Azouz Begag : Le gone du Chaâba,
Paris, Le Seuil, Coll. Points Virgule, 1986.

Extraits pour des commentaires de textes

L’attaque des prostituées (pp. 54-55) 1

Le maître et les bouquets de lilas (pp. 74-76) 2

Le gant de toilette, le chritte et la kaissa (pp. 98-99) 3

Les chaussettes de Moussaoui (pp. 100-104) 4

La visite de la mère à l’école (p. 190-191). 5

Le « baiser obscène » à la télévision (pp. 198-199) 6

M. Loubon et le livre de Jules Roy (pp. 215-218). 6

La meilleure note (pp. 224-227) 8

 

 

L’attaque des prostituées
(pp. 54-55)

Sur le trottoir, le commerce de bonheur éphé­mère va bon train. Deux putes travaillent à l'inté­rieur des voitures, tandis que les mâles qui atten­dent leur tour trépignent d'impatience dans leur véhicule.

Bien camouflés, les guerriers du Chaâba atten­dent « leur hache ». Soudain, Rabah porte deux doigts à sa bouche et siffle. Tous les gamins se redressent vigoureusement sur leurs jambes, par­faitement synchrones.

Je me baisse. Mes genoux s'entrechoquent sous l'effet de la peur.

Une pluie de cailloux s'abat sur les voitures comme de la grêle. Les carrosseries encaissent le choc. Des pare-brise volent en éclats. Les hommes et les femmes sortent des voitures, à découvert, sont accueillis par une radée de pierres, s'enfuient dans toutes les directions, les mains sur la tête.

La pute qui a joué les gros bras avec la Louise a pris elle aussi ses jambes à son cou. Dans sa fuite, son sac à main s'est ouvert et son contenu s'est répandu sur la chaussée. Trois gamins se roulent par terre pour se disputer des pièces de monnaie.

Soudain, un homme intrépide d'une quarantaine d'années fait face aux assaillants, leur crie

- Bande de p'tits bougnoules ! Vous croyez que je vais vous laisser faire les caïds dans notre pays ? Il regarde dans ma direction, précisément où je me suis fait lilliputien. Décidément, je n'ai pas de chance, l'homme s'approche. Son visage est crispé. Il fallait bien que ça tombe sur moi!

- Rabah ! Rabah ! Le bonone veut me choper! Au secours!

Quatre guerriers accourent dans son dos et le fusillent. Il s'enfuit enfin loin de moi.

Le combat cesse et le chef ordonne le repli au Chaâba.

- Allez! Courez tous!

A ce jeu-là, je suis toujours le premier, surtout quand il s'agit de s'éloigner d'un danger. Exténué, j'arrive le premier au Chaâba. Depuis son jardin, la Louise a suivi le déroulement du combat. En constatant les ravages causés à l'ennemi, elle se frotte les mains.

- Bravo! bravo les gones. Vous avez tous mérité un grand café au lait. Allez! Que tout le monde me suive!

Devant son portail, on se bouscule. Chacun revendique sa part au combat.

A Hacène qui se tient à côté de moi, je lance :

- T'as vu le bonone qui s'est approché de moi?

- Non.

- Eh ben, il voulait me choper. Je lui ai fait peur tout seul. J'lui ai balancé une bôche en plein dans la tête, à ce hallouf. Il s'est sauvé.

- T'as pas eu peur?

-         Peur? C'est lui, ouais, qu'a eu peur...

 

Le maître et les bouquets de lilas
(pp. 74-76)

- Donnez-moi deux bouquets! me dit une vieille dame en s'arrêtant brusquement devant moi.

Je me baisse pour saisir les fleurs déposées à terre. Alors elle met la main dans mes cheveux, tripote une bouclette et me félicite

- Quels jolis cheveux vous avez!

Je reste perplexe devant son sourire. Les bou­quets à la main, elle poursuit son chemin en se retournant tous les trois mètres.

- Donnez-moi deux bouquets, s'il vous plaît! - Oui, m'sieur ! Lesquels vous voulez?

Je choisis deux bouquets au hasard et les tends à l'homme en le regardant dans les yeux, encore sous le choc du compliment de la vieille dame. Soudain, mon bras tendu, au bout duquel sont accrochés les deux bouquets, fléchit sous un second choc. M. Grand, mon maître, là, juste en face de moi. Je vacille. Il s'empare des bouquets, en souriant. Rouge de honte, je baisse mon regard et me fais tout petit dans mon pantalon de velours trop large. Le maître n'a pas de mal à deviner mon émoi.

- Bonjour, Azouz ! Combien je vous dois? Que faire? Me sauver, peut-être? Non. Il va croire que je n'ai pas ma raison. Je suis coincé de bas en haut, incapable de sortir le moindre mot. Il me prend la main, y dépose trois pièces de 1 franc et me rend les bouquets de lilas avant de disparaî­tre au milieu du marché. J'ai dû perdre au moins dix de mes vingt kilos. Lorsqu'il a disparu derrière les étalages, je cours voir Moustaf :

- Je m'en vais. J'arrête. Je retourne au Chaâba, lui dis-je.

- T'es devenu fou ou quoi ? Tu vas retourner à ton coin

- Non, je m'en vais!

Et je m'enfuis en direction de la maison, aban­donnant mes fleurs sur le marché.

Comment vais-je faire, lundi, en retrouvant mon maître à l'école ? Que faut-il lui dire ? Va-t-il parler de ce qu'il a vu devant tous les élèves de la classe ? La honte! Je crois que le hasard m'a joué un très mauvais tour. Est-ce que c'est bien, pour la morale, d'aller vendre sur le marché des fleurs qu'on a seulement cueillies dans la forêt ? Non. Quand on est bien élevé, on ne fait pas des choses comme celle-là. D'ailleurs, au marché, il n'y a pas de petits Français qui vendent des lilas, seulement nous, les Arabes du Chaâba.

J'ai passé l'après-midi à me tourmenter l'esprit. Je n'ai pas vu le dimanche s'enfuir.

Le lundi matin, après une nuit terrible,. j'ai retrouvé M. Grand, non sans avoir pris garde de contourner le directeur et son équipe. Avant d'entrer dans la salle, il m'a glissé quelques mots gentils à l'oreille pour me mettre à l'aise. Je sais maintenant que je lui ai fait pitié. Il a dû se dire :

« Ce petit étranger est obligé d'aller travailler sur les marchés pour aider ses parents à s'en sortir! Quelle misère et quel courage! » J'ai été très heureux, conscient d'avoir marqué des points alors que je craignais d'avoir tout perdu. J'ai eu envie de rassurer mon maître, de lui dire : « Arrêtez de pleurer, monsieur Grand, ce n'est pas pour gagner ma vie que je vais vendre mes bouquets au marché, mais surtout pour fiche la paix à ma mère. Et puis je me marre bien quand je vois les Français dépenser leur argent pour acheter des fleurs que la nature leur offre à volonté. » Mais je me garde bien de changer l'image que le maître a désormais de moi : un garçon courageux, plein de bonne volonté. En somme, un enfant bien conforme à la morale.

Le gant de toilette, le chritte et la kaissa
(pp. 98-99)

- Que faut-il pour bien se .laver ? demande à nouveau le maître.

Trois élèves lèvent le doigt.

- M'sieur ! M'sieur ! gazouillent-ils comme des nouveau-nés dans un nid d'oiseau.

M. Grand attend un instant que d'autres deman­dent la parole, puis il reformule sa question

-         Avec quoi vous lavez-vous tous les matins ?

-         M'sieur ! M'sieur ! sifflent toujours les témé­raires.

- Jean-Marc, fait le maître en le désignant du doigt.

Il se lève

-         Une serviette et du savon !

-         C'est bien. Et quoi d'autre ?

-         Du shampooing ! dit un autre.

-         Oui. Quoi d'autre encore ?

Une idée jaillit dans ma tête. Instinctivement, je lève le doigt au ciel, ignorant les reproches que m'ont adressés les cousins il y a quelques minutes.

- Azouz ! autorise M. Grand.

- M'sieur, on a aussi besoin d'un chritte et d'une kaissa !

- De quoi ? ? ! fait-il, les yeux grands ouverts de stupéfaction.

- Un chritte et une kaissa ! dis-je trois fois moins fort que précédemment, persuadé que quel­que chose d'anormal est en train de se passer.

- Mais qu'est-ce que c'est que ça ? reprend le maître, amusé.

- C'est quelque chose qu'on se met sur la main pour se laver...

-         Un gant de toilette ?

-         Je sais pas, m'sieur.

- Comment c'est fait ? Je lui explique.

- C'est bien ça, dit-il. C'est un gant de toilette. Et vous, vous dites une kaissa à la maison ?

- Oui, m'sieur. Mais on l'utilise seulement quand on va aux douches avec ma mère.

- Et un chritte, alors, qu'est-ce que c'est ?

- Eh ben, m'sieur, c'est comme beaucoup de bouts de ficelle qui sont entortillés ensemble et ça gratte beaucoup. Ma mère, elle me frotte  avec ça et je deviens même tout rouge.

- Ça s'appelle un gant de crin, conclut-il en souriant.

Je rougis un peu mais il m'encourage

- C'est bien de nous avoir appris ça, en tout cas !

Un bref silence s'ensuivit. Puis il se mit à nouveau à nous exposer la théorie de l'hygiène. Je me rendis compte qu'au Chaâba nous étions de très mauvais praticiens, mais je ne le dis pas.           

Les chaussettes de Moussaoui
(pp. 100-104)

Tandis que certains sont fiers d'être conformes à la morale, d'autres se maudissent de n'avoir pas pensé à changer de chaussettes ce matin.

M. Grand parvient auprès de Moussaoui et de son équipe.. Pas de chaussettes sur la table.

- Moussaoui; ôtez vos chaussettes et posez-les immédiatement sur le bureau, fait-il calmement. L'élève hésite quelques instants, pose son regard sur la fenêtre et, finalement, se décide à parler en fixant le maître.

- Mes chaussettes, je les enlève pas, moi.

Pourquoi que je les enlèverais, d'abord? C'est pas le service d'hygiène ici? Et pis d'abord, vous êtes pas mon père pour me donner des ordres. J'enlèverai pas mes chaussettes. C'est pas la peine d'attendre ici!

M. Grand vire au rouge d'un seul coup, para­lysé par la surprise. Ça doit être la première fois de sa vie d'instituteur qu'il a à faire face à une telle rébellion.

Moussaoui résiste, plus déterminé que jamais. Peut-être est-il respectueux des narines de son adversaire, après tout ?

- Tu as les pieds sales. C'est pour ça que tu ne veux pas ôter tes chaussettes, rétorque le maître qui, sans s'en rendre compte, tutoie son élève.

Alors, l'incroyable se produit. Moussaoui, le rire jaune, le foudroie d'un regard méprisant, avant de lui lancer

- T'es rien qu'un pédé ! Je t'emmerde.

Un froid givrant mortifie la classe. Pendant quelques secondes, on entend le maître balbutier. Les mots ne parviennent pas à ses lèvres. Il est décontenancé. Moussaoui s'enhardit. Il se lève, se place dos à la fenêtre, de profil par rapport au maître, poings serrés, et lui crie

- Si tu veux te battre, pédé, viens. Moi, tu me fais pas peur!

M. Grand ne parvient même plus à rire de cette situation grotesque. Il retourne à son bureau et, sans regarder Moussaoui, lui dit :

- On réglera ça chez le directeur!

Le cousin se rassied en desserrant sa garde:

- Le directeur? Je le nique, avertit-il avant de se situer à un niveau plus général. Et d'abord, je vous nique tous ici, moi, un par un.

- Vous serez expulsé de l'école, pauvre idiot. - Tu sais oh je me la mets, ton école?

- Bon, ça suffit maintenant, dit le maître, sinon je vais me fâcher pour de bon!

- Fâche-toi! Fâche-toi! s'excite à nouveau le rebelle en sautillant sur ses jambes, à la Mohamed Ali. Viens! Viens! Je t'attends!

- Mais, c'est qu'on va être obligé de l'enfer­mer, ce forcené! suggère M. Grand en, se tournant vers nous.

- Pédé ! réitère Moussaoui en raclant le P dans sa gorge.

- Continuez! Quand vos parents ne toucheront plus les allocations familiales, vous serez content! Ces derniers mots assomment Moussaoui. L'argument est de taille. Qu'on l'expulse de l'école, soit, mais qu'on touche au portefeuille de son père parce qu'il ne veut pas montrer ses chaussettes au maître, non! La peur apparaît sur son visage et ses yeux retombent sur son bureau, vaincus. Le°moribond grommelle encore dans sa bouche quelques mots incompréhensibles, puis,

soudainement, une lueur jaillit de son corps tout entier.

- Vous êtes tous des racistes! hurle-t-il. C'est parce qu'on est des Arabes que vous pouvez pas nous sentir!

M. Grand a les cartes en main. Il attaque

- Ne cherchez pas à vous défendre comme ça. La vérité, c'est que tu es un fainéant et que les fainéants comme toi ne font jamais rien dans la vie.

- Quel pédé ! fait Moussaoui en se tournant vers Nasser. Il croit qu'on n'a pas compris pour­quoi il nous mettait toujours dernier au classement.

Peureux comme il est, Nasser ne sait oh cacher son regard. Il ne tient pas du tout à couper les allocations familiales à ses parents.

- Menteur! poursuit M. Grand. Regardez Azouz... (Toutes les têtes se retournent alors vers moi.) C'est aussi un Arabe et pourtant il est deuxième de la classe... Alors, ne cherchez pas d'alibi. Vous n'êtes qu'un idiot fainéant.

La réplique me cloue sur ma chaise. Pourquoi moi ? Quelle idée il a eue, là, le maître, de m'envoyer au front ? Moussaoui a la bouche ouverte sur son cahier. Il était sur le point de riposter encore une fois, de prouver au maître qu'il était raciste, et voilà qu'il reçoit en pleine face une vérité implacable. C'est fini. Il agonise. Et cheikh au roi! A cause de moi!

Tandis que les dernières paroles du maître résonnent encore dans la classe et dans ma tête, le cours reprend. M. Grand parle à nouveau normale­ment, mais là-bas, dans le coin des bourricots, comme il dit, Moussaoui et ses complices parlent en arabe à haute voix, sourient, s'agitent sur leurs chaises. C'est une rébellion caractérisée. Mais le maître demeure de marbre. Et moi, je n'existe plus, je ne l'écoute plus. J'ai peur des représailles des cousins.

Quelques instants plus tard, la sonnerie me sort de ma torpeur. Alors que nous nous dirigeons vers la cour de récréation, quelques élèves français commentent à voix basse le coup d'État des Arabes du fond de la classe. Une fois de plus, je repousse Jean-Marc Laville qui cherche à entretenir des relations d'élite entre nous.

- Il nous embête toujours et, après, il dit qu'on est des racistes! Je l'aime pas, ce mec. Et toi? m'a-­t-il confié.

- C'est pas mes histoires! lui ai-je répondu brutalement.

Et il est allé rejoindre ses semblables.

 

La visite de la mère à l’école
(p. 190-191).

Ça s'est passé un soir vers 5 heures, alors que Mme Valard venait juste de nous libérer. Je descendais l'escalier qui débouche directement sur le trottoir de la rue, les deux compatriotes juifs à mes côtés. Plusieurs mamans attendaient leurs gones. Soudain, une vision insupportable boucha le cadre de la porte. Là, sur le trottoir, évidente au milieu des autres femmes, le binouar tombant jusqu'aux chevilles, les cheveux cachés dans un foulard vert, le tatouage du front encore plus apparent qu'à l'accoutumée : Emma. Impossible de faire croire qu'elle est juive et encore moins française. Elle me fait un signe de la main pour m'avertir de sa présence, quand Alain dit à son double :

- Regarde, elle t'appelle, l'Arabe.

Le double éclate de rire, un rire des plus ignobles, avant de poursuivre :

- C'est ta femme ?

Et ils s'esclaffent de plus belle, là, à quelques centimètres de moi. Et je reste muet, piégé, comme les Égyptiens dans le désert du Sinaï. Je feins de rattacher le lacet de ma chaussure pour attendre qu'ils s'éloignent de moi. Et lorsqu'ils me tournent le dos, j'adresse à ma mère de grands signes de bras, secs, déterminés! Je lui parle avec mes yeux, mes mains, mon corps tout entier pour la supplier de s'en aller, de se mettre ailleurs. D'abord, elle ne comprend rien à mes gestes et continue de me sourire et d'agiter son bras dans ma direction. Puis, au fur et à mesure que j'accentue mon mouvement de colère, son sourire disparaît de ses lèvres, son bras s'abaisse, son corps se fige. Finalement, elle fait marche arrière et s'en va se cacher derrière une voiture. Sauvé! Pendant ce temps, les autres mamans retrouvent leurs enfants à grands coups d'embrassades.

- Salut! A demain, font les Taboul.

- A tout à l'heure, me dit Babar. Rue de la Vieille!

- Non. Attends-moi! lui dis-je. Je vais avec toi.

Emma attend toujours son fils derrière la voi­ture. Je jette un coup d’œil vers elle. La pauvre est immobile. Elle me voit prendre une direction opposée à la sienne et comprend enfin que je ne veux pas la voir du tout. Alors, elle part  seule dans la rue Sergent-Blandan pour retourner à la maison.

 

Le « baiser obscène » à la télévision
(pp. 198-199)

S'il n'y avait pas, eu ce baiser obscène à la télévision, nous aurions sûrement passé une agréable soirée. Mais voilà, ce cochon d'acteur a voulu toucher la langue de la fille, devant nous tous, et ça, Bouzid ne l'a pas supporté. II s'est emporté à nouveau :

- Coupez-moi cette cochonnerie! On n'est pas dans la rue ici?!!

Aucun de nous n'a bougé, alors il s'est précipité vers la télé, a appuyé au hasard sur un bouton c'était le son; sur un deuxième : c'était le contraste; sur un troisième : c'était la tonalité. Alors, pris de folie, il a arraché le fil de la prise et toute l'installation électrique de la maison a sauté. L'obscurité était totale et la situation cocasse. Staf s'est mis à plaisanter.

- Va chercher des bougies au lieu de rire, hallouf ! a hurlé le père.

- Y en a pas! a fait remarquer Emma-, muette jusque-là.

- Eh ben tant pis. Ça fera des économies di triziti. Je veux plus voir la tilifiziou allumée... C'est compris? D'abord, je vais la vendre...

Staf s'est approché de moi, inquiet

- Il est devenu fou, le papa, a-t-il suggéré.

 

M. Loubon et le livre de Jules Roy
(pp. 215-218).

 

Un soir, après la classe, M. Loubon m'a dit de rester un instant avec lui, alors j'ai attendu que tous les élèves sortent, un peu embarrassé de faire l'objet de tant d'attention de la part du professeur principal. Il s'est approché de moi, m'a tendu un livre :

- Vous connaissez ce livre de Jules Roy ?

J'ai saisi l'ouvrage pour lire le titre : les Chevaux du soleil.

- Non, m'sieur, je ne le connais pas. (A vrai dire, je n'ai jamais entendu parler de Jules Roy.) Mais je connais Jules Renard!

- Vous ne connaissez pas Jules Roy

- Non, m'sieur.

- Alors prenez vite ce livre. Je vous le donne. Jules Roy est un Algérien comme nous, un très grand écrivain de l'Algérie.

- Il est mort, m'sieur?

- Oh non, pas encore. Il vit en France mainte­nant.

Je tourne et retourne le livre dans tous les sens, en attendant que M. Loubon mette fin à cet entretien particulier. Il fixe la page de couverture, les yeux rêveurs. Il doit être dans son Algérie natale, maintenant. Puis il reprend la conversation, sans me regarder, la voix triste, un tantinet :

- J'étais instituteur à Tlemcen. Ah! Merveilleuse ville, Tlemcen. Dans ma classe, je n'avais qu'un seul Arabe. Il s'appelait Nasser. Nasser Bovabi. Je m'en souviens très bien. Il n'y a pas si longtemps que ça. C'était un brillant élève... Et vous ? Qu'est-ce que vous voulez faire plus tard ?

- Je veux être président de la République algérienne, m'sieur! dis-je, plein d'assurance.

- C'est bien. C'est bien. Il faut continuer comme ça, fait-il en hochant la tête. Allez. Il se fait tard. Nous sortons ? conclut-il après quelques instants de silence.

- Oui, m'sieur.

Nous quittons la salle  et marchons dans les couloirs vides du lycée jusqu'au portail principal où quelques élèves s'attardent en attendant le car de ramassage. On nous regarde de toutes parts.

Avant de nous séparer, il me dit :

- Vous pouvez garder les Chevaux du soleil. Il est long à lire. Nous en reparlerons une autre fois. Au revoir.

 J'ai dit au revoir et je suis descendu jusqu'à la rue Terme. J'étais tellement ravi de cette intimité avec M. Loubon qu'en rentrant à la maison j'ai confié à mon père que mon professeur pied-noir m'avait donné un livre qui parlait de l'Algérie. Il a dit :

- C'est un bon broufissour, ça!

Puis je lui ai appris qu'il savait écrire l'arabe et qu'il avait même écrit Allah au tableau, devant toute la classe. Alors là, mon père, qui adore Allah, s'est extasié :

- Allah Akbar ! Le Tout-Puissant gagne le cœur de tout le monde.

Et il a ajouté :

- Demain, tu lui diras qu'il vienne manger un couscous à la maison.

- Non, Abboué, lui ai-je répondu. Ça ne se fait pas avec les professeurs.

Il a paru surpris, puis a répliqué :

- Pourquoi ça ne se fait pas? Il n'y a pas de mal. J'achèterai pour lui une bouteille difaine (bouteille de vin). Les Français aiment bien le difaine d'Algérie, non?

- Ah, non. J'ai honte, moi. Après, tous les élèves vont se moquer de moi à l'école, ai-je insisté vigoureusement.

Et Bouzid de conclure naïvement :

- Alors, tiens, des sous. Achète-lui une bou­teille et apporte-lui.

J'ai dit non catégoriquement. Il n'a plus eu d'idées. Il y a beaucoup de choses comme ça au sujet desquelles il vaut mieux ne pas discuter trop longtemps avec Bouzid.

 

La meilleure note
(pp. 224-227)

J'eus peur un instant d'avoir été le seul absent, mais il me rassura :

- Non. On était neuf seulement. Mais le prof principal a rendu les rédacs...

Son visage se fit de plus en plus mystérieux et un sourire se dessina sur ses lèvres.

- Et alors ? dis-je.

- Eh ben, t'as eu dix-sept sur vingt. La meil­leure note de la classe. Le prof nous a même lu ta rédaction. Il a dit qu'il la garderait comme exem­ple...

J'ai posé mon vélo par terre et demandé plus de détails. L'émotion me paralysait à présent. J'avais envie de grimper aux arbres, de faire des sauts péril­leux, de briser mon routier en guise de sacrifice.

- Qu'est-ce qu'il a dit encore ?

- Rien d'autre. Il regrettait que tu ne sois pas là.

- Et où il est maintenant ?

Je fis quelques pas en direction de la cour.

- Il n'est pas là. Il n'y a personne dans le lycée. Je crois que, maintenant, l'école est finie.

Par Allah! Allah Akbar ! Je me sentais fier de mes doigts. J'étais enfin intelligent. La meilleure note de toute la classe, à moi, Azouz Begag, le seul Arabe de la classe. Devant tous les Français. J'étais ivre de fierté. J'allais dire à mon père que j'étais plus fort que tous les Français de la classe. Il allait jubiler.

Mais pourquoi le prof avait-il osé lire mon devoir à tous les autres? C'était uniquement pour lui que je l'avais écrit. J'ai eu un sentiment pour tous ceux qui n'avaient sans doute pas manqué de nous enfouir tous les deux dans le panier à bicots. Peu importait. Je me sentais fort comme un buffle.

Le soir, lorsque je suis rentré à la maison, j'ai appris à mon père que le prof pied-noir m'avait donné la meilleure note de la classe, devant tous les Français. Il m'a dit :

- Dis-lui que je l'invité à manger un couscous. Avec du vin, si il veut.

- Non, Abboué, lui ai-je encore rétorqué.

- Alors, prends des sous. Va acheter pour lui une bouteille de vin, a-t-il encore insisté.

J'ai dit :

- Non, Abboué. De toute façon, l'école est finie.

Dans ses yeux, une étrange lueur a scintillé, puis il m'a dit de sa voix la plus mystique :

- Viens. Viens là!

Je me suis avancé vers lui :

- Ouaiche, Abboué ?

- Approche ici, je vais te dire quelque chose.

Je me suis présenté à sa portée.

- Assieds-toi 1

Je me suis exécuté. Il a parlé alors à voix basse comme s'il allait me confier quelques secrets pro­phétiques :

- Tu vois, mon fils...

- Non, Abboué.

-- Laisse-moi parler, dit-il. Je vais te dire une chose sérieuse...

- Vas-y, Abboué.

- Tu vois, mon fils... Dieu est au-dessus de tout. Allah guide notre mektoub à nous tous, à moi, à toi, à ton broufissour binoir...

J'ai souri légèrement.

- Faut pas rire de ça, mon fils.

- Je ris pas, Abboué !

- Tu crois que c'est par hasard si toi, un Arabe, tu es plus fort que tous les Français de l'école ? Et ton broufissour ! Qui c'est qui lui a appris à écrire Allah dans notre langue

- Il a appris tout seul, Abboué !

Alors là, Bouzid a pris son air le plus grave pour conclure

- Non, mon fils. Allah. C'est Allah qui nous mène. Personne d'autre.

Puis il a suggéré :

- Tu devrais aller à l'école coranique les same­dis matin...

Alors là, je me suis rebellé :

- Ah non, Abboué, j'ai déjà assez de travail à l'école...

- Bon, bon. Comme tu veux, mon fils. C'est toi qui,décides.

Puis Emma nous a appelés pour manger dans la cuisine. J'ai pris mon assiette dans les mains et je me suis dirigé vers le canapé.

- Où tu vas? a demandé Bouzid.

- Je vais manger en regardant la télévision, ai­je répondu, sûr de moi.

Bouzid a tenté de protester, mais j'ai aussitôt coupé court à son intervention :

- C'est Allah qui guide ma main... En regardant Emma, mon père a dit :

- C'est un vrai diable, cet enfant!

Puis il a éclaté de rire.