparaître la lumière, maintenant, non pas la lumière dure et froide des spots, mais la belle lumière du soleil, quand la terre, les rochers et même le ciel sont blancs. C'est la musique lente et lourde de l'électricité, des guitares, de l'orgue et des tambours, elle entre en elle, mais peut-être qu'elle ne l'entend même plus. La musique est si lente et pro­fonde qu'elle couvre sa peau de cuivre, ses cheveux, ses yeux. L'ivresse de la danse s'étend autour d'elle, et les hommes et les femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse, mais en suivant le rythme du corps de Hawa, en frappant le sol avec leurs doigts de pieds et leurs talons. Per­sonne ne dit rien, personne ne souffle. On attend, avec ivres­se, que le mouvement de la danse vienne en soi, vous entraî­ne, pareil à ces trombes qui marchent sur la mer. La lourde chevelure de Hawa se soulève et frappe ses épaules en caden­ce, ses mains aux doigts écartés frémissent. Sur le sol vitrifié, les pieds nus des hommes et des femmes frappent de plus en plus vite, de plus en plus fort, tandis que le rythme de la musique électrique s'accélère. Dans la grande salle, il n'y a plus tous ces murs, ces miroirs, ces lueurs. Ils ont disparu, anéantis par le vertige de la danse, renversés. Il n'y a plus ces villes sans espoir, ces villes d'abîmes, ces villes de men­diants et de prostituées, où les rues sont des pièges, où les maisons sont des tombes. Il n'y a plus tout cela, le regard ivre des danseurs a effacé tous les obstacles, tous les menson­ges anciens. Maintenant, autour de Lalla Hawa, il y a une étendue sans fin de poussière et de pierres blanches, une étendue vivante de sable et de sel, et les vagues des dunes. C'est comme autrefois, au bout du sentier à chèvres, là où tout semblait s'arrêter, comme si on était au bout de la terre, au pied du ciel, au seuil du vent. C'est comme quand elle a senti pour la première fois le regard d'Es Ser, celui qu'elle appelait le Secret. Alors, au centre de son vertige, tandis que ses pieds continuent à la faire tourner sur elle-même de plus en plus vite, elle sent à nouveau, pour la première fois depuis longtemps, le regard qui vient sur elle, qui l'examine. Au centre de l'aire immense et nue, loin des hommes qui dansent, loin des villes brumeuses, le regard du Secret entre en elle, touche son cœur. La lumière d'un seul coup se met à brûler avec une force insoutenable, une explosion blanche et chaude qui étend ses rayons à travers toute la salle, un éclair qui doit briser toutes les ampoules électriques, les tubes de néon, qui foudroie les musiciens leurs doigts sur les guitares, et qui fait éclater tous les haut-parleurs.

Lentement, sans cesser de tourner, Lalla s'écroule sur elle­-même, glisse sur le sol vitrifié, pareille à un mannequin désarticulé. Elle reste un long moment, seule, étendue par terre, le visage caché par ses cheveux, avant que le photo­graphe ne s'approche d'elle, tandis que les danseurs s'écar­tent, sans comprendre encore ce qui leur est arrivé.

 

Langages de colonisateurs sur Ma El Aïnine
H5 :
G 351-357, F 374-381

Oued Tadla, 18 juin 1910

(…)

« Rien de sérieux », disait l'état-major, à Casa, à Fort-Trinquet, à Fort-Gouraud.

« Un fanatique. Une sorte de sorcier, un fai­seur de pluie, qui a entraîné derrière lui tous les loqueteux du Draa, du Tindouf, tous les nègres de Mauritanie. »

Mais le vieil homme du désert était insai­sissable. On le signalait dans le Nord, près des premiers postes de contrôle du désert. Quand on allait voir, il avait disparu. Puis on parlait de lui encore, cette fois sur la cô­te, au Rio de Oro, à Ifni. Naturellement, avec les Espagnols, il avait la partie belle ! Que faisait-on, là-bas, à El Aaiun, à Tar­faya, à cap Juby ? Son coup fait, le vieux cheikh, rusé comme un renard, retournait avec ses guerriers sur son a territoire », là-bas, au sud du Draa, dans la Saguiet et Hamra, dans sa a forteresse » de Smara. Impossible de l'en déloger. Et puis il y avait le mystère, la superstition. Combien d'hom­mes avaient pu traverser cette région ? Tan­dis qu'il chevauchait aux côtés des officiers, l'observateur se souvenait du voyage de Camille Douls, en 1887. Le récit de sa ren­contre avec Ma el Aïnine, devant son palais de Smara : vêtu de son grand haïk bleu ciel, coiffé de son haut turban blanc, le cheikh s'était approché jusqu'à lui, il l'avait regar­dé longuement. Douls était prisonnier des Maures, les vêtements en haillons, le visage meurtri par la fatigue et par le soleil, mais Ma el Aïnine l'avait regardé sans haine, sans mépris. C'était ce regard long, ce silen­ce, qui duraient encore, qui avaient fait fris­sonner l'observateur, chaque fois qu'il avait pensé à Ma el Aïnine. Mais il était peut-être le seul à avoir senti cela, en lisant autrefois le récit de Douls. « Un fanatique », disaient les officiers, « un sauvage, qui ne pense qu'à piller et à tuer, à mettre à feu et à sang les provinces du Sud, comme en 1904, quand Coppolani avait été assassiné dans le Tagant, comme en août 1905, quand Mau­champ avait été assassiné à Oujda. »

Pourtant, chaque jour, tandis qu'il mar­chait avec les officiers, l'observateur sentait en lui cette inquiétude, cette appréhension qu'il ne pouvait comprendre. C'est comme s'il redoutait de rencontrer tout à coup, au détour d'une colline, dans la crevasse d'un ru sec, le regard du grand cheikh, seul au milieu du désert.

« Il est fini maintenant, il ne peut plus tenir, c'est une question de mois, de semai­nes peut-être, il est obligé de se rendre, ou alors il devra se jeter à la mer ou se perdre dans le désert, plus personne ne le soutient et il le sait bien... »

Il y a si longtemps que les officiers atten­dent ce moment, et l'état-major de l'armée, à Oran, à Rabat, à Dakar même. Le « fana­tique » est acculé, d'un côté à la mer, de l'autre au désert. Le vieux renard va être obligé de capituler. N'a-t-il pas été aban­donné de tous ? Au nord, Moulay Hafid a signé l'Acte d'Algésiras, qui met fin à la guerre sainte. Il accepte le protectorat de la France. Et puis, il y a eu la lettre d'octobre 1909, signée du propre fils de Ma el Aïnine, Ahmed Hiba, celui qu'ils appellent Moulay Sebaa, le Lion, par laquelle il offre la sou­mission du cheikh à la loi du Makhzen, et il implore du secours. « Le Lion ! Il est bien seul, maintenant, le Lion, et les autres fils du cheikh, Ech Chems, à Marrakech, et Larhdaf, le bandit, le pillard de la Hamada. Ils n'ont plus de ressources, plus d'armes, et la population du Souss les a abandonnés... Ils n'ont plus qu'une poignée de guerriers, des loqueteux, qui n'ont pour armes que leurs vieilles carabines à canon de bronze, leurs yatagans et leurs lances ! Le Moyen Age!»

Tandis qu'il chevauche avec les ofFiciers, l'observateur civil pense à tous ceux qui attendent la chute du vieux cheikh. Les Européens d'Afrique du nord, les « Chré­tiens », comme les appellent les gens du désert - mais leur vraie religion n'est-elle pas celle de l'argent ? Les Espagnols de Tanger, d'Ifni, les Anglais de Tanger, de Rabat, les Allemands, les Hollandais, les Belges, et tous les banquiers, tous les hom­mes d'affaires qui guettent la chute de l'em­pire arabe, qui font déjà leurs plans d'occu­pation, qui se partagent les labours, les forêts de chêne-liège, les mines, les palme­raies. Les agents de la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui relèvent le montant des droits de douane dans tous les ports. Les affairistes du député Etienne, qui ont créé la « Société des Emeraudes du Sahara », la « Société des Nitrates du Gourara-Touat », pour lesquelles la terre nue doit livrer pas­sage aux chemins de fer imaginaires, aux voies transsaharienne, transmauritanienne, et c'est l'armée qui ouvre le passage à coups de fusil.

Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul contre cette vague d'argent et de balles ? Que peut son regard farouche d'animal traqué contre ceux qui spéculent, qui convoitent les terres, les villes, contre ceux qui veulent la richesse que promet la misère de ce peuple ?

A côté de l'observateur civil, les officiers chevauchent, le visage impassible, sans pro­noncer une parole inutile. Leur regard est fixé sur l'horizon, au-delà des collines de pierres, là où s'étend la vallée brumeuse de l'oued Tadla.

Peut-être qu'ils ne pensent même pas à ce qu'ils font ? Ils chevauchent, sur la piste invisible qu'ouvre pour eux le guide targui sur son cheval fauve.

Derrière eux, les tirailleurs sénégalais, soudanais, vêtus de leurs uniformes gris de poussière, penchés en avant, marchent lour­dement en levant très haut leurs jambes, comme s'ils franchissaient des sillons. Le bruit de leurs pas fait un raclement régulier sur la terre dure. Derrière eux, le nuage de poussière rouge et grise monte lentement, salit le ciel.

Il y a longtemps que cela a commencé. Maintenant, on ne peut plus rien, comme si cette armée allait à l'assaut de fantômes. « Mais il n'acceptera jamais de se rendre, surtout pas à des Français. Il préférera faire tuer tous ses hommes jusqu'au dernier, et se faire tuer lui aussi, à côté de ses fils, plutôt que d'être pris... Et ce sera mieux pour lui, parce que, croyez-moi, le gouver­nement n'acceptera pas sa reddition, après l'assassinat de Coppolani, souvenez-vous. Non, c'est un fanatique, cruel, sauvage, il faut qu'il disparaisse, lui et toute sa tribu, les Berik Al-lah, les Bénis de Dieu comme ils s'appellent... Le Moyen Age, n'est-ce pas ? »

Le vieux renard a été trahi par les siens, abandonné. Les unes après les autres, les tribus se sont séparées de lui, parce que les chefs sentaient que la progression des Chré­tiens était irrésistible, au nord, au sud, ils venaient même par la mer, ils traversaient le désert, ils étaient aux portes du désert, à Tindouf, à Tabelbala, à Ouadane, ils occu­paient même la ville sainte de Chinguetti, là où Ma el Aïnine avait d'abord donné son enseignement.

A Bou Denib, c'est peut-être la dernière grande bataille qui a eu lieu, quand le géné­ral Vigny a écrasé les six mille hommes de Moulay Hiba. Alors le fils de Ma el Aïnine s'est enfui dans les montagnes, il a disparu pour cacher sa honte sans doute, parce qu'il était devenu un lakhme, une chair sans os, comme ils disent, un vaincu. Le vieux cheikh est resté seul, prisonnier de sa forteresse de Smara, sans comprendre que ce n'étaient pas les armes, mais l'argent qui l'avait vain­cu ; l'argent des banquiers qui avait payé les soldats du sultan Moulay Hafid et leurs beaux uniformes ; l'argent que les soldats des Chrétiens venaient chercher dans les ports, en prélevant leur part sur les droits de douane ; l'argent des terres spoliées, des palmeraies usurpées, des forêts données à ceux qui savaient les prendre. Comment aurait-il compris cela ? Savait-il ce qu'était la Banque de Paris et des Pays-Bas, savait-­il ce qu'était un emprunt pour la cons­truction des chemins de fer, savait-il ce qu'était une Société pour l'exploitation des nitrates du Gourara-Touat ? Savait-il seule­ment que, pendant qu'il priait et donnait sa bénédiction aux hommes du désert, les gou­vernements de la France et de la Grande­-Bretagne signaient un accord qui donnait à l'un un pays, nommé Maroc, à l'autre un pays nommé Egypte ? Tandis qu'il donnait sa parole et son souffle aux der­niers hommes libres, aux Izarguen, aux Aroussiyine, aux Tidrarin, aux Ouled Bou Sebaa, aux Taubalt, aux Reguibat Sahel, aux Ouled Delim, aux Imraguen, tan­dis qu'il donnait son pouvoir à sa propre tribu, aux Berik Al-lah, savait-il qu'un consortium bancaire, dont le principal mem­bre était la Banque de Paris et des Pays­-Bas, accordait au roi Moulay Hafid un prêt de 62 500 000 francs-or, dont l'intérêt de 5 % était garanti par le produit de tous les droits de douane des ports de la côte, et que les soldats étrangers étaient entrés dans le pays pour surveiller qu'au moins 60 % des recettes journalières des douanes soient versés à la Banque ? Savait-il qu'au moment de l'Acte d'Algésiras qui mettait fin à la guerre sainte dans le Nord, l'endet­tement du roi Moulay Hafid était de 206 000 000 francs-or, et qu'il était alors évident qu'il ne pourrait jamais rembourser ses créanciers ? Mais le vieux cheikh ne savait pas cela, parce que ses guerriers ne combattaient pas pour de l'or, mais seule­ment pour une bénédiction, et que la terre qu'ils défendaient ne leur appartenait pas, ni à personne, parce qu'elle était seulement l'espace libre de leur regard, un don de Dieu.

« ... Un sauvage, un fanatique, qui dit à ses guerriers avant le combat qu'il va les rendre invincibles et immortels, qui les envoie à l'assaut des fusils et des mitrailleu­ses simplement armés de leurs lances et de leurs sabres... »

 

 

L’accouchement
P24 :
G 389-396, F 416-423

La lune avance lentement, jusqu'au zénith. Puis elle des­cend vers l'ouest, du côté de la haute mer. Le ciel est pur, sans nuage. Dans le désert, au-delà des plaines et des collines de pierres, le froid sourd du sable, se répand comme une eau. C'est comme si toute la terre, ici, et même le ciel, la lune et les étoiles, avaient retenu leur souffle, avaient suspendu leur temps.

Tous, ils sont maintenant arrêtés, tandis que vient le fijar, la première aube.

Danse le désert ne courent plus le renard, le chacal, après la gerboise ou le lièvre. La vipère cornue, le scorpion, le scolo­pendre sont arrêtés sur la terre froide, sous le ciel noir. Le fijar les a saisis, les a transformés en pierres, en poudre de pierre, en vapeur, parce que c'est l'heure où le temps du ciel se répand sur la terre, glace les corps, et parfois interrompt la vie et le souffle. Dans le creux de la dune, Lalla ne bouge pas. Sa peau frissonne, en de longs frissons qui secouent ses membres et font claquer ses dents, mais elle reste dans le sommeil.

Alors vient la d deuxième aube, le blanc. La lumière com­mence à se mêler à la noirceur de l'air. Tout de suite elle étin­celle dans l'écume de la mer, sur les croûtes de sel des rochers, sur les pierres coupantes au pied du vieux figuier. La lueur grise et pâle éclaire le sommet des collines de pier­res, elle efface peu à peu les étoiles : la Chèvre, le Chien, le Serpent, le Scorpion, et les trois étoiles sœurs, Mintaka, Alni­lam, Alnitak. Puis le ciel semble basculer, une grande taie blanchâtre le recouvre, éteint les derniers astres. Dans le creux des dunes, les petites herbes épineuses tremblent un peu, tandis que les gouttes de rosée font des perles dans leurs poils.

Sur les joues de Lalla, les gouttes roulent un peu, comme des larmes. La jeune femme se réveille et gémit tout bas. Elle n'ouvre pas encore les yeux, mais sa plainte monte, se mêle au bruit ininterrompu de la mer, qui vient à nouveau dans ses oreilles. La douleur va et vient dans son ventre, lance des appels de plus en plus proches, rythmés comme le bruit des vagues.

Lalla se redresse un peu sur le lit de sable, mais la douleur est si forte qu'elle lui coupe le souffle. Alors, tout d'un coup, elle comprend que le moment de la naissance de l'enfant est arrivé, maintenant, ici, sur cette plage, et la peur l'envahit; la traverse de son onde, parce qu'elle sait qu'elle est seule, que personne ne viendra l'aider, personne. Elle veut se lever, elle fait quelques pas dans le sable froid, en titubant, mais elle retombe et sa plainte se transforme en cri. Ici, il n'y a que la plage grise, et les dunes qui sont encore dans la nuit, et devant elle, la mer, lourde, grise et verte, sombre, mêlée encore à la noirceur.

Couchée sur le côté dans le sable, les genoux repliés, Lalla gémit à nouveau selon le rythme lent de la mer. La douleur vient par vagues, par longues lames espacées, dont la crête plus haute avance à la surface obscure de l'eau, accrochant par instants un peu de lumière pâle, jusqu'au déferlement. Lalla suit la marche de sa douleur sur la mer, chaque frisson venu du fond de l'horizon, de la zone obscure où la nuit reste épaisse, et s'irradiant lentement, jusqu'aux confins de la pla­ge, à l'est, et s'étalant un peu de biais, en jetant des nappes d'écume, tandis que le crissement de l'eau sur le sable dur avance vers elle, la recouvre. Parfois, la douleur est trop for­te, comme si son ventre se vidait, en se déchirant, et le gémis­sement augmente dans sa gorge, couvre le fracas de l'écrase­ment de la vague sur le sable.

Lalla se lève sur les genoux, elle essaie de marcher à quatre pattes le long de la dune, jusqu'au chemin. L'effort est si intense que, malgré le froid de l'aube, la sueur inonde son visage et son corps. Elle attend encore, les yeux fixés sur la mer qui blanchit. Elle se tourne vers le chemin, de l'autre côté des dunes, et elle crie, elle appelle : « Harta-a-ni I Harta-a-­ni ! » comme autrefois, quand elle allait sur le plateau de pierres, et qu'il se cachait dans un creux de rocher. Elle essaie de siffler aussi, comme les bergers, mais ses lèvres sont gercées et tremblantes.

Dans peu de temps, les gens vont se réveiller, dans les mai­sons de la Cité, ils vont rejeter leurs draps, et les femmes vont marcher jusqu'à la fontaine pour puiser la première eau. Peut-être que les filles vont errer dans les broussailles, à la recherche de brindilles de bois mort pour le feu, et les femmes vont allumer le brasero, pour faire griller un peu de viande, pour faire chauffer la bouillie d'avoine, l'eau pour le thé. Mais tout cela est loin, dans un autre monde. C'est comme un rêve qui continue de se jouer, là-bas, sur la plaine boueuse où vivent les hommes, à l'embouchure du grand fleuve. Ou bien, plus loin encore, de l'autre côté de la mer, dans la grande ville des mendiants et des voleurs, la ville meurtrière aux immeubles blancs et aux voitures piégées. Le fijar a répandu partout sa lueur blanche, froide, à l'instant où les vieillards rencontrent la mort, dans le silence, dans la peur.

Lalla sent qu'elle se vide, et son cœur se met à battre très lentement, très douloureusement. Les vagues de souffrance sont tellement rapprochées, maintenant, qu'il n'y a plus qu'une seule douleur continue qui ondoie et bat à l'intérieur de son ventre. Lentement, avec des peines infinies, Lalla traî­ne son corps, sur les avant-bras, le long de la dune. Devant elle, à quelques brasses, la silhouette de l'arbre se dresse sur le tas de pierres, très noire contre le ciel blanc. Jamais le figuier ne lui avait paru si grand, si fort. Son tronc large est tordu vers l'arrière, ses grosses branches rejetées, et les bel­les feuilles dentelées bougent un peu dans le vent frais, en brillant à la lumière du jour. Mais c'est l'odeur surtout qui est belle et puissante. Elle enveloppe Lalla, elle semble l'atti­rer, elle l'enivre et l’écœure à la fois, elle ondoie avec les vagues de la douleur. En respirant à peine, Lalla hisse son corps très lentement, le long du sable qui freine. Derrière elle, ses jambes écartées laissent un sillage sur le sable, comme un bateau qu'on hale au sec.

Lentement, avec peine, elle tire le fardeau trop lourd, en geignant quand la douleur devient trop forte. Elle ne quitte pas des yeux la silhouette de l'arbre, le grand figuier au tronc noir, aux feuilles claires qui luisent à la lueur du jour. A mesure qu'elle s'en approche, le figuier grandit encore, devient immense, semble occuper le ciel tout entier. Son ombre s'étend autour de lui comme un lac sombre où s'accro­chent encore les dernières couleurs de la nuit. Lentement, en traînant son corps, Lalla entre à l'intérieur de cette ombre, sous les hautes branches puissantes comme des bras de géant. C'est cela qu'elle veut, elle sait qu'il n'y a que lui qui puisse l'aider, à présent. L'odeur puissante de l'arbre la pénètre, l'environne, et cela apaise son corps meurtri, se mêle à l'odeur de la mer et des algues. Au pied du grand arbre, le sable laisse à nu les rochers rouillés par l'air marin, polis, usés par le vent et par la pluie. Entre les rochers, il y a les racines puissantes, pareilles à des bras de métal.

En serrant les dents pour ne pas se plaindre, Lalla entoure le tronc du figuier de ses bras, et lentement elle se hisse, elle se met debout sur ses genoux tremblants. La douleur à l'inté­rieur de son corps est maintenant comme une blessure, qui s'ouvre peu à peu et se déchire. Lalla ne peut plus penser à rien d'autre qu'à ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce qu'elle sent. Le vieux Naman, le Hartani, Aamma, et même le photo­graphe, qui sont-ils, que sont-ils devenus ? La douleur qui jaillit du ventre de la jeune femme et se répand sur toute l'étendue de la mer, sur toute l'étendue des dunes, jusque dans le ciel pâle, est plus forte que tout, elle efface tout, elle vide tout. La douleur emplit son corps, comme un bruit puis­sant, elle fait son corps grand comme une montagne, qui repose couchée sur la terre.

Le temps s'est ralenti à cause de la douleur, il bat au ryth­me du cœur, au rythme des poumons qui respirent, au rythme des contractions de l'utérus. Lentement, comme si elle soule­vait un poids immense, Lalla dresse son corps contre le tronc du figuier. Elle sait qu'il n'y a que lui qui puisse l'aider, comme l'arbre qui a aidé autrefois sa mère, le jour de sa naissance. Instinctivement, elle retrouve les gestes ancestraux, les gestes dont la signification va au-delà d'elle-même, sans que personne n'ait eu à les lui apprendre. Accroupie au pied du grand arbre sombre, elle défait la ceinture de sa robe. Son manteau marron est étendu par terre, sur le sol caillouteux. Elle accroche la ceinture à la première maîtresse branche du figuier, après avoir torsadé le tissu pour le rendre plus résistant. Quand elle s'accroche des deux mains à la ceinture de toile, l'arbre oscille un peu, en faisant tomber une pluie de gouttes de rosée. L'eau vierge coule sur le visage de Lalla, et elle la boit avec délices en passant sa langue sur ses lèvres.

Dans le ciel, c'est l'heure rouge qui commence, maintenant. Les dernières taches de la nuit disparaissent et la blancheur laiteuse laisse place à l'embrasement de la dernière aube, à l'est, au-dessus des collines de pierres. La mer devient plus sombre, presque violacée, tandis que, au sommet des vagues, s'allument les étincelles de pourpre, et que l'écume resplen­dit, encore plus blanche. Jamais Lalla n'a regardé avec autant de force l'arrivée du jour, les yeux dilatés, doulou­reux, le visage brûlé par la splendeur de la lumière.

C'est le moment où les spasmes deviennent d'un seul coup violents, terribles, et la douleur est semblable à la grande lumière rouge qui aveugle. Pour ne pas crier, Lalla mord dans le tissu de sa robe, sur son épaule, et ses deux bras levés au-dessus de sa tête tirent sur la ceinture de toile, si fort que l'arbre bouge et que le corps se soulève. A chaque extrême douleur, en rythme, Lalla se suspend à la branche de l'arbre. La sueur coule maintenant sur son visage et l'aveugle, la cou­leur sanglante de la douleur est devant elle, sur la mer, dans le ciel, dans l'écume de chaque vague qui déferle. Parfois, entre ses dents serrées, un cri s'échappe malgré elle, étouffé par le bruit de la mer. C'est un cri de douleur et de détresse à la fois, à cause de toute cette lumière, de toute cette solitude. L'arbre se plie un peu à chaque secousse, fait miroiter ses larges feuilles. A petites goulées, Lalla respire son odeur, l'odeur du sucre et de la sève, et c'est comme une odeur fami­lière qui la rassure et l'apaise. Elle tire sur la maîtresse branche, ses reins cognent le tronc du figuier, les gouttes de rosée continuent à pleuvoir sur ses mains, sur son visage, sur son corps. Il y a même des fourmis noires très petites qui cou­rent le long de ses bras agrippés à la ceinture, et qui descen­dent le long de son corps, pour s'échapper.

Cela dure très longtemps, si longtemps que Lalla sent les tendons de ses bras durcis comme des cordes, mais ses doigts sont serrés si fort sur la ceinture de toile que rien ne pourrait les détacher. Puis, tout d'un coup, elle sent que son corps se vide, incroyablement, tandis que ses bras tirent avec violence sur la ceinture. Très lentement, avec des gestes d'aveugle, Lalla se laisse glisser en arrière le long de la ceinture de toile, ses reins et son dos touchent les racines du figuier. L'air entre enfin dans ses poumons, et au même instant, elle entend le cri aigu de l'enfant qui commence à pleurer.

Sur la plage, la lumière rouge est devenue orange, puis couleur d'or. Le soleil doit déjà toucher les collines de pier­res à l'est au pays des bergers. Lalla tient l'enfant dans ses bras, elle coupe le cordon avec ses dents, et elle le noue comme une ceinture autour du ventre minuscule secoué de pleurs. Très lentement, elle rampe sur le sable dur vers la mer, elle s'agenouille dans l'écume légère, et elle plonge l'en­fant qui hurle dans l'eau salée, elle le baigne et le lave avec soin. Puis elle retourne vers l'arbre, elle pose le bébé dans le grand manteau marron. Avec les mêmes gestes instinctifs qu'elle ne comprend pas, elle creuse avec ses mains dans le sable, près des racines du figuier, et elle enterre le placenta.

Puis elle s'allonge enfin au pied de l'arbre, la tête tout près du tronc si fort ; elle ouvre le manteau, elle prend le bébé dans ses bras et elle l'approche de ses seins gonflés. Quand l'enfant commence à téter, son visage minuscule aux yeux fermés appuyé sur son sein, Lalla cesse de résister à la fati­gue. Elle regarde un instant la belle lumière du jour qui com­mence, et la mer si bleue, aux vagues obliques pareilles à des animaux qui courent. Ses yeux se ferment. Elle ne dort pas, mais c'est comme si elle flottait à la surface des eaux, longue­ment. Elle sent contre elle le petit être chaud qui se presse contre sa poitrine, qui veut vivre, qui suce goulûment son lait. « Hawa, fille de Hawa », pense Lalla, une seule fois, parce que cela est drôle, et lui fait du bien, comme un sourire, après tant de souffrance. Puis elle attend, sans impatience, que vienne quelqu'un de la Cité des planches et du papier goudronné, un jeune garçon pêcheur de crabes, une vieille à la chasse au bois mort, ou bien une petite fille qui aime sim­plement se promener sur les dunes pour regarder les oiseaux de mer. Ici, il finit toujours par venir quelqu'un, et l'ombre du figuier est bien douce et fraîche.

 

La fin
H7 :
G 405-411, F 432-439

Quand ils ont entendu le bruit des canons pour la première fois, les hommes bleus et les guerriers se sont mis à courir vers les collines, pour regarder la mer. Le bruit ébranlait le ciel comme le tonnerre. Seul, au large d'Agadir, un grand bateau cuirassé, pareil à un animal monstrueux et lent, jetait ses éclairs. Le bruit arrivait un long moment après, un roulement suivi du bruit déchirant des obus qui explosaient à l'intérieur de la ville. En quelques instants, les hauts murs de pierre rouge n'étaient plus qu'un mon­ceau de ruines d'où s'élevait la fumée noire des incendies. Puis, des murs brisés est sor­tie la population, hommes, femmes, enfants, ensanglantés et criant. Ils ont empli la vallée du fleuve, s'éloignant de la mer le plus vite qu'ils pouvaient, en proie à la panique.

La flamme courte a brillé plusieurs fois au bout des canons du croiseur Cosmao, et le bruit déchirant des obus qui éclataient dans la Kasbah d'Agadir a retenti sur toute la vallée du fleuve Souss. La fumée noire des incendies est montée haut dans le ciel bleu, couvrant de son ombre le campement des nomades.

Alors les guerriers à cheval de Moulay Sebaa, le Lion, sont apparus. Ils ont traver­sé le lit du fleuve, se repliant vers les colli­nes, devant les habitants de la ville. Au loin, le croiseur Cosmao était immobile sur la mer couleur de métal, et ses canons se sont tournés lentement vers la vallée où fuyaient les gens du désert. Mais la flamme n'a plus brillé au bout des canons. Il y a eu un long silence, avec seulement le bruit des gens qui couraient et les cris des bêtes, tandis que la fumée noire continuait à monter dans le ciel.

Quand les soldats des Chrétiens sont apparus devant les remparts brisés de la vil­le, personne n'a compris tout de suite qui ils étaient. Peut-être même que Moulay Sebaa et ses hommes ont cru un instant que c'étaient les guerriers du Nord que Moulay Hafid, le Commandeur des Croyants, avait envoyés pour la guerre sainte.

Mais c'étaient les quatre bataillons du co­lonel Mangin, venus par marche forcée jus­qu'à la ville rebelle d'Agadir - quatre mille hommes vêtus des uniformes des tirailleurs africains, sénégalais, soudanais, sahariens, armés de fusils Lebel et d'une dizaine de mi­trailleuses Nordenfeldt. Les soldats se sont avancés lentement vers la rive du fleuve, se déployant en demi-cercle, tandis que, de l'autre côté du fleuve, au pied des collines caillouteuses, l'armée des trois mille cava­liers de Moulay Sebaa a commencé à tour­ner sur elle-même en formant un grand tourbillon qui soulevait la poussière rouge dans le ciel. A l'écart du tourbillon, Moulay Sebaa, vêtu de son manteau blanc, regardait avec inquiétude la longue ligne des soldats des Chrétiens, pareille à une colonne d'in­sectes en marche sur la terre desséchée. Il savait que la bataille était perdue d'avance, comme autrefois à Bou Denib, quand les balles des tirailleurs noirs avaient fauché plus d'un millier de ses cavaliers venus du Sud. Immobile sur son cheval qui tressail­lait d'impatience, il regardait les hommes étranges qui avançaient lentement vers le fleuve, comme à l'exercice. Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite, mais les guerriers des monta­gnes n'écoutaient pas ses ordres. Ils pous­saient leurs chevaux au galop dans cette ronde frénétique, ivres de poussière et de l'odeur de la poudre, poussant des cris dans leur langue sauvage, invoquant les noms de leurs saints. Quand la ronde s'achèvera, ils bondiront vers le piège qui leur est tendu, ils mourront tous.

Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, à pré­sent, et des larmes de douleur emplissaient déjà ses yeux. De l'autre côté du lit du fleu­ve desséché, le colonel Mangin a fait dispo­ser les mitrailleuses à chaque aile de son armée, en haut des collines de pierres. Quand les cavaliers maures chargeront vers le centre, au moment où ils traverseront le lit du fleuve, le tir croisé des mitrailleuses les balaiera, et il n'y aura plus qu'à donner le coup de grâce, à la baïonnette.

Il y a eu encore un silence lourd, tandis que les cavaliers s'étaient arrêtés de tourner sur la plaine. Le colonel Mangin regardait avec ses jumelles, essayait de comprendre est-ce qu'ils n'allaient pas battre en retrai­te, à présent ? Alors, il faudrait marcher à nouveau pendant des jours, sur cette terre désertique, au-devant de cet horizon qui fuit et désespère. Mais Moulay Sebaa restait immobile sur son cheval, parce qu'il savait que la fin était proche. Les guerriers des montagnes, les fils des chefs de tribu étaient venus ici pour combattre, non pour fuir. Ils s'étaient arrêtés de tourner pour prier, avant l'assaut.

Ensuite, tout s'est passé très vite, sous le soleil cruel de midi. Les trois mille cavaliers ont chargé en formation serrée, comme pour une parade, brandissant leurs fusils à pierre et leurs longues lances. Quand ils sont arrivés sur le lit du fleuve, les sous-officiers commandant les mitrailleuses ont regardé le colonel Mangin qui avait levé son bras. Il a laissé passer les premiers cavaliers, puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les canons d'acier ont commencé à tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit sinistre qui hachait l'air et résonnait dans toute la vallée, jusqu'aux montagnes. Est-ce que le temps existe, quand quelques minutes suffisent pour tuer mille hommes, mille chevaux ? Quand les cavaliers ont compris qu'ils étaient dans un piège, qu'ils ne franchiraient pas ce mur de balles, ils ont voulu rebrousser chemin, mais c'était trop tard. Les rafales des mitrailleuses balayaient le lit du fleuve, et les corps des hommes et des chevaux ne cessaient de tomber, comme si une grande lame invisible les fauchait. Sur les galets, des ruisseaux de sang cou­laient, se mêlant aux minces filets d'eau. Puis le silence est revenu, tandis que les der­niers cavaliers s'échappaient vers les colli­nes, éclaboussés de sang, sur leurs chevaux au poil hérissé par la peur.

Sans hâte, l'armée des soldats noirs s'est mise en marche le long du lit du fleuve, compagnie après compagnie, avec, à sa tête, les officiers et le colonel Mangin. Ils sont partis sur la piste de l'est, vers Taroudant, vers Marrakech, à la poursuite de Moulay Sebaa, le Lion. Ils sont partis sans se retourner sur le lieu du massacre, sans regarder les corps brisés des hommes éten­dus sur les galets, ni les chevaux renversés, ni les vautours qui étaient déjà arrivés sur les rives. Ils n'ont pas regardé non plus les ruines d'Agadir, la fumée noire qui montait encore dans le ciel bleu. Au loin, le croiseur Cosmao glissait lentement sur la mer cou­leur de métal, prenait le cap vers le nord.

Alors le silence a cessé, et on a entendu tous les cris des vivants, les hommes et les animaux blessés, les femmes, les enfants, comme un seul gémissement interminable, comme une chanson. C'était un bruit plein d'horreur et de souffrance qui montait de tous les côtés à la fois, sur la plaine et sur le lit du fleuve.

Maintenant, Nour marchait sur les galets, au milieu des corps étendus. Déjà les mou­ches voraces et les guêpes vrombissaient en nuages noirs au-dessus des cadavres, et Nour sentait la nausée dans sa gorge serrée.

Avec des gestes très lents, comme s'ils sortaient d'un rêve, les femmes, les hommes, les enfants écartaient les broussailles et marchaient sur le lit du fleuve, sans parler. Tout le jour, jusqu'à la tombée de la nuit, ils ont porté les corps des hommes sur la rive du fleuve, pour les enterrer. Quand la nuit est venue, ils ont allumé des feux sur chaque rive, pour éloigner les chacals et les chiens sauvages. Les femmes des villages sont venues, apportant du pain et du lait caillé, et Nour a mangé et bu avec délices. Il a dormi ensuite, couché par terre, sans même penser à la mort.

Le lendemain, dès l'aube, les hommes et les femmes ont creusé d'autres tombes pour les guerriers, puis ils ont enterré aussi leurs chevaux. Sur les tombes, il ont placé de gros cailloux du fleuve.

Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommencé à marcher, sur la piste du sud, celle qui est si longue qu'elle semble n'avoir pas de fin. Nour marchait avec eux, pieds nus, sans rien d'autre que son manteau de laine, et un peu de pain serré dans un linge humide. Ils étaient les derniers Imazighen, les derniers hommes libres, les Taubalt, les Tekna, les Tidrarin, les Aroussiyine, les Sebaa, les Reguibat Sahel, les derniers survivants des Berik Al­lah, les Bénis de Dieu. Ils n'avaient rien d'autre que ce que voyaient leurs yeux, que ce que touchaient leurs pieds nus. Devant eux, la terre très plate s'étendait comme la mer, scintillante de sel. Elle ondoyait, elle créait ses cités blanches aux murs magnifi­ques, aux coupoles qui éclataient comme des bulles. Le soleil brûlait leurs visages et leurs mains, la lumière creusait son vertige, quand les ombres des hommes sont pareilles à des puits sans fond.

Chaque soir, leurs lèvres saignantes cher­chaient la fraîcheur des puits, la boue sau­mâtre des rivières alcalines. Puis, la nuit froide les enserrait, brisait leurs membres et leur souffle, mettait un poids sur leur nuque. Il n'y avait pas de fin à la liberté, elle était vaste comme l'étendue de la terre, belle et cruelle comme la lumière, douce comme les yeux de l'eau. Chaque jour, à la première aube, les hommes libres retournaient vers leur demeure, vers le sud, là où personne d'autre ne savait vivre. Chaque jour, avec les mêmes gestes, ils effaçaient les traces de leurs feux, ils enterraient leurs excréments. Tournés vers le désert, ils faisaient leur prière sans paroles. Ils s'en allaient, comme dans un rêve, ils disparaissaient.