Mohammed Dib : Habel, Le Seuil, 1977, 188 p.
Extraits.

Les danseurs de rues (Chapitre 9, pp. 45-47) 1

Sabine : J’emballe Kannibal ! (Chapitre 17, pp. 83-85) 2

L’Ange de la Mort (Chapitre 27, pp. 132-134) 4

Le Frère et le Vieux (chapitre 35, pp. 174-176) 5

Les papiers  (chap. 36, pp. 180-182) 6

 

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Les danseurs de rues
(Chapitre 9, pp. 45-47)

 

Ils se dressent devant lui, se balancent, tournevirent - et ne débarrassent pas le plancher. Des derviches ? L'un bat le trottoir de ses sandales et donne du bâton sur un tambour. Deux autres font tinter des cymbalettes. Plus encore deux ou trois qui ne prêtent que leur voix, de drôles de zigotos qui entonnent une mélopée, l'étranglent vite après, puis l'entonnent de nouveau. Depuis cinq soirs que je reviens exposer ma vie.

Ils piétinent sur place. Ils nasillent. La mélopée n'aboutit toujours pas. Ils en sont encore à l'entonner. Ils en sont encore après elle alors que la danse, le martèlement du tambour vont leur train.

Reconnaître ça? Exposer ma vie, tenter la mort. Il lui semble que oui, qu'il pourrait retrouver dans ses souvenirs des choses ': semblables. Des choses. Ces têtes rasées, ballantes, avec la tresse qui en pendouille. Ces yeux béants aussi. Des yeux stupéfaits, d extatiques. L'accoutrement aussi. Elles lui sont familières, ces braies en cotonnade rose-orange qui bouffent entre leurs jambes. Empaquetés dedans jusqu'aux chevilles, ils ont l'allure de tourni­quets pris d'hystérie. Il lui semble que oui, qu'il pourrait, qu'il reconnaît ça. Depuis cinq soirs que je reviens exposer ma vie, tenter la mort. Puis non. Ils se livrent à leurs simagrées impies, s'y adonnent au vu et au su de tous. Dans ces rues et sous ce ciel noirs, et ça, non plus, ne colle pas.

Autre chose qui ne marche pas, ne colle pas, ils sont de son âge. La vingtaine. (Lui Habel n'a en fait que dix-neuf ans.) Grands, forts, les yeux bleus, blonds comme l'atteste la tresse. Des derviches, des bonzes, des fakirs du Nord? Ça se peut, ça aussi ?

Si, déguisés de la sorte, ils font les pitres? Un genre de carnaval ? Je reviens depuis cinq soirs exposer ma vie, tenter la mort. Mais ils n'en ont pas l'air.

Il observe leurs contorsions. Je les observe et je me dis : ça va arriver. Ça va bientôt arriver et à ce moment.

Une fille dont il n'avait pas encore remarqué la présence parmi eux se détache du groupe là-dessus. Une espèce de libellule à côté de ces bougres d'Aryens et elle offre en plus la particularité d'être brune. Autre particularité : elle ne s'est pas rasé la tête, une longue chevelure noire tombe en rideaux de part et d'autre de sa figure. Hautes pommettes, yeux échancrés, nez aux ailes légère; soulevées par une expression de convoitise enfantine, menton rieur.

Elle s'approche, elle vient à lui avec une assurance et un sourire qui font scintiller impavidement ses iris de jais. Puis, arrivée tout près, elle tend le bras, veut lui attraper la main.

Il exécute un bond de côté, siffle entre ses dents « Ne me touche pas. »

Les mains dissimulées derrière son dos, il la tient en respect du regard.

Elle ne fait pas un geste. Elle demeure les bras le long du corps Au moins aussi grand que les derviches en transe qui se dandinent à quelques pas, Habel en arrêt la guette, ses yeux tapis dans les cavités des orbites. La nuit creuse durement ses joues, l'air de violence ombrageuse qui l'enveloppe ne cesse d'élever un barrière entre lui et la fille.

Mais elle, en face de lui, sourit toujours. Elle, arrêtée devant lui, laisse calmement son regard s'écouler dans le sien, le chercher, tenter de s'y ancrer.

Soudain - que s'est-il passé? -, quelque chose d'autre fixe Habel par-delà ces yeux et cette chose a le même regard chaud. Depuis cinq jours, depuis cinq soirs que je m'amène ici, que j'attends.

La fille tient la tête inclinée de côté maintenant. Elle est occupée à considérer pensivement le reste de la troupe qui s'éloigne. Une faille en train de se creuser, une faille s'entre­bâillant dans le monde, puis s'agrandissant. Elle ne produirait pas autant de silence, ne provoquerait pas autant de déchirement.

Puis elle se retourne vers Habel, lui adresse ce même sourire qu'elle porte sur le visage depuis un moment, qui n'a pas changé. Une fille ouverte, écartelée, une fille toute pénétrée, emplie d'amour et d'irrésolution. Elle n'est plus que cette fille-là. Puis courant subitement vers ses compagnons, abandonnant Habel au bord du gouffre d'attente qu'elle a creusé entre elle et lui et s'en allant le plus vite possible les rejoindre. Elle n'est plus qu'une fille partie, une fille enfuie.

Comme pour écarter l'image et le sourire qu'elle a abandonnés, qui flottent encore après son départ, une voix entoure Habel :

« Tu as placé ta main dans la mienne; je te montre la route. Je suis tes fleurs dans les prairies, tes fruits sur les arbres.

- Oh! : Lily, dit-il, tiens-moi la main, guide-moi. »

 

 

Sabine : J’emballe Kannibal !
(Chapitre 17, pp. 83-85)

 

C'est pourquoi elle lui avait demandé :

« Des cannibales, c'est ce que nous sommes, toi et moi ? » Elle avait dit ça. Elle fut aussitôt saisie d'une crise de fou rire. Mais c'était à cause de la tête qu'il dut faire, de l'air stupide, sans doute ennuyé, qu'il est sûr d'avoir pris en entendant ces paroles. Elle, de moins en moins capable de se retenir, répétait entre ses accès d'hilarité :

« Des cannibales ! Dis pas non ! »

Habel pensa alors : peut-être qu'elle n'en est pas convaincue elle-même. Mais si elle en était plus sûre, si elle le savait, si elle s'en rendait compte une seule fois, elle n'en serait pas peu fière.

Aujourd'hui il comprend pourquoi elle lui posa cette question et poursuivit, se calmant un peu, mais tenace :

« Tu le savais déjà ! Dis-le, que tu le savais mais que tu ne voulais pas l'avouer, ne voulais pas montrer que tu le savais. » La raison, il la voit clairement à présent : comme elle le faisait pour un tas de choses et aurait continué même sous la torture, alors que c'était elle qui savait tout, mais toujours de cette manière qu'on a de ne pas savoir. Comme elle le fait encore, comme elle continuerait encore. Même sous la torture.

« Bien sûr que si! Bien sûr que tu le savais déjà! insistait-elle. Mais pas des cannibales! ajouta-t-elle comme on tire un coup de fouet. Pas des cannibales : des kannibaux ! Ce sont des kanni­baux, les gens comme toi et moi. C'est pas la même chose. Tu ne sais rien. »

Elle se pencha au-dessus de lui et le considéra sous le nez. Il était assis sur le lit, appuyé sur ses coudes : il se laissa aller un peu plus en arrière. Mais elle se rapprocha encore, s'inclina encore, lui répéta encore en pleine figure :

« Des kannibaux ! Des kannibaux, ignare! »

Et pour qu'il comprît tout à fait, elle s'empara de son bâton de rouge puis, sur la glace de l'armoire, alla tracer :

J'EMBALLE KANNIBAL !

Il la connaissait. Il savait déjà comment elle parlait. Mais il le sait encore mieux maintenant. Il faut qu'elle retourne tous les mots comme des gants, chaque mot doit devenir un mot à elle, chaque mot, sa propriété et chacun, pour avoir la chance d'être à son service, en couvrir un autre, tenir un autre en réserve, un diable dans sa boîte.

Il n'invente rien. Ainsi : beaucoup n'existe pas dans son vocabulaire. Elle dirait plutôt : « Le monde finalement, ça fait au total un tapaillon de cons. »

Tapaillon, c'est ça beaucoup. Pourquoi? Parce que (lui avait­-elle appris elle-même) bataillon entendu par une gamine n'avait pu donner autre chose.

Il passe encore son temps à traduire, à chercher le mot qui se cache sous un autre quand c'est elle qui parle et il faut qu'il se débrouille tout seul le plus souvent.

Ce nom-là, Kannibal, elle allait le préférer désormais, le lui coller dessus, il le sut du premier coup et ça ne rata pas. Mais ça n'avait pas d'importance. Si elle allait l'appeler Kannibal, oubliant son vrai nom, qui n'était peut-être pas aussi vrai que ça au fond, si ne s'en souciant pas, ne sachant rien de lui et décidée à n'en rien savoir, elle ne voulait savoir qu'une chose, leur amour et rien d'autre, ça n'avait pas d'importance, c'était ce nom-là Kannibal qui lui conviendrait le mieux. Elle aussi avait balancé par-dessus bord sa vie d'antan, toute une vieille soupe réchauffée, même si elle n'en causait pas plus que lui de la sienne. Elle poursuivait des études, gagnait de l'argent même et n'avait besoin de personne. Elle aussi pouvait se passer de nom, s'appeler Kannibale et rien de plus mais moins pour ça que pour son appétit, cette gloutonnerie dont dès cette époque elle s'est montrée capable, et qui lui ferait dévorer n'importe quoi, n'importe qui, régurgiter et redévorer autant de fois qu'il le faudrait pour calmer sa faim.

C'est pourquoi il n'a pas cessé, depuis, de se demander justement :

« Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? Qui dévorera l'autre, l'avalera tout cri ? Elle ? Moi ? Elle, au train où ça va. »

Une question qui s'ajoute à toutes les autres, une phrase semblable aux autres et pas plus qu'elles nécessaire ou décisive. Ils vivent depuis le premier jour, Sabine et lui, ils s'aiment comme des créatures dues chacune à la création de l'autre, et la race qu'à eux deux ils forment depuis ce jour-là est comme une race due à leur unique collaboration. C'est ça. De corps, d'esprit, de langue, une race différente. Par la façon aussi d'aller dans la vie, de fumer, de marcher, de se taire, de se coucher; par la façon de se regarder, de s'entourer des bras l'un l'autre puis de regarder cette vie l'un par-dessus l'épaule de l'autre.

Des fois que l'avenir s'annonce avec nous, se prend à penser Habel par moments. Des fois qu'il aboutit en nous, au lieu que Lily et moi nous étions de simples humains. Ce serait drôle, si c'était ça, si c'était la vérité, ou ce qui s'en rapproche le plus.

 

 

L’Ange de la Mort
(Chapitre 27, pp. 132-134)

Habel pense une place, se répète une place, et puis quelle qu'elle soit, il se dit ça, mais il a déjà stoppé, il s'est déjà retourné, il a fait volte-face, parce que des gouttes isolées lui tombaient sur la nuque et qu'il ne comprend pas cette bizarrerie, pourquoi il pleut derrière lui, pas devant. Et quand il tend la main, c'est pour voir des taches pourpres la couvrir peu à peu. Même après avoir renouvelé son geste, il retire encore sa main criblée d'étoiles de sang.

Il n'a pas osé le faire avant mais maintenant il lève la tête. Longues perles liquides, des centaines, des milliers de ces gouttes strient l'opacité nocturne devant lui. Arrivant au foyer ardent où la ville est couchée, elles y fondent, aussitôt bues par le souffle de clarté. Mais d'autres les suivent et continuent à rayer tran­quillement l'air, à suspendre le même rideau brillant. Puis ayant levé les yeux encore un peu plus haut, il les voit se détacher d'un essaim d'oiseaux habillés de cheveux rouges.

Vibrante, vivante, tiède, soyeuse, cette toison elle-même est une caresse pour la vue qu'elle comble de sa douceur. Mais tout en emplissant l'espace d'une chute statique et sans que rien ne le laisse prévoir, cette douceur elle-même révèle une fi­gure. Une très grande figure drapée dans son plumage couleur safran comme dans une fourrure de feu et qui, sitôt apparue, se couvre d'yeux et dans le même temps commence à se modifier. Commence ? Elle n'a jamais commencé. D'évidence elle s'est toujours muée ainsi en elle-même, réalité toujours pareille sous ses myriades d'yeux.

Habel pense instantanément: Israfîl.

Cependant il ne tarde pas à remarquer les chaînes qui chargent l'apparition et il comprend qu'il n'est pas devant Israfîl.

Il s'entend alors crier :

« Les soixante-dix mille chaînes qui attachent Azraïl, l'ange de la mort! »

L'ange que les autres anges n'approchent pas, l'ange que les autres anges n'entendent pas, l'ange dont les autres anges ne connaissent pas le lieu, l'ange à qui Dieu, lorsqu'il créa la mort, la donna comme servante.

Mais Habel oublie son angoisse.

« Pourquoi Azraïl, ange de la mort, te dévoiles-tu à moi? » Suit un moment du silence éternel.

« Pourquoi m'apparais-tu, Azraïl ? »

Là-dessus Habel est assailli par une voix qui fuse de partout, de tous les coins de l'horizon, et elle est comme un tonnerre si massif, si puissant et insupportable qu'il parvient à peine à rester conscient

« Moi aussi je demandai au Seigneur au temps où il me fallut recevoir ma mission: Seigneur, pourquoi te manifestes-tu à moi? » Un autre moment du silence éternel s'étend.

Puis le même abîme reprend la parole, clame :

« Moi aussi, lorsque Dieu dit: " Tu vas être le gardien de la mort " je demandai: " Seigneur, qu'est-ce que la mort? " » Puis la même voix se récrie sans frein :

« La mort aussi, quand le Seigneur me donna la force et que je la pris dans ma main, demanda: " Qu'est-ce que je suis? " Elle aussi appela dans les cieux: " Seigneur, pourquoi dois-je avoir un gardien ? " »

Puis l'ange s'évanouît au-dessus de Paris, qui n'est plus qu'un gouffre ouvert par une bombe silencieuse.

Seul devant ce vide vertigineux, seul Habel demeure, seul au sein de cette solitude sépulcrale et de son froid. Il s'inquiète encore, sans s'inquiéter, de savoir si l'ange qui lui a parlé lui avait donné une réponse, et s'il lui avait répondu, quelle a pu être sa réponse.

A ce moment se profile comme au fond de l'infini un objet en quoi il reconnaît très vite un corps. Dans l'éloignement, un corps minuscule couché, mais nettement découpé, un gisant en réduction entouré d'une luminosité sourde. Et, objet, corps ou gisant, ça ne met guère de temps à grandir. Ça augmente de volume plus rapidement même que la lumière déployée en halo qui semble l'avoir engendré et qui paraît maintenant le transporter.

Et c'est là. Ça s'allonge d'un coup aux pieds d'Habel. Et c'est le drôle d'individu qu'il avait vu, plusieurs semaines auparavant, se faire rosser à mort dans les toilettes d'un café : lui, tel qu'il l'avait abandonné, vautré dans l'eau dégoulinante, le nez dans les vomissures. Mais c'est Habel aussi. Il se voit - dans un fulgurant accès de lucidité - lui-même, il se découvre lui-même étendu à la place du type. A sa place? Il n'y a jamais eu personne d'autre, que lui Habel, à cette place! Lui. Lui. Lui. Et personne d'autre. Il s'appelle Habel et il est étalé dans des chiottes. II avait dit que son nom était Ismaël et il est effondré dans de la pisse. Il avait dit ça - que n'avait-il pas dit - et les anonymes défécations d'une métropole l'entourent et le prennent à la gorge sous des guirlandes de graffiti obscènes. C'est la réponse de l'ange ?

 

 

Le Frère et le Vieux
(chapitre 35, pp. 174-176)

Je suis là. J'attends.

I1 est mort à présent. Le Vieux est mort.

Le Vieux, la Dame de la Merci. Rien n'arrivera probablement jamais.

... Vous avez entendu, Frère? Rien de moins sûr.

Je vous souhaite pourtant d'avoir entendu, je vous le souhaite parce que, pour la première fois de votre existence, une existence cependant longue et bien remplie, vous aurez su à quoi ressemblent des paroles de vérité. La seule. La vérité comme il n'en est qu'une, et qui s'appelle l'homme. Mais tout l'homme, Frère, tout l'homme; c'est la différence. Une condition sans laquelle il ne pourrait être que sa caricature. Une vérité qui cesse d'en être une s'il y manque une rognure d'ongle. Mais vous connaissez le mot, vous en usez souvent.

Comme cette parole, j'y pense aussi, que vous aimez bien citer : « Présentez-vous nu à votre Créateur, il vous vêtira. » Une parole dont, perplexe, je ne comprends pas aujourd'hui comment vous osez vous servir, dont je me demande si vous en avez jamais soupçonné la signification. Une parole comme toutes vos paroles, que vous n'adressez, n'appliquez qu'aux autres, oubliant votre personne. Car je vous revois prononçant ces mots et me revois vous écoutant avec la conviction que j'y mettais encore, croyant que vous saviez de quoi vous discouriez. Saviez, ou imaginiez tout au moins, ce que c'est pour un homme d'être nu, et de se présenter ainsi à… qui l’on veut ! Saviez, imaginiez, ou éprouviez.

Je m'explique maintenant votre sérénité d'âme. Vous avez reçu la grâce, vous avez la certitude d'en être revêtu, tout ce dont vos semblables restent séparés par un abîme, par le même abîme supposé s'étendre entre eux et la miséricorde, s'il y avait quelque chance qu'elle existe, qu'une chose de ce nom soit concevable.

Vous ne comprenez pas davantage ? Vous n'entendez pas un z,      traître mot à ce que je vous chante là ? N'êtes-vous pas l'aîné pourtant, et le plus intelligent, le plus sage ? Si vous l'aviez écouté, cet homme vous parlait de vous, vous parlait de moi! Il avait beau être une putain et payer ses amants : il ne parlait que de nous! Nous comme nous sommes, tout nus, et en plus il disait « On n' entend aucune voix! » Encore un mot vrai. Il disait : « Il n'y a pas de voix! »

Je vais vous poser une question. Une question scandaleuse, impie tellement elle est scandaleuse, il fallait bien y arriver tôt ou tard, avec votre permission, bien sûr : de vous ou de lui, qui est vraiment l'homme ? Cet homme qui doit justement se présenter devant je ne sais qui,. nu et non pas couvert de belles paroles. De vous ou de lui, qui es l'homme, je vous le demande ?

Après être resté longtemps sans le soupçonner, je sais aujourd'hui pourquoi j'ai ait tout ce chemin, Frère, pourquoi j'ai tant cherché. Pourquoi, ne m'accordant aucun repos, me brisant les jambes mais avançant toujours, je suis allé de place en place et j'ai continué de chercher. Vous n'aviez pas prévu ça lorsque vous avez décidé de me flanquer à la porte!

Vous ne comprenez toujours pas ? Ça n'a plus beaucoup d'importance.

Vous avez votre vérité et n'en avez jamais douté, l'ayant découverte dès le premier jour, dès vos premiers pas, et même avant, l'ayant sûrement sucée avec le lait dont vous aviez été nourri. Seulement moi aussi j'en ai une à présent, et je l'ai trouvée malgré vous. Vienne simplement le jour où elle pourra se mesurer avec la vôtre, vienne simplement mon heure. Une vérité quia déjà sur la vôtre l'avantage de la comprendre, une vérité qui voit comme si elle y était la citadelle où la vôtre s'est installée, et barricadée. Une vérité, la mienne, qui continuera -encore longtemps à vous échapper, un homme, L'homme que je suis devenu, qui sera pour vous toujours une énigme. Un homme que vous vous obstinerez à méconnaître, mais dépouillé de son histoire, de ses racines, sans attaches, tout destin, un homme sans nom prêt à vous réduire au même sort. Un homme: peut-être le dernier d'une ère, ou peut-être au contraire l'annonciateur de temps nouveaux, je l'ignore, mais inattendu quand il vous apparaîtra, quand vous buterez sur lui aux endroits les plus invraisemblables, quand vous le rencontrerez sous tous les déguisements.

 

Les papiers
(chap. 36, pp. 180-182)

Des papiers ? La seule richesse qu'Habel ait jamais possédée. Et ils n'avaient pas été oubliés, ni relégués un seul instant, là où ils étaient tant qu'ils y étaient. Même s'ils avaient l'air mainte­nant de surgir, de déborder de l'inconnu aussi librement, inévitablement et péremptoirement que la voix et les paroles qui s'en échappaient, cette voix, ces paroles émises par un mort, et Habel les avait volées, elles ne connaissaient plus que lui à présent. Des papiers. Une voix. Des paroles. Une alliance qu'il avait contractée et qu'il ne pouvait plus rompre. Ni rompre, ni trahir, ni modifier.

Une histoire, des papiers, papiers volés dans la maison du mort, papiers qu'il avait embarqués et qu'il crut avoir complètement oubliés, mais qui n'avaient pas oublié, eux, qui s'étaient bien gardés d'oublier. Des papiers qui avaient attendu. Et les voici maintenant qui revenaient, ressuscitaient. Ils avaient patienté, et ils se rappelaient à son bon souvenir. Des papiers avec lesquels il allait falloir se débrouiller maintenant (mais com­ment ?), faire quelque chose (mais quoi ?).

Quoi, Seigneur, sinon les foutre tous au feu ? se demandait Habel. Au feu, se torcher avec.

Aussitôt quelque chose en lui une autre voix, répondit : Non, avec eux, ce n'est pas la même chose. Ces papiers le savent, et ils attendent, ils observent.

Un souffle, une intelligence. Il y avait de ça en eux. Et ils attendaient, observaient, prenaient leur temps. Il y avait une vie en eux, mais aussi une mort. Une vie qui était morte, et une mort vivant sans vie. C'était la chose en eux qui ne se laissait pas faire. Ni faire, ni écarter, ni oublier. Ni maintenant, ni jamais. Tu le sais, Habel, se disait encore Habel. C'est ça qui te rejoint, te rattrape à présent.

Une pierre qu'on aurait soi-même lancée on ne sait plus quand et qui vous rattraperait, une pierre qui vous rejoindrait et vous frapperait dans le dos. Ces papiers le savaient, et ils attendaient, observaient. En vérité, avec eux, non, ce n'était pas la même chose.

Il avait voulu avoir la peau du Vieux, et c'était le Vieux du coup qui lui collait sa mort aux fesses, et sa vie en plus avec ces papiers. Il devait joliment rigoler, là où il était. Il avait pensé même à écrire tout ça en prévision, il avait même fait emporter cette paperasse par Habel, une damnée pièce à conviction s'il en fut, récalcitrante, sournoise, vicieuse, une pièce qui ne se laissait ni oublier, ni écarter, ni cacher.

Habel continuant

Tu m'as choisi et trouvé pour imprimer, même mort, ta marque sur ma peau. Pas seulement sur du papier. Tu n'as pas voulu faire ça sur un papier seulement bon pour allumer le feu ou se torcher. Tu as bien calculé ton coup. Et maintenant tu attends de voir ce que je vais faire de ta paperasse. A la poubelle, à l'égout! Voilà ce que j'en ferai, et c'est encore trop beau pour elle. Tu me l'as laissée sur les bras. Et moi, à l'égout! C'est ce qui pourra lui arriver de mieux.

A l'égout!

(Le Vieux l'entendait-il ?)

A l'égout où tu es maintenant! Où tu as foutu ta gueule, où tu as mis ta jolie gueule bien soignée, ta sale gueule! Là où tu es! Là où tu t'es expédié, et comme tu es dedans maintenant! Qu'est-ce qui te dit que ce n'est pas moi justement qui t'ai balancé dans ton trou puant, vieux con? Tu peux te fendre la pêche. (Et Habel rigolait, se marrait aussi un bon coup.) Écarquille tes yeux tout ton content, des trous aussi noirs, des trous aussi vides que le vide. Reluque-moi avec ces trous. Je me marre, je chiale même à force, deux choses que je suis capable de faire en même temps, il n'y a pas de différence, aucune différence, vieux dégoûtant, rigoler ou chialer...