Farida Belghoul, Georgette!, Paris, Barrault, 1986.
Extraits pour des commentaires de textes

Première partie

Le crayon HB
(pp. 15-18)

Un jour, je le demande à ma mère.

— La maîtresse a commandé un crayon mine HB.

— Oui, j'l'achète tout à l'heure... Elle revient avec dans son sac  trois crayons.

— Si tu perdes un, tu peux 1' changer. Mon père est témoin.

– Oui, c'est très bien. Faut pas qu'on dise ' tu manques de quelque chose. Y'a pas d'problème. Moi, j' travaille pour ça. Plus tard, c'est toi qui s'ra quelqu'un. C'est toi qui com­mande. Tu dis quel crayon il faut.

J'ouvre ma trousse. J'en choisis un et je le range à l'intérieur. Ensuite, comme mon frère est un voleur, j'irai cacher les deux autres sous mon matelas. Je les regarde : ils sont vraiment très beaux. Leur petite tête en gomme... Non ! Ils ont des mines 2H ! Elle est bête ma mère ou quoi ? HB c'est HB, c'est pas 2H ! Je lui explique l'erreur. Je recommence encore, plusieurs fois. Elle pige pas.

— L' crayon noir c'est 1' crayon noir!... Je marche sur place.

— Oui, mais la maîtresse veut...

— Si 1' crayon noir c'est 1' crayon, où il est l'problème?

— Elle a raison, ta mère... Je marche plus vite.

— Tout ça c'est vrai... Mais les crayons, ils sont 2H ! Ils sont pas HB comme la maîtresse a demandé !

— J' l'ai pas acheté 1' crayon rouge... tu m'l'as demandé un noir... Il est pas noir celui-là ou je suis bête !... T'es pas contente ? Moi, j'vais faire 1' manger !

Mon père s'énerve d'un coup.

— Tu veux 1' crayon pour tes études... Ta mère, elle achète trois! Et encore, au lieu du merci, tu cherches les histoires ! J'te fais l'plai­sir avec ta mère... Voilà, 1' résultat !

J'arrête de marcher. J'ai envie de m'éclater la tête contre le mur.

— Si ! Je suis très contente, papa... Mais HB c'est pas 2H. Il me regarde droit dans les yeux.

— Tu crois qu' j' comprends rien à tes zaches! Mais j' comprends tout! C'est pas ma p'tite morveuse qui va m'apprendre la vie ! C'est pas les zaches qui comptent! Zache c'est la marque. Y'a des crayons d'la marque Zache, y'a d'autres marques... Demande à ta maîtresse, tu verras !

Je m'asseois sur une chaise derrière moi. Je suis trop fatiguée. Surtout, je suis foutue. Je me tais et j'abandonne l'explication. Sinon, je l'énervé davantage et l'affaire devient plus grave. Il est capable de monter jusqu'au plafond et, tout en haut, il me demande un rendez-vous.

— Alors ?  Quoi ?  La vérité, c'est pas l'crayon... La vérité, tu fais des bêtises à l'école derrière mon dos et tu m' déshonores! Lundi prochain, j'travaille pas. Prends l'rendez-vous ! J' fais 1' discuzition avec la maîtresse !

Je suis sur la chaise. Mes jambes marchent dans le vide. Jamais de la vie j'organiserai un rendez-vous entre un idiot et la maîtresse. Je préfère mourir ici, assise, jusqu'à demain matin. Je préfère être absente en classe tous les jours d'école. En vérité, je suis bête comme mes parents. Cette mine HB obligatoire, j'y com­prends rien. Un crayon noir c'est un crayon noir ! Pourtant, HB, je suis sûre que c'est pas une marque : la maîtresse fait jamais de réclame.

Je lui ai mis le doigt dans l’œil
(pp. 25-29)

Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu? Elle me lâche pas ! Ses deux trous vides sont pas pro­fonds, comme les petits verres enfoncés dans la table. En vérité, je croyais pas qu'ils étaient pleins. Sinon, je trempais pas mon doigt dedans... Mais oui! Bien sûr! C'est bleu la couleur de ses yeux ! Ils sont au fond du verre. Je lui ai mis le doigt dans l'œil. C'est pour ça qu'elle est en colère contre moi.

La maîtresse frotte son front et touche ses cils. C'est la première fois que je crève un œil. Si elle l'écrit sur mon carnet de correspondance, l'af­faire me suit toute ma vie et je suis perdue. A chaque fois que j'irai quelque part ou bien que je me présente au hasard, mon carnet est là aussi. Tout le monde l'ouvre et lit le jugement. Mon père passe par là et il l'apprend.

— Pourquoi t'as fait ça ?

Je me tais. J'ai aucune réponse raisonnable à lui donner.

Je veux réparer l'œil, sans demander pardon à la maîtresse, mais je veux bien le recoller. Toutes les têtes sont baissées, sauf la mienne. Je regarde sa blessure jusqu'au fond. Une chance ! Elle saigne pas : c'est plus facile à soigner. Je me concentre. Sa guérison est totale si je prends mon sac.

Elle me surveille encore et cette fois-ci, elle sourit plus, au contraire. Elle s'avance et pose sa main sur ma table vide.

— Tu ne travailles pas ?

Je baisse la tête. Et je réponds pas.

— Pourquoi me regardes-tu sans cesse ?

Je dis rien. Dans la classe, des filles gigotent.

Qu'on en profite pas lorsque je m'adresse à celle-ci !

J'enfonce mes mains dans mes poches et mes doigts, tout seuls, tripotent une boulette de chewing-gum.

— Sors tes mains de tes poches et prends tes affaires.

Je bouge pas. Je suis immobile comme une statue. Pourtant, je voudrais bien gigoter un peu, moi aussi. J'ai des fourmis partout qui me démangent. Mais si je sors ma main bleue, la maîtresse attrape la preuve. Je m'enfonce dans les poches et je bouge toujours pas. Je préfère garder les fourmis prisonnières.

— Tu te moques de moi ? Là, je le reconnais : j'ai envie de pleurer. C'est idiot de ma part de me retenir. Mireille se débrouille mieux :  à chaque fois qu'elle pleure, la maîtresse s'en va.

— Je viens de te poser une question. Je la répète : tu te moques de moi ?

Je me décide dans une minute. Je vais prendre mon cartable. C'est pas la peine qu'elle se répète. Elle imagine que je suis sourde. C'est une erreur! Je l'écoute tous les jours, même la nuit. Hier, je l'ai entendue dire : « Oulala... je ne crois que ce que je vois ! » La preuve que je l'écoute : si je garde les mains dans la blouse, je suis sauvée, elle croira rien !

Mes poches sont formidables et grandes. Elles me mangent jusqu'aux poignets. Je vais attraper mon cartable à travers ma poche. Ni vue ni connue la saleté! Elle sera très éton­née. C'est normal : c'est pas tous les jours qu'on voit une petite fille aussi habile de ses poches.

— Tu te décides ?

Il m'arrive une chose très grave : je suis une statue qui commande plus ses bras ni le reste. J'ai des andouilles au fond de mes poches et des trouillardes toutes folles qui mastiquent du chewing-gum avec mes doigts. Mes poches formidables sont devenues un piège. Si j'en sors pas, elle me tire par les oreilles. Franchement, je préfère un coup de règle. J'ai mal sur le coup ; mais ensuite, je parle d'autre chose. Au contraire, me tirer comme un âne, c'est pire : je souffre toute la nuit.

— Tu es vraiment stupéfiante, tu sais !

La maîtresse se décide toute seule. Elle ramasse elle-même mon cartable. Elle prend mon livre et ouvre mon cahier. Je suis handica­pée et elle m'aide ! Les mains de la maîtresse sont les miennes ! C'est un cadeau supplémen­taire à l'œil! Je joue encore avec entre mes doigts. Il faut être juste dans la vie : je dois lui rendre. Je vais pas tout lui voler, en douce ou par la force. Je suis vraiment une grosse gour­mande ! C'est normal : je lui donne tout moi aussi.

Tout!

Le bout de mes doigts et mes oreilles. Pour­tant, elles le supportent pas. Je lui fais cadeau de ma révérence, de ma blouse et de mes cheveux attachés. Surtout qu'ils sont beaux, mes cheveux. Je lui offre un crayon HB et demain, je lui donne même un porte-plume. Zut ! Je viens d'aplatir son œil ! Je suis tellement contente que je l'écrase sous mes doigts. Il est tout déformé. Je peux plus lui rendre dans un état tout plat. Tant pis! Je le garde jusqu'à dehors et je le jette à la sortie.

Les mains de la maîtresse, oui! L'œil, j'en veux pas ! Je préfère un cadeau donné à celui qui est volé. D'accord, comme elle se méfie d'une petite araignée comme moi, elle mérite d'être volée. Mais il y a aucune raison à sa méfiance, je la vois pas. Alors, je peux rien croire.

Le père : le principal c’est la beauté de sa voix
(pp. 33-35)

— J' te souhaite pas tu passes c' que j'ai passé, moi. J'en ai constaté des choses imagina­bles. Imaginables et incroyables... Et 1' talien' nationalisé, juste parce qu'il sait écrire son nom au bas d' la feuille, il est chef! Y t' domine comme un rat, comme un chien. Si tu dis quelque chose, y dit : « vidé ton placard et va-t'en chez toi... »

Ça y est ! Il est grimpé, dans sa tête, jusqu'au plafond. Il cogne chez les voisins et il dérange tout le monde en pleine journée tranquille. Ma parole, il perd complètement la mémoire ! D'ha­bitude, il attaque toujours ma mère là-dessus.

— Toi! T'as la possibilité d'être une reine chez toi. Et tu cours dehors ! tu travailles chez les autres ! Ici, 1' ménage, il est pas fait ! Reste chez toi, reste... Moi, j' préfère être à la maison qu' d'aller boulonner. Si j' trouve 1' moyen, j'traîne pas dehors comme un chien perdu.

Voilà ce qui me chiffonne grave pour sa santé : il écoute mal son chef, ensuite il le critique à mort. C'est de la folie ! Le chef lui dit : « si t'es pas content, va-t'en chez toi » ! Il lui donne l'autorisation de rentrer à la maison. Mon père était d'accord. Pourtant, au lieu de lui serrer la main, il lui saute à la gorge. C'est une famille de dingues qu'on est. Le père étrangle le chef et la fille crève l'œil de la maîtresse !

Pourtant, il est pas toujours fou. Il cause beaucoup avec du feu dans la gorge mais aussi il chante. Sa voix est magnifique ! Il connaît par cœur des refrains et des chansons. D'abord, il se prépare. Il prend le plus beau livre. Toutes les paroles se cachent là. Il le pose fermé sur un mouchoir qui le protège de la toile cirée. Et il l'ouvre. Il se trompe pas de sens : il ouvre le livre à l'endroit. Ensuite, sa voix s'enfonce dans l'air, c'est magnifique tellement c'est beau. Même un lion, si j'en avais un, s'endormirait au paradis à l'entendre.

Un jour, il chante dans sa chambre. Et moi, j'éclate de rire dans mon coin. Je le sais pour­tant que c'est idiot de rigoler comme une andouille. Je cours me cacher au cabinet. J'at­tends là cinq minutes de me calmer un peu. Je ressers, l'air sérieux, vlan! j'éclate de rire encore. Je retourne en vitesse aux toilettes et je m'enfonce une autre fois la tête dans le trou des chiottes. Non, c'est pas moi qui se moque de mon père.

Souvent, il raconte des choses que je comprends pas. Il parle devant moi. Pourtant, j'écoute ailleurs. Et je suis gênée parce que je lui montre l'inverse : je le regarde bien franche­ment. En vérité, si mon père me la vend, je n'achète pas sa langue. Je collectionne juste ce qui brille. Tant pis ! Le principal c'est la beauté de sa voix. La sienne, je la paye tout de suite... _

 

Faut pas l’salir son cahier !
(pp. 43-47)

Un jour, il ouvre à l'endroit mon cahier tout   ~"l neuf. Il me fait un modèle. Je suis drôlement contente; c'est une surprise incroyable. Il me regarde d'un œil brillant.

— Qu'est-ce que tu crois ? !

Je me redresse. C'est dommage que la maî­tresse n'est pas là. Elle verrait de ses yeux son erreur. J'ai pas gardé mon cahier tout neuf et mutile dans mon cartable ! C'est mon père, le premier, qui a posé un crayon dessus. Moi, je peux mentir. Mais lui, faut pas exagérer !

— Tu fais l'copie sur moi... J'espère qu' tu vas apprendre vite! Pas comme ton frère! Depuis l'temps qu'il va à l'école, moi, à sa place, j' construis un spoutnik !

Ma mère entend de la cuisine que son mari se moque de son fils. Elle déboule comme une

pierre.

— Faut pas 1' salir son cahier !

Mon père s'arrête d'écrire et la regarde de travers. Et le malheur c'est qu'elle insiste.

T'es pas l'gosse ! C'est pas toi qui va à l'école ! Laisse-le son cahier propre ! Je me place en frontière entre lui et ma mère.

— Papa ? Qu'est-ce que t'as écrit de beau sur mon cahier ?

Il pose le crayon sans regarder ma mère et prend sa belle voix... J'espère qu'elle va se taire. Elle est capable de n'importe quelle folie pour défendre son fils. Elle a raison à son avis. Mon père a terminé de lire et je n'ai pas entendu. Tant pis ! Je fais semblant.

— Tu t'assoyes, là, à côté de moi, et tu commences la copie.

— Oui, papa.

Tout à coup, ma mère arrache le cahier de ses mains. Elle le tient et le regarde à l'envers. Pas comme la maîtresse : elle est sur la bonne page. Seulement, les lettres ont la tête en bas; les lignes blanches sont en haut.

Mon père se lève.

— Donne le cahier à ta fille! Toi, tu s'ras jamais capable, même pas d'écrire ton nom !

Là, je préfère ma mère. Il déconne ou quoi ? J'en ai marre qu'il se moque d'elle. Dès que je sais écrire mon nom, je la prends à côté de moi et je lui fais un modèle. Je lui montrerai com­ment elle s'appelle et il sera jaloux. Je lui apprendrai pas le reste parce que je veux pas trop embêter mon père. Mais le nom, c'est le minimum.

— Spoutnik, spoutnik, hein ? Tu connais rien, t'es bête, et tu joues avec l'cahier d'la classe !

Je la défends plus. Sinon, j'en finis pas. De toute façon, elle a vraiment pas besoin de moi. Elle l'embête très bien toute seule... Paf! Elle reçoit une gifle formidable. Elle a une marque sur la figure. Elle pourra plus sortir dehors. La main de mon père ne pardonne pas ! Au lieu de baisser la tête, elle le regarde dans les yeux. Cette femme est complètement folle ! Elle veut se faire étrangler ou quoi ! Il se jette à son cou. Je crie de toutes mes forces.

— Arrête, papa, arrête...

Il se tourne vers moi. Son visage est affreux.

— T'es d'accord, hein! Toi aussi, t'es d'ac­cord ! Tu crois qu' les paroles de Dieu qu'il nous a portées le Prophète Mohammed c'est... J'le dis pas sinon j' vais à l'enfer éternellement !

Je suis surprise : il prononce bien ce mot-là. Pourtant, il est difficile. J'espère que les voisins comprennent pas.

— Qu' la mer vous mange tous ! Vous m'écoutez pas ! Tu crois que c' qu'elle raconte la maîtresse, c'est ça l'bien ! Y'a pas de bien qui peut venir d'eux, y'en a pas ! Et si tu m' crois pas, tu verras... Rappelle-toi c' qu'il a dit ton père. Quand je s'rai plus là, tu l'constateras toi-même ! Tu vas dire : mon père il a raison ! Mais c'est trop tard... Et toi, tu viens m' saboter l'éducation d' mes enfants. T'es l'poison dans la maison. J'le nourris, j'l'habille, j'le soigne quand il est malade l'poison. J'turbine toute la journée pour des ordures. Mais moi, j' suis pas Si Slimane ! Sa femme et ses enfants qui lui ont chié sur sa barbe blanche. Il bosse toute sa vie pour eux... Au turbin comme un chien, comme un rat... A la finale, elle a monté les enfants contre lui. J'l'avais dit : si tu t' marié avec la femme d'ici, c'est 1' catastrophe. Moi, j'ai marié avec une femme d'mon village, c'est 1' catas­trophe la plus pire. Madame la Biquette, elle veut faire l'occidentale. Elle est plus pire qu' la mode des mini-jupes ! Mais moi, j' suis pas Si Slimane ! J'vous tuerai tous ! Un par un. J'ai pas peur d'la justice des hommes. La justice d'ici, des chiens, moi j'l'emmerde... J'écris tran­quillement les paroles de Dieu sur l'cahier d' ma fille et regarde le résultat : ta mère, elle m'envoyé l'bombe atomique sur ma gueule. Quand j'l'ai ramenée ici, elle savait même pas bonjour-bonsoir, maintenant elle veut monter sur mon dos. L'chef y monte dessus toute la journée; quand j'rentre à la maison c'est ta mère ! Elle fait 1' maline dans votre tête... Mais j'préfère vous tuer tous. Ou bien j'embarque tout 1' monde à Marseille. Vous allez manger une galette sec et un oignon. Comme ça, vous comprendrez qu' c'est moi l'père ! Je l'écoute pas.

J'ai bouché mes oreilles depuis le début. C'est pire que tout de manquer de respect à son père. Alors, je me suis bouchée devant lui sans les mains. Je me suis envoyée dans une autre pièce où je l'entendais pas. Il ne l'a pas remarqué. Je réussis toujours la technique contre la honte d'une fille qui écoute pas son père. C'est vrai que celui-là, il est spécial et il s'énerve.

Le cahier à l’envers
(pp. 58-59)

J'exagère ! Elle est tout près de moi et je me balade ailleurs ! Après, je la critique si elle s'en va! Je suis décidée, j'ai préparé ma voix. Je ferme mon carnet de correspondance, je le range et je retourne mon cahier à l'endroit.

— Pourquoi tu prends ton cahier à l'envers ? Je bouge pas. C'est le silence dans mon cœur.

— Tu te décides enfin à travailler, c'est bien. Mais ouvre ton cahier de l'autre côté. Retourne-le!

Mon cahier est sous mes mains. A l'envers ou à l'endroit ? Je le bloque de toutes mes forces sur la table. Elle le retire et le retourne.

— C'est facile, pourtant, de reconnaître l'endroit de l'envers!... Regarde : page numéro 1... J'ai numéroté chaque page... Où étais-tu?

Son ongle rouge tape sur le numéro 1. Mes beaux cheveux me font mal. Ma voix est blo­quée, je préfère. Sinon, je sors des pages numé­rotées à l'envers.

Je croirai plus jamais ce que je vois.

J'ai vu mon père écrire le premier sur mon cahier, et j'étais fière de lui. Pourtant, c'était pas vrai : il était le deuxième. J'étais fière comme une andouille.

Plus, j'aggrave mon cas. Elle numérote! Et moi, ni je n'entends ni je vois rien du tout.

Si je réfléchis, bien sûr ! C'était normal ! C'est le premier écrivain qui donne le sens à mon cahier, c'est pas le deuxième! Surtout, mon écriture c'est l'affaire de la maîtresse. Et pas d'un autre, ailleurs, complètement fou ! Il m'a cassé la voix et les mains. Je suis en bout de miettes... On est une famille d'aveugles, ma parole! Un numéro, en haut d'une page, per­sonne de la maison, le voit ! Et soi-disant, il sait compter. C'est faux ! Si je réunis des ânes, je le mets au milieu, il se remarque encore par sa bêtise. C'est lui qui me trompe! Il fait un modèle à l'envers. Et en plus, il se permet, il crâne.

— Qu'est-ce que tu crois ! Je sais tout ! C'est moi 1' père !

Pourquoi je l'ai laissé jouer avec mon cahier, mon Dieu, pourquoi ? Ce soir, je raconte tout à ma mère. Elle lui enverra 1' bombe atomique sur sa gueule d'idiot. Son écriture pourrie c'est des gribouillages. L'écriture à l'envers n'existe pas ! En vérité, il sait pas écrire et il me raconte des histoires debout. Il est complètement mar­teau, ce bonhomme ! Il ment comme un gosse. Heureusement qu'il s'est trompé, mon Dieu, heureusement ! Il a pris mon cahier à l'envers, c'est un coup de chance. Sinon, la maîtresse découvre les gribouillages d'un gosse sur mon cahier. Elle se casse la figure définitivement sur mon compte. Moi, je suis déshonorée à vie. Ma mère se tue au gaz. Mon frère devient fou. Et lui, se retrouve tout seul devant la justice des hommes.

— Alors, papa, qu'est-ce que je dis à la maîtresse, hein ? Qu'est-ce que j'explique ? Que t'as une belle voix mais que tu joues comme un petit enfant âne ?

Je le dévisage. Sa figure de gosse idiot se ratatine.

— Non, ma fille, je sais pas...

Je m'énerve en pleine classe. Heureusement, grâce à mon entraînement, je retiens ma voix furieuse dans ma tête.

— Si! Faut savoir! Tu préfères quoi? Les pages blanches ou les gribouillages? Tu sais pas, hein ! Tu fais le malin mais là, t'es foutu ! Je te casse pas la tête contre le mur... t'es mon père. Mais franchement, oui, vraiment, j'ai envie d'ouvrir le gaz. Et on n'en parle plus. J'en ai trop marre des histoires de fous qui s'arrêtent jamais.

Deuxième partie

Le Père Noël et le Bon Dieu
(pp. 66-67)

Un jour, je vais au cirque du travail de mon père, c'est Noël. Je rentre sous une grande tente et je repère tout de suite le bon Dieu. Il distribue des cadeaux, il m'en donne deux. Il est pas seul ; un autre barbu lui donne un coup de main. Sous le chapiteau, je m'installe mon père, ma mère, mon frère et moi. Le spectacle commence. Tout le monde tape dans ses mains, moi aussi. Mon père prend les miennes et les pose gentiment sur mes genoux.

— Reste tranquille...

— Papa ! J'ai vu le bon Dieu ! Il me regarde de travers et mon frère me saute dessus.

— C'est pas le bon Dieu c'est le père Noël ! Dans les yeux de mon père, l'ambiance n'est pas terrible.

— Eh ben... J' peux pas encore compter sur toi ! La p'tite, elle dit n'importe quoi et toi, tu rajoutes pareil. L'père Noël, ça existe pas ! C'est un homme comme toi et moi, c'est tout. Ici, c'est 1' cirque, y s' déguisent n'importe comment.

Le public applaudit, moi aussi. Et ensuite, je regarde mon père.

— Le bon Dieu existe pas ? Il devient rouge foncé sur le front et noir affreux dans les yeux.

— Reste tranquille... Tape pas dans tes mains comme une imbécile.

— Je tape comme tout le monde, c'est fait exprès... Comme ça, je me fais pas remarquer.

— Ah bon... Tu fais comme les autres... Mais les autres-là, ils croient pas au Dieu, ils croient au père Noël ! Si j'suis méchant, j'te donne une gifle maintenant ! Tu vois si 1' Dieu il existe ou pas.

Moi, je crois au Dieu. J'applaudis plus jamais un homme comme toi et moi déguisé n'importe comment.

 

Dialoguer, ça veut dire se parler
(pp. 118-124)

J'entre dans son dos à l'intérieur d'une pièce. Elle est grande avec une table en bois et des chaises tout autour. Il n'y a personne. Au bout, sur le coin de la table... c'est catastro­phique.

— Assieds-toi...

Je bouge pas. Je suis coincée sur mes pieds et je peux plus respirer. Mes jambes sont raides et mortes. Si j'avance, je tombe.

— Assieds-toi... Allez...

Avec un effort immense, je fais un pas avec deux jambes mortes. Puis encore un autre. Je marche lentement, tout doucement. Je suis un vieillard paralysé; malade, en plus. Il est foutu, le vieux. Dans une seconde, il s'écroule par terre et crève aussitôt la bouche fermée.

— Qu'est-ce que tu as ?

J'obéis et je m'asseois à la grande table. Mon cartable est allongé comme un cadavre dévoré par les oiseaux. Il est ouvert et son ventre est vide. A côté de lui, toutes mes affaires sont étalées : mes traces de dents sur des boulettes de chewing-gum, ma carte de cantine et la photo de mon père, ma pochette porte-bonheur, mon cahier et deux pages chiffonnées, ma trousse, mon crayon HB, ma gomme mordue plusieurs fois par mes dents. Et je vois encore une dernière chose. Entre ma trousse et mes crayons, près de la photo de mon père et mon porte-bonheur, il y a une petite chaussette verte... Je pisse sur moi. Elle parle la première.

— Enfin assise, c'est parfait !

Elle s'installe en face de moi, touche mes affaires une par une, sauf le chewing-gum et la chaussette, et elle regarde une seconde ses ongles rouges.

— Si tu veux bien, nous dialoguons toi et moi.

Je dis rien. La pisse me brûle les fesses, les cuisses et les joues. Elle sourit.

— Dialoguer ça veut dire se parler. Je réponds pas. Son sourire grandit.

— Tu ne parles jamais ?

Je bouge pas. Je suis toute nue devant mon père, debout sur un étalage du marché aux puces. Un tremblement de terre secoue dans ma cervelle. L'école habite à côté du train depuis toujours mais c'est la première fois que je l'entends.

— C'est un train qui passe. Je regarde sa bouche et je me tais. Elle le touche du doigt.

— C'est la photo de ton père, non ? Je me révolte pas.

— C'est très impoli de ne pas répondre, tu sais ? Et c'est plus impoli encore de m'obliger à me répéter... Hum... C'est sûrement sa photo : tu lui ressembles. Tu as vraiment le même visage. Tu es jolie comme lui. Tu l'aimes beau­coup, non ?

Je la déteste.

— Ton père, j'imagine, ne dit jamais rien non plus. J'ai raison ?

Le train est loin maintenant. Je suis dans son wagon et je m'en vais ailleurs. Non, je suis bloquée ici. Je déteste voyager en train, ça porte malheur.

— Tout à l'heure, je t'ai offert des pétales de rosé. Ils te plaisent ?

Je lui échange tout sur la table mais le porte-bonheur, je le récupère. Elle peut tout jeter sauf celui-là. Les paroles de Dieu se foutent pas à la poubelle. Elles se brûlent au propre si je dois m'en débarrasser.

— J'ai aussi convoqué ta mère. Pas ton père. Je ne lui demande rien. Tu ne dois pas être inquiète.

Elle baisse la voix.

— Je sais que les hommes de là-bas frappent leurs femmes et leurs enfants comme des ani­maux.

Je regarde mes mains. Je tremble des doigts. Sa voix bizarre embrouille tout dans ma tête. Est-ce que je la crois ? Et je trouve affreux des hommes pareils ? Ou bien, non ! C'est elle que je trouve affreuse de raconter n'importe quoi ! Je me tais. Elle a peur. Elle imagine que je vais tout répéter à mon père. Elle le connaît pas ! Si je dis un truc pareil, il m'égorge immédiate­ment.

— Tu as décidé de te taire, c'est ça ? Pas un seul mot! Et tu crois que tu feras des études sans jamais ouvrir la bouche ? Je suis là, poiir toi et tu ne dis rien. Je ne le fais jamais pour les autres. Et tu me fais perdre mon temps ! Et ton père ? Il veut d'une grande fille muette comme toi ? Si plus tard, tu étais... médecin, par exem­ple. Vous en avez besoin là-bas. Tu imagines de recevoir des malades et de les regarder sans rien dire ? Si tu t'entêtes, je convoque ton père.

Elle se lève et se rasseoit.

 

— Tu n'es pas souffrante, j'espère ! Franche­ment, ton comportement... Tous ces chewing-gum, d'abord. C'est dégoûtant. Si tu en mâches à ton âge, tu porteras un dentier à trente ans. Tu auras de fausses dents. Comme les vieilles per­sonnes. Et tu mangeras de la bouillie comme les bébés. Alors, cesse d'en mâcher en dehors de la classe. Je te fais confiance, tu vois. Je dis bien : en dehors de la classe. J'ai raison ? Et pourquoi tu les gardes au fond de ton cartable? C'est encore plus dégoûtant. C'est une drôle de collec­tion, non ? Dis-moi et c'est une plaisanterie : tu n'as pas l'intention d'ouvrir un commerce de chewing-gum mastiqués ?

Elle rit.

— Tu ne parles pas mais tu sais peut-être rire ? Eh bien non ! Cette collection n'est pas une réserve, j'espère. Tu les remâches quand tu ne peux pas en acheter d'autres ?

C'est le silence total dans mon cerveau.

— Tu es pénible, vraiment. Et moi, je suis d'une patience à toute épreuve. Alors, tu as un secret! Tu as peur de le dévoiler en parlant. C'est pas bête comme méthode. Tu vois que tu n'es pas idiote ! Seulement, le monde n'a plus de secret de nos jours. Ça veut dire que tes cachot­teries sont inutiles... Passons maintenant à cette chaussette. Si je comprends bien : tu la trouves dans la rue et tu la ramasses ! Les chewing-gum aussi ? Alors, écoute-moi : on ne récupère pas les choses sales par terre. Même une chaussette. Et si c'était celle d'un clochard ! Non, elle est trop petite. En tout cas, on ne ramasse rien. Une seule chaussette, en plus ! Tu as deux pieds. Il te faut donc la paire. Tu attends de trouver la seconde ? Mais la deuxième ne sera pas identi­que à la première ! Sauf un miracle. Elle aura, par exemple, une autre couleur. Et deux chaus­settes de différentes couleurs c'est complète­ment ridicule. Surtout : mettre des horreurs trouvées par terre, dehors, dans la rue, à côté des crottes de chien, tu te rends compte ! Et ça ? Tu l'as aussi ramassé ? Cette pochette est jolie. Le tissu, surtout. Tu sais ce qu'il y a dedans ?

Je réponds pas. Je fais une prière pour son malheur. Si elle l'ouvre, Dieu la punit contre l'interdiction. Le plafond s'écroule sur sa tête et moi, je me sauve de la pièce avant.

— Tu n'as jamais eu la curiosité de l'ouvrir ? Tu es vraiment stupéfiante. Nous l'ouvrons ensemble ? Non, tu as raison. La curiosité est un vilain défaut. Nous la jetons sans l'ouvrir. Ces chewing-gum et cette chaussette aussi. Nous n'en avons pas besoin. Voilà qui est fait ! Pas­sons à la dernière chose : ton cahier. Il lui manque deux pages. Les voici ! C'est toi qui les a arrachées. Ne mens pas. A chaque fois qu'une élève gribouille, elle arrache ensuite. Mais je m'en aperçois toujours. Puisqu'il manque un numéro, il manque une page! Tu as eu tort. Doublement. C'est une chose qu'on doit jamais faire. Et je te demande la même chose qu'aux autres. Je réclame les mêmes qualités à tout le monde. Qualité c'est le contraire de défaut. Et tu as eu tort parce que tu as parfaitement recopié le texte sur Rémi. C'est surprenant. Ton écriture est déjà très belle. Tu as bien suivi les lignes et bien séparé les mots. Oui, je suis contente de ton travail. Tu es vraiment émou­vante. Ça veut dire gentille. Tu croyais écrire mal et que c'était des gribouillages. Tu t'es trompée! Encore une dernière chose. Ce n'est pas grave, ne t'inquiète pas. Tu as arraché la première page et en le faisant, tu as entraîné la dernière. Regarde ton cahier comment il est fait. Les pages sont reliées. J'ai donc découvert les cours de ton père. C'est une bonne chose. Quand tu seras médecin, tu pourras écrire et te faire comprendre. Mais écoute-moi encore : n'utilise pas ton cahier de classe pour ces cours-là. Prends un autre cahier et laisse-le à la maison... Allez ! Je ne convoque ni ton père ni ta mère. Mais si tu t'entêtes, je le ferai. Et nous parviendrons à nous comprendre. La langue n'a jamais empêché de communiquer. Ça veut dire se parler.

 

Troisième partie

Même un Mau-Mau y garde sa terre !
(pp. 129-130)

Un jour, je suis à la maison, la tête baissée devant mon père. Il est furieux et m'a frappée à coups de poing et à coups de pied à mort à cause de cette cinglée.

— Si tu m'écoutes pas, moi... Qui c'est qu' tu vas écouter ? Ta maîtresse ? Oui, écoute-la ! C'est normal : elle est diplômée, tout ça. Mais j'te l'ai déjà dit : écoute-la mais faut jamais la croire. Sinon, tu t' fais enterrer vivante. Ton frère, il est tordu comme toi, il écoute les voyous dans la rue. Il m'a dit : ta terre, vende-la! Mais faut rien à vendre du tout. Même un Mau-Mau y garde sa terre. Si tu la vendes, y'a personne qui te connaît. C'est grâce à notre terre qu'on porte le nom de la famille. Si t'en a pas de terre, t'en a pas un pays. T'es un bohémien, t'es un gitan. Alors que nous, j' l'ai gardée pour mes enfants. On peut faire la maison, planter les arbres, culti­ver l'jardin. Si on veut faire 1' cimetière dans notre bled, on s'enterre là éternellement, per­sonne qui te déterre. Tu vois pas qu'ici, il faut payer la place tous les dix ans ou tous les vingt ans. Si tu payes pas, on va t' déter­rer tes os et on t' jette à la poubelle. Mais si tu m'écoutes, on t' couche dans la bonne terre quand t'es morte. On te met pas vivante dans les ordures d'ici.

En vérité, mon père se trompe à moitié. Cette folle furieuse c'est une cannibale. Elle mange les grenouilles et me bouffe jusqu'à la moelle. Elle me grignote, et ma viande disparaît sur nies os. Ensuite, elle trempe mon squelette dans Je vase à la place de la rosé. Je reste sec là-dedans éternellement. Personne se ramène pour m'enterrer, même sous un tas de feuilles pour­ries. Plus tard, une autre maîtresse débarque dans la classe. La mienne est morte avec toutes ses dents. L'autre fait le ménage à son bureau.

— Pouah ! Qu'est-ce que c'est cette horreur ?

Elle prend mes os avec un mouchoir en papier ; et ce coup-ci il a raison, elle me jette à la poubelle. Je connaîtrai jamais la terre. Je porte­rai jamais de nom.

Elle s’appelle Georgette
(pp. 144-148)

— J'ai un secret...

C'est chic et formidable, un vieux. Ils sont d'accord que les secrets existent.

— Oui... J'écoute.

— Tu dois promettre avant. Entre toi et moi. Personne d'autre !

Je connais pas ses copines. C'est facile de lui jurer mille fois. Je lève la main...

— Non, l'autre ! La droite !

J'obéis. Elle a raison. On jure avec la main qui dit bonjour du fond du cœur. La gauche c'est celle du diable. Je suis impatiente de son secret, alors je fais l'erreur idiote et grave. Je me corrige et j'obéis.

— Promis. Juré !

Elle tourne la tête. Quoi! Elle a changé d'avis? Je respecte toujours une promesse. Une fois définitive : je le garde éternellement.

— Où est Moustique ? C'est incroyable, l'amour !

— Il est dans le fourré.

— Tu es sûre ?

— Oui, oui, je l'ai vu.

— Bon... Ne le répète jamais : j'ai fait un gros mensonge à mes voisines. Elles sont curieuses et m'interrogent toujours. Alors, j'écris moi-même des lettres. Une à chaque fils. Je les invite chez moi. Je sers le thé. Je prends mes lunettes et ma loupe : cher Paul, cher Pierre, chez Jean... Tu comprends?... Je lis des fausses lettres à mes vrais enfants. Mes voisines sont en admiration et moi, rouge de bonheur.

— Et après? Où elles vont les lettres? Elles n'ont aucune adresse !

— Ne pose pas cette question! C'est pas gentil ta curiosité.

Elle est gonflée! Elle m'accroche dans mon coin contre une grille, je lui demandais rien. Elle me traîne de force sur un banc mouillé et promet un secret du début à la fin. Elle se dégonfle à moitié et elle m'accuse moi-même !

Elles vont nulle part...

Vous recevez pas de réponse ?

— Non, évidemment c'est triste.

Vous les jetez pas à la poubelle, j'espère !

— Bien sûr que non ! Je les cache dans une boîte sous terre dans mon jardin.

— Comme un trésor ?

— Oui, c'est ça : comme un grand trésor.

Elle sourit. Elle est bizarre, cette vieille. Elle a vraiment des fils ou c'est celui-là le men­songe? On écrit pas des fausses lettres à des vrais fils ! Elle les invente ses gosses ou quoi ? Peut-être, oui. Et elle m'invente aussi à côté d'elle... Je suis pas là. Ni idiote ni enfant perdue au fond d'un square. Ni assise le cul mouillé comme une pisseuse.

— Mes garçons travaillent dans d'autres pays, ailleurs. Voilà ce que je dis à mes voi­sines... L'autre fois, j'étais si fatiguée d'écrire aux trois... J'ai failli tuer Paul au loin. Je me faisais le visage triste... J'étais au bord d'annon­cer sa mort à mes amies... Une lettre en moins. Mes doigts et ma vue me font mal... Mais l'idée affreuse de le tuer, non. C'est mon fils, malgré tout.

Elle n'est pas fatiguée. Elle est folle, oui! J'aggrave ni sa peine ni son cas désespéré. Je fais semblant de croire que ses trois fils existent. Du coup, moi, je suis là aussi. Un jour, mon père m'a dit : « Si y' en a un qui m' parle, c'est qu'il est abandonné par ses cousins ! »

Elle ouvre son sac et sort, en me regardant, une broche de son porte-monnaie. J'ouvre la main et elle la pose dessus.

— Tu sais écrire ?

— Non, bientôt. Pas encore.

— Alors, bientôt, toutes les deux, on aura un autre secret.

— Lequel ?

— Bien sûr, mes voisines demandent tous les matins : pas de réponse ? Je ne peux pas inven­ter l'écriture de mes fils !

— Oui, j'écoute.

— Tu écriras à la place de Pierre, Paul et Jean... C'est formidable cette idée, non ?

Je pense qu'il faut pas exagérer à ce point-là. Heureusement, je suis analphabète. C'est ter­miné : je veux plus jamais un jour d'école. Sinon, j'apprends et elle me sort un porte-plume tout de suite. Et j'écris « chère maman » à une vieille toute nouvelle dans ma vie. Et je signe Pierre, Paul, ou Jean. Et si mon père l'apprend, il me tue immédiatement. Il ne m'enterre même pas : il ne creusera jamais la terre pour des inconnus pareils. Surtout, il gueule : « j' t'envoyé à l'école pour signer ton nom. A la finale, tu m' sors d'autres noms catastrophiques. J' croyais pas ça d' ma fille. J'croyais elle est intelligente comme son père. J'croyais elle est fière. Et r'garde-moi ça : elle s'appelle Georgette ! »

La vieille sourit et cette fois-ci, elle m'énerve. Je serre et je desserre la broche dans ma main.

— C'est un bijou pour les jeunes filles coquettes, tu sais. Je réponds pas.

— T'es coquette, toi ?

— Elle est chère, cette broche ?

— Non, rassure-toi : c'est une pacotille.

C'est pas de l'or ?

— Grands Dieux, non ! Je pourrais pas... Elle te plait pas, petite coquine ?

— Non ! Si c'est pas de l'or, elle va se rouil­ler! C'est pas un beau bijou. Même un rat préfère ce qui brille.

, , ...

— C'est toi qui nourrit ton chien ?... Bien sûr ! C'est toi. Alors c'est normal ton chien fidèle, sinon il crève de faim !

Je jette sa merde par terre et je me sauve en courant. , , ... Mais je te reconnais ! C'est toi qui a botté Moustique !

La poupée
(pp. 149-151)

Je traverse la palissade par le trou habituel    Je passe le corps à quatre pattes... Ça y est !

— Dis donc, toi !

Elle a une jolie voix, cette gosse. Je prends la poupée dans mes bras, je la réchauffe et je l'embrasse.

— T'es toute nue...

J'ai pas froid !

C'est pas une raison. Toute nue comme une saleté c'est vraiment la honte totale... Je t'habille!

J'enveloppe la douce dans du papier journal.

— Voilà ! Maintenant, t'es belle !

Je m'asseois et je lui fais une place sur mes genoux. Je lui caresse les cheveux. Ils sont sales. C'est pas grave. Ce soir, je lui lave la tête.

— Tu viens tout à l'heure, chez moi. Je te nourris bien et tu fais ce que tu veux. Sauf des bêtises.

— Oui, je veux bien y aller. Mais je traîne pas dehors! On y va?

— Non, pas tout de suite. El...

— Elle recherche encore, tu crois ?

— Comment tu sais...

— C'est facile. Sinon, tu n'es pas là. Au contraire, tu manges des lentilles à la cantine avec Mireille. La belle vie quoi !

Je ris et je l'embrasse plus fort. C'est formida­ble et stupéfiante comme moi, cette poupée. Je la réchauffe de tout mon cœur. Elle me ressem­ble comme ma fille.

— Bien sûr... Toi, normalement, tu ressem­bles aussi à ton père...

— Non, je suis perdue. Si je rentre pas, il me trouve là et il me tue. Et il massacre pas les gens qui lui ressemblent !... En vérité, il me cherche même pas. Je me débrouille toute seule ou bien il a pas besoin de moi...

— C'est sûr. Une gosse perdue c'est une orpheline de la honte. Il a raison de te sauter dessus : « J'ai tout vu. La misère affreux, la faim, 1' travail esclave, l'insulte et 1' coup d'pied. T'es bon, t'es mauvais : tu payes. Tu payes c' que tu l'mérites pas. Mais j'ai toujours rentré chez moi ! Toi, tu t'sauves !... Ecoute : la race de 1' fugitif c'est 1' plus pire. Personne le veut ou qui l'ramasse. J'préfère qu' tu mort qu' ce chemin-là. J' t'ai tout donné pour qu' tu trouves ta route. Et toi, tu t' sauves ! Tu m'dés-honores devant tout l'monde. Tu traînes dans la rue comme une saleté. Et tu racontes qu' ton père c'est un âne-alpha-bête... Des générations et des générations, on est restés propre. Toi, même pas huit années, tu m' ramènes une saloperie dans 1' monde entier elle existe pas ! Ma fille elle est perdue. C'est fini : t'es plus ma fille. J' l'voulais pas... Le Dieu il est témoin : c'est pas d'ma faute. J'ai pas jeté ma langue dans les ordures. J't'ai tout expliqué. » J'applaudis son imitation des deux mains.

— Exactement, la douce. Oui...

— Oui, quoi? C'est pas ton cas. T'es pas perdue. T'habite entre l'école et la gare. Presque au milieu.

— Je sais.

— On y va ?

— Bientôt... T'as faim tout de suite ?

— Non... Rentre chez toi et laisse tomber l'écriture. Regarde ta mère : elle écrit pas et elle se porte en bonne santé. Ton père aussi, il est d'accord. T'inquiète pas. L'école c'est important seulement si ça vaut le coup...

La visite de la maîtresse
(pp. 157-161)

La sonnerie cloche. La maîtresse frappe. Mon père se lève et ouvre.

— Soyez la bienvenue ! Vous êtes chez toi !

Mon frère s'avance.

— Bonjour, madame ! Votre voiture est bien garée? Sinon, c'est la police et l'amende...

M'man, je descends acheter des gâteaux à la dame !

Ma mère lui serre la main.

— C'est toi, 1' maîtresse de ma p'tite fille.. Eh oui... Entre, s'il vous plaît... Entre. Mon père l'amène dans la salle à manger.

— Toujours, je dis : j'viens à l'école vous voir... Assieds-toi. Prends une chaise, s'il vous plaît... Mais à chaque fois, y'a l'travail, à chaque fois y'a l'souci... Si y' avait pas les gosses... L'éducation d'les enfants c'est quelque chose ! Faut l'courage ! Heureusement, y'a un Dieu... Sinon, c'est 1'catastrophe ! J'me demande toujours après l'patience d'un profes­seur... Trente d'un seul coup dans la classe! Moi, avec deux, j'm'en sorte pas !... Va aider ta mère à la cuisine, toi !

— Oui, papa.

— Si ma femme, elle m'écoute : deux enfants c'est suffisant !... J'le croyais pas quand j'étais jeune, pas marié... J'fais les histoires à mon père. Maintenant... La vérité, on va dire : pour savoir la valeur des parents, il faut avoir les enfants. Il faut élever au moins un... Comme ça, tu 1' connais l'problème... Tout c' que les parents sont fatigués pour toi... C'est normal : tous les enfants, ils ont donné du mal à leurs parents. Y' a pas qu' moi. Y'a pas que l'autre. Tout 1' monde. Toute la terre... Même un ani­mal, il a donné du mal à son père pour qu'il soit élevé. Chez nous, on dit : mat nod ras, rré a chab ras... Ça veut dire : le temps qu' t'élève une tête, ta tête propre, elle devient blanche.

Elle rit.

Dans la cuisine, ma mère prépare un plateau à toute vitesse.

— Tu l'apportes avec moi.

— Non, je reste ici jusq...

— Tu l'portes avec moi, j'te dis. Tu restes pas dans l'cuisine tout' seule. Tu manges à la table avec tout 1' monde. Tu t'caches pas ! Tu viens à côté d' moi, c'est tout. Tu parles pas ni rien du tout. Laisse ton père...

Je rentre derrière ma mère. Mon père secoue le doigt en l'air.

— ... Faut pas écouter les savants qu'y disent que l'homme, il a descendu du singe !... Et Adam et Eve ? Qu'est-ce qu'ils ont fait ? Ils ont fait des hommes ! C'est nous ! On est pas descendu du singe... C'est pas vrai... C'est d'la blague !

Elle rit encore.

Ma mère pose le plateau sur la table.

— Mon mari, faut pas l'coûter... Toujours, il parle trop !

— Pourquoi ! Siii ! C'est très intéressant !

— Moi, malheureusement, j'l'ai pas été à l'école. C'est dommag...

— Bien sûr, t'as pas été ! Sous l'régime colo­nial, la misère affreux, le ventre vide, l'abus d'pouvoir... Où c'est qu' tu vas à l'école ? D'abord, y' en a pas... Et y t'laissent pas les colons te redresser unp'titpeu... Même la date de naissance, on l'connaît pas !... C'est pareil : pour savoir la misère de l'homme contre l'homme, faut l'connaître ! Sinon, tu t'imagines pas !

Elle baisse les yeux.

— Moi, c'est une chance sur mille : je suis pas bête. J'l'ai étudié tout seul... Ma mère sert le thé.

— J'l'apprends un p'tit un p'tit. Mais j'ai la tête dure. J'vais dans l'école du soir... Ma fille, de temps en temps, elle m'montre une lettre ou deux.

Mon frère débarque avec les gâteaux.

— Moi, quand je serai grand, je serai méde­cin!

Elle sourit. Et son sourire est triste. Derrière mon frangin se pointe mon oncle.

— Soyez la bienvenue, madame ! Elle se lève.

— Bonjour, monsieur.

— Bouge pas. Reste assis, c'est pas grave.

— Merci... Je dois partir. Mon père n'est pas d'accord.

— Allons, allons, madame. Tu manges pas les gâteaux ?

Ma mère insiste.

— Oui, oui... Il manque rien.

— Merci... Je... Mes enfants m'attendent. Sinon...

— Ah ça ! Les enfants c'est l'souci mais c'est primordial.

Il l'accompagne. Elle serre toutes les mains. Mon père lui ouvre la porte.

— Tu viens quand vous voudrez ! Vous êtes chez toi ! A la prochaine, madame.

— Au revoir, monsieur.

La roue de la voiture est sur mon ventre
(p. 161-163)

La maîtresse roule en voiture. Moi, je rentre à pied. Je prends les petites rues. Ici, je la rencon­tre pas. Une bagnole c'est une handicapée. Elle ne conduit pas sa route partout et n'importe où. Surtout, je joue ma chance : un coup sur deux et j'arrive avant elle !

Je marche. Il fait jour. C'est mieux : je vois plus clair. Il ne faut jamais courir en fuite... J'ai abandonné la poupée, c'est un regret.

— Tu te fais une erreur ! Je suis là... Qu'est-ce que tu imagines? Elle viendra jamais toute seule chez toi ! C'est tout à fait le contraire !... Il est tranquille chez lui, en pantoufles et déguisé comme d'habitude... Elle envoie la police et le convoque d'urgence à son bureau. Les gen­darmes frappent, il ouvre. Tout de suite, il imagine une bêtise grave de ton frère. Sans discuter, il le tue avec ses mains sur place. Ton grand-frère meurt et toi, tu perds immédiate­ment quelqu'un de ton côté ! Et je parle même pas de ta mère ! Elle se jette sur lui et sur le corps de ton frère. Elle se griffe le visage et se cogne la tête contre les murs. A ce moment-là, la police compte deux morts. Elle arrête ton père. C'est le scandale total. Et l'assassin termine sa vie au tribunal devant tout le monde. La maî­tresse est dans le public. Et t'attends encore qu'elle te regarde !

Cette poupée c'est un diable sur terre et dans le monde ! Je me débarrasse d'elle d'un coup de pied et je cours. Vite... Je me dépêche. Ses petites jambes de crapaud ne rattraperont pas ma vitesse. Je ris... la bouche ouverte. Et je respire à fond. La prochaine rue, je traverse la grande, et je suis presque arrivée... Je ris.

— Tu rigoles, ma fille... Mais t'ignores c' qui t'attends ! Si tu m'écoutes, j" te préviens... Y' a-vait un militaire du nom de son père : Ben-daoud. C'était quelqu'un de la riche famille. Il a fait les études et il est rentré dans l'armée jusqu'au grade de colonel. Un jour, y' avait l'problème dans son travail avec un soldat du nom de son pays : Lefrançois. Tous les deux, l'un en face l'autre, ils ont passé devant l'tribu­nal militaire. Et l'tribunal, il a donné raison au soldat. L'colonel, il croit pas ses yeux : com­ment ça s'fait on lui donne tort? C'est lui l'colonel ou pas ? Alors, il a dit...

— Et après ? Qu'est-ce qu'il a fait ?

— Il a suicidé... Voilà ma p'tite biquette si tu comptes sur leur parole. Voilà c' qui t'arrive si tu cherches après eux qu'y t'regardent.

Je grille un feu et je traverse. Le bonheur est dans...

La roue de la voiture est sur mon ventre.

J'ai déchiré mes vêtements. Je suis toute nue comme une saleté. Je saigne sur la rue. J'ai joué ma chance : manque de pot. J'étouffe au fond d'un encrier.