Rachid Boudjedra : Topographie idéale pour une agression caractérisée, Paris, Denoël, 1975
Extraits pour des commentaires.

1er extrait : début du roman; pp. 7-9 (Folio p. 7-9)
Le personnage distancié

 

Ligne 5

 

Le plus remarquable, ce n'était pas la valise en carton-pâte bouilli qu'il portait presque toujours à la main gauche (l'enquête prouvera plus tard qu'il n'avait jamais été gaucher) avec le bras quelque peu en avant de telle façon qu'à chaque détour de couloir ou à chaque tournant d'escalier mécanique, on la voyait apparaître - bourrée à craquer, avachie et au bout de son vieillisse­ment avec sa peau tavelée de centaines de rides, créant une sorte de topographie savante à force de ténuité menant vers une abstraction de mauvais aloi pour une valise aussi malmenée d'autant plus que ses ferrures rouillées donnaient à sa clôture une fragilité supplé­mentaire - précédant le corps de son propriétaire ou plus exactement le bras de ce dernier, de quelques secondes poussives paraissant des minutes fabuleusement longues à ceux qui, soit par inadvertance, soit par curio­sité, la voyaient apparaître suspendue en l'air entre le gris sale du sol jonché de jaune (tickets de métro) de blanc-gris (mégots de cigarettes) et de bleu-rouge (papiers divers), etc., et celui de l'espace plus laiteux certes mais cerné de temps à autre par des losanges de lumière rachitique et jaunâtre émise par des ampoules suspendues au-dessous des voûtes extraordinairement hautes à tel point qu'il ne venait à l'idée de personne, même parmi les gens les plus indifférents au spectacle de la valise volumineuse, d'aller regarder jusqu'où culminait le plafond comme s'il y avait pour les décourager toutes ces différentes strates et couches d'atmosphère viciée volutée-bleu épaissie selon des degrés divers entre la tête de la personne la plus grande et la partie la plus profonde du plafond â moitié moisi pelant par grosses plaques de chaux humides agglutinées comme par hasard et demeurant fixées comme par un miracle de mauvais arpenteur qui, au lieu de mesurer cet espace, va le trans­muter par une solidification constante de ce qui se ramollit et s'humecte; le tout - le rapport sol-espace - découpant l'objet et le cernant de toutes parts comme une esquisse dont les parties vierges du tracé au fusain auraient été hachurées par un dessinateur malhabile, certes, mais très rusé qui aurait, de cette manière, su capter l'attention de ces, voyeurs que l'on peut mainte­nant classer en trois catégories : ceux qui font semblant d'être surpris, ceux qui font semblant d'être impassibles et ceux qui font semblant d'être curieux, fascinés, ou donnant l'impression de l'être, par l'intrusion de la valise déformée dans l'espace si richement structuré voire surchargé du Métropolitain, heureux en tout cas de l'aubaine qui leur est donnée pour oublier pendant quelques secondes la laideur de ces matériaux superposés selon un désordre factice alors qu'en réalité les yeux mobiles peuvent découvrir une sorte de symétrie stricte­ment routinière et affligeante : l'autre côté du quai, semblable en tout point à celui sur lequel ils regardaient passer la valise d'abord, puis l'homme à la valise, ensuite, désemparés par l'énormité de l'objet boursouflé et béant par plusieurs ouvertures, sanglé de ficelles de différentes couleurs dont les bouts effilochés se balan­çaient au rythme de la marche rapide du porteur se demandant tout à coup s'il ne s'était pas encore trompé de côté tant la similitude entre les deux parties de la station lui paraissait grande, chacune lui semblant être le reflet de l'autre, d'autant plus que les panneaux ne pouvaient lui être d'aucun secours, ayant envers eux une véritable antipathie voire une hostilité intangible puis­qu'il ne pouvait en déchiffrer l'écriture lui apparaissant comme un ensemble de formes mutiles dont le seul but était de l'agacer, d'où donc une méfiance radicale envers elles et envers tout!

 

2ème extrait, tiré du second chapitre (« Ligne 1 »), pp. 63-65 (Folio 65-67).
Le point de vue de l’enquêteur flic en chef et le témoin qui sait lire

 

De toutes les manières le faisceau - il ne s'agit ni de faisceau de filaments des lampes incandescentes ni d'au­cune autre baliverne mais d'un faisceau de preuves ten­dant à démontrer qu'il a demandé son chemin à la station Bastille - toujours avec des gestes - et que plusieurs personnes - certainement des âmes chari­tables! le monde en est pavé ! -lui ont indiqué le che­min - ils ne savaient pas qu'ils lui faisaient ainsi le plus grand mal - ah! les idiots! - menant au quai en direc­tion du Pont-de-Neuilly et qu'il y en a même eu un - un compatriote - qui quoique ne parlant pas la langue du Piton je vous avais dit que c'est un dialecte et qui allait dans la même direction a compris ce qu'il voulait et l'a emmené avec lui ou pour ainsi dire dans son sillage il dit même qu'il l'a aidé à porter sa valise jusqu'au quai mais là impossible de savoir s'il dit vrai ou s'il veut avoir une médaille du mérite allez savoir (Ils se ressemblent tous (il n'a pourtant ni pipe entre les dents ni mégot humide colle a la lèvre inférieure mais il a toujours l'air de parler avec les doigts dans la bouche et au lieu d'articuler il donne (impression de marmonner, de bougonner, de maugréer) comment discerner l'un de l'autre puisque la valise qui a été jusque-là la marque inhérente à ce type va - est-ce vrai? - changer de main et les papiers alors? à savoir ce qu'ils sont devenus ces sacrés papiers d'ail­leurs il y en a plus de deux maintenant on m'a parlé de quatre - progression géométrique ah! du beau! Si l'autre n'affabule pas je me demande s'il faut le croire il n'est même pas capable de me donner l'heure de sa rencontre avec son cousin oh! il dit ça comme ça aucun lien de famille entre eux mais il pense que ça fait bien ajoutant qu'il n'est pas obligé de porter une montre qu'une montre ce n'est pas une carte de séjour que la sienne est en règle et si je veux vérifier et que l'heure il l'a tout le temps en face de lui à l'usine et que cela lui ôte l'envie d'en avoir une au poignet ce qui suppose qu'il peut en possé­der une mais la laisser dans sa chambre les jours de congé ça doit être un syndicaliste ce mec-là il connaît trop bien ses droits il lit sans doute de la mauvaise litté­rature en allant au boulot dans le métro de 5 heures du matin je n'ai rien contre au contraire! ça défoule avec le bruit des rails comme musique de fond ça doit être comme un psychodrame on apprend ça maintenant dans n'importe quelle école de police bien encadrée remar­quez tout cela m'est égal les immigrés les cartes de séjour, les contrôles d'hôtels les expulsions les contrôles sanitaires ne sont pas de mon ressort je m'occupe de mon secteur un point c'est tout cette histoire m'intéresse pour cette raison-là mais le bougre il aurait pu me dire l'heure je le garde sous la main bouclé il n'a pas d'alibi pour la journée qui nous intéresse on ne sait jamais il peut y être pour quelque chose regardez donc si son alibi tient vrai­ment au fait je ne l'ai même pas vérifié téléphonez à ma femme que je rentre plus tôt ce soir elle pourrait trouver maladroit de ne pas la prévenir d'une si bonne nouvelle on ne sait jamais mais l'essentiel c'est que le filet se res­serre autour de lui c'est un jeu d'enfant de refaire son itinéraire mais pourquoi diable n'est-il pas parti de la gare de Lyon?

Et lui disant à l'autre qui veut lui porter sa valise « Mais non mais non elle n'est pas lourde tu sais. » puis s'arrêtant tout à coup se rendant compte que l'autre ne comprend pas son dialecte mais qu'il sait lire : c'est déjà mieux que rien! Il l'a bien vu.

 

3ème extrait, tiré du chapitre2 (« Ligne 1 »), pp. 80-83 (Folio 83-87)
La tomate au four, ou le sacrifice collectif

 

(Juste avant, le flic-chef avait dit : « le bougre il ne savait pas qu’il allait y laisser sa peau »).

 

Mais il n'y a pas que lui (QUAND UNE TOMATE VA AU FOUR ELLE RISQUE D’'Y LAISSER SA PEAU), d'autres étaient tombés, dans un grand cri, d'échafaudages très hauts, les yeux cernés par l'horreur du vide, frileux avant la chute, tout visqueux après, dans une explosion de lumière alors qu'il pleut qu'il pleut sur les gens, sur les madriers sur les supports aériens et sveltes, sur les ballots de fil de fer, sur la terre glaise, sur les engins lugubres, mais il pleut toujours et la violence primitive cède à la langueur mêlant peu à peu l'eau et le sang giclant du crâne, affligeant les yeux d'une cécité prémonitoire et clignotante; raides et endormis, chus de quelque galaxie en béton déposée à l'avant du vide et du ver­tige, agiles et agités, toujours au bord du gouffre que le contremaître désigne avec un doigt autoritaire, vidés à l'heure qu'il est de leur sang, de leur chyle et de leur salive, défiant la misère, la moisissure et la mouise, car­dant le temps comme on carde une laine trop molle et inconsistante; chus de centaines de mètres à travers câbles et structures et mourant dans le désespoir le plus total pour échapper aux chambres fétides dans l'aube froide, aux cuisines faméliques (le mandat à envoyer!) aux lits d'hôpital (pour fuir les haridelles-infirmières les abandonnant à la merci de la tuberculose, de la silicose et autre psychose) et eux se lavant les mains, à la fin du travail, avec une patience qui fait rire leurs compagnons de peine comme une sorte d'ablution dont le souvenir n'est qu'un atavisme camouflé ou détourné; préparant leurs repas sous les lits, en cachette du propriétaire, sur de minuscules fourneaux de fortune et dans des casseroles cabossées et rescapées du dernier déluge (AVEC LES PLATS Â FOUR ORDINAIRE, C'EST TOUJOURS LA MÊME CHOSE QUAND LE DESSUS EST BIEN DORÉ, LE DESSOUS ATTACHE. HEUREUSEMENT AVEC LE NOUVEAU PLAT A FOUR TEFAL, TOUT CHANGE : TOUT DORÉ, TOUT MITONNÉ ET GRATINÉ A POINT SANS JAMAIS ATTACHER GRACE A SON REVÊTEMENT INTÉRIEUR ANTI-ADHÉSIF) ou du dernier déménagement; allant de chantier en chantier comme attirés par la svel­tesse et les couleurs vives des grues dernier cri; toussant leurs poumons dans le papier des sacs de ciment; allant et venant sans idée préconçue. Puis d'autres encore qui y ont laissé leurs yeux, leurs jambes, leurs testicules, leurs cervelles et qu'on enferme dans des asiles, des pri­sons, des corsets métalliques, des prothèses en plastique, et qui y perdent leurs peaux bouillies par l'acide corrosif ou brûlées dans les fours (QUAND UNE TOMATE VA AU FOUR ELLE RISQUE D'Y LAISSER SA PEAU. TEFAL ! POUR TOUT RÉUSSIR, DESSUS-DESSOUS) à gaz, à charbon, à mazout, à pétrole, à chaux, à huiles lourdes, à arcs, a induc­tion, etc. Et d'autres encore malmenés, écrasés, assas­sinés, déportés, ravalés, renvoyés, méprisés, haïs, brimés, exécutés, exacerbés, mutilés, noyés... L'image qu'il a vue et revue au cours de sa déambulation gigotant frénétiquement contre sa rétine au rythme de la marche de la locomotrice tirant une dizaine de voitures toutes sem­blables à l'exception d'une seule vert pistache ou opaline ou amande fraîche ou (I) et lui collant inlassablement aux paupières, obsédante, détaillée et plus réelle que nature, peut-être parce que ne sachant pas lire, il biffe mécani­quement les caractères imprimés noyant souvent la photographie et lui faisant perdre de sa véhémence; ce qui lui permet de vider le panneau publicitaire de tout ce fatras de mots inutiles comme des béquilles que l'on donne à un champion de 100 mètres pour soi-disant l'aider à courir plus vite; et lui, effaçant machinalement tout le verbiage enrobant l'objet, ne garde dans sa mémoire que la photographie qui lui cisaille la tête, l'assaille et ne lui laisse aucun repos. Mais, en fait, par le même procédé, il élimine le plat couleur orange, la cuillère, la main de la femme et ne garde que l'image tonitruante d'une tomate farcie de viande et grossie cinq fois par rapport à sa taille normale, brillante d'huile avec la peau, fripée et d'une telle consistance qu'on pourrait en compter les rides sinuant par-dessus la chair rouge du légume; et c'est surtout cette image qui le hante, c'est-à-dire celle de la peau froissée mais intacte laissant non pas deviner mais carrément voir le grain de la mince pellicule qui la protège et la pulpe molle, suave et surtout terriblement sensuelle. L'enquêteur disant : « Il n'avait pas à faire l'imbécile ça semble invraisemblable mais peut-être que s'il s'était assis comme tout le monde il n'aurait pas été. Et puis â quoi ça sert toutes ces élu­cubrations stupides les gens ne connaissent pas l'impor­tance du détail entre la station debout et la station assise il y a un monde insondable fait d'un milliard de possibilités dont il faudra bien établir l'inventaire un jour et puis cette histoire de tomate ça ne colle pas au personnage pas du tout! » Puis les autres cahotés, trans­bahutés, barattés, ivres de sommeil et titubant à travers des échafaudages aux planches pourries par les intempéries chutant dans le vide comme on s'enfonce dans le sommeil moelleux. Et l'autre, le faux étudiant, le regar­dant somnoler l'espace-temps d'une seconde, avec les muscles du visage se relâchant imperceptiblement et même la couleur de la peau virant aussi lentement au jaune citron, puis tout de suite, sans transition, le voilà qui se réveille et l'autre pensant : « C'est parce que je le regarde qu'il se réveille, je n'aurais peut-être pas dû. » Puis le train avançant comme un bolide à. tête froide sur la chape à haute tension située entre les rails et sur laquelle court une sorte de manchon métallique et plat alimentant la motrice en électricité s'accumulant - invi­siblement - au contact des deux éléments (le rail élec­trifié et le manchon métallique) avec ses Sièges en skaï dégageant une sorte d'odeur fétide et tiède. Ensuite les autres en train de jouer aux dominos ou aux dames, avec de petites pierres en guise de pions et un dessin tracé à même la terre battue figurant un damier, lorsque le télégramme arrive se disant : « L'idiot, il aurait pu faire l'économie de tous ces mots inutiles, tous ces STOP qui ne veulent rien dire mais qui doivent coûter aussi cher que le mot le plus long qu'on puisse imaginer. ARRIVÉ SAIN ET SAUF. Voilà le texte en clair. Ah! l'idiot. Sain et sauf ! Mais qu'est-ce qu'il en sait. C'est sûr qu'il l’a envoyé bien avant d'arriver au labyrinthe.

 

4ème extrait, tiré du chapitre 3 (« Ligne 12 »), pp. 110-113 (Folio 115-118)
Les commentaires des laskars du Piton

 

Eux là-bas disant, tout en faisant semblant de jouer, à moins que pris de panique, ils n'aient mis tout le monde dehors et sortant fébrilement les bouteilles de leur cachette, ils ne se mettent à boire pour se défendre contre le malheur, la nostalgie et le remords, ah ! l'idiot, ah ! l'idiot, il n'aurait pas dû aller plus loin que la capitale, cela aurait été une occasion pour lui de la visiter, une occasion unique ah! certes oui, comptant sur la mauvaise foi et la hargne des bureaucrates pour lui refuser le nombre incalculable d'autorisations dont il a besoin pour quitter la contrée ; tranquilles quant à sa lâcheté qui lui aurait fait réintégrer très vite le Piton; rassurés par ses hésitations ; sûrs qu'il allait s'empresser de reve­nir, frapper à 2 heures du matin, à leur porte, leur laissant tout juste le temps de ranger pipes et bouteilles et de se refaire des visages d'anachorètes. Et lui recon­naissant, dans un fou rire, qu'il les avait bien eus, qu'il leur avait bel et bien fait peur mais qu'ils n'avaient pas à cacher leurs bouteilles parce que leurs haleines étaient suffisamment aigres et qu'ils pouvaient boire pour oublier leur frousse ou fêter son retour. Les assurant qu'il n'irait pas les dénoncer aux autorités d'en bas, ni au muezzin, ni aux notables, ni au laveur de morts, leur enfonçant les doigts dans leurs ventres maigres et flasques; et eux jurant tous leurs dieux, leurs saints et leurs poètes préférés qu'ils n'avaient jamais bu une goutte de vin depuis leur retour, sentant chacun l'haleine de l'autre, chacun enfonçant son nez dans la bouche de l'autre, disant : « Aouah tu rêves, tu es fatigué, tu as vu trop de bateaux, de ports, de grues, de mouettes, tu n'as pas l'habitude, c'est l'air marin, viens, repose-toi, étends-toi comme ça et laisse-nous finir la partie... » lisant et relisant le télégramme (Arrivé sain et sauf) n'en croyant pas leurs yeux, répétant le pauvre quelle triste fin ! il ne sait ni lire ni écrire mais il est très astucieux. Mais pas cette fois-ci. L'idiot! l'idiot! Répétant qu'ils auraient dû compter sur les impondérables et mieux calculer leur coup, au lieu d'aller lui raconter cette histoire de métro bleu et l'autre imbécile qui avait même sorti des photos dans un geste théâtral de vieille catin montrant le por­trait de quelque prince qui l'aurait jadis entretenue. Se reprochant d'avoir trop schématisé au sujet des gens du tampon au lieu de prévoir qu'il leur arrive de faire du zèle, à l'approche des primes, par exemple, ou de l'octroi de notes administratives. Ajoutant, tout en buvant, mais qui aurait cru qu'il n'allait pas avoir peur de la mer, il ne l'a quand même jamais vue! L'imbécile ! Il faut avertir le muezzin, il ne reviendra pas vivant, ça au moins, c'est sûr, il n'y a pas à dire, il est pris dans le piège! Qui aurait cru qu'il allait nous jouer un tour pareil? Se cuitant à mort, mangeant l'herbe mélangée au miel; noyant leur chagrin, se passant le télégramme, le lisant, le relisant, répétant : le malheureux! Il ne sait pas ce qui l'attend même s'il en est sorti cette fois-ci, il lui reste l'usine (avec ses laminoirs pivotant sur leurs cylindres hérissés d'acier tournant en sens inverse et broyant le métal, l'aplatissant, l'étirant dans la chaleur desséchante qui transforme les narines en une plaie sèche et douloureuse, avec le bruit des masses d'acier écrasées et jetant des étincelles; ses hauts fourneaux dévo­rant le coke et qu'il faut alimenter sans cesse; ses machines compliquées contre lesquelles il faut mener une course effrénée, répétant les mêmes gestes, les mêmes mots qui écorchent la tête; ses contremaîtres à l'accent de traîtres passés de l'autre côté de la barrière; ses hor­loges prises de susceptibilité arithmétique; ses appareils à pointer; ses brimades; ses salissures; ses fatigues; ses peines; ses maladies; ses blessés graves; ses morts, etc.) où il laissera sa peau, habitué qu'il est au grand air, il finira par y perdre ses doigts, ses mains, ses bras, ses jambes, son crâne, ses poumons, ses lambeaux de chair restés accrochés à un cylindre ou à une bielle : et si ça ne lui plait pas, il peut toujours essayer un chantier où il aura tout le loisir de jouer au funambule jusqu'au jour où il chutera d'une grue, ses mains, gercées par le gel, en avant, mais ne lui évitant pas de se fracasser la colonne vertébrale sur le béton qu'il a coulé lui-même la veille dans son désir de bien faire, de plaire au chef de chantier... Ça lui apprendra à vouloir bien travailler, bien mériter son salaire en construisant des maisons pour les autres pour qu'ensuite le côtoyant dans la rue ou dans le métro, ils l'ignorent, le méprisent, le frappent, l'assassinent : de toute manière il est fait comme un rat et il a beau raconter qu'il est sorti vainqueur du laby­rinthe (Arrivé sain et sauf) il ne sait pas ce qui l'attend...

 

5ème extrait, tiré du chapitre 3 (« Ligne 12 »), pp. 143-147 (Folio 149-152)
Le quotidien des émigrés

A vivre dans des bidonvilles avec leur tôle ondulée fissurée et dégoulinante de pluie ininterrompue comme si elle faisait exprès de tomber beaucoup plus abondamment et beaucoup plus fort qu'ailleurs, que sur les quartiers chics, par exemple, ou la banlieue résidentielle coincée entre bois et étang, mirage affleurant, flou et tremblé, sur les affiches de publicité VOTRE MAISON DE CAMPAGNE VOUS ATTEND, ALLEZ LA VISITER DÈS CE WEEK-END !); avec leurs bicoques recouvertes de papier goudronné tramé en papier à cigarette au bout de quelques heures de pluie diluvienne ou de quelques jours de crachin interminable; avec leurs toits toujours en train de se décoller et qu'il faut amarrer à l'aide de grosses pierres afin qu'ils tiennent une nuit, le temps d'épuiser les cauchemars et de se remettre au travail; avec leurs portes et leurs fenêtres attachées avec des bouts de ficelles, des fils de fer, des épingles à linge, du papier collant, etc.; avec leurs maisons toutes de guingois comme récalcitrantes, faisant la guerre à tout le monde mais ouvertes au vent, aux tempêtes et aux cyclones; avec leurs cordes à linge usé jusqu'à la trame et séchant pour la frime alors qu'il pleut des hallebardes grosses comme des pièces détachées d'une usine quelconque où le rêve se coince irrémédiablement pour treize heures de temps; avec leurs enfants atteints de rachitisme et se traînant dans la gadoue noire; avec leurs égouts verdâtres à ciel ouvert zigzaguant à travers les bicoques rouillées, humides et gluantes et où les petits pêchent à l'aide de boites de sardines quelque gourmandise arrivée des quartiers des autres; avec leurs encombrements, leur surnombre et leur surcharge où les mansardes exiguës abritent dans une ou deux pièces des dizaines de personnes percluses de rhumatisme l'hiver, brûlant – l'été – au feu des radiations solaires qui arrivent par ondes vrillantes non pas du ciel, mais des autres toits recouverts de papiers bitumeux, de lattes caoutchoutées et de morceaux de mica, etc., qui attisent l'incendie, dés qu'il y a un rayon de soleil en plus, aveuglant les yeux, disposant des papules en travers des paupières corrodées par l'infrarouge alors qu'à l'extérieur, les rues tortueuses se soumettent à l'électrochoc des ondulations grises, des vibrations métalliques et des harcèlements cuivrés desséchant les narines des invalides béatement cloués à leurs bancs faisant prendre le soleil à leurs plantes cultivées subrepticement dans des bidons en zinc (menthe, basilic, coriandre, etc.); avec leurs cohortes de fantômes calamiteux, grincheux et mal réveillés de 4 heures du matin, marchant à la queue leu leu avec des précautions de sioux allant pointer à l'usine située à l'autre bout du monde; avec leur toux explosant dans les bouches écarlates rouge-garance-clinquant à cause des zébrures faisant des cratères dans les poumons rafistolés tous les ans par des infirmières inattentives à la détresse fulgurante des galetas catapultés par la mémoire brisée et rêche à l'heure qu'il est; avec leurs odeurs de thé frelaté, de houblon acide et entrecuisse nauséabond, se mêlant au milieu des carrefours en plaques solides et douloureuses; avec leurs gosses scrofuleux fourvoyant leur malice dans les dédales de la mythologie assimilationniste; avec leurs charlatans aux testicules moites dés que le temps est plus tiède que d'habitude; avec les tireurs de cartes et de tarots taraudant de leurs insanités les masses nostalgiques d'un retour hypothétique; avec leurs ventriloques embusqués à l'affût de quelques proies crédules pour les délester de leurs fantasmes et de leurs sous amassés patiemment dans la fumée pestilentielle des aubes blafardes; avec leurs dompteurs impavides apprivoisant les tortues, pigeons, les libellules, les punaises, etc., en leur faisant sauter des murs de la mort... en papier glacé; avec leurs haridelles baguenaudées et peintes au musc et au henné, traumatisées par la topographie scabreuse déchaînant des espaces insoupçonnables et hirsutes s'embobinant autour des segments, des droites, des ellipses, des arcs de cercle, des diagonales et des perpendiculaires pénétrantes; avec leurs marchands de 404 d'occasion au moteur coulé mais à la carrosserie nickelée, rutilante et lisse dans les tons agressifs rouge-étal-de-boucherie ou jaune fauve ou vert emphatique, atout majeur et signe de suprême prospérité aux yeux de ceux qui utilisent leurs congés payés pour capturer grâce aux rayons de leurs pare-chocs astiqués quelque vierge du Piton prise de berlue; avec leurs faussaires bedonnants fabriquant de fausses cartes d’identité, de faux passeports et de faux permis de séjour qui ne servent à rien et que n'importe quel contremaître reconnaît avant même qu'ils ne soient exhibés; avec leurs muezzins à l'abri derrière leurs bouteilles de rouge, en rupture de Dieu et en rupture des hommes, engoncés dans des soliloques pacifiques cuisant leurs viscères au feu du remords; avec leurs prophètes annonçant d'ultimes apocalypses, de fausses couches et de mauvais présages; avec leurs écrivains publics en profitant pour écrire des romans-fleuves puisqu'ils sont payés à la ligne; avec... Et eux, continuant à améliorer leurs tours de passe-passe, répétant dans leur langue forgée de toutes pièces, à la lueur des quinquets crachotant une fumée épaisse : il ne pourra jamais rien comprendre de sa vie mais il n'entreprendra jamais ce voyage, ah! l'idiot, s'il pense qu'il va pouvoir y aller comme ça impunément, sans dégâts, sans mutilation, sans trépanation, sans amnésie, il se trompe lourdement.

 

6ème extrait, tiré du chapitre 4 (« Ligne 13 »), pp. 153-156 (Folio 159-162)
Le meurtre

 

A leur manière de le humer, de le toiser, il avait compris - d'instinct, dans un interstice halluci­nant de lucidité tranchante et annonciatrice de l'agonie s'ouvrant sous ses pas fatigués comme un gouffre sans fond en une chute dont le parcours est jalonné de pas­sages de trains vrillés, de lumières clignotantes, de sonneries stridentes et d'affiches publicitaires reproduisant à l'infini le fou rire de Céline (Aline?) le guidant d'une façon languide à travers des tunnels silencieux, ripolinés et frais - qu'il était arrivé au bout de son cauchemar se terminant très vite - quelques secondes - lui paraissant cependant plus longues que la douzaine d'heures qu'il avait passées dans les entrailles du métro à la recherche d'une issue somme toute hypothétique. Eux, cinglant sa mémoire à coups de chaînes, l'achevant à coups de cou­teaux levés et abattus à une vitesse vertigineuse, avec une rage ponçant leurs nerfs à vif, le couvrant de plaies béantes, d'hématomes, de contusions, de traumatismes, s'amusaient à taillader la chair jusqu'à l'os resurgi blanc de sel et faisaient gicler le sang dans un silence où seuls leurs ahans créaient quelques perturbations sonores, comme s'ils étaient non pas les assassins (RÉVEILLEZ vos INSTINCTS DE GAULOIS! SAUPIQUET C'EST… mais les victimes hirsutes et excitées par le sang, alors que lui, muré dans un silence terrifiant, se voyait mourir, sans douleur, totalement obsédé par l'idée qu'il fallait rester rigide face à l'ultime saccage, face à la lame du couteau brillant dans la pénombre et dont il ne percevait que la trajectoire telle une luciole gonflée de lumière, translucide et affolée taraudant l'espace bleuté et surchargé par les volutes serpentant des cigarettes des autres et par leur haleine de bouchers vivant l'histoire à reculons et jouant aux chevaliers preux, aux défenseurs des valeurs désuètes et des races supérieures. Entre le bras levé très haut et le sol où gisait le transfuge du Piton déjà spongieux et troué de mille béances par où s'évacuait, à travers le râle, toute l'angoisse accumulée depuis qu'il avait pris le bateau, ils s'acharnaient sur lui comme ils s'étaient acharnés sur les autres, un peu partout dans le pays.

Onze morts depuis le 29 août

L'Amicale des Algériens en Eu­rope a publié une liste de onze travailleurs immigrés assassinés, selon, elle, après les « événements de Marseille ». Il s'agit de :

-M. Laadj Lounes, seize ans, attaqué le 28 août, décédé le 29 août (coup de feu tiré d'une voiture.

-M. Abdelahab Hemahan, vingt et un ans, décédé le 29 août à Marseille des suites .;d'un trau­matisme crânien.

- M. Saïd Aounallah, trente­-sept ans, tué par balles sur l'auto­route Nord de Marseille dans la nuit du 25 au 26 août.

-M. Rachid Mouka, vingt-six ans, tué par balles à Marseille le 25 août.

- M. Hammou Mebarki, qua­rante ans, père de cinq enfants blessé le 26 août, décédé le 29 août à l'hôpital de la Concep­tion à Marseille.

- M. Saïd Ghillas, quarante ans, père de sept enfants, attaqué le 29 août à Saint-André (Mar­seille), décédé le lendemain à l'hôpital de la Conception.

- M. Bensala Mekernef, trente­neuf ans, père de quatre enfants, découvert grièvement blessé, dé­cédé le 2 septembre à Mar­seille.

-M. Rabah Mouzzali, trente ans, tué par balles le 25 août au Perreux (Val-de-Marne).

- M. Ahmed Rezki, vingt-huit ans, tué dans la nuit du 28 au 29 août d'une balle en pleine poi­trine devant le foyer où il résidait à Metz.

- M. Mohamed Benb#####, quarante-trois ans, père de six en­fants, découvert noyé au fond d'une rivière le 9 septembre près de Maubeuge.

-M. Saïd Ziar, quarante-trois ans, appréhendé par la police le 15 septembre à Tours, découvert mort le lendemain. Un médecin, appelé sur les lieux, a conclu à une mort naturelle.

Subjugués qu'ils étaient par leur propre lâcheté et par le spectacle foisonnant de couleurs, de rythmes, et de bruits certes furtifs et étouffés mais redoublant leur exci­tation morbide dans l'obscénité de la mort. Ils se pâmaient sous l'effet des coups qu'ils portaient au plus mou de la gorge, dans le fracas du choc fastueux qui faisait éclater en mille explosions la litanie de l'étranger corrodant son esprit à un doigt de la mort (ARRIVÉ. STOP. SAIN. STOP. SAUF. STOP) d'autant plus qu'il était - juste au moment où ses membres commençaient à se détendre, n'ayant plus rien à perdre - torturé par cette histoire de signature au sujet de laquelle il n'arrivait pas à se décider : fallait-il ou non la rajouter au texte? Mais il ne perdait pas de vue les laskars comprenant soudain le sens de leurs propos sibyllins, prémonitoires ou carré­ment codés, regrettant d'être la cause d'un remords qui allait les hanter et les pourchasser jusqu'à leurs derniers moments, les obligeant ainsi à sombrer dans un délire interminable pour tenter de dépasser leur culpa­bilité leur collant à la peau et qu'ils ne pourront jamais noyer ni dans le vin, ni dans l'herbe, ni dans leurs dis­cours sophistiqués, ni dans leurs commentaires politico­-sardoniques.

 

7ème extrait, tiré du chapitre 5 (« Ligne 13 bis »), pp. 230-233 (Folio 237-240)
La dernière affiche avant le meurtre

 

Il  fait le va-et-vient entre La Fourche et Carrefour-Pleyel pour la sixième fois, se repérant, à la première station, grâce au panneau publi­citaire de la jeune femme avec son garçon, placé à un certain niveau du quai, juste à côté d'un petit appareil jaune scellé à mi-hauteur du mur et dans lequel on voit, à travers une petite vitre, des boules rouges, jaunes et bleues (bonbons? chewing-gum?) et qu'il prend - à cause du sourire certainement - pour une expression de bienvenue, ce qui renforce son désarroi parce que per­sonne jusque-là n'avait essayé de l'accueillir sauf, peut­être, le joueur de flippers qui n'arrêtait pas de dire : à quand les jolies hôtesses habillées de couleurs gaies pour recevoir les types de ton genre? mais tu sais, les flippers c'est le compatriote très savant, Céline (Aline?) qui l'avait ébloui, le bonhomme sur l'escalier. mécanique, qui n'avait pas osé le regarder, le restaurateur qui venait juste de le quitter, etc... et qui lui permettait - l'affiche - de descendre toujours à la même station (LIBERTÉ DE MOUVEMENT ET D'ESPRIT, SÉCURITÉ, DISCRÉTION, SANS OUBLIER LA DOUCEUR, C'EST CE QU'UNE FEMME EST EN DROIT D'ATTENDRE AUJOURD'HUI D'UNE PROTECTION FÉMININE.) au lieu de continuer au-delà de la station La Fourche vers Place Clichy, Liège (ATTENTION ATTENTION! LA STATION LIÉGE EST FERMÉE AU PUBLIC. ATTEN.), Saint-Lazare, etc., et de se repérer au Carrefour Pleyel grâce à la voix ânonnant dans un micro : TER­MINUS! CARREFOUR-PLEYEL TERMINUS CARR... Allant et venant les yeux exorbités par la fatigue, ne comprenant plus rien, suivant les instructions de ceux qui faisaient l'effort de le renseigner avec des gestes, allant jusqu'à sortir lunettes et loupes et crayons, et butant quand même contre le panneau d'un côté et contre la voix amplifiée par un haut-parleur nasillard et grésillant de l'autre ; affolé dans l'infernal vacarme, voué aux claque­ments et aux sursauts de la machine roulant tous ressorts dehors, compressé par les halètements frénétiques. Seul! Chavirant! Exténué ! La valise à la main ne tenant plus que par une ferrure dans un dernier soubresaut de dignité la cabrant plus qu'il n'en faut, comme pour lui épargner l'ultime désarroi.

Avec les sourires lui dégringolant sur la tête, celui de l'enfant plus faux que celui de la maman car il en rajoute un peu trop à tel point que ses yeux se plissent et qu'il a l'air d'un Eurasien, alors que sa mère a les yeux grands ouverts et a bien le type européen, ce qui laisse suggérer que le père serait lui asiatique mais rien ne permet une telle déduction à moins d'extrapoler à cause de ce plissement des yeux voulu simplement par le réali­sateur, trouvant qu'ainsi il ajoute une note exotique à l'ensemble, ce qui fait oublier l'objet dont on ne voit, en bas du panneau, que la boite qui le contient, de le poétiser en quelque sorte malgré le texte trop long, un peu comme un discours pseudo-scientifique barbant et ennuyeux et sanguinolent (SON MÉLANGE DE COTON ET DE CELLULOSE ABSORBE LE SANG SANS EN BLOQUER L'ÉCOU­LEMENT, QUE VOUS SOYEZ DEBOUT, ASSISE OU ALLONGÉE) et omettant la possibilité pour la femme non seulement de marcher, mais d'aller très vite, de courir (pourquoi pas?) de tirer son enfant par la main, sans jamais tomber ou s'évanouir ou se laisser vider de son sang giclant pivoine de l'orifice inondant le tampon et le rejetant en dehors malgré sa fabrication scientifique et les matières résistantes et absorbantes qui le composent. Mais tout cela n'est que l'effet d'une imagination morbide du voyeur qui ne peut s'empêcher de mettre à nu l'envers du décor, de rendre vulgaire ce que d'autres essayent de poétiser à grands frais et à grand déploiement de tech­niques de pointe, de connaissances scientifiques, littéraires, linguistiques et psychologiques car au fond il s'agit d'une simple mise en scène et il n'y a aucune raison de croire que le modèle avait vraiment ses règles ce jour-là car les cernes ne veulent rien dire : beaucoup de femmes ont des visages reposés et radieux au cours de leur cycle menstruel d'autant plus que ceux de la jeune femme de la photo sont, certainement, dus aux coups de crayon d'un maquilleur habile, surtout que le metteur en scène connaît la psychologie de la femme et n'insiste sur les cernes que pour culpabiliser les consommatrices et les amener à acheter cette marque plutôt qu'une autre, comme s'il voulait exprimer, par ces cernes, l'idée qu'avec Amira non seulement la femme est heu­reuse mais qu'elle perd automatiquement ces vilaines marques dès qu'elle s'est appliqué un tampon de cette qualité tablant carrément et astucieusement sur la coquetterie féminine. Il ne s'agit donc que d'une mise en scène sentant d'ailleurs le cliché et le stéréotype découlant non seulement de la banalité de la photogra­phie, rassurante certes - pour des raisons évidentes de morale courante - à tel point que lui en a été dupe, jubilant et s'extasiant sur le soleil tapant dur (neuf heures d'ensoleillement) ce 26 septembre 1973, devant la station Austerlitz-Gare-d'Orléans - mais sans aucune originalité, à cause du texte jouant sur une sorte d'objec­tivité scientifique de spécialiste (SEUL UN SPÉCIALISTE POUVAIT ÉTUDIER UN TAMPON ULTRA-DOUX, LE TAMPON AMIRA AVEC SON BOUT ARRONDI PERMET UNE APPLICA­TION FACILE ET DIRECTE TOUTE EN DÉLICATESSE) trop long et trop maladroit et que personne n'a envie de lire.